Michèle Riot-Sarcey est professeur d'histoire contemporaine et d'histoire
des femmes à l'université de Paris Yul. Elle est l'auteur de nombreux
écrits, parmi lesquels deux ouvrages "Le réel de l'utopie, essai sur
la politique au XIX siécle" (Albin Michel, 1998) et "La démocratie
à l'épreuve des femmes, trois figures critiques du pouvoir"
(Albin Michel, 1994).
Interview de Michel Riot-Sarcey :
Vous avez écrit un livre intitulé "Le réel de l'utopie". N'est-ce pas
paradoxal de juxtaposer ces deux termes?
MR-S: L'utopie est toujours ancrée dans la réalité. Comment voulez-vous
séparer le réel de l'imaginaire? Pour autant, l'utopie est rarement pensée
comme partie prenante de notre histoire. Or, si nous réfléchissons sur
la façon dont les utopies ont été écrites et reçues, elles étaient véritablement
inscrites dans la pensée critique du temps. Les utopies du XIX siècle,
par exemple, ont été considérées comme moyen de penser la transformation
des rapports sociaux. Ainsi, en 1831, l'insurrection des canuts a été
un moment fondateur d'espoirs. Une minorité active a "pensé possible"
le partage des propriétés. Là est le réel de l'utopie.
Pourtant, le Petit Robert définit l'utopie comme "un idéal, une vue politique
ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité"...
MR-S: La définition du Petit Robert est celle de Thomas More (homme politique
anglais qui forgea ce mot au XVI siècle). Il l'employa au sens de "non
lieu", ou encore "le lieu qui n'est pas ici". Cette définition permet
de penser que l'utopie reste possible. Pour les utopistes, ce qu'ils définissent
comme leur idéal est forcément réalisable. Quant à moi, je préfère parler
des expériences utopistes qui ont été tentées, plutôt que d'utopies réalisées.
La démocratie est un bon exemple. Elle est encore de l'ordre de l'utopie
car, à ma connaissance, il n'existe de démocratie au sens premier du terme,
où les individus s'emparent de la part du pouvoir qui leur revient, en
demandant constamment des comptes à leurs mandants. Il existe aujourd'hui
des démocraties représentatives, c'est-à-dire qui prennent la forme de
délégation de pouvoir. Or, les représentants sont des professionnels du
pouvoir. Du même coup, on ne peut pas dire que la représentativité soit
réellement assurée. C'est pourquoi la démocratie reste en devenir.
Faut-il que les utopies soient réalisables pour devenir "moteurs de l'Histoire"?
MR-S: C'est plus compliqué que cela. Pour ma part, j'inscrirais les utopies
dans le mouvement de l'histoire, par opposition à ce qu'il est convenu
d'appeler le sens de l'histoire, dans une réflexion qui permet de penser
au bonheur humain, de penser posible une société égalitaire. De ce point
vue-là, l'utopie est moteur de l'histoire. L'utopie comme "non lieu",
c'est-à-dire classée hors de l'histoire, a aussi été construite par tous
ceux qui craignaient la déstabilisation de l'ordre. Ils ont expliqué que
certaines doctrines devenaient dangereuses dans la mesure où elles risquaient
de déstabiliser les fondements de l'ordre social, comme la famille ou
la propriété. Les doctrines de l'utopie sont donc devenues des illusions
impossibles à réaliser : leurs opposants ont renvoyé dans un ailleurs
inaccessible ces espoirs qui précisément faisaient l'histoire. Les utopies
sont moteurs de l'histoire à double titre. À la fois comme "principe espérance"
et, en même temps, comme lieu de crainte à partir duquel on va repenser
l'ordre.
Le monde actuel est ancré dans la réalité. Pensez-vous qu'il est en manque
d'utopies pour espérer et progresser?
MR-S: Le monde actuel n'est pas en manque d'utopies. Aujourd'hui, les
citoyens, et pas uniquement les intellectuels, ont des exigences. Ils
considèrent qu'ils ne veulent plus déléguer leur pouvoir. Regardez les
associations de quartier qui émergent ici ou là, ou ce qui s'est passé
à Seattle... Les gens ne veulent plus être des objets. Certaines actions
me font penser que les utopies sont à nouveau partie prenante de la réflexion.
Les gens s'emparent de la parole critique. Elle n'est plus réservée à
une poignée d'individus. C'est complètement nouveau. "Extrait du bulletin
de la Mutelle Assurance des Instituteurs de France (la MAIF )
Le lien d'origine http://www.yhad.org/articles/20.htm
L'Utopie et le réel
Note de lecture
A propos du livre de Michèle Riot-Sarcey. Retour aux "utopistes" ? L'ouvrage
se présente d'abord comme une invitation à revenir à ces utopistes qui
finalement n'ont pas bonne presse auprès d'un public nourri au lait du
marxisme. Des lectures anciennes des écrits fondateurs n'avons-nous pas
gardé une propension à les tenir en piètre considération
"L'importance du socialisme et du communisme critiquo-utopique est en
raison inverse du mouvement historique" avons-nous lu dans le Manifeste
communiste. Occasion d'y revenir, au Manifeste, sous cet angle précisément.
