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Origine : http://www.reseau-terra.eu/article738.html
Résumé : L’institutionnalisation moderne de
la xénophobie commence avec l’Etat-nation et son principe
de discrimination par le lieu de naissance. L’étranger
y est, par principe, un banni juridique et de fait un surexploité,
il est surveillé et soumis structurellement à des
principes d’exception . Toute forme de nationalisme pose ainsi
l’étranger comme un suspect par nature. On peut alors
étudier les mécanismes qui déterminent ces
périodes où l’Etat entreprend une lutte systématique
contre les étrangers. On explique généralement
ces phénomènes en ciblant les variables économiques.
Confronté à l’essor du chômage et à
la baisse de la croissance, l’Etat chercherait à favoriser
l’emploi des nationaux. La « préférence
nationale », de ce point de vue, relève moins d’une
revendication de l’extrême droite que d’un principe
dirigeant l’ensemble du droit depuis la fin de l’ancien
régime. Il faut pourtant bien admettre que l’économie
capitaliste s’appuie en permanence sur l’entretien d’un
sous-prolétariat corvéable, auquel l’Etat refuse
l’égalité et qu’il se doit pourtant de
reproduire pour assurer la production des tâches les plus
méprisées. Comment comprendre, dans ce cadre, l’offensive
antimigratoire du début des années 1970 qui initia
la période dans laquelle nous continuons de vivre, où
l’immigré postcolonial caractérise une sorte
de bouc-émissaire transversal ? Nous allons tenter de montrer
que la désignation d’ennemis intérieurs socio-ethniques
par l’Etat doit être analysée paralèllement
comme une technique de protection de l’ordre politique et
géopolitique. La genèse du schéma de domination
sécuritaire s’est faite notamment par la reconversion
de principes contre-subversifs dans la lutte antimigratoire, c’est-à-dire
en appliquant à l’ensemble de la population, des dispositifs
qui visaient à protéger l’ordre impérial,
et ce, en employant le corps de l’immigré comme le
laboratoire et la vitrine d’un « ordre nouveau ».
L’institutionnalisation moderne de la xénophobie commence
avec l’Etat-nation et son principe de discrimination par le
lieu de naissance. L’étranger y est, par principe,
un banni juridique et de fait un surexploité, il est surveillé
et soumis structurellement à des principes d’exception
[1]. Toute forme de nationalisme pose ainsi l’étranger
comme un suspect par nature. On peut alors étudier les mécanismes
qui déterminent ces périodes où l’Etat
entreprend une lutte systématique contre les étrangers.
On explique généralement ces phénomènes
en ciblant les variables économiques. Confronté à
l’essor du chômage et à la baisse de la croissance,
l’Etat chercherait à favoriser l’emploi des nationaux.
La « préférence nationale », de ce point
de vue, relève moins d’une revendication de l’extrême
droite que d’un principe dirigeant l’ensemble du droit
depuis la fin de l’ancien régime. Il faut pourtant
bien admettre que l’économie capitaliste s’appuie
en permanence sur l’entretien d’un sous-prolétariat
corvéable, auquel l’Etat refuse l’égalité
et qu’il se doit pourtant de reproduire pour assurer la production
des tâches les plus méprisées. Comment comprendre,
dans ce cadre, l’offensive anti-migratoire du début
des années 1970 qui initia la période dans laquelle
nous continuons de vivre, où l’immigré postcolonial
caractérise une sorte de bouc-émissaire transversal
? Nous allons tenter de montrer que la désignation d’ennemis
intérieurs socio-ethniques par l’Etat doit être
analysée parallèlement comme une technique de protection
de l’ordre politique et géopolitique. La genèse
du schéma de domination sécuritaire s’est faite
notamment par la reconversion de principes contre-subversifs dans
la lutte anti-migratoire, c’est-à-dire en appliquant
à l’ensemble de la population, des dispositifs qui
visaient à protéger l’ordre impérial,
et ce, en employant le corps de l’immigré comme le
laboratoire et la vitrine d’un « ordre nouveau ».
Le corps immigré comme monnaie d’échange
et levier géopolitique.
