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Origine : Un texte de Maurice Rajsfus paru dans la Revue d’études
palestiniennes en 1992 et, n’ayant pas pris une ride, republié
par A l’encontre.
http://www.france-palestine.org/article8937.html
Je ne sais pas d’où je viens. J’ignore qui ont
pu être mes ancêtres éloignés. Je n’ai
connu qu’une de mes grands-mères – brièvement
lors d’un voyage en Pologne en 1935. Mon grand-père
paternel avait dû être régisseur d’un domaine
forestier et je n’ai jamais su qu’elle avait été
l’activité de mon grand-père Rajsfus, le père
de ma mère. Je ne me souviens pas de la moindre information
concernant mes arrière-grands-parents, cette génération
qui avait peut-être connu les guerres napoléoniennes.
D’après mon patronyme authentique, mes ancêtres,
du côté de mon père, étaient sans doute
originaires d’une petite ville située à l’ouest
de Varsovie.
En Pologne, au début des années 20, les Juifs n’avaient
pas d’autre choix que d’être membres d’une
communauté obligée. Quant à ceux qui avaient
fait le pari de l’intégration, ils éprouvaient
les plus grandes difficultés à se fondre dans la Cité.
Il y avait toujours un exalté, quand ce n’était
pas une foule de fanatiques, pour rappeler leur origine aux intrépides
qui se risquaient à franchir une frontière rendue
très étanche. Rien de tel en France. Certes, les étrangers
étaient montrés du doigt, mais pas particulièrement
comme Juifs. Élevé dans un milieu ayant rompu avec
la religion, pur produit de l’École laïque, je
pouvais facilement donner le change et défier quiconque de
me désigner comme originaire d’une tribu, quelle qu’elle
soit. Au fil des années, mes attaches avec le judaïsme
- déjà si ténues – s’étaient
peu à peu délitées. Je n’avais été
juif que par mon père et ma mère. Quant aux institutions
communautaires, j’avais longtemps ignoré jusqu’à
leur existence. Il en allait de même pour la religion ; ayant
vécu à Vincennes depuis ma prime jeunesse, je ne savais
même pas qu’une synagogue avait été édifiée
dans cette petite ville de la banlieue parisienne au début
de ce siècle.
Durant les quatre terribles années de l’Occupation,
je n’avais été juif que par la volonté
des nazis et de leurs trop nombreux et zélés collaborateurs
français. Ce sont eux qui, de juin 1942 à août
1944, me désignèrent juif en me décorant de
l’ignominieuse étoile jaune. La Libération venue,
les priorités qui s’imposaient tenaient bien plus d’une
farouche volonté révolutionnaire que d’une recherche
identitaire dont la mode n’était pas encore de rigueur.
Même au travers de la triste école du PCF, j’étais
bien plus attiré par l’internationalisme généreux
que par le nationalisme étroit. Par la suite, les années
passées au mouvement laïque des Auberges de la jeunesse
et dans l’extrême gauche révolutionnaire m’avaient
permis d’approfondir mes choix comme mes refus. Il n’y
avait aucune raison particulière de s’affirmer juif
- si l’on ne pratiquait pas la religion de ses ancêtres
– alors que chacun pouvait se reclasser sans problème
dans une société qu’il convenait de façonner
pour éradiquer définitivement les systèmes
oppressifs et toutes les formes de racisme. Il fallait que de telles
horreurs (celles que nous avions connues) ne puissent jamais se
reproduire. Vers l’été 1948, ayant provisoirement
abandonné le militantisme actif, ce n’était
pas pour me consacrer à la recherche de racines hasardeuses.
Mon identité ne me tourmentait pas outre mesure. Etait et
restait juif qui le désirait. Sans encore théoriser
sur ce sujet, je comprenais confusément que je n’avais
pas à assumer l’héritage d’Auschwitz au
nom du particularisme juif mal venu. L’abomination des camps
d’extermination devait être dénoncée par
la communauté humaine dans sa totalité, faute de quoi
le combat contre tout racisme était perdu d’avance.
Si j’avais été croyant, je n’aurais pas
manqué de m’interroger sur les intentions de ce Dieu
qui avait accepté – ou mis en œuvre – l’extermination
de son peuple. Comment pouvait-on encore croire en Dieu après
Auschwitz ?
