"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
« 1948-1949 : Israël n’était pas mon problème »
mai 2008
Maurice Rajsfus

Origine : Un texte de Maurice Rajsfus paru dans la Revue d’études palestiniennes en 1992 et, n’ayant pas pris une ride, republié par A l’encontre.

http://www.france-palestine.org/article8937.html



Je ne sais pas d’où je viens. J’ignore qui ont pu être mes ancêtres éloignés. Je n’ai connu qu’une de mes grands-mères – brièvement lors d’un voyage en Pologne en 1935. Mon grand-père paternel avait dû être régisseur d’un domaine forestier et je n’ai jamais su qu’elle avait été l’activité de mon grand-père Rajsfus, le père de ma mère. Je ne me souviens pas de la moindre information concernant mes arrière-grands-parents, cette génération qui avait peut-être connu les guerres napoléoniennes. D’après mon patronyme authentique, mes ancêtres, du côté de mon père, étaient sans doute originaires d’une petite ville située à l’ouest de Varsovie.

En Pologne, au début des années 20, les Juifs n’avaient pas d’autre choix que d’être membres d’une communauté obligée. Quant à ceux qui avaient fait le pari de l’intégration, ils éprouvaient les plus grandes difficultés à se fondre dans la Cité. Il y avait toujours un exalté, quand ce n’était pas une foule de fanatiques, pour rappeler leur origine aux intrépides qui se risquaient à franchir une frontière rendue très étanche. Rien de tel en France. Certes, les étrangers étaient montrés du doigt, mais pas particulièrement comme Juifs. Élevé dans un milieu ayant rompu avec la religion, pur produit de l’École laïque, je pouvais facilement donner le change et défier quiconque de me désigner comme originaire d’une tribu, quelle qu’elle soit. Au fil des années, mes attaches avec le judaïsme - déjà si ténues – s’étaient peu à peu délitées. Je n’avais été juif que par mon père et ma mère. Quant aux institutions communautaires, j’avais longtemps ignoré jusqu’à leur existence. Il en allait de même pour la religion ; ayant vécu à Vincennes depuis ma prime jeunesse, je ne savais même pas qu’une synagogue avait été édifiée dans cette petite ville de la banlieue parisienne au début de ce siècle.

Durant les quatre terribles années de l’Occupation, je n’avais été juif que par la volonté des nazis et de leurs trop nombreux et zélés collaborateurs français. Ce sont eux qui, de juin 1942 à août 1944, me désignèrent juif en me décorant de l’ignominieuse étoile jaune. La Libération venue, les priorités qui s’imposaient tenaient bien plus d’une farouche volonté révolutionnaire que d’une recherche identitaire dont la mode n’était pas encore de rigueur. Même au travers de la triste école du PCF, j’étais bien plus attiré par l’internationalisme généreux que par le nationalisme étroit. Par la suite, les années passées au mouvement laïque des Auberges de la jeunesse et dans l’extrême gauche révolutionnaire m’avaient permis d’approfondir mes choix comme mes refus. Il n’y avait aucune raison particulière de s’affirmer juif - si l’on ne pratiquait pas la religion de ses ancêtres – alors que chacun pouvait se reclasser sans problème dans une société qu’il convenait de façonner pour éradiquer définitivement les systèmes oppressifs et toutes les formes de racisme. Il fallait que de telles horreurs (celles que nous avions connues) ne puissent jamais se reproduire. Vers l’été 1948, ayant provisoirement abandonné le militantisme actif, ce n’était pas pour me consacrer à la recherche de racines hasardeuses. Mon identité ne me tourmentait pas outre mesure. Etait et restait juif qui le désirait. Sans encore théoriser sur ce sujet, je comprenais confusément que je n’avais pas à assumer l’héritage d’Auschwitz au nom du particularisme juif mal venu. L’abomination des camps d’extermination devait être dénoncée par la communauté humaine dans sa totalité, faute de quoi le combat contre tout racisme était perdu d’avance. Si j’avais été croyant, je n’aurais pas manqué de m’interroger sur les intentions de ce Dieu qui avait accepté – ou mis en œuvre – l’extermination de son peuple. Comment pouvait-on encore croire en Dieu après Auschwitz ?