Les traités d’ « indépendance »
sont les premiers textes à avoir défini les rapports
de circulation entre les anciennes colonies et la métropole
et à avoir ainsi posé les bases d’un discours
d’Etat sur l’immigration postcoloniale. Les accords
d’Evian comme la plupart de ces textes visant à reconduire
à travers un imaginaire de l’association, de la communauté
et de la coopération, les rapports de tutelle et de subordination
coloniaux, ont dérivé d’une lutte pour la conservation
des intérêts énergétiques, économiques,
stratégiques, nucléaires et militaires. En laissant
miroiter une série d’intérêts comme le
privilège de diriger les Etats postcoloniaux et l’assurance
du soutien militaire français contre les révoltes
populaires aux nouvelles élites coloniales, l’Etat
français a négocié le statut des immigrés
postcoloniaux comme une monnaie d’échange, c’est-à-dire
la garantie d’une souveraineté partagée sur
l’exploitation des richesses et des êtres humains entre
l’Etat français et ses nouveaux sous-traitants.
Dès 1959, la perspective de l’indépendance
algérienne avait ainsi amené à reconcevoir
le statut des « Français musulmans résidant
en métropole », appelés à devenir des
« immigrés Algériens ». La figure de l’immigré
a été mobilisée pour les toutes premières
fois dans l’institution militaire et la pensée d’Etat
comme une source de travail pour la France et de capital pour l’Algérie,
et ainsi comme l’assurance d’une conservation de l’influence
française sur le gouvernement algérien. Il s’agissait
de se prémunir du risque que le pétrole algérien
soit nationalisé et fournisse ainsi à l’Algérie
un levier sur la France en contrôlant sa source principale
d’approvisionnement en hydrocarbures. Il en allait de même
de la présence militaire française dans le Sahara
et de la conservation des sites nucléaires qui s’y
trouvaient. La note d’introduction fournie par la direction
de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale,
le principal think-thank civilo-militaire français, à
ses auditeurs de la session 1959-1960 [2], intitulée «
Cohésion économique entre métropole et Algérie
», présentait « les raisons qui conduisent en
effet l’occident à s’efforcer d’élever
rapidement le niveau de vie dans les pays sous-développés
». Les « échanges humains » y étaient
présentés comme « le facteur décisif
» d’une cohésion économique entre la métropole
et la colonie. « L’appoint, pour une économie
[algérienne] en suremploi, des travailleurs musulmans résidant
en Métropole » fut conçu parallèlement
comme un moyen de décharger « la main-d’œuvre
métropolitaine, généralement plus qualifiée,
de tâches dont l’accomplissement exigerait en toute
hypothèse, une certaine immigration. ». « Il
est au surplus très improbable qu’aucun autre territoire
que la Métropole, soit en mesure de leur offrir l’emploi
qui leur est actuellement assuré », ajoutait le document.
La synthèse des travaux produits à partir de cette
note par les comités d’auditeurs de cette même
session s’intéressait précisément au
contrôle des « flux migratoires » et à
l’encadrement des émigrés algériens en
France, après l’indépendance. [3] « L’ensemble
des problèmes liés au séjour des travailleurs
musulmans dans la métropole » était lié
par les auditeurs à « l’expansion démographique
exceptionnelle que connaît l’Algérie »
et « à la révolution politique et sociale qui
secoue tour à tour les pays sous-développés.
». Selon les auditeurs il aurait existé une solution,
« tout d’abord en contrôlant, dans leur propre
intérêt, la venue en métropole des travailleurs
algériens ». « Il semble nécessaire de
créer en Algérie des services de placement qui auraient
pour mission de procéder à une première sélection
des Musulmans possédant une certaine connaissance du français
parlé, ainsi qu’un début de qualification professionnelle
» expliquait la synthèse.
On a vu émerger, à la toute première heure
de la réflexion sur l’immigration postcoloniale, un
certain nombre des dispositifs organisant la pensée dominante
du contrôle de l’immigration sous la 5e République
: politique des quotas et sélection selon l’origine,
la profession ou le niveau scolaire, surveillance politique, restriction,
regroupement familial et contrôle de « l’intégration
». La culture militaire a saisi le corps de l’immigré
comme une rançon pour le maintien de l’influence extérieure
et un suspect de subversion dont il faudrait s’assurer en
permanence l’allégeance ou le silence.
Un certain nombre de documents montrent qu’il y a réellement
eu investissement dans le corps immigré, dans ce sens où
on a opéré un calcul en termes de pertes et profits.
