Entretien avec Michèle Riot-Sarcey, qui publie une Histoire du féminisme,
et se propose de reprendre, en la réinventant, la critique de l'aliénation
et de la domination de manière à aller vers une " égalité pleine et entière
".
Historienne, professeure à l'université Paris-VIII, Michèle Riot-Sarcey
publie, à quelques jours d'intervalle - mais ce rapprochement ne doit
rien au hasard pour qui connaît son parcours et son ouvre - une Histoire
du féminisme (1), et, avec Thomas Bouchet et André Picon, un Dictionnaire
des utopies (2).
Avec le premier de ces deux ouvrages, elle tente de remettre en scène
les femmes dans l'histoire des luttes pour la liberté - de la Révolution
française, lorsque les femmes sont exclues de " l'universel ", jusqu'à
la constitution des associations féministes au tournant des deux siècles
précédents, puis au triomphe de la " féminité ", comme moyen par lequel
l'histoire avec un grand " H " a évacué les femmes de l'histoire. Vaste
et stimulant parcours critique, qui conduit ensuite aux années soixante-dix,
lorsque les femmes ont jugé indispensable de se penser de manière autonome,
de façon à lutter contre la domination. Entretien.
Avec la parité, le sentiment peut exister que nous serions désormais entrés
dans une période de " fin de l'histoire " pour le féminisme...
Michèle Riot-Sarcey. Fukuyama a écrit en 1989 à propos de la chute du
mur de Berlin que l'histoire s'était accomplie. Se référant très schématiquement
à Hegel, il postule la perpétuation du " sens de l'histoire ". Il s'agit
là d'une vision héritée du XIXe siècle, invalidée par le mouvement de
l'histoire, devenue un stéréotype, qui, aujourd'hui, n'a, aucun sens.
De fait, l'histoire est en mouvement permanent, faite de tensions et de
conflits. L'idée que la réalisation de la parité marquerait la " fin "
du féminisme ne permet pas plus de comprendre le mouvement féministe,
les mouvements féministes. La parité me semble constituer l'aboutissement
d'un processus en faveur de l'égalité des droits, ces droits ayant pour
noms " liberté " et " égalité " : dès lors, on peut s'interroger sur le
sens de l'emploi du mot " parité ", qui a été substitué à celui d'" égalité
". En toute logique, cela suppose que la réalisation de l'égalité est
en devenir. Une égalité de tous dans le respect de la différence de chacun.
A vous suivre, ne sont-ce pas les fondements mêmes du système politique
qu'il s'agirait finalement d'interroger ?
Michèle Riot-Sarcey. Les règles de la démocratie ont été forgées à partir
d'une représentation sélective, attribuée à des hommes " libres " - dans
un premier temps, hommes de savoir, et donc propriétaires. Cette liberté
fut très vite réservée à des " privilégiés " du pouvoir. Elle s'est étendue
ensuite à tous les candidats au pouvoir qui devaient donc disposer du
temps nécessaire pour gérer la chose publique. Ainsi, les représentants
en capacité de gouverner devaient être des hommes identiquement libres.
De ce système politique, est né le " genre féminin ", ou la catégorie
" femme ", à qui était déniée la capacité politique, le Code civil ayant
largement permis la légalisation de cette dissymétrie. Comme si l'idée
de " liberté " d'Ancien Régime reprenait son sens de privilège lorsqu'il
s'agissait de l'exercice du pouvoir. D'un certain point de vue, la parité
marque le terme de ce processus par l'entrée des femmes en politique,
plus précisément dans l'exercice des fonctions de représentation et de
gestion. Mais, en même temps, la parité fait entrer la différence dans
l'universalité des droits. Sans changer les règles du système.
Sauf, peut-être, à considérer la dynamique qui peut résulter d'une participation
en beaucoup plus grand nombre des femmes à l'exercice du pouvoir politique.
Michèle Riot-Sarcey. Sans doute. Mais les règles restent identiques, et
donc le combat continue dans la mesure où - je viens de le dire - l'égalité
reste en devenir. Puisque pour accéder à l'exercice du pouvoir politique,
il faut, entre autres, disposer de temps. Et disposer de temps, cela suppose
un partage des tâches, de toutes les tâches. Or, aujourd'hui, entre 70
et 80 % de femmes ont encore en charge les tâches domestiques. Nous sommes
donc bien loin de la " fin de l'histoire " du féminisme. Cependant, d'un
point de vue politique, la parité donne l'impression d'un combat abouti.