Le comportement de mes contemporains durant les quatre années
de l’occupation nazie ne m’incitait pas à me
sentir particulièrement français ; mais il ne me faisait
pas non plus obligation d’adhérer à un judaïsme
nostalgique ou militant. Et pourquoi ne pas éprouver une
pensée émue pour cette abominable Pologne dont j’étais
également directement originaire ? Tant qu’à
faire un choix, autant rester fixé dans le pays dont je parlais
la langue. Même si c’était sans conviction profonde.
Pour parler vulgairement, j’étais habitué à
la France mais je ne serais plus le patriote inconditionnel, hérault
d’une histoire héroïque, le petit Français
de dix ans heureux de raconter l’histoire de France à
son père polonais.
Je disposais de papiers d’identité français,
je jouissais du droit du sol (héritage de la Révolution
française), ce qui me permettait de vivre légalement
quelque part, de pouvoir m’exprimer ouvertement sans que me
soit nécessairement opposée la moindre obligation
de réserve. (Je m’apercevrai rapidement que cette possibilité
de libre expression comportait certaines limites.)
De quel judaïsme aurais-je pu me réclamer, moi qui
n’étais ni croyant ni sioniste, qui ignorais tout du
rituel traditionnel et des fêtes juives, qui ne connaissais
même pas la date approximative du Kippour ? Certes, il me
restait des souvenirs juifs mais ils étaient surtout liés
à mes parents bien plus qu’à une vague communauté.
Les seuls Juifs authentiques que j’aie jamais connus étaient
mon père et ma mère, qui étaient déjà
en rupture de société. Athée, et plus encore
anticlérical, je ne voyais aucune raison de rejoindre le
ghetto moral que recherchaient les attardés de l’identité.
Dans ma mémoire blessée, il me restait quelques rudiments
de yiddish, langue profane par excellence, jargon rejeté
avec mépris par les sionistes inconditionnels qui s’investissaient
hâtivement dans l’étude de l’hébreu.
La guerre qui nous avait tellement meurtris était terminée.
Bien sûr, les plaies les plus profondes ne seraient jamais
cicatrisées mais convenait-il de les arroser constamment
d’eau salée - ces larmes des pleureuses professionnelles
- que je ne pouvais supporter - pour faire en sorte qu’elles
ne se referment plus jamais ?
A la fin des années 40, le phénomène du retour
au judaïsme n’était encore qu’un vague frémissement
et les candidats au voyage sur l’Exodus [1] venaient essentiellement
des camps de personnes déplacées, ces errants qui
après avoir galéré plusieurs années
de par I’Europe centrale sans trouver de havre d’accueil,
choisissaient la Palestine puis Israël comme terminus à
leur voyage au bout de l’enfer. (Ceux-là n’étaient
pas forcément sionistes et leur arrivée sur la Terre
promise devait bien plus au comportement xénophobe des pays
occidentaux qu’à une subite conversion aux thèses
de Théodor Herzl.)
La proclamation de l’Etat d’Israël par David Ben
Gourion, le 14 mai 1948, ne fait pas partie de mes souvenirs les
plus émus. L’annonce de cet événement,
attendu depuis quelques mois, était passée au milieu
d’un flot d’autres informations. A la fin de 1947, je
n’avais pas attaché beaucoup d’importance à
la décision de l’ONU de partager la Palestine du Mandat
britannique en deux États, l’un juif et l’autre
palestinien. Il est vrai que, naïvement, j’avais beaucoup
de difficultés à imaginer des soldats juifs et plus
encore des flics juifs.
Avant même le feu vert donné par l’ONU à
la création d’un État juif au Proche-Orient-d’un
État de type européen, en fait - j’avais déjà
une opinion bien arrêtée sur le sionisme qui, sous
son fard socialiste, voire même révolutionnaire, n’était
qu’une fausse idéologie sociale et identitaire. D’avoir
souvent entendu mon père parler de cette Palestine où
il avait vécu en 1913 et 1914, ne me permettait pas de m’enthousiasmer
à l’évocation d’une réunion de
tous les Juifs de la planète dans un même pays.