Les discours d’Etat sur l’immigré algérien
ont nécessairement évolué à partir du
coup d’Etat de Houari Boumediène en 1965. La même
année une première circulaire visait à restreindre
l’entrée des travailleurs algériens sur le territoire
français. En 1968, ce dernier fit évacuer la base
militaire occupée par la France à Mers el Kébir.
Le 27 décembre de la même année, un accord franco-algérien
sur la circulation, l’emploi et le séjour des migrants
fixait des quotas et imposait d’avoir une autorisation d’émigration
et l’assurance d’être embauché en France
pour pouvoir émigrer. Le rapport de forces entre les deux
Etats ayant été bouleversé, l’Etat a
accentué la dévalorisation du corps immigré
et l’institution militaire a réinventé la menace
migratoire.
Pour comprendre les mécanismes qui dirigent la mise en oeuvre
systématique de la xénophobie d’Etat, il faut
donc prendre en compte les stratégies géopolitiques
des Etats exploitant la main d’oeuvre immigrée de chaque
côté de l’exil et la nature des rapports de force
entre ces Etats, c’est-à-dire les enjeux économiques,
industriels, militaires et stratégiques du modèle
de domination impérialiste.
Purger le corps national. Evacuation et retour de la doctrine
contre-subversive.
Durant les guerres coloniales d’Indochine, du Maroc et d’Algérie,
l’armée française a systématisé
une série de techniques de contrôle et de répression
relevant de la terreur d’Etat contre des populations civiles,
que l’on appelle généralement « doctrine
de la guerre révolutionnaire » ou « contre-subversion
» [4]. Celle-ci concevait l’association des communistes
et des colonisés dans la lutte contre le colonialisme comme
une « stratégie de pourrissement » du monde soviétique,
par la mise en place de cinquièmes colonnes à l’intérieur
du territoire. La contre-subversion caractérise ainsi l’expérimentation
et le réglage dans l’atelier colonial d’un programme
de contrôle de la population s’appuyant sur l’idée
qu’il faudrait reprendre à l’adversaire le contrôle
des coeurs et des esprits. Pour justifier un système de violence
combinant torture industrielle, déplacements de populations,
assassinats, manipulation psychologique, contre-terrorisme, cette
disposition mentale s’était appuyée sur l’articulation
des figures du révolutionnaire communiste et du révolutionnaire
colonisé. Parce qu’elle appelait à la militarisation
du contrôle social et à l’autonomisation du militaire
et constituait ainsi un support théorique pour justifier
les coups d’Etat militaire pour la conservation de l’Algérie
française à la fin de la guerre, cette doctrine a
été évacuée par de Gaulle. Nous allons
montrer que son premier retour furtif dans la pensée politique
et militaire s’est opéré dans l’après-1968,
c’est-à-dire avec la reconstitution d’une figure
de l’ennemi intérieur socio-ethnique, associant les
révolutionnaires et les immigrés postcoloniaux, la
chienlit et les sous-développés.
De la fin de la guerre d’Algérie à 1968, les
représentations de la menace dans l’armée et
l’Etat ont été relativement décolonisées,
on a marginalisé les variables ethnicisantes qui faisaient
des colonisés une menace par essence, dans le même
mouvement où l’on a évacué et marqué
d’un tabou la contre-subversion. Restaient grossièrement
les communistes et les révolutionnaires en général
et commençait à s’opérer le mécanisme
qui dirigerait quelques années plus tard la fondation des
premiers dispositifs sécuritaires : considérer la
population dans son ensemble et en tant que telle, comme un milieu
de prolifération des menaces, à immuniser. On trouve
ainsi de 1962 à 1968, très peu de traces d’une
suspicion à l’égard de l’étranger
dans les revues de la Défense Nationale et les archives des
hautes études militaires, comme dans les discours politiques.
