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Origine : http://www.cairn.info/revue-empan-2007-2-page-168.htm
J’ai lu ce livre très vite, en deux ou trois fois
je crois tant il était déjà écrit en
moi. C’était un écho à ma mémoire
inconsciente que j’ai déjà tellement travaillée,
explorée. Je l’ai ouvert et j’ai pensé
que je me rendais dans l’avant-dernière demeure de
ma grand-mère. Je voulais connaître les escaliers,
les blocs, l’encadrement, les autorités allemandes,
les gendarmes, la police, je voulais lire les souvenirs, les témoignages,
les entretiens, l’organisation des déportations, des
convois, le travail de la Préfecture. Je voulais lire la
première année et la dernière, les enfants…
Ce livre est écrit en petits caractères et mes lunettes
suffisaient à peine à prendre la mesure de ce que
fut Drancy, camp de concentration très ordinaire. J’ai
lu ce livre comme si je payais une dette, celle de ma mère
survivante et maintenant morte. Ils ont tant souffert, ces détenus
de Drancy, je me devais de les connaître pour continuer humaine
et debout, comme ça, sans déni. C’est le prix
de la vraie sérénité, de la vraie dignité
que d’exister, c’est le prix du vrai possible des luttes,
toujours, encore, maintenant, contre la xénophobie, le racisme,
la bêtise : « c’est leur culture », «
il est juif il doit avoir de l’argent ». Bagneux, 2006,
manifestation silencieuse contre l’horreur de tout ça…
Continuer avec ces manifestants dans le bruit des jours contre le
néant de la barbarie. Hier, maintenant, demain.
Lutter debout.
Connaître, reconnaître Drancy.
À tous leur dignité a été retirée,
je veux lire, savoir et par ma mémoire les restaurer. Notre
mémoire est le seul espoir de faire perdre Vichy. Faire retrouver
le temps à tous ceux-là qui ont été
déportés. J’ai lu ce livre dans le flot de mes
affects bien au-delà des larmes ; mes larmes étaient
captives du camp, mon regard qui parcourait les lignes était
un long et silencieux sanglot. C’était serré,
prégnant, poignant. Une lecture comme une longue étreinte
que seule l’écriture de ces lignes peut desserrer…
Le souvenir n’en finit pas de s’enfermer pour ne pas
se dire, la mémoire de se taire malgré les archives.
Maurice Rajsfus écrit p. 352 : « l’espace d’un
livre ne suffirait pas pour retracer l’histoire de Drancy
par le menu détail ». Je ne sais si son livre y parvient,
mais c’est un prodige d’archives qui dit ses sources
et qui de ce fait confère à ce récit une portée
historique. Il est toujours possible, à qui le veut, de contester
certains faits, certains dialogues. C’est la noblesse de l’Histoire
quand elle se fait récit humain, récit faillible à
toujours réinventer mais moi, la non-historienne, la lectrice
quotidienne, j’ai la certitude que l’essentiel est écrit.
Maurice Rajsfus, dans son excellente préface « ça
commence à y ressembler », écrit :
« Les célébrations du cinquantenaire de la
Libération de Paris, en août 1994, puis de la victoire
en mai 1995, se sont déroulées dans une France satisfaite
et totalement oublieuse de ce passé, pourtant célébré
en fanfare. »
Il y a deux passés, deux Histoires, deux France : celle
des fanfares et celle du silence. C’est vrai, il y a eu la
France de la Résistance, mais c’est vrai aussi, il
y a celle des « missions ignobles de la police française
».
Dans mon histoire de femme, dans ma mémoire inconsciente
devenue enfin consciente grâce à ma psychanalyse et
à mes lectures, existent les deux Frances et parfois en moi,
ça fait désordre : celle de mon oncle Roger fusillé
à 20 ans par les Allemands, et celle de ma grand-mère
Fortunée arrêtée dans une rafle. On connaît
la suite : Drancy. On connaît la fin : Auschwitz. Et puis
les survivants de tout cela, les générations suivantes.
Je ne raconte pas, mais l’Histoire n’en finit pas de
pulvériser les vies et l’espoir. Heureusement, il y
a les livres, les archives. Alors les fanfares et les grandes déclarations,
ça le met en colère, Maurice Rajsfus, et les dents
serrées dans une implacable méthodologie, il écrit,
il raconte, alors moi, aussi en colère que lui, dans une
implacable méthodologie, je lis ligne après ligne
sans en sauter aucune.
Je vous laisse découvrir seul(e) ce livre. C’est un
long cheminement intérieur que celui d’accepter l’Histoire
quand elle se fait Horreur. Et pour chacun d’entre nous il
y a un temps pour cela, et je respecte votre temps en me taisant.
Mais avant de vous quitter, je veux juste vous lire quelques vers
cités par Maurice Rajsfus, p. 402. Ils sont rédigés
par deux jeunes filles du lycée Eugène-Delacroix de
Drancy, Jocelyne Saadoun et Géraldine Troly :
« … Nous peuple de demain
Ne faisons plus le même lendemain
Ne jetons pas dans l’oubli
Même si cela dérange, n’oublions pas ces cri
Qui résonnent encore dans l’infini.
N’oublions pas ! »
Merci Monsieur Maurice Rajsfus pour votre travail d’écriture
d’une mémoire qui fait écho à la mienne,
merci pour vos archives qui font écho aux miennes, merci
pour votre combat qui fait écho au mien. D’échos
en échos, de résonances en résonances, nous
avançons dans la dure réalité humaine.
Merci…
Marie-José Colet
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