Après la guerre, militant de gauche, puis d’extrême
gauche, je ne pouvais joindre ma voix à une clameur déplaisante
qui ressemblait déjà à celle d’un groupe
de pression actif. Ayant participé - au stade de la correction
- à la première édition de La Conception matérialiste
de la question juive, d’Abraham Léon, je partageais
pleinement les jugements émis dans la postface de cet ouvrage
par Ernest Mandel (sous le pseudonyme de E. Germain) en juillet
1946 :
« ...Si l’impérialisme américain feint
de soutenir actuellement la cause sioniste, c’est bien moins
en raison des calculs électoralistes de Truman qu’en
rapport avec la pénétration systématique que
les États-Unis opèrent dans le Moyen-Orient. Après
s’être déjà installés en Arabie
Saoudite, les magnats du pétrole yankees ont jeté
des yeux avides sur l’Irak, la Transjordanie et l’ensemble
du monde arabe. Ils veulent bien s’y introduire sur le dos
du mouvement sioniste. »
J’étais tout à fait convaincu de la nocivité
de cet État juif avant même qu’il soit porté
sur les fonds baptismaux par Gromiko qui, à l’ONU,
avait été le porte-parole le plus ardent du futur
État. Je savais que des militants juifs en grand nombre avaient
combattu pour d’autres causes bien plus exaltantes, comme
en Espagne républicaine et, plus tard, dans les rangs de
la Résistance active au nazisme, sur le sol français.
La plupart de ces militants antifascistes, parmi les plus purs,
n’avaient d’autre objectif que de rejoindre la lutte
dans les courants révolutionnaires des pays où ils
avaient trouvé refuge ; et l’idée d’un
État juif ne les effleurait même pas. Il était
certain, dès le départ, que la création d’Israël
allait définitivement séparer Juifs et Palestiniens
qui s’affrontaient déjà durement sur ce haillon
de territoire depuis une vingtaine d’années. J’étais
complètement en accord avec ceux qui estimaient que le sionisme
représentait un ferment de division sur la terre de Palestine,
et particulièrement avec cette affirmation d’Ernest
Mandel :
« ... Seules les masses arabes auront le droit, une fois
affranchies de la tutelle impérialiste, de décider
si oui ou non elles sont opposées à l’immigration
d’ouvriers juifs… »
Même si cette problématique était envisagée
en termes de classe sociale – les « ouvriers »
–, Mandel avait une vision très claire sur le long
terme :
« ... Que les travailleurs juifs de Palestine prennent garde.
S’ils ne s’intègrent pas à temps dans
le mouvement ouvrier du Moyen-Orient, l’unité du monde
arabe contre l’impérialisme pourrait très bien
passer par la destruction complète de leur position…
»
Israël est devenu un État comme les autres, avec ses
capitalistes, sa bourgeoisie, ses militaires, ses flics, ses prostituées
et ses truands, mais il serait difficile d’y trouver ces «
ouvriers » dont on disait jadis qu’ils avaient une conscience
de classe. Le rêve « socialiste » des «
pionniers » est oublié depuis bien longtemps et cet
État - sosie parfait des modèles occidentaux - édifié
à grand renfort de dollars, continue à perturber le
Proche-Orient alors que ses assises sont de plus en plus menacées
malgré (ou à cause) des cinq guerres d’expansion
qu’il a menées.
Bien que l’État d’Israël soit né
d’un consensus entre l’URSS et l’Occident, nous
étions déjà en pleine guerre froide. Il est
vrai que, de part et d’autre du rideau de fer, la volonté
était évidente de dédommager les Juifs du désastre
récent. La démarche occidentale, tout comme celle
du camp « socialiste », avait pour but de dédouaner
les uns et les autres, à bon compte, d’une politique
qui, entre 1940 et 1944, les avait conduits à abandonner
six millions de Juifs à un sort abominable. En ce sens, la
création de l’État d’Israël était
insupportable. Au premier plan des préoccupations, il y avait,
bien sûr, une volonté bien arrêtée de
supplanter l’influence britannique dans la région.