Mai 1968 a déterminé, en France, le premier retour
dissimulé de la contre-subversion pour le contrôle
intérieur. L’épisode de Baden-Baden, où
s’était réfugié De Gaulle, effrayé
par la violence du mouvement révolutionnaire, symbolise assez
bien ce phénomène. Le Président y a rencontré
le général Massu pour s’assurer le soutien de
l’armée contre les révoltes. Peu après,
le 31 juillet 1968, une loi portant amnistie de l’ensemble
des crimes de la guerre d’Algérie était adoptée
par le parlement. Elle permit aux putschistes, principaux partisans
de la contre-subversion de réintégrer les périphéries
des institutions politiques et militaires. Le gouvernement Georges
Pompidou avait requis la troupe lors des « événements
», la 501e division blindée basée à Rambouillet
avait été préparée à foncer sur
Paris pour y rétablir l’ordre et diverses unités
convoquées dans la capitale avaient reçu instruction
d’assurer la protection, entre autres points sensibles, de
l’Elysée. Il semble que l’emploi de la contre-subversion
à l’intérieur ait retrouvé un intérêt
pour l’Etat qui s’est alors engagé dans une lutte
contre ce qu’il appelait la chienlit et contre le mouvement
social en général.
De retour de Baden-Baden, le général De Gaulle mettait
ainsi en cause dans un message destiné à la population
mais aussi aux Etats alliés, la menace véhiculée
par le « communisme totalitaire ». Mai 1968 fut le cadre
de nouvelles expérimentations de la contre-révolution.
On y a ainsi employé des grenades offensives, précédemment
utilisées en Algérie, au cours des opérations
de maintien de l’ordre, un système d’infiltration
et de manipulation policière et employé des groupes
para-policiers de provocation, intimidation et répression
parallèle. Pour légitimer cette répression,
on a cherché à reconstruire une figure de l’ennemi
intérieur socio-ethnique.
Le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin, mis
en place juste après mai 1968 pour rétablir l’ordre,
était un ancien fonctionnaire de Vichy qui avait dirigé
le bureau d’orientation et de formation professionnelle et
dont le zèle avait été récompensé
par la francisque en 1943. Il s’est alors engagé dans
une vaste entreprise de lutte contre « la subversion révolutionnaire
». Il s’agissait selon lui de réprimer fortement
les révoltes sociales à l’intérieur et
d’expulser les étrangers qu’il jugeait responsables
de manipulations pour le compte du « monde communiste ».
Dès son arrivée place Beauvau, il n’a eu de
cesse de dénoncer le complot contre la France organisé
depuis l’étranger. Il cherchait à persuader
l’opinion publique que les leaders du mouvement contestataire
avaient participé à des stages d’endoctrinement,
voire d’entraînement à la guérilla, à
Cuba ou en Tchécoslovaquie ou, plus tard, en Irlande du Nord
et peut-être dans les camps palestiniens. [5] Les premières
figures de l’étranger expulsé furent donc stigmatisées
pour leur « défaut d’allégeance à
la République » et leur engagement « révolutionnaire
». « Le gouvernement a ordonné la dissolution
des associations et groupements de fait qui avaient pour but d’attenter
à la forme républicaine du gouvernement. « Les
étrangers qui n’observent pas la neutralité
politique ont été ou seront expulsés du territoire
national… » expliquait Raymond Marcellin dans Le Monde
du 13 août 1968. Ce qui fut mis en pratique. L’expulsion
de « Dany le rouge » symbolisait l’expression
de ce projet de rétablissement de l’ordre par la purge
des étrangers et des révolutionnaires. Maurice Rajsfus
a répertorié un certain nombre d’expulsions
d’étrangers mises en oeuvre dans l’après
1968 qui peuvent nous donner une idée du phénomène
: 8 juin 1968 : 5 peintres étrangers (3 Latino-américains
et deux Tunisiens) on fait l’objet d’un ordre d’expulsion.
En 48 heures, une cinquantaine d’étrangers ont été
expulsés et reconduits à la frontière de leur
choix. 10 juin 1968 : 30 jeunes étrangers expulsés
(22 Allemands présumés membres du mouvement d’extrême
gauche SDS). 13 juin : 41 personnes de 16 nationalités différentes
sont frappées à leur tour par une mesure d’expulsion
: 7 Allemands, six Algériens, 3 Tunisiens, deux Sénégalais,
1 Malgache, 1 Péruvien, 1 Belge, 1 Iranien, 1 Argentin, 1
Danois, 1 Grec et 1 Hollandais. Dans les départements du
Rhône et de l’Ain, 33 étrangers subissent le
même sort (Le Monde, 15 juin 1968). Il est reproché
à toutes ces personnes d’avoir participé à
des manifestations interdites, mais plusieurs ont été
arrêtées lors d’un simple contrôle d’identité.