Le comportement de mes contemporains durant les quatre années de l’occupation nazie ne m’incitait pas à me sentir particulièrement français ; mais il ne me faisait pas non plus obligation d’adhérer à un judaïsme nostalgique ou militant. Et pourquoi ne pas éprouver une pensée émue pour cette abominable Pologne dont j’étais également directement originaire ? Tant qu’à faire un choix, autant rester fixé dans le pays dont je parlais la langue. Même si c’était sans conviction profonde. Pour parler vulgairement, j’étais habitué à la France mais je ne serais plus le patriote inconditionnel, hérault d’une histoire héroïque, le petit Français de dix ans heureux de raconter l’histoire de France à son père polonais.

Je disposais de papiers d’identité français, je jouissais du droit du sol (héritage de la Révolution française), ce qui me permettait de vivre légalement quelque part, de pouvoir m’exprimer ouvertement sans que me soit nécessairement opposée la moindre obligation de réserve. (Je m’apercevrai rapidement que cette possibilité de libre expression comportait certaines limites.)

De quel judaïsme aurais-je pu me réclamer, moi qui n’étais ni croyant ni sioniste, qui ignorais tout du rituel traditionnel et des fêtes juives, qui ne connaissais même pas la date approximative du Kippour ? Certes, il me restait des souvenirs juifs mais ils étaient surtout liés à mes parents bien plus qu’à une vague communauté. Les seuls Juifs authentiques que j’aie jamais connus étaient mon père et ma mère, qui étaient déjà en rupture de société. Athée, et plus encore anticlérical, je ne voyais aucune raison de rejoindre le ghetto moral que recherchaient les attardés de l’identité.

Dans ma mémoire blessée, il me restait quelques rudiments de yiddish, langue profane par excellence, jargon rejeté avec mépris par les sionistes inconditionnels qui s’investissaient hâtivement dans l’étude de l’hébreu. La guerre qui nous avait tellement meurtris était terminée. Bien sûr, les plaies les plus profondes ne seraient jamais cicatrisées mais convenait-il de les arroser constamment d’eau salée - ces larmes des pleureuses professionnelles - que je ne pouvais supporter - pour faire en sorte qu’elles ne se referment plus jamais ?

A la fin des années 40, le phénomène du retour au judaïsme n’était encore qu’un vague frémissement et les candidats au voyage sur l’Exodus [1] venaient essentiellement des camps de personnes déplacées, ces errants qui après avoir galéré plusieurs années de par I’Europe centrale sans trouver de havre d’accueil, choisissaient la Palestine puis Israël comme terminus à leur voyage au bout de l’enfer. (Ceux-là n’étaient pas forcément sionistes et leur arrivée sur la Terre promise devait bien plus au comportement xénophobe des pays occidentaux qu’à une subite conversion aux thèses de Théodor Herzl.)

La proclamation de l’Etat d’Israël par David Ben Gourion, le 14 mai 1948, ne fait pas partie de mes souvenirs les plus émus. L’annonce de cet événement, attendu depuis quelques mois, était passée au milieu d’un flot d’autres informations. A la fin de 1947, je n’avais pas attaché beaucoup d’importance à la décision de l’ONU de partager la Palestine du Mandat britannique en deux États, l’un juif et l’autre palestinien. Il est vrai que, naïvement, j’avais beaucoup de difficultés à imaginer des soldats juifs et plus encore des flics juifs.

Avant même le feu vert donné par l’ONU à la création d’un État juif au Proche-Orient-d’un État de type européen, en fait - j’avais déjà une opinion bien arrêtée sur le sionisme qui, sous son fard socialiste, voire même révolutionnaire, n’était qu’une fausse idéologie sociale et identitaire. D’avoir souvent entendu mon père parler de cette Palestine où il avait vécu en 1913 et 1914, ne me permettait pas de m’enthousiasmer à l’évocation d’une réunion de tous les Juifs de la planète dans un même pays.