Sur le moment, je n’avais pas vraiment réagi mais
les circonstances voulurent que, dès la fin du mois de juin
1948, je me sois retrouvé exerçant la fonction d’éducateur
dans une maison d’enfants de déportés qui, pour
la plupart, étaient destinés à partir pour
IsraëI. Dans un tel environnement, les sollicitations ne manquaient
pas pour que je parte également vers la Terre promise. Le
directeur de cette institution, vieux militant sioniste-socialiste
allemand, m’incitait à me joindre aux enthousiastes,
tout en me confiant : « Vous comprenez, Maurice, j’ai
lutté toute ma vie dans le mouvement sioniste mais, aujourd’hui,
j’ai bien gagné le droit de me reposer en France. Là-bas,
il leur faut des bras jeunes… »
Je n’étais pas sensible à ce discours, mais
je commençais à m’intéresser au phénomène
sioniste : au travers de l’image qu’il offrait, que
représentait-il réellement ? Je m’interrogeais,
non pas sur les illusions romantiques de ceux qui se désignaient
sans vergogne comme des « pionniers » mais sur les bases
sociales du sionisme et ses attaches avec les milieux économiques
américains. Peu intéressé jusqu’alors,
je découvrais l’existence de groupes terroristes juifs
à la mentalité fasciste, comme I’Irgoun (de
Begin) et le Groupe Stern (de Shamir). Je prenais également
conscience du rôle important que commençaient à
jouer les « noirs », les religieux, dont une branche
intégriste dévoilait déjà son ambition
dans le paysage politique. Certes, il y avait bien une gauche puissante
mais son projet « révolutionnaire » s’effaçait
rapidement au profit de la création et du développement
d’un État fort, de la poursuite de la guerre de conquête
en vue d’élargir les frontières fixées
par le plan de partage du 29 novembre 1947.
Tout cela n’était pas très nouveau mais cette
découverte me donnait la nausée. Le rôle dévolu
aux survivants des camps d’extermination comme aux rescapés
de l’effroyable aventure que nous venions de vivre ne me paraissait
pas particulièrement exaltant. Aucune raison n’aurait
pu me motiver pour prendre le bateau…
*****
Je n’ai jamais été sioniste, mais cela n’avait
rien d’original. Même en 1948. En cette année
qui vit la proclamation de l’Etat d’IsraëI, les
Juifs qui vivaient à nouveau paisiblement en France avaient
simplement enregistré l’information. Sans déplaisir
certes, mais également sans cet enthousiasme profond auquel
on aurait peut-être pu s’attendre. Je n’étais
donc pas un marginal lorsque je manifestais, dans les mois qui suivirent,
ma méfiance envers cette poudrière mise en place au
Proche-Orient. Malgré l’atroce douleur que provoquait
encore le génocide récent, le sionisme ne faisait
pas recette et les Juifs de ce pays, Français de souche ou
immigrés, ne se précipitaient pas à la toute
nouvelle légation provisoire d’Israël à
Paris pour entamer une procédure de « retour »
dans le pays des anciens Hébreux. Le jeune État bénéficiait
peut-être d’une image progressiste mais cela ne suffisait
pas pour justifier un élan de masse.
Les premiers à partir pour Israël avaient été
surtout ceux que l’on nommait « personnes déplacées
» [2]. Ces hommes et ces femmes avaient erré à
travers I’Europe depuis la fin de la guerre, passant d’un
centre de regroupement à l’autre après leur
sortie des camps ou leur fuite éperdue d’un pays où
ils ne pouvaient plus se résoudre à vivre désormais.
N’ayant pas la possibilité de se fixer durablement
en France ou en Belgique, refusant de rester en Allemagne ou en
Autriche, la plupart de ces parias faisaient le choix « raisonnable
» d’aller peupler le nouvel État. (De 1930 à
1939, le refus des puissances occidentales d’accueillir les
réfugiés d’Europe centrale et orientale allait
avoir l’effet pervers – mais nullement inéluctable
– d’un peuplement juif en Palestine.)
Si la proclamation de l’État d’Israël ne
m’avait pas fait délirer, je n’en suivais pas
moins les contorsions des supporters sionistes les plus engagés
et qui envisageaient déjà une nouvelle guerre…
depuis le territoire français. Effectivement, il y avait
lieu d’être inquiet face à cette petite minorité
(le terme groupuscule n’était pas encore en usage)
de Juifs de France devenus activistes sionistes dans la Résistance
et qui développaient des cellules de soutien à Israël.
Dès 1947, ils avaient constitué des dépôts
d’armes destinées aux éléments du Groupe
Stern ou de I’Irgoun qui sévissaient alors en Palestine
sous la forme de véritables organisations terroristes [3].