Au 17 juin, on comptabilise déjà 161 expulsions. 28
juin : 35 étrangers résidant à Lyon sont expulsés,
tous se voient signifier que leur présence est « de
nature à troubler l’ordre public ». « Le
grand nombre d’étrangers participant aux manifestations
et aux mouvements révolutionnaires a obligé le gouvernement
à prendre des mesures d’expulsion contre les étrangers
qui ne respectent pas la neutralité politique » expliquait
Marcellin dans Le Monde du 16 novembre 1968.
L’« Information annuelle des chefs de corps »
de 1970 rédigée par la Direction de la Sécurité
Militaire, montre que l’armée s’est, elle aussi,
saisie du « problème » : « A l’heure
où renaît de ses cendres l’antimilitarisme des
temps de paix, [La DSM] s’efforce d’apporter à
ceux qui détiennent l’autorité et ont la charge
de préserver nos valeurs militaires, une contribution dans
la lutte contre les nouveaux forcenés de la révolution.
Dans ce but, elle donne un aperçu : des procédés
qu’ils comptent utiliser au sein des formations pour susciter
des incidents de type subversif et des appuis qu’ils attendent
de l’extérieur pour donner à leur entreprise
une dimension nationale. ». La reconstitution d’une
figure de l’ennemi intérieur socio-ethnique a permis
de ré-autoriser les principes contre-subversifs et posé
les bases d’un discours d’Etat et d’une pensée
militaro-policière de l’expulsion comme principe d’immunisation
du corps national face à la subversion révolutionnaire.
La fermeture des frontières doit ainsi être analysée
parallèlement comme la dérivée d’une
stratégie de reproduction et de protection du capitalisme
élaborée en réaction aux révoltes de
1968.
Légitimer la xénophobie d’Etat.
Un article du ministre d’Etat chargé des Affaires
sociales, Maurice Schumann, destiné à la communauté
militaire, résume la représentation du corps immigré
qui s’était imposée en 1969 dans la pensée
d’Etat. [6] « Le groupe des étrangers se développe
dix fois plus vite que celui des Français », «
cette constatation prend une portée singulière si
l’on observe que la France connaît un changement profond
dans l’origine géographique des immigrants. ».
« Si notre pays a été pendant longtemps un pays
d’accueil où l’assimilation des étrangers
ne posait pas de problème majeur », « les immigrants
étaient pour la plupart des "voisins" dont la mentalité
et les aspirations étaient très proches de celles
de notre population ». Maurice Schumann fournissait un modèle
d’Etat pour une pensée de l’inassimilabilité
des nouveaux migrants « originaires de pays plus lointains
dont les modes de vie sont moins proches des nôtres ».
Ces immigrations auraient selon lui « procédé
si rapidement qu’elles ont créé par leur volume
même un obstacle à une adaptation suffisante à
nos mœurs et à une insertion harmonieuse dans nos structures
sociales. ». Il fallait ainsi « savoir si le laissez-faire,
c’est-à-dire en ce qui concerne l’immigration,
le "laissez-passer", doit être préféré
à un développement ordonné des mouvements migratoires.
». On se serait « trouvé dès lors exposé
à subir les effets des crises démographiques, économiques
et sociales qui affectent notamment les nations en cours de développement
». Maurice Schumann dénonçait « le risque
[…] nullement négligeable de voir notre pays perdre
la maîtrise de certains secteurs de son marché de l’emploi
ou de voir se constituer sur son territoire des "îlots
de peuplement" imperméables aux processus traditionnels
d’assimilation qui ont, au cours des siècles, tissé
entre des éléments très divers les liens de
l’unité française. ». L’un des concepteurs
principaux du projet européen était un racialiste
convaincu et qui s’assumait en tant que tel. Revenant sur
la surnatalité de ces nouveaux immigrants, il vantait l’adoption
au mois de juillet 1968 par les ministres des Affaires sociales
réunis à Bruxelles du règlement définitif
sur la libre circulation des travailleurs à l’intérieur
de la Communauté et sa conjugaison à la définition,
par le gouvernement français « de façon plus
stricte des règles applicables à l’immigration
des travailleurs que contrôle l’Office National d’Immigration
». Une seconde étape dans « le redressement de
la politique française d’immigration » aurait
été franchie, selon lui, lors de la conclusion entre
la France et l’Algérie, au mois de décembre
1968, de l’accord relatif à la circulation, à
l’emploi et au séjour en France des ressortissants
algériens. Cet accord constitua une innovation importante
dans les relations entre la France et l’Algérie, puisqu’il
subordonna l’entrée des travailleurs algériens
sur le territoire français à la demande du patronat.