Après la guerre, militant de gauche, puis d’extrême gauche, je ne pouvais joindre ma voix à une clameur déplaisante qui ressemblait déjà à celle d’un groupe de pression actif. Ayant participé - au stade de la correction - à la première édition de La Conception matérialiste de la question juive, d’Abraham Léon, je partageais pleinement les jugements émis dans la postface de cet ouvrage par Ernest Mandel (sous le pseudonyme de E. Germain) en juillet 1946 :

« ...Si l’impérialisme américain feint de soutenir actuellement la cause sioniste, c’est bien moins en raison des calculs électoralistes de Truman qu’en rapport avec la pénétration systématique que les États-Unis opèrent dans le Moyen-Orient. Après s’être déjà installés en Arabie Saoudite, les magnats du pétrole yankees ont jeté des yeux avides sur l’Irak, la Transjordanie et l’ensemble du monde arabe. Ils veulent bien s’y introduire sur le dos du mouvement sioniste. »

J’étais tout à fait convaincu de la nocivité de cet État juif avant même qu’il soit porté sur les fonds baptismaux par Gromiko qui, à l’ONU, avait été le porte-parole le plus ardent du futur État. Je savais que des militants juifs en grand nombre avaient combattu pour d’autres causes bien plus exaltantes, comme en Espagne républicaine et, plus tard, dans les rangs de la Résistance active au nazisme, sur le sol français. La plupart de ces militants antifascistes, parmi les plus purs, n’avaient d’autre objectif que de rejoindre la lutte dans les courants révolutionnaires des pays où ils avaient trouvé refuge ; et l’idée d’un État juif ne les effleurait même pas. Il était certain, dès le départ, que la création d’Israël allait définitivement séparer Juifs et Palestiniens qui s’affrontaient déjà durement sur ce haillon de territoire depuis une vingtaine d’années. J’étais complètement en accord avec ceux qui estimaient que le sionisme représentait un ferment de division sur la terre de Palestine, et particulièrement avec cette affirmation d’Ernest Mandel :

« ... Seules les masses arabes auront le droit, une fois affranchies de la tutelle impérialiste, de décider si oui ou non elles sont opposées à l’immigration d’ouvriers juifs… »

Même si cette problématique était envisagée en termes de classe sociale – les « ouvriers » –, Mandel avait une vision très claire sur le long terme :

« ... Que les travailleurs juifs de Palestine prennent garde. S’ils ne s’intègrent pas à temps dans le mouvement ouvrier du Moyen-Orient, l’unité du monde arabe contre l’impérialisme pourrait très bien passer par la destruction complète de leur position… »

Israël est devenu un État comme les autres, avec ses capitalistes, sa bourgeoisie, ses militaires, ses flics, ses prostituées et ses truands, mais il serait difficile d’y trouver ces « ouvriers » dont on disait jadis qu’ils avaient une conscience de classe. Le rêve « socialiste » des « pionniers » est oublié depuis bien longtemps et cet État - sosie parfait des modèles occidentaux - édifié à grand renfort de dollars, continue à perturber le Proche-Orient alors que ses assises sont de plus en plus menacées malgré (ou à cause) des cinq guerres d’expansion qu’il a menées.

Bien que l’État d’Israël soit né d’un consensus entre l’URSS et l’Occident, nous étions déjà en pleine guerre froide. Il est vrai que, de part et d’autre du rideau de fer, la volonté était évidente de dédommager les Juifs du désastre récent. La démarche occidentale, tout comme celle du camp « socialiste », avait pour but de dédouaner les uns et les autres, à bon compte, d’une politique qui, entre 1940 et 1944, les avait conduits à abandonner six millions de Juifs à un sort abominable. En ce sens, la création de l’État d’Israël était insupportable. Au premier plan des préoccupations, il y avait, bien sûr, une volonté bien arrêtée de supplanter l’influence britannique dans la région.

Sur le moment, je n’avais pas vraiment réagi mais les circonstances voulurent que, dès la fin du mois de juin 1948, je me sois retrouvé exerçant la fonction d’éducateur dans une maison d’enfants de déportés qui, pour la plupart, étaient destinés à partir pour IsraëI. Dans un tel environnement, les sollicitations ne manquaient pas pour que je parte également vers la Terre promise. Le directeur de cette institution, vieux militant sioniste-socialiste allemand, m’incitait à me joindre aux enthousiastes, tout en me confiant : « Vous comprenez, Maurice, j’ai lutté toute ma vie dans le mouvement sioniste mais, aujourd’hui, j’ai bien gagné le droit de me reposer en France. Là-bas, il leur faut des bras jeunes… »

