Origine : échanges avec René Berthier http://1libertaire.free.fr/RBerthier51.html
A une époque où aucun média ne s’intéressait
à l’affaire Papon, je fis la connaissance du Bordelais
Michel Slitinsky, qui avait publié en 1983 un livre et en
1988 une brochure sur Maurice Papon et qui tentait avec ténacité
d’alerter le public sur ce personnage et à obtenir
justice. C’est au moment de la publication de la brochure
que je fis sa connaissance. Michel avait échappé de
justesse à une rafle lors de laquelle sa famille avait été
arrêtée et déportée. Je lui proposai
de venir à Radio Libertaire pour exposer son histoire aux
auditeurs. L’émission eut lieu à une date que
je ne saurais préciser (1989 ?) car l’un de mes enfants
a recyclé (sans me prévenir, évidemment) mes
archives radiophoniques en cassettes de Michael Jackson et autres.
Perte irrémédiable. Néanmoins je conservai
des notes et fis à l’époque une synthèse
de l’émission. Par ailleurs, je suivis les efforts
de Michel pour alerter l’opinion, et tins à jour le
« dossier Papon », faisant quelques articles qui furent
publiés dans le Monde libertaire. Avant le « recyclage
» fatal, j’eus quand même l’occasion de
repasser plusieurs fois la cassette de l’émission à
la radio, façon piqûre de rappel, en ajoutant les mises
à jour en fonction de l’évolution des démarches
entreprises par Michel Slitinsky et ses amis contre Maurice papon.
R.B. (Mars 2008.)
LA RESPONSABILITE de l'administration française
dans la déportation des Juifs sous le régime
de Vichy n'était pas quelque chose d'inattendu. Bien avant
la guerre, les autorités françaises mirent en oeuvre
un arsenal de mesures anti-juives. C'est ce que montre en particulier
le livre de Paul Webster, que nous avons interviewé en 1991
et qui a été traduit en 1993 : L'Affaire Pétain
aux éditions du Félin.
Dès le 23 octobre 1940 un recensement des entreprises juives
dans le département de la Seine est remis aux Allemands.
Une loi relative aux entreprises, biens et valeurs appartenant à
des Juifs, du 22 juillet 1941 entend « éliminer toute
influence juive dans l'économie nationale ». (Cf. Joseph
Billg, Le Commissariat général aux questions juives,
éditions du Centre de documentation juive contemporaine.)
Dès 1927 on évoquera la possibilité d'ouvrir
des camps de concentration pour les étrangers en cas de guerre.
C'est que le prolétariat français a été
saigné à blanc pendant la guerre de 1914-1918, et
on a fait massivement appel à la main-d'œuvre étrangère.
A cela s'ajoute un afflux de réfugiés, parmi lesquels
beaucoup d'intellectuels, avec l'arrivée de régimes
autoritaires en Espagne, en Pologne, en Hongrie, en Roumanie, puis
avec l'arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne.
Ainsi c'est avec le soutien d'une chambre des députés
élue sous le front populaire que le gouvernement Daladier
promulgue des décrets-lois contre les étrangers, en
1938.
Après l'entrée en guerre de la France, des milliers
d'Allemands, surtout antifascistes et juifs, seront internés
et livrés à la Gestapo après l'armistice, en
juin 1940. Des dizaines de milliers d'« étrangers »
de toutes nationalités seront livrés aux Allemands.
La France de Vichy n'aura rien à apprendre de l'Allemagne
en matière de camps de concentration, dont on en dénombre
une centaine. La gendarmerie ne cessera d'embaucher à cette
époque. Faim, froid, humiliations, brimades. Nous avons également
parlé de cela sur notre antenne, avec Maurice Rajsfus, lors
de la publication de son livre, Drancy, un camp de concentration
très ordinaire (éditions Manya, 1991)
Maurice Papon a été secrétaire général
de la préfecture de la Gironde pendant la guerre, de juin
1942 à août 1944.
Depuis quinze ans, les parents de quelques-uns des 1690 Juifs envoyés
à Auschwitz entre 1942 et 1944 attendent son procès.
Depuis quinze ans, les procédures, dont nous retracerons
l'historique, sont constamment bloquées.