L'affaire (les rapports de Marx et Engels aux utopistes) n'y paraît pas
si claire que nos souvenirs le faisaient croire.
Dans le Manifeste, la dévalorisation des utopistes est évidente : ils
sont présentés comme l'expression des balbutiements d'un prolétariat dans
l'enfance. Une immaturité qui expliquerait la fuite dans la fiction ("A
l'organisation graduelle et spontanée du prolétariat en classe, ils veulent
substituer leur fiction d'une organisation de la société"). Mais, à côté
de ce jugement qu'on pourrait croitre définitif, l'admiration : "Ils attaquent
la société existante dans tous ses fondements".
Donc, finalement, un problème : "Etant donné que l'antagonisme des classes
se développe au même rythme que l'industrie, ils ne décèlent pas davantage
les conditions matérielles de l'émancipation du prolétariat. Dès lors,
ils se mettent en quête d'une science sociale, de lois sociales, à seule
fin de créer ces conditions".
Voici le mot lâché : "les conditions matérielles de l'émancipation". Qu'est-ce
à dire ? Grave problème ! Et qui, certainement, suppose quelques mises
à jour. Auxquelles le livre de Michèle Riot-Sarcey peut grandement aider.
Des temporalités complexes.
L'auteur écrit dans l'avant-propos : "utopie nécessaire pour vivre l'instant
présent dans la perspective de son dépasement". Nous vivons enprisonnés
dans une "histoire continue", "linéaire", qui rend "inconcevables" les
ruptures (à l'exception de celle de 1789, fondatrice sur un mode catastrophique).
Mais, en fait, cette histoire est reconstituée, "ordonnée". Ce qu'on appelle
"utopie" brise ce carcan, en témoignant que l'existant n'est pas immuable,
et que le changement (possible) est souhaitable, voire désirable.
En ce sens Michèle Riot-Sarcey s'intéresse moins chez les utopistes à
ce qui relève de la "doctrine" qu'à la dynamique d'engagement politique
qu'elle impulse, elle-même porteuse d'un enjeu d'affrontement. En effet,
ces "utopies" ont une vertu mobilisatrice pour les dominés, en ce qu'elles
produisent une "inscription dans le réel" d'aspirations jusque-là censurées.
Mais aussi pour les dominants, qui se trouvent mobilisés à refouler l'aspiration
à la transformation sociale dans le "non-lieu" et le "non-sens".
L'utopie, telle qu'on en parle habituellement, cristallise ces mouvements
contradictoires, qu'il convient de dissocier pour les libérer.
L'impensé du politique.
La démarche de Michèle Riot-Sarcey conduit, ce qui est sans doute le plus
important, à interroger la partition entre le politique ( la "représentation
de la nation") et le social (les affrontements de classe)
Ainsi, il ne faut pas réduire l'utopie à des idées anticipatrices, mais
percevoir ses principes actifs, c'est-à-dire susceptibles, d'une part,
d'initier une dynamique de transformation sociale, et, d'autre part, de
mobiliser les forces dominantes pour évacuer ces idées dans un "ailleurs"
de la politique.
La politique représentative sépare représentés (les citoyens) et représentants
(les élus), dans ce "lieu vide" de la démocratie. Où l'on extrait des
acteurs, qui ne saurait être, masculin oblige, ni des femmes, ni des prolétaires;
mais qui, en revanche, seront nécessairement et propriétaires et pères
de famille... Les autres constituent la masse indistincte des sans voix
(l'auteur cite cette formule remarquable de Daniel Stern : "les prolétaires
ne font pas nombre, ils forment masse").
Ce travail d'historienne sur le XIXème siècle pose les bases décisives
pour continuer la réflexion quant à notre époque : l'absorption de la
politique par l'Etat, l'opacité des centres de pouvoir réel, la mise à
l'écart du "social"...
Le livre de Michèle Riot-Sarcey témoigne de la nécessité, par l'étude
et l'écriture, de changer l'histoire comme science, en la dégageant d'un
ordre illusoire qui cache l'irruption des événements. Mais, au-delà, il
invite à envisager une autre nécessité : celle de changer, par l'action,
l'histoire comme mouvement, c'est-à-dire la politique. Afin de contrer
les structures et mécanismess, et permettre l'effraction du changement.
Francis Sitel, le 3 - 10 - 2001
Le Réel de l'utopie. Essai sur le politique au XIXème siècle,
livre de Michèle Riot-Sarcey
Bibliothèque Albin Michel Histoire, 310 pages
Le lien d'origine :
http://www.futurs.fr/th_article.php3?art_id=124
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