Je n’étais pas sensible à ce discours, mais je commençais à m’intéresser au phénomène sioniste : au travers de l’image qu’il offrait, que représentait-il réellement ? Je m’interrogeais, non pas sur les illusions romantiques de ceux qui se désignaient sans vergogne comme des « pionniers » mais sur les bases sociales du sionisme et ses attaches avec les milieux économiques américains. Peu intéressé jusqu’alors, je découvrais l’existence de groupes terroristes juifs à la mentalité fasciste, comme I’Irgoun (de Begin) et le Groupe Stern (de Shamir). Je prenais également conscience du rôle important que commençaient à jouer les « noirs », les religieux, dont une branche intégriste dévoilait déjà son ambition dans le paysage politique. Certes, il y avait bien une gauche puissante mais son projet « révolutionnaire » s’effaçait rapidement au profit de la création et du développement d’un État fort, de la poursuite de la guerre de conquête en vue d’élargir les frontières fixées par le plan de partage du 29 novembre 1947.

Tout cela n’était pas très nouveau mais cette découverte me donnait la nausée. Le rôle dévolu aux survivants des camps d’extermination comme aux rescapés de l’effroyable aventure que nous venions de vivre ne me paraissait pas particulièrement exaltant. Aucune raison n’aurait pu me motiver pour prendre le bateau…

*****

Je n’ai jamais été sioniste, mais cela n’avait rien d’original. Même en 1948. En cette année qui vit la proclamation de l’Etat d’IsraëI, les Juifs qui vivaient à nouveau paisiblement en France avaient simplement enregistré l’information. Sans déplaisir certes, mais également sans cet enthousiasme profond auquel on aurait peut-être pu s’attendre. Je n’étais donc pas un marginal lorsque je manifestais, dans les mois qui suivirent, ma méfiance envers cette poudrière mise en place au Proche-Orient. Malgré l’atroce douleur que provoquait encore le génocide récent, le sionisme ne faisait pas recette et les Juifs de ce pays, Français de souche ou immigrés, ne se précipitaient pas à la toute nouvelle légation provisoire d’Israël à Paris pour entamer une procédure de « retour » dans le pays des anciens Hébreux. Le jeune État bénéficiait peut-être d’une image progressiste mais cela ne suffisait pas pour justifier un élan de masse.

Les premiers à partir pour Israël avaient été surtout ceux que l’on nommait « personnes déplacées » [2]. Ces hommes et ces femmes avaient erré à travers I’Europe depuis la fin de la guerre, passant d’un centre de regroupement à l’autre après leur sortie des camps ou leur fuite éperdue d’un pays où ils ne pouvaient plus se résoudre à vivre désormais. N’ayant pas la possibilité de se fixer durablement en France ou en Belgique, refusant de rester en Allemagne ou en Autriche, la plupart de ces parias faisaient le choix « raisonnable » d’aller peupler le nouvel État. (De 1930 à 1939, le refus des puissances occidentales d’accueillir les réfugiés d’Europe centrale et orientale allait avoir l’effet pervers – mais nullement inéluctable – d’un peuplement juif en Palestine.)

Si la proclamation de l’État d’Israël ne m’avait pas fait délirer, je n’en suivais pas moins les contorsions des supporters sionistes les plus engagés et qui envisageaient déjà une nouvelle guerre… depuis le territoire français. Effectivement, il y avait lieu d’être inquiet face à cette petite minorité (le terme groupuscule n’était pas encore en usage) de Juifs de France devenus activistes sionistes dans la Résistance et qui développaient des cellules de soutien à Israël. Dès 1947, ils avaient constitué des dépôts d’armes destinées aux éléments du Groupe Stern ou de I’Irgoun qui sévissaient alors en Palestine sous la forme de véritables organisations terroristes [3]. Ces groupes disposaient en France d’une vitrine officielle sous le nom de Ligue française pour la Palestine [4]. Au sein du judaïsme français, la représentante la plus connue de ces supporters bruyants était la fameuse Betty Knout [5], elle-même accusée de terrorisme après une tentative d’attentat à la bombe au ministère britannique des Colonies. Les mêmes groupes seront à l’origine de la sinistre aventure de l’Exodus. Betty Knout se revendiquait du Groupe Stern. L’Irgoun avait également ses représentants permanents en France et un dépôt d’armes de cette organisation sera découvert à Nanterre en juillet 1947. En mars 1948, un stock de cinq tonnes d’armes avait été découvert à Marseille. Ce n’étaient pas des Juifs vivant en France qui avaient réuni cet arsenal mais des délégués de I’Irgoun momentanément fixés dans la région et menant grand train de vie dans les hôtels des beaux quartiers de Marseille. Selon les rapports les plus sérieux des divers groupes sionistes en 1947 et 1948, ces « envoyés spéciaux » étaient nombreux, sans doute plusieurs centaines de personnes en Europe [6].