Cet ancien ministre du budget de Giscard d'Estaing, lors du dernier
gouvernement Barre, a aussi été préfet de police
de Paris entre 1958 et 1967, notamment lors de la manifestation
des Algériens du 17 octobre 1961 à Paris, qui fit
plusieurs centaines de morts et celle de Charonne du 8 février
1962 qui fit 9 morts.
Pour l'anecdote, à la Libération, Papon a été
nommé en août 1944 chef du cabinet du commissaire de
la république (préfet) de la Gironde, chargé...
des questions de l'épuration...
Aujourd'hui, après cette interminable procédure,
les magistrats semblent persuadés de l'entière responsabilité
de cet ancien fonctionnaire de Vichy chargé du « service
des questions juives » dans l'envoi de 8 convois de déportés
sur dix partis de Bordeaux entre juillet 1942 et mai 1944. Deux
convois sont exclus de l'accusation... parce qu'il n'y a pas de
parties civiles.
Les 1690 Juifs ont été internés au camp de
Mérignac, puis transportés à Drancy avant d'être
dirigés vers des camps d'extermination.
Michel Slitinsky milite depuis des années pour que le procès
ait lieu. Slitinsky, né en 1925, est le fils d'émigrés
juifs ukrainiens arrivés en France en 1912. Ce sont des policiers
français qui viennent les arrêter en octobre 1942.
Michel réussit à s'échapper. Il rejoint le
maquis du MUR en Auvergne. En 1961, à l'occasion de la polémique
qui a suivi l'affaire du métro de Charonne, Papon est alors
préfet de police de Paris, Slitinsky découvre que
Papon a été secrétaire général
de la préfecture de la Gironde.
En 1975 il découvre dans les archives départementales
de la Gironde des dizaines de documents signés de la main
de Papon ou de son subordonné du service des questions juives.
Il en profite pour recenser le nombre des déportés
du département. Le Consistoire pensait qu'il y en avait eu
600 ; en fait c'est plus de 1500. Le puzzle est reconstitué
en 1980, avec 12 000 pièces.
Des faits nouveaux survenus récemment justifient que nous
consacrions notre émission à ce sujet aujourd'hui.
HISTORIQUE
Mai 1981 : le Canard enchaîné publie plusieurs documents
accablants et qui prouvent que Papon, qui est alors ministre du
budget, a fait déporter des Juifs de la région de
Bordeaux. Quelques proches de Papon avaient contesté l'authenticité
des documents fournis par le Canard. L'Association des fils et filles
des déportés juifs de France a fait expertiser ces
documents par l'expert de la cour d'appel, qui a conclu à
leur authenticité.
L'un de ces documents signé de la main de Papon et daté
du 1er février 1943, ordonnait à un responsable de
la gendarmerie « d'escorter un convoi d'Israélites
transférés du camp de Mérignac au camp de Drancy
le 2 février 1943. » Un autre document daté
du 13 mars 1944 stipulait qu'un immeuble situé à Bordeaux
était sous influence prépondérante juive au
sens de l'ordonnance allemande du 18 octobre 1940. »
Nous sommes entre deux tours de l'élection présidentielle
: la trajectoire de Papon, ministre du budget, est coupée
net.
A la même époque, Papon se rend au Chili en compagnie
de quelques députés UDF (Jean-Paul Fuchs) et RPR (Michel
Cointat) et d'un ancien conseiller de Raymond Barre (Jacques Alexandre).
Il rencontre Pinochet, lui accorde un « certificat de bonne
conduite économique » (Quotidien de Paris, 10-12-81)
et exprima à l'AFP son « admiration » pour le
régime chilien. Comme dit le Canard enchaîné
du 9 décembre 1981, « ça doit lui rappeler quelque
chose »...
8 décembre 1981 : la première plainte est déposée
pour crime contre l'humanité.
15 décembre 1981 : un jury d'honneur (Cf Encadré,
p. xx) constitué à la demande de Papon et composé
de personnalités de la Résistance rend un verdict
ambigu.
29 juillet 1982 : six autres plaintes. Information judiciaire ouverte
par le parquet de Bordeaux.