Ces groupes disposaient en France d’une vitrine officielle
sous le nom de Ligue française pour la Palestine [4]. Au
sein du judaïsme français, la représentante la
plus connue de ces supporters bruyants était la fameuse Betty
Knout [5], elle-même accusée de terrorisme après
une tentative d’attentat à la bombe au ministère
britannique des Colonies. Les mêmes groupes seront à
l’origine de la sinistre aventure de l’Exodus. Betty
Knout se revendiquait du Groupe Stern. L’Irgoun avait également
ses représentants permanents en France et un dépôt
d’armes de cette organisation sera découvert à
Nanterre en juillet 1947. En mars 1948, un stock de cinq tonnes
d’armes avait été découvert à
Marseille. Ce n’étaient pas des Juifs vivant en France
qui avaient réuni cet arsenal mais des délégués
de I’Irgoun momentanément fixés dans la région
et menant grand train de vie dans les hôtels des beaux quartiers
de Marseille. Selon les rapports les plus sérieux des divers
groupes sionistes en 1947 et 1948, ces « envoyés spéciaux
» étaient nombreux, sans doute plusieurs centaines
de personnes en Europe [6].
Ce n’étaient pourtant là que péripéties.
Des opérations du même genre se déroulaient
dans toute I’Europe. Alors que se préparait la partition
de la Palestine du Mandat britannique, les dirigeants sionistes
de tous bords avaient déjà pris conscience d’une
situation, dramatique à leur point de vue : les Juifs de
France ne se bousculeraient pas pour venir peupler le futur État.
En 1948, consciemment antisioniste, j’assumais l’héritage
paternel. Comment était-il possible de se passionner pour
cet étroit territoire baptisé Israël ? Nous n’avions
pas encore pansé nos plaies récentes et il aurait
fallu prendre les armes pour combattre les Arabes palestiniens,
grandes victimes de cette opération. La décolonisation
avait commencé de par le monde, des peuples de plus en plus
nombreux luttaient pour se libérer du joug impérialiste.
Dans ce cadre, les combats qui se déroulaient entre Tel-Aviv
et Jérusalem, et de Haifa jusqu’au Neguev, semblaient
démentir la volonté de paix qui avait parcouru le
monde depuis la fin de l’interminable conflit mondial. On
se battait en Indochine et en Indonésie, une répression
abominable venait de s’abattre sur Madagascar, et des Juifs
rescapés du grand massacre se proposaient déjà
pour jouer les gendarmes de l’Occident au Proche-Orient. Comment
aurais-je pu l’accepter ?
Les Nations unies s’étaient offert l’ignoble
satisfaction de proposer un État aux Juifs – en fait
à un establishment sioniste guère représentatif
– avec pour mission de monter la garde aux marches du monde
arabe. Est-ce que ces dirigeants sionistes avaient le droit pour
eux ? Qui les avait délégués pour décider
que l’antique Palestine serait le nouveau pays des Juifs ?
Pour la plupart de ceux qui vivaient en Occident, cet événement
paraissait encore artificiel et la survie du nouvel État
peu évidente. Juifs, nous ne l’étions ni par
la religion ni par les traditions, et cette offre d’un État
ne nous concernait pas. Il est vrai également que rares étaient
ceux qui tournaient délibérément le dos à
Israël. Presque tous considéraient qu’Israël
était bon pour tous ceux qui n’avaient pas trouvé
d’autre asile après la guerre, ou qu’il constituait
simplement un symbole… pour l’honneur. Peut-être
même un abri de fortune au cas où les persécutions
viendraient à reprendre… Ce n’était pas
sérieux et même ces timides supporters d’Israël
ne se passionnaient guère. C’est à peine si
nous reprenions goût à la vie, et la perspective d’aller
s’installer dans un pays déjà en guerre n’avait
rien d’exaltant.
Déjà, sans bien encore pouvoir l’exprimer,
je trouvais insupportable que l’on fasse payer aux Palestiniens
les crimes commis par les nazis en les dépossédant
de leurs terres. D’autant plus que la naissance d’Israël
se faisait dans le fracas des armes. La guerre et son cortège
d’horreurs recommençaient au loin. Qui pouvait envisager
– en 1948 – que ce même conflit durerait encore
à la fin du XXe siècle ? Comment imaginer que ces
« militants de gauche », ces kibboutzim, ces intellectuels
devenus paysans, allaient se transformer en guerriers racistes avant
de céder le devant de la scène à une véritable
droite israélienne issue du terrorisme, et aux intégristes
religieux devenus sionistes à leur tour ?
Alors que je ne voyais pas la nécessité d’édifier
un État juif au Proche-Orient, un « monstre froid »
se développait déjà dans cette région.