Il prévoyait d’autre part un contingentement annuel
ou pluriannuel de l’immigration de travailleurs algériens
désireux d’exercer une profession salariée.
Il prévoyait encore une sélection médicale
des travailleurs algériens dans le cadre des opérations
de l’Office national algérien de la main-d’œuvre.
Enfin il contrôlait la régularité et la stabilité
de l’établissement des Algériens en France,
désormais identifiés par l’attribution d’un
certificat de résidence.
Le texte de Maurice Schumann constitue l’un des premiers
documents envisageant les résultats des accords de libre
circulation pris au moment des indépendances, et les considérant
comme des problèmes. C’est en quelque sorte l’acte
de naissance du « problème immigré » dans
la pensée d’Etat. On y lit l’émergence
d’un thème majeur, l’idée que l’importation
d’un certain taux de race inassimilable, handicaperait la
nation voire la menacerait dans sa souche.
L’importation de la « question démographique
» dans la culture militaire et la pensée d’Etat
a été décisive de ce point de vue. Elle a notamment
permis de justifier par son apparence scientifique, rigoureuse,
technicienne et donc apolitique, l’expulsion de l’étranger
comme un principe de survie, une intervention médicale visant
à immuniser le corps national, dont les dysfonctionnements
ne seraient finalement dus qu’à la présence
d’antigènes en son sein. L’idéologie de
l’intégration qui justifie depuis les méthodes
de soumission et de répression employées à
l’égard des migrants postcoloniaux a été
conçue dans cette forge. Un article d’Alfred Sauvy,
démographe mondialement connu, expliquait ainsi à
la communauté politico-militaire les dangers d’une
« immigration non contrôlée », dans Défense
nationale en avril 1972 [7] ; celui-ci y expliquait que «
la peur suscitée par la montée des peuples pauvres
peut susciter des réactions de contraction et d’effacement
», « la natalité étant un phénomène
de psychologie collective plus qu’individuelle, il est possible
que l’angoisse éprouvée devant l’exubérance
des autres n’agisse que sur les mécanismes de l’inconscient.
». Alfred Sauvy cherchait à montrer que la surpopulation
mondiale ne devait pas suppléer la dénatalité
française, « compromettre la vitalité d’un
peuple pour un tel résultat serait un calcul bien léger
», écrivait-il. La pensée de Sauvy était
effectivement fondée sur l’idée qu’il
existerait une nature française à préserver,
on peut l’entendre comme l’une des formulations originelles
de ce culturalisme reconduisant de nombreux éléments
de la structure de pensée colonialiste. Selon lui, «
la thèse selon laquelle la France n’a pas de soucis
démographiques, puisqu’elle trouvera toujours des pauvres
de l’autre côté de la Méditerranée
pour venir la servir », « est séduisante en termes
numériques et en arguments matériels » mais
« condamnable si l’on fait intervenir la notion de vitalité
de la nation. ». « Ce serait renouveler l’expérience
de Rome et de la Grèce jusqu’à l’affaissement
fatal » expliquait-il avant de conclure que « le recours
aux travailleurs étrangers est inévitable, pour le
moment, pour des raisons économiques, mais ne doit en rien
fournir un aliment au sentiment de refus de la vie. ». La
vision d’Alfred Sauvy, structurée autour de la catégorie
de race, était largement partagée dans les sphères
politico-militaires dominantes depuis le milieu des années
1960. Celui-ci prophétisait même la chute de ce qu’il
appelait la « civilisation française », face
aux assauts des « barbares » pauvres et étrangers,
qui l’acculaient vers une mort certaine.
Il faut ainsi considérer la fermeture des frontières
comme un moyen de pression à l’intérieur d’un
rapport de forces géopolitique pour la conservation d’intérêts
économiques, énergétiques et stratégiques,
comme un levier de la répression des révoltes de 1968
mais aussi comme un processus de mystification de l’ordre
capitaliste, qui ferait de l’étranger le responsable
des inégalités structurelles de ce système
économique dont il est l’un des premiers à subir
l’infamie. Dans ce cadre, les métaphores corporelles,
virales et médicales assurent un travail de falsification
fondamental.
