Les clivages fondamentaux existants dans le paysage intellectuel actuel
peuvent passer par les " nouveaux réactionnaires ", mais là ne me paraît
pas être la fracture essentielle. Je perçois plutôt une coupure nette
entre deux courants : celui qu'incarnent les tenants du conservatisme,
ou, si l'on préfère, de la conservation d'un système hiérarchique, d'un
côté, et ceux - relativement peu nombreux, me semble-t-il - qui ont
la volonté de construire une société différente et qui s'engagent dans
un processus authentiquement démocratique, d'autre part. Or, depuis
la chute du mur de Berlin - depuis l'effondrement de ce qui avait été
qualifié à tort de " socialisme " -, on constate une absence totale
d'alternatives. Et, de fait, nous évoluons dans deux directions : soit
la valorisation des mouvements sociaux, des mouvements antimondialisation
- mais ceux-ci, pour l'essentiel, sont marqués par un pragmatisme de
plus en plus accentué - ; soit la reproduction du système politique,
venant de partis certes affaiblis, mais qui cherchent à séduire acteurs
des mouvements sociaux, tout en conservant les mêmes structures de désignation
des responsables et des candidats à la représentation politique.
Pour construire une véritable alternative, encore faut-il donc dresser
un bilan critique du passé, notamment pour ce qui concerne la reproduction
des piliers du système hiérarchique, en premier lieu la domination hommes-femmes,
mais aussi toute autre domination à l'origine de la constitution de
" l'autre " - l'étranger, entre autres... Longtemps, l'idée d'émancipation
collective a été conçue dans l'objectif unique de la prise du pouvoir
d'Etat. Et l'on a laissé de côté l'apprentissage de la liberté, la construction
du processus d'émancipation individuelle - lequel, nécessairement, impliquait
le respect de l'autre. Or, le mouvement ouvrier s'est constitué en mettant
à l'écart, et la question du féminisme, et, d'une certaine manière,
la question du racisme - en les considérant toutes deux comme relativement
" secondaires ". C'est la raison pour laquelle nous assistons aujourd'hui
à un double retour : d'une part, ce que j'appellerais le " refoulé du
politique ", avec la multiplication des intégrismes et, sur un autre
plan, l'affaiblissement du féminisme ; d'autre part, l'émergence de
nouvelles formes de conservatisme - ou de conservation - de la pensée
hiérarchique. Bien entendu, je ne sépare pas ces phénomènes de l'exigence
d'élaboration d'une pensée critique - ou d'une pensée utopique - qui
présuppose un bouleversement radical de la pensée " classique " du politique,
des appareils des partis, et qui implique aussi une remise en cause
de toute forme de restauration de l'ordre, ordre qui, on le sait, est
toujours fondé sur l'irresponsabilité du plus grand nombre.
Au fond, les nouveaux " conservateurs " - que, pour ma part, je ne dirais
pas " réactionnaires " - ont très peur d'imaginer autre chose (même
s'ils estiment nécessaire d'envisager une autre société), ou plutôt
quelque chose de radicalement autre, qui engage la responsabilité de
chacun. Dès lors, certains tendent - cela s'est vu - à vouloir " restaurer
" la République (avec, bien sûr, l'ordre et les hiérarchies qu'elle
présuppose), alors que d'autres cherchent, si j'ose dire, à " restaurer
" les partis (ou à colmater les brèches des partis défaits), sans réfléchir
véritablement à la nécessité de construire une liberté individuelle
et collective responsable, ce qui passe, précisément, par le respect
de " l'autre ". C'est là, me semble-t-il, le chemin le plus difficile
à prendre, car il oblige à un retour critique, à la fois sur le passé
et sur le comportement quotidien à l'égard de " l'autre " : mais c'est
tout cet apprentissage critique permanent à l'égard de soi et du système
existant qu'il devient, de mon point de vue, essentiel d'engager enfin.
19 Décembre 2002 - TRIBUNE LIBRE journal l'HUMANITE
(*) Professeure d'histoire contemporaine à l'université de Paris-VIII.
Derniers ouvrages parus : Dictionnaire de l'utopie, Larousse, 2002 ;
Histoire du féminisme, PUF, 2002.
Le lien d'origine
http://www.humanite.presse.fr/journal/2002/2002-12/2002-12-19/2002-12-19-041.html