Rassembler les Juifs en un même pays ne me paraissait pas
la solution idéale et je considérais que le problème
de la persécution ne pouvait se résoudre que par une
assimilation naturelle – en tout cas pour ceux que cette perspective
ne chagrinait pas. Après la Deuxième Guerre mondiale,
les rejetons des Juifs d’Europe de I’Est nés
en Occident n’avaient plus de spécificité particulière
à faire prévaloir ni d’obligations ou d’interdictions
à subir. Ils n’avaient pas davantage à se protéger
d’agressions antisémites violentes. Le vent de l’histoire
avait enfin tourné pour ceux qui, depuis des siècles,
étaient voués au ghetto et à la vindicte populacière.
Les temps de la férocité nazie faisaient désormais
partie du passé. Les rapports entre les hommes ne se définissaient
plus en fonction des origines mais de la volonté de participer
à l’édification d’une cité différente.
C’est pourtant avec un certain étonnement que j’assistais
à l’évolution des mentalités dans cette
France profonde qui avait accepté sans trop de difficulté
l’exclusion des Juifs de la communauté nationale. Nos
concitoyens se retrouvaient subitement parmi les meilleurs supporters
du jeune État d’Israël et cet enthousiasme pouvait
paraître suspect. Nombre de ces amis d’IsraëI,
actifs, ardents même, n’étaient peut-être
pas fâchés à l’idée que grâce
au nouvel État les Juifs quitteraient enfin la France –
et sans contrainte… Ce que les nazis et leurs valets de Vichy
n’avaient pu réaliser en totalité, faute de
temps, serait enfin achevé sans qu’il soit nécessaire
d’utiliser encore des moyens extrêmes.
Nous étions les témoins étonnés d’une
évolution inattendue : les Français, dans leur grande
majorité, étaient plus favorables à l’Etat
d’Israël que les Juifs vivant en France. De la gauche
à la droite de l’échiquier politique, Israël
était fêté sans qu’il soit nécessaire
de faire intervenir un groupe de pression. Ce qui n’empêchait
pas I’Agence juive et I’Irgoun d’intervenir dans
ce sens. Israël avait une image progressiste et, pour tout
dire, de gauche. Ce qui permettait à l’ensemble de
la gauche française – socialistes et communistes –
de célébrer la naissance d’Israël comme
une victoire de la démocratie et non comme une colonisation
pure et simple. Dans la même tonalité, et pour des
raisons diamétralement opposées, les antisémites
convaincus se retrouvaient avec la gauche pour célébrer
les vertus d’Israël. C’était un véritable
délire qui saisissait la France entière. Aux côtés
d’anciens combattants de la France-Libre devenus ministres,
des communistes ou des responsables syndicaux, des hommes aussi
différents que Jean-Paul Sartre ou Roger Wibot, directeur
de la DST, ne craignaient pas de se commettre avec les plus voyants
représentants de I’Irgoun dont on savait déjà
qu’ils n’étaient pas des enfants de chœur.
Cela ne fâchait d’ailleurs pas les braves gens qui trouvaient
tout naturel le comportement terroriste de ceux que nul n’osait
encore désigner comme de véritables fascistes juifs.
En septembre 1948, le médiateur de l’ONU dans la région,
Folke Bernadotte, avait été abattu par un commando
du Stern sans trop soulever d’indignation.
Israël avait la grosse cote et cela ne pouvait qu’étonner
les rescapés du génocide dont les élans sionistes
se limitaient souvent au strict minimum. Devant ces manifestations
d’affection multipliées, comment les Juifs de France
ne se seraient-ils pas sentis encouragés à devenir
sionistes, même si cela ne participait pas encore de leurs
préoccupations ?
Encore minoritaires dans la communauté juive de France –
bien plus dispersée que rassemblée –, les sionistes
ne manquaient pas d’exulter, expliquant que cinquante ans
après le premier congrès sioniste et trente ans après
la Déclaration Balfour, l’État juif était
enfin une réalité. Israël existait, en effet,
mais la guerre marquait durement sa création. En 1948, il
s’avérait déjà que l’État
en gestation n’accepterait pas les limites décidées
par le plan de partage des Nations unies. Il était également
certain que les Palestiniens seraient les victimes d’une politique
d’exclusion qui faisait déjà ses preuves. [...]