Ce n’étaient pourtant là que péripéties. Des opérations du même genre se déroulaient dans toute I’Europe. Alors que se préparait la partition de la Palestine du Mandat britannique, les dirigeants sionistes de tous bords avaient déjà pris conscience d’une situation, dramatique à leur point de vue : les Juifs de France ne se bousculeraient pas pour venir peupler le futur État.

En 1948, consciemment antisioniste, j’assumais l’héritage paternel. Comment était-il possible de se passionner pour cet étroit territoire baptisé Israël ? Nous n’avions pas encore pansé nos plaies récentes et il aurait fallu prendre les armes pour combattre les Arabes palestiniens, grandes victimes de cette opération. La décolonisation avait commencé de par le monde, des peuples de plus en plus nombreux luttaient pour se libérer du joug impérialiste. Dans ce cadre, les combats qui se déroulaient entre Tel-Aviv et Jérusalem, et de Haifa jusqu’au Neguev, semblaient démentir la volonté de paix qui avait parcouru le monde depuis la fin de l’interminable conflit mondial. On se battait en Indochine et en Indonésie, une répression abominable venait de s’abattre sur Madagascar, et des Juifs rescapés du grand massacre se proposaient déjà pour jouer les gendarmes de l’Occident au Proche-Orient. Comment aurais-je pu l’accepter ?

Les Nations unies s’étaient offert l’ignoble satisfaction de proposer un État aux Juifs – en fait à un establishment sioniste guère représentatif – avec pour mission de monter la garde aux marches du monde arabe. Est-ce que ces dirigeants sionistes avaient le droit pour eux ? Qui les avait délégués pour décider que l’antique Palestine serait le nouveau pays des Juifs ? Pour la plupart de ceux qui vivaient en Occident, cet événement paraissait encore artificiel et la survie du nouvel État peu évidente. Juifs, nous ne l’étions ni par la religion ni par les traditions, et cette offre d’un État ne nous concernait pas. Il est vrai également que rares étaient ceux qui tournaient délibérément le dos à Israël. Presque tous considéraient qu’Israël était bon pour tous ceux qui n’avaient pas trouvé d’autre asile après la guerre, ou qu’il constituait simplement un symbole… pour l’honneur. Peut-être même un abri de fortune au cas où les persécutions viendraient à reprendre… Ce n’était pas sérieux et même ces timides supporters d’Israël ne se passionnaient guère. C’est à peine si nous reprenions goût à la vie, et la perspective d’aller s’installer dans un pays déjà en guerre n’avait rien d’exaltant.

Déjà, sans bien encore pouvoir l’exprimer, je trouvais insupportable que l’on fasse payer aux Palestiniens les crimes commis par les nazis en les dépossédant de leurs terres. D’autant plus que la naissance d’Israël se faisait dans le fracas des armes. La guerre et son cortège d’horreurs recommençaient au loin. Qui pouvait envisager – en 1948 – que ce même conflit durerait encore à la fin du XXe siècle ? Comment imaginer que ces « militants de gauche », ces kibboutzim, ces intellectuels devenus paysans, allaient se transformer en guerriers racistes avant de céder le devant de la scène à une véritable droite israélienne issue du terrorisme, et aux intégristes religieux devenus sionistes à leur tour ?