19 janvier 1983 : Papon inculpé pour crime contre l'humanité.
Il déclare à la télévision : «
Si c'était à refaire, je le referais ».
11 février 1987 : cinq années de procédure
annulées par la Cour de cassation, qui considère qu'en
vertu du « privilège de juridiction », le parquet
aurait dû saisir la chambre criminelle dès le 5 janvier
1983 parce que le nom de Maurice Sabatier, ancien préfet,
apparaît dans le dossier. En effet, seule cette cour avait
compétence pour juger un préfet...
4 août 1987 : l'affaire est reprise à zéro
par la chambre d'accusation de la cour d'appel de Bordeaux.
8 juillet 1988 : Papon de nouveau inculpé.
20 octobre 1988 : Maurice Sabatier, préfet de la Gironde,
est inculpé, mais il meurt en avril 1989.
3 février 1989 : nouvelles plaintes contre René Bousquet,
secrétaire général à la police, et son
délégué en zone occupée, Jean Leguay.
Ce dernier meurt en juillet 89.
16 mai 1990 : des faits nouveaux permettent de nouvelles plaintes
contre René Bousquet et Maurice Papon, qui sont de nouveau
inculpés en avril et en juin 1992.
8 juin 1993 : Bousquet est assassiné.
28 juillet 1995 : le dossier est transmis au parquet général
de la cour d'appel de Bordeaux, qui demande le renvoi de Papon aux
assises le 19 décembre 1995.
18 septembre 1996 : la chambre d'accusation de la cour d'appel
de Bordeaux renvoie Papon devant la cour d'assises de la Gironde.
Chefs d'inculpation : complicité d'arrestations arbitraires
et de séquestration, complicité d'arrestations de
mineurs de moins de quinze ans, complicité de meurtre, complicité
d'assassinat et complicité de tentative d'assassinat.
A PROPOS DU JURY D'HONNEUR
Papon déclare en mai 1981 que les accusations portées
contre lui ne l'«émeuvent pas » et décide
d'en appeler à un jury d'honneur.
Ce jury sera présidé par Daniel Mayer (ancien membre
du Conseil national de la Résistance et ancien président
de la Ligue des droits de l'homme), et comprendra Jean-Pierre Bloch
(ancien ministre, président de la Ligue internationale contre
le racisme et l'antisémitisme), Marie Madeleine Fourcade
(chef de réseau, présidente du Comité d'action
de la Résistance), le R.P. Riquet (ancien déporté),
et Charles Verny (ancien déporté).
La « sentence » de ce jury d'honneur est ambiguë
: elle reconnaît la qualité de résistant de
Papon et juge « injustifiées » d'éventuelles
poursuites pour crime contre l'humanité, mais souligne que
Papon « aurait dû démissionner au mois de juillet
1942 » au début des grandes rafles en Gironde et que
le secrétaire général de la préfecture
de la Gironde n'avait pas été mandaté par une
autorité qualifiée de la Résistance pour demeurer
à son poste. Ce jury estime que Papon a dû recourir
à des actes « apparemment contraires à la conception
qu'il se fait de l'honneur et qui, à juste titre, choquent
la sensibilité française ».
Les 5 résistants reconnaissent bien que Papon a tenté
d'aider individuellement certains Juifs recherchés ou arrêtés,
mais ils ajoutent une restriction importante en notant qu'il avait
fait une distinction entre les Juifs français et les Juifs
étrangers : « sa sollicitude se portant essentiellement
en faveur des premiers ». On ne peut pas dire que Papon sorte
particulièrement blanchi par les conclusions de ce jury d'honneur.
16 janvier 1996 : première audience publique de l'affaire.
L'avocat général démolit le pourvoi de la défense.
Après 16 ans de procédure, Papon sera peut-être
enfin jugé pour crimes contre l'humanité devant la
cour d'assises de Bordeaux.
Depuis 1981, le dossier a usé 3 magistrats instructeurs,
rempli 42 tomes, sollicité 21 fois la cour d'appel, 5 fois
la Cour de cassation.
L'arrêt de la chambre d'accusation de Bordeaux, rendu le
18 septembre dernier, souligne le zèle du secrétaire
général de la préfecture dans la déportation
de 1690 Juifs entre 1942 et 1944, alors qu'il savait qu'ils allaient
« inéluctablement à la mort ».