Jeune Français, je ne m’étais jamais réellement
interrogé sur mon identité juive. En fait, je ne me
sentais pas plus juif que Polonais. La guerre terminée, mon
engagement politique était clair et c’est aux côtés
des militants de ce pays que j’envisageais un projet de société
où les origines des uns et des autres ne poseraient pas de
problème. Jusqu’en 1948, je ne m’étais
pas tellement préoccupé du phénomène
sioniste. Le désir exprimé par quelques-uns de partir
[7] pour la Palestine me paraissait représenter une manifestation
nostalgique, passéiste. Certes, j’avais déjà
entendu parler des kibboutzim, ces communautés agricoles,
véritables laboratoires du socialisme en vase clos, qui s’étaient
multipliées avec l’aide des financiers acheteurs de
terres. On nous montrait une jeunesse ardente au travail de la terre,
pleine d’optimisme en son avenir. (A cette même époque,
on commençait à démystifier le paradis que
constituaient les kolkhoses d’URSS et même si les deux
approches ne pouvaient être comparées, il n’en
restait pas moins que ces mini-sociétés que l’on
nous fournissait en modèle ne me convenaient pas.)
Je m’étais pourtant interrogé sur la véritable
signification des murs d’enceinte en bois, des barbelés
et des miradors protégeant les kibboutzim. Comme si les «
pionniers » qui s’y étaient installés
devaient craindre constamment les attaques nocturnes de ces Palestiniens
dont ils grignotaient lentement le territoire depuis le début
du siècle. Ces agresseurs au quotidien, qui se présentaient
déjà comme des victimes des Arabes, annonçaient
les Israéliens de cette fin de siècle.
Il était évident que les Juifs installés en
Palestine au fil des décennies y étaient de moins
en moins les bienvenus dès lors que leur nombre devenait
considérable et leur volonté de conquête tout
à fait évidente. A aucun moment, à aucun niveau,
n’était apparue la volonté des Juifs de vivre
en bonne harmonie avec les Palestiniens. c’est ainsi que dans
une même entreprise, au sein du même syndicat, les travailleurs
juifs et palestiniens revendiquaient dans des sections séparées.
Plus grave, et cela mon père me l’avait souvent expliqué,
dans de nombreux secteurs les ouvriers juifs se mettaient fréquemment
en grève pour que le travail soit réservé prioritairement
aux Juifs. Pourtant, dans le merveilleux tableau que l’on
nous traçait de l’État d’Israël naissant,
toutes ces zones d’ombre étaient gommées, laissant
place à un lumineux drapeau blanc et bleu.
Notes :
1. C’est en juillet 1947 que 4280 immigrants juifs sortis
en majorité des camps de personnes déplacées,
allaient s’embarquer à Sète à bord d’un
vieux rafiot américain rebaptisé Exodus 1947. II devint
rapidement évident que ces désespérés
avaient été manipulés par I’Irgoun. C’est
ce qu’affirment encore les quelques rescapés de cette
aventure qui vivent aujourd’hui en France.
2. Selon les services du Haut-Commissariat aux réfugiés,
il y avait en Europe environ 800’000 réfugiés
juifs devenus des apatrides non fixés, dont plus de 200’000
dans des camps de personnes déplacées en Autriche
et en Allemagne.
3. En 1944, deux membres du Groupe Stern avaient assassiné
Lord Moyne, ministre d’Etat britannique, alors en poste au
Caire. En juillet 1946, parmi d’autres attentats, souvent
anti-arabes, des éléments de l’Irgoun avaient
fait sauter l’hôtel King David à Jérusalem,
faisant quelque deux cents victimes.
4. Constituée en 1946, la Ligue française pour la
Palestine était animée par des personnalités
non-juives au nombre desquelles on trouvait curieusement Jean-Paul
Sartre et Simone de Beauvoir aux côtés de Paul Claudel
et de parlementaires de la SF’IO comme de la droite classique.
Ce groupe de pression aura un journal, La Riposte, qui sera surtout
l’organe de I’Irgoun en France. Au premier plan de sa
campagne d’agitation il y avait le refus du partage de la
Palestine. En 1949, la Ligue française pour la Palestine
se transformera en Association France-Israël.
5. Décédée en 1964, Betty Knout était
à la fois cousine du compositeur russe Scriabine et du dirigeant
stalinien Molotov.
6. Pour plus de détails sur ces événements,
se référer à L’opinion française
et la naissance de l’Etat d’Israël, de David Lazar,
Calmann-Lévy, 1972.
7. Je ne dis pas retourner car rien ne prouve que les ancêtres
des Juifs d’Europe soient jamais partis de Palestine.
[1]http://www.alencontre.org/Palestine/PalRajfus.html]
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