Alors que je ne voyais pas la nécessité d’édifier un État juif au Proche-Orient, un « monstre froid » se développait déjà dans cette région. Rassembler les Juifs en un même pays ne me paraissait pas la solution idéale et je considérais que le problème de la persécution ne pouvait se résoudre que par une assimilation naturelle – en tout cas pour ceux que cette perspective ne chagrinait pas. Après la Deuxième Guerre mondiale, les rejetons des Juifs d’Europe de I’Est nés en Occident n’avaient plus de spécificité particulière à faire prévaloir ni d’obligations ou d’interdictions à subir. Ils n’avaient pas davantage à se protéger d’agressions antisémites violentes. Le vent de l’histoire avait enfin tourné pour ceux qui, depuis des siècles, étaient voués au ghetto et à la vindicte populacière. Les temps de la férocité nazie faisaient désormais partie du passé. Les rapports entre les hommes ne se définissaient plus en fonction des origines mais de la volonté de participer à l’édification d’une cité différente.

C’est pourtant avec un certain étonnement que j’assistais à l’évolution des mentalités dans cette France profonde qui avait accepté sans trop de difficulté l’exclusion des Juifs de la communauté nationale. Nos concitoyens se retrouvaient subitement parmi les meilleurs supporters du jeune État d’Israël et cet enthousiasme pouvait paraître suspect. Nombre de ces amis d’IsraëI, actifs, ardents même, n’étaient peut-être pas fâchés à l’idée que grâce au nouvel État les Juifs quitteraient enfin la France – et sans contrainte… Ce que les nazis et leurs valets de Vichy n’avaient pu réaliser en totalité, faute de temps, serait enfin achevé sans qu’il soit nécessaire d’utiliser encore des moyens extrêmes.

Nous étions les témoins étonnés d’une évolution inattendue : les Français, dans leur grande majorité, étaient plus favorables à l’Etat d’Israël que les Juifs vivant en France. De la gauche à la droite de l’échiquier politique, Israël était fêté sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir un groupe de pression. Ce qui n’empêchait pas I’Agence juive et I’Irgoun d’intervenir dans ce sens. Israël avait une image progressiste et, pour tout dire, de gauche. Ce qui permettait à l’ensemble de la gauche française – socialistes et communistes – de célébrer la naissance d’Israël comme une victoire de la démocratie et non comme une colonisation pure et simple. Dans la même tonalité, et pour des raisons diamétralement opposées, les antisémites convaincus se retrouvaient avec la gauche pour célébrer les vertus d’Israël. C’était un véritable délire qui saisissait la France entière. Aux côtés d’anciens combattants de la France-Libre devenus ministres, des communistes ou des responsables syndicaux, des hommes aussi différents que Jean-Paul Sartre ou Roger Wibot, directeur de la DST, ne craignaient pas de se commettre avec les plus voyants représentants de I’Irgoun dont on savait déjà qu’ils n’étaient pas des enfants de chœur. Cela ne fâchait d’ailleurs pas les braves gens qui trouvaient tout naturel le comportement terroriste de ceux que nul n’osait encore désigner comme de véritables fascistes juifs. En septembre 1948, le médiateur de l’ONU dans la région, Folke Bernadotte, avait été abattu par un commando du Stern sans trop soulever d’indignation.

Israël avait la grosse cote et cela ne pouvait qu’étonner les rescapés du génocide dont les élans sionistes se limitaient souvent au strict minimum. Devant ces manifestations d’affection multipliées, comment les Juifs de France ne se seraient-ils pas sentis encouragés à devenir sionistes, même si cela ne participait pas encore de leurs préoccupations ?

Encore minoritaires dans la communauté juive de France – bien plus dispersée que rassemblée –, les sionistes ne manquaient pas d’exulter, expliquant que cinquante ans après le premier congrès sioniste et trente ans après la Déclaration Balfour, l’État juif était enfin une réalité. Israël existait, en effet, mais la guerre marquait durement sa création. En 1948, il s’avérait déjà que l’État en gestation n’accepterait pas les limites décidées par le plan de partage des Nations unies. Il était également certain que les Palestiniens seraient les victimes d’une politique d’exclusion qui faisait déjà ses preuves. [...]