La lutte antimigratoire, un laboratoire sécuritaire.
Jacques Chaban-Delmas, ancien ministre des armées pendant
la guerre d’Algérie qui avait créé le
centre d’entraînement à la guerre subversive
de Philippeville, fut plusieurs fois ministre et Premier ministre
de 1969 à 1972. Il avait été président
de l’Assemblée Nationale depuis le coup d’Etat
qui porta De Gaulle au pouvoir en 1958. Le 16 septembre 1969 il
prononça devant l’Assemblée Nationale un discours
fondateur sur la construction d’une « nouvelle société
» qui devait enterrer celle de la chienlit représentée
par mai 1968. Ce texte avait permis de synthétiser les premiers
éléments de l’idéologie sécuritaire.
Le chantier de la « nouvelle société »
a été présenté comme devant permettre
de lier le « problème de l’ouverture des frontières
», de la « responsabilité de la France dans le
monde », d’ « une meilleure formation et une meilleure
information du citoyen », d’ « une redéfinition
du rôle de l’Etat » ainsi que du « développement
de notre compétitivité ». L’ancien spécialiste
en action psychologique avait aussi lancé l’idée
de privatiser l’ORTF (ce qui fut fait en 1974), ainsi que
les entreprises publiques, il a aussi importé le principe
des stock-options venu d’Angleterre (l’actionnariat
dans l’entreprise). C’est dans ce contexte qu’est
réapparue, au début des années 1970, une manière
de penser le contrôle du territoire et de la population, basée
sur l’encadrement spécifique des révolutionnaires
et des migrants.
La Présidence de Pompidou de 1969 à 1974, a permis
de mettre en place les premiers appareils sécuritaires conçus
dans le cadre de l’après 1968. Après avoir dissout
l’organisation maoïste La Gauche Prolétarienne
en avril 1970, en juin, le gouvernement Chaban-Delmas vota la loi
Pleven dite « loi anticasseurs », visant particulièrement
les « mouvements subversifs d’extrême-gauche »
et réinventant dans le droit français la notion de
« responsabilité collective » qui n’était
employée jusque-là que sur le terrain colonial.
Michel Debré, le premier ministre de De Gaulle, obsédé
de contre-subversion et partisan irrésolu de l’Algérie
française, qui pendant l’occupation avait prêté
serment devant le maréchal Pétain fut ministre de
la Défense de 1969 à 1972. Il créa la Fondation
pour les Etudes de Défense nationale en 1972, chargée
de développer une recherche stratégique française
pour combler le retard sur les anglo-saxons. [8] C’est sous
son autorité que fut publié le Livre blanc sur la
Défense de 1973 qui visait à reformuler dans le contexte
de la détente les principes de la Défense globale
qu’il avait inscrits au fondement de la Constitution et de
l’ordonnance de 1959.
La lutte anti-migratoire a été conçue sur
le terreau de cette « nouvelle société »,
pensée comme l’antithèse de mai 1968 et au coeur
de ces réseaux politiques et militaires nationalistes. En
1972, les circulaires Marcellin et Fontanet subordonnèrent
la délivrance d’une carte de séjour à
l’obtention d’un contrat de travail et d’un «
logement décent ». Ces textes mirent fin aux procédures
de régularisation et constituèrent l’amorce,
par les pouvoirs publics, d’un programme de contrôle
et de répression systématique des migrants postcoloniaux.
Sous la pression du mouvement social, le gouvernement revint sur
sa position en juin 1973 et permit aux travailleurs entrés
en France avant le 1er juin et pouvant présenter une promesse
d’embauche, d’obtenir un titre de séjour et de
travail.