On s'apercevra en effet que le zèle de Papon fut extrême.
Lors du dépôt de six plaintes émanant de familles
juives de Reims, Paris, et Lille, 13 des enfants des familles Stopnicki,
Plevinski, Junger, Sztajner et Griff avaient été arrêtés
à Bordeaux puis déportés en août 1942
« en dépit de leur nationalité française
et parfois aussi de leur âge, au-dessous de la limite de deux
ans fixée par la Gestapo et par Vichy. »
En fait, certains des enfants juifs placés dans des familles
après la déportation de leurs parents auraient pu
être sauvés : la préfecture de la Gironde avait
envoyé vers Drancy le plus de Juifs possible.
L'avocat de Papon explique que Vichy n'était pas une puissance
de l'Axe, comme l'exige le tribunal de Nuremberg pour les crimes
contre l'humanité, et que Papon n'était pas membre
actif d'une organisation criminelle.
L'AFFAIRE KLAUS BARBIE
Lors de l'affaire Klaus Barbie, la Cour de cassation a donné,
dans un arrêt du 20 décembre 1985, une interprétation
de l'article 6 du tribunal de Nuremberg :
« Constituent des crimes imprescriptibles contre l'humanité
les actes inhumains et les persécutions qui, au nom d'un
Etat pratiquant une politique d'hégémonie idéologique,
ont été commis de façon systématique,
non seulement contre les personnes en raison de leur appartenance
à une collectivité raciale ou religieuse, mais aussi
contre les adversaires de cette politique, quelle que soit la forme
de leur opposition. »
La défense invoque l'arrêt Touvier pour défendre
son client. Touvier était un milicien lyonnais, blanchi en
1992 par la chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris, avant
d'être finalement jugé à Versailles et condamné
à vie. La Cour de cassation, qui avait décrit en novembre
1992 les conditions du crime contre l'humanité, stipulait
que les auteurs devaient « avoir agi pour le compte d'un des
pays de l'Axe ». On se demande bien pour le compte de qui
Papon en particulier, et le régime de Vichy en général,
pouvaient bien travailler en envoyant les Juifs en Allemagne...
LA NOTION DE CRIME CONTRE L'HUMANITE
Jusqu'en 1992 la loi française ne définissait pas
le crime contre l'humanité.
Le seul texte existant, voté le 26 décembre 1964,
se limitait à affirmer le caractère imprescriptible
des « crimes contre l'humanité, tels qu'ils sont définis
par la résolution des Nations Unies du 13 février
1946, prenant acte de la définition des crimes contre l'humanité,
telle qu'elle figure dans la charte du tribunal international du
8 août 1945. »
La nouvelle rédaction du code pénal votée
le 22 juillet 1992 prévoit le crime de génocide. Avant
ce nouveau code pénal, non applicable à Papon, il
fallait se référer à l'article 6 du statut
du tribunal de Nuremberg.
L'avocat de Papon à la Cour de cassation, Me Jacques Boré
(le défenseur de Papon est Me Jean-Marc Varaut, mais seuls
les avocats spécialisés peuvent plaider devant la
Cour de cassation) essaie d'expliquer que Touvier « était
en relation avec la Gestapo, elle-même au service d'une puissance
de l'Axe », tandis que Papon, lui, « n'a jamais eu affaire
qu'au préfet et, à travers lui, aux ministres de Vichy.
Or, Vichy n'a jamais été déclaré organisation
criminelle, au sens donné par le tribunal international de
Nuremberg ».
Enfin, Me Boré explique que « Touvier, par la milice,
adhérait à l'idéologie nazie. Maurice Papon
n'a jamais soutenu l'hégémonie de l'Allemagne. C'était
un résistant. » Sur sa qualité de résistant,
on y reviendra.