Jeune Français, je ne m’étais jamais réellement interrogé sur mon identité juive. En fait, je ne me sentais pas plus juif que Polonais. La guerre terminée, mon engagement politique était clair et c’est aux côtés des militants de ce pays que j’envisageais un projet de société où les origines des uns et des autres ne poseraient pas de problème. Jusqu’en 1948, je ne m’étais pas tellement préoccupé du phénomène sioniste. Le désir exprimé par quelques-uns de partir [7] pour la Palestine me paraissait représenter une manifestation nostalgique, passéiste. Certes, j’avais déjà entendu parler des kibboutzim, ces communautés agricoles, véritables laboratoires du socialisme en vase clos, qui s’étaient multipliées avec l’aide des financiers acheteurs de terres. On nous montrait une jeunesse ardente au travail de la terre, pleine d’optimisme en son avenir. (A cette même époque, on commençait à démystifier le paradis que constituaient les kolkhoses d’URSS et même si les deux approches ne pouvaient être comparées, il n’en restait pas moins que ces mini-sociétés que l’on nous fournissait en modèle ne me convenaient pas.)

Je m’étais pourtant interrogé sur la véritable signification des murs d’enceinte en bois, des barbelés et des miradors protégeant les kibboutzim. Comme si les « pionniers » qui s’y étaient installés devaient craindre constamment les attaques nocturnes de ces Palestiniens dont ils grignotaient lentement le territoire depuis le début du siècle. Ces agresseurs au quotidien, qui se présentaient déjà comme des victimes des Arabes, annonçaient les Israéliens de cette fin de siècle.

Il était évident que les Juifs installés en Palestine au fil des décennies y étaient de moins en moins les bienvenus dès lors que leur nombre devenait considérable et leur volonté de conquête tout à fait évidente. A aucun moment, à aucun niveau, n’était apparue la volonté des Juifs de vivre en bonne harmonie avec les Palestiniens. c’est ainsi que dans une même entreprise, au sein du même syndicat, les travailleurs juifs et palestiniens revendiquaient dans des sections séparées. Plus grave, et cela mon père me l’avait souvent expliqué, dans de nombreux secteurs les ouvriers juifs se mettaient fréquemment en grève pour que le travail soit réservé prioritairement aux Juifs. Pourtant, dans le merveilleux tableau que l’on nous traçait de l’État d’Israël naissant, toutes ces zones d’ombre étaient gommées, laissant place à un lumineux drapeau blanc et bleu.

Notes :

1. C’est en juillet 1947 que 4280 immigrants juifs sortis en majorité des camps de personnes déplacées, allaient s’embarquer à Sète à bord d’un vieux rafiot américain rebaptisé Exodus 1947. II devint rapidement évident que ces désespérés avaient été manipulés par I’Irgoun. C’est ce qu’affirment encore les quelques rescapés de cette aventure qui vivent aujourd’hui en France.

2. Selon les services du Haut-Commissariat aux réfugiés, il y avait en Europe environ 800’000 réfugiés juifs devenus des apatrides non fixés, dont plus de 200’000 dans des camps de personnes déplacées en Autriche et en Allemagne.

3. En 1944, deux membres du Groupe Stern avaient assassiné Lord Moyne, ministre d’Etat britannique, alors en poste au Caire. En juillet 1946, parmi d’autres attentats, souvent anti-arabes, des éléments de l’Irgoun avaient fait sauter l’hôtel King David à Jérusalem, faisant quelque deux cents victimes.

4. Constituée en 1946, la Ligue française pour la Palestine était animée par des personnalités non-juives au nombre desquelles on trouvait curieusement Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir aux côtés de Paul Claudel et de parlementaires de la SF’IO comme de la droite classique. Ce groupe de pression aura un journal, La Riposte, qui sera surtout l’organe de I’Irgoun en France. Au premier plan de sa campagne d’agitation il y avait le refus du partage de la Palestine. En 1949, la Ligue française pour la Palestine se transformera en Association France-Israël.

5. Décédée en 1964, Betty Knout était à la fois cousine du compositeur russe Scriabine et du dirigeant stalinien Molotov.

6. Pour plus de détails sur ces événements, se référer à L’opinion française et la naissance de l’Etat d’Israël, de David Lazar, Calmann-Lévy, 1972.

7. Je ne dis pas retourner car rien ne prouve que les ancêtres des Juifs d’Europe soient jamais partis de Palestine.

[1]http://www.alencontre.org/Palestine/PalRajfus.html]