Et, de fait, le féminisme actuel se déploie dans de nombreux domaines
sociaux (avortement, travail, harcèlement sexuel, publicité sexiste, etc.).
Sans être spectaculaires, ces mouvements sont sans doute efficaces. Pourtant,
les liens entre " politique " et " social " se sont distendus, et le renouvellement
des théories critiques féministes tarde. Voilà pourquoi le pragmatisme
caractérise une bonne partie de ces mouvements. Or, il serait nécessaire
de prendre le temps de la réflexion pour repenser une théorie critique.
Qu'entendez-vous exactement par là ?
Michèle Riot-Sarcey. Il s'agit, à mon sens, de renouer avec la floraison
des idées novatrices des années soixante-dix, quand les féministes comprirent
la nécessité de forger une théorie spécifique - c'est-à-dire hors des
cadres " classiques " du marxisme, qu'il soit maoïste, trotskiste ou "
communiste ordinaire " -, une théorie fondée sur la critique de la domination.
Au fond, il s'agirait d'identifier les nouvelles formes de " désassujettissement
", dans les domaines du savoir, dans les lieux de travail et d'exercice
du pouvoir, en tentant de comprendre comment les dispositifs de domination
se reproduisent en se transformant. Cette élaboration théorique pourrait
jouer un rôle aujourd'hui en aidant les différents mouvements sociaux
à repenser les liens entre " social " et " politique ", par une critique
des relations de pouvoir qui se transforment en relations de domination.
Comme en 1970, quand le féminisme a contribué à repenser l'aliénation,
la domination, l'exploitation... Il s'agit donc aujourd'hui de reprendre
le fil de cette critique pour tenter de penser l'égalité - mouvement,
certes, utopique - mais une égalité dans le respect des différences de
chacun, et non dans l'acceptation des différences collectives, de groupes,
qui sont à l'origine des disparités.
Vous conviendrez aisément que beaucoup de choses ont changé depuis trente
ans.
Michèle Riot-Sarcey. Bien sûr. Mais il faut encore aller plus loin. Aujourd'hui,
existe toute une série de mouvements critiques sous-jacents, réellement
présents, pas encore tout à fait à même de s'exprimer - le langage traditionnel
de la critique et du politique l'emporte -, mais la pensée novatrice est
présente, en potentiel, au sein de groupes un peu épars. Il s'agit d'en
mesurer la qualité et de lui donner les moyens de construire une théorie
à la mesure de la politisation dont ces mouvements font preuve. Au sein
de cet ensemble, le mouvement féministe a un rôle à jouer. De par leur
situation historique, les femmes, longtemps assujetties à la domination
masculine, tout comme les féministes ne peuvent imaginer de liberté possible
dans la séparation du " privé " et du " public ". Par cette expérience,
le mouvement féministe s'inscrit contre les règles du politique construit,
précisément, sur la séparation du " privé " et du " public ". De fait,
en tant que catégorie dominée, les femmes engagées dans le féminisme peuvent
contribuer à la réinvention du politique.
En quel sens parlez-vous ici "d'utopie " ?
Michèle Riot-Sarcey. Au sens d'une utopie créatrice, comme les utopies
politiques et sociales l'ont été au XIXe siècle, porteuses justement d'idées
de transformation des rapports sociaux dans la non-séparation du " social
" et du " politique ". Une précision à ce propos : lorsque je dis que
le féminisme se fonde sur la non-séparation du " privé " et du " public
", je ne dis pas que le " privé " doit être pris en charge, par exemple,
par l'Etat ou par tout autre organisme de protection ou de prévoyance
: cela veut dire tout simplement que la liberté de l'individu ne peut
pas être clivée et qu'elle se réalise, y compris dans les relations familiales
- que la famille soit recomposée, décomposée, pacsée, etc. De ce point
de vue, l'égalité reste en perspective.
Entretien réalisé par Jean-Paul Monferran
(1) Editions La Découverte, collection Repères, 128 pages, 8 euros.
(2) à paraître le 14 mars, chez Larousse. Ce Dictionnaire, sur
lequel l'Humanité reviendra, comporte une centaine de notices, rédigées
par plus de 80 auteurs.
L'Humanité le 05 Mars 2002
Le lien d'origine sur le site du journal l'Humanité
http://www.humanite.presse.fr/journal/2002/2002-03/2002-03-05/2002-03-05-002.html
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