Il fait aussi état d'un « ordre » donné
par Londres aux fonctionnaires. Il s'agit en fait d'un message,
adressé par le lieutenant-colonel Tissier, le 8 janvier 1942
sur la BBC, aux fonctionnaires et magistrats français leur
demandant de rester à leur poste. On ne peut donc reprocher
à Papon d'avoir obéi à un ordre. Les défenseurs
de Papon oublient cependant de dire que le message de Londres demandait
aux fonctionnaires de rester en place pour saboter la politique
de collaboration, ce qui n'a pas été particulièrement
le cas de Papon.
La lois antijuives prises par Vichy, qualifiées de «
déplorables » par la défense, « limitaient
les droits des Juifs » mais n'étaient pas « génocidaires
». Me Jean-Marc Varaut, défenseur de Papon, soutient
que son client ne pouvait pas savoir où partaient les Juifs,
puisque la solution finale était, selon lui, « le secret
le mieux gardé de la guerre ». Enfin, il ne faut pas
confondre les Allemands, qui sont l'agresseur, et Vichy, qui est
la victime. Papon n'est donc qu'une victime expiatoire qui a fait
ce qu'il pouvait
A travers Papon, c'est le procès de Vichy que veut faire
l'accusation, affirme la défense. Or, Papon a été
résistant. Il est donc absurde de vouloir faire le procès
de Vichy en s'en prenant à un résistant.
PAPON RESISTANT ?
De fortes suspicions planent sur la qualité de résistant
de Papon. Le seul argument de Papon dans ce domaine est un «
brevet » de résistant accordé tardivement, en
1958, quelques mois après sa nomination à la tête
de la préfecture de police de Paris, fonction dans laquelle
il se distinguera là encore par sa compétence et son
efficacité.
A ce sujet, les juges de Bordeaux écrivent : « Les
témoignages sont entachés d'imprécisions, voire
de contradictions », et « il ne ressort de l'instruction
aucune certitude quant à l'appartenance de Maurice Papon
à la Résistance. »
Curieusement, Papon est totalement inconnu des milieux de la résistance
de Bordeaux. Il aurait cependant appartenu à... 2 réseaux
:
1. A partir de janvier 1943, le réseau de renseignement
anglais Jade-Amicol. Or aucun des survivants, y compris la secrétaire
particulière du colonel Ollivier, chef du réseau,
n'a jamais entendu parler de lui en tant que résistant ni
pendant ni après la guerre. Or c'est ce colonel Ollivier
qui signera une attestation de résistance... en 1958 !
2. A partir de décembre 1943, le réseau SR Kléber.
Mais ce réseau, crée à Vichy par le colonel
Groussard, a été dispersé en 1942 et absorbé
par l'Organisation civile et militaire (OCM) selon des résistants
connus tels que le professeur Milliez et Jacques Chaban-Delmas.
Donc, Papon a fait partie d'un réseau qui avait disparu un
an avant qu'il n'y entre...
Selon l'avocat général, la responsabilité
de Maurice Papon correspond bien à ce que l'on entend par
crime contre l'humanité. Les arrestations, assassinats, séquestrations
ont touché des victimes bien ciblées en raison de
leurs origines socio-religieuses. Papon a participé consciemment
et volontairement aux déportations
Il n'est pas nécessaire que Papon ait fait partie d'une
organisation nazie, il a eu « pleinement conscience d'apporter
son aide et son concours à un plan concerté »
et s'est « prêté à la tentative d'élimination
d'une partie du genre humain ». Les éléments
de charge sont donc, selon le parquet, « accablants ».
Selon les magistrats de Bordeaux, Papon a agi en technicien, cherchant
à faire preuve « en toutes circonstances de son incontestable
compétence et de son efficacité ». « Il
ressort de nombreux éléments du dossier que Maurice
Papon, dès les premières opérations montées
contre les Juifs, a acquis la conviction que leur arrestation, leur
séquestration et leur déportation vers l'Est les conduisaient
inéluctablement à la mort ».
Si l'arrêt de la Cour de cassation de Bordeaux accable les
fonctionnaires de l'Etat français, il ne qualifie cependant
pas juridiquement le régime de Vichy. Les juges de Bordeaux
et, avant eux, ceux de la Cour de cassation ont contourné
Vichy. Or les parties civiles soulignent que « le régime
de Vichy s'est rendu sciemment complice de crimes contre l'humanité
» en acceptant de livrer aux Allemands, en vue de