Valery Giscard d’Estaing, l’ancien ministre des finances
de Michel Debré, passé au cabinet de Jacques Chaban-Delmas
puis de Pierre Messmer sous Pompidou fut élu Président
en mai 1974. Il est resté critique vis-à-vis de plusieurs
positions gaullistes et s’est engagé pour la construction
européenne. Il était à la fois partisan du
lobby nucléaire et de la contre-subversion. Il a ainsi lancé
parallèlement la 8e campagne d’essais nucléaires
et nommé le général Bigeard secrétaire
d’Etat à la Défense de 1975 à 1976. C’est
sous sa Présidence qu’a été entamée
la première réconciliation de la dissuasion et de
la subversion, la prise en compte du chômage de masse comme
menace économique et l’arrêt de l’immigration
de travail, c’est-à-dire la pénalisation des
surexploités. Le 5 juillet 1974, sur proposition d’André
Postel-Vinay, nommé à la tête du Secrétariat
d’Etat aux travailleurs immigrés créé
le 7 juin, le conseil des ministres décidait ainsi de suspendre
« l’immigration économique et familiale »,
sauf pour les ressortissants de la Communauté européenne.
En 1977, il réitérait (après une ré-autorisation)
et mettait en place des procédures d’incitation au
retour (le million Stoléru), de restriction de l’accès
à l’emploi des familles regroupées et de l’accès
à l’université des étrangers. En 1978
les pouvoirs d’expulsion du ministère de l’Intérieur
furent élargis et la loi Bonnet du 10 janvier 1980 créait
les centres de rétention, ces camps d’internement pour
étrangers indésirables où l’Etat enferme
ceux dont ils jugent la présence et l’existence incompatibles
avec sa prétention à purifier le territoire.
L’idéologie sécuritaire qui conçoit,
comme la pensée républicaine, la population comme
la chair du corps national que l’Etat aurait en charge de
protéger, considère parallèlement la population
comme un milieu de prolifération des menaces subversives
venues de l’étranger. La mise en oeuvre simultanée
puis coextensive de la lutte anti-migratoire et des techniques du
contrôle sécuritaire n’a rien de fortuit. Elle
résulte à la fois d’un processus de dépassement
de la domination coloniale et de reformulation du schéma
de contrôle mis à mal par les révoltes de 1968.
La justification économiste de la xénophobie d’Etat
est elle-même une stratégie politique. La désignation
d’un ennemi intérieur socio-ethnique permet de diviser
la population selon les catégories imaginaires de l’essence
– la race- et donc de mystifier les rapports de domination
structurels dans l’économie capitaliste et son garant
l’Etat-nation.
L’étude des discours et des pratiques qui préfigurèrent
la mise en oeuvre de la lutte anti-migratoire dans l’armée
et la classe politique montre que l’on ne saurait comprendre
ces rituels de purge ostentatoire du corps national sans les lier
aux logiques et aux enjeux de la protection de l’ordre.
Mathieu RIGOUSTE
Chercheur en socio-histoire, Université Paris 8 Saint-Denis,
mathieurigouste at free.fr
NOTES:
[1] Lire Wahnich Sophie, L’impossible citoyen. L’étranger
dans le discours de la Révolution française, Albin
Michel, Paris, 1997
et Noiriel, Gérard, La tyrannie du national, Le droit d’asile
en Europe (1793-2003), Calmann-Levy, Paris, 1993.
[2] « Cohésion économique entre métropole
et Algérie, note d’introduction », Travail en
comités, pièce n°2, section économique
et sociale, 18.12.1959, IHEDN.
[3] « Cohésion économique entre métropole
et Algérie, Synthèse des travaux », section
économique et sociale, 12.05.1960, IHEDN.
[4] Pour une analyse détaillée de cette doctrine
lire Rigouste, Mathieu, « L’ennemi intérieur,
de la guerre coloniale au contrôle sécuritaire, Cultures
et Conflits, Sociologie politique de l’International, n°67,
janvier 2008, pp157-174.
Les thèses de Pierre et Marie-Catherine Villatoux ainsi que
celle de Gabriel Périès et celle de l’auteur,
constituent les trois travaux universitaires principaux sur le sujet.
[5] Sur toute cette partie, lire Rajsfus, Maurice, Mai 1968, sous
les pavés la répression, Le Cherche Midi, Paris, 1999.
[6] Maurice Schumann, « La politique française d’immigration
», Défense nationale, juin 1969, p933.
[7] Alfred Sauvy, « La population française : situation
et perspectives », Défense nationale, avril 1972, p555.
[8] Lettre de Michel Debré, 1982, citée par Maurice
Woignier dans La revue stratégie lui-même cité
par Hervé Couteau-Bégarie, dans « La structure
de la recherche stratégique », op. cit.
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