"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google

Retour critique
Par Michèle Riot-Sarcey (*)


Les clivages fondamentaux existants dans le paysage intellectuel actuel peuvent passer par les " nouveaux réactionnaires ", mais là ne me paraît pas être la fracture essentielle. Je perçois plutôt une coupure nette entre deux courants : celui qu'incarnent les tenants du conservatisme, ou, si l'on préfère, de la conservation d'un système hiérarchique, d'un côté, et ceux - relativement peu nombreux, me semble-t-il - qui ont la volonté de construire une société différente et qui s'engagent dans un processus authentiquement démocratique, d'autre part. Or, depuis la chute du mur de Berlin - depuis l'effondrement de ce qui avait été qualifié à tort de " socialisme " -, on constate une absence totale d'alternatives. Et, de fait, nous évoluons dans deux directions : soit la valorisation des mouvements sociaux, des mouvements antimondialisation - mais ceux-ci, pour l'essentiel, sont marqués par un pragmatisme de plus en plus accentué - ; soit la reproduction du système politique, venant de partis certes affaiblis, mais qui cherchent à séduire acteurs des mouvements sociaux, tout en conservant les mêmes structures de désignation des responsables et des candidats à la représentation politique.

Pour construire une véritable alternative, encore faut-il donc dresser un bilan critique du passé, notamment pour ce qui concerne la reproduction des piliers du système hiérarchique, en premier lieu la domination hommes-femmes, mais aussi toute autre domination à l'origine de la constitution de " l'autre " - l'étranger, entre autres... Longtemps, l'idée d'émancipation collective a été conçue dans l'objectif unique de la prise du pouvoir d'Etat. Et l'on a laissé de côté l'apprentissage de la liberté, la construction du processus d'émancipation individuelle - lequel, nécessairement, impliquait le respect de l'autre. Or, le mouvement ouvrier s'est constitué en mettant à l'écart, et la question du féminisme, et, d'une certaine manière, la question du racisme - en les considérant toutes deux comme relativement " secondaires ". C'est la raison pour laquelle nous assistons aujourd'hui à un double retour : d'une part, ce que j'appellerais le " refoulé du politique ", avec la multiplication des intégrismes et, sur un autre plan, l'affaiblissement du féminisme ; d'autre part, l'émergence de nouvelles formes de conservatisme - ou de conservation - de la pensée hiérarchique. Bien entendu, je ne sépare pas ces phénomènes de l'exigence d'élaboration d'une pensée critique - ou d'une pensée utopique - qui présuppose un bouleversement radical de la pensée " classique " du politique, des appareils des partis, et qui implique aussi une remise en cause de toute forme de restauration de l'ordre, ordre qui, on le sait, est toujours fondé sur l'irresponsabilité du plus grand nombre.

Au fond, les nouveaux " conservateurs " - que, pour ma part, je ne dirais pas " réactionnaires " - ont très peur d'imaginer autre chose (même s'ils estiment nécessaire d'envisager une autre société), ou plutôt quelque chose de radicalement autre, qui engage la responsabilité de chacun. Dès lors, certains tendent - cela s'est vu - à vouloir " restaurer " la République (avec, bien sûr, l'ordre et les hiérarchies qu'elle présuppose), alors que d'autres cherchent, si j'ose dire, à " restaurer " les partis (ou à colmater les brèches des partis défaits), sans réfléchir véritablement à la nécessité de construire une liberté individuelle et collective responsable, ce qui passe, précisément, par le respect de " l'autre ". C'est là, me semble-t-il, le chemin le plus difficile à prendre, car il oblige à un retour critique, à la fois sur le passé et sur le comportement quotidien à l'égard de " l'autre " : mais c'est tout cet apprentissage critique permanent à l'égard de soi et du système existant qu'il devient, de mon point de vue, essentiel d'engager enfin.

19 Décembre 2002 - TRIBUNE LIBRE journal l'HUMANITE

(*) Professeure d'histoire contemporaine à l'université de Paris-VIII. Derniers ouvrages parus : Dictionnaire de l'utopie, Larousse, 2002 ; Histoire du féminisme, PUF, 2002.


Le lien d'origine http://www.humanite.presse.fr/journal/2002/2002-12/2002-12-19/2002-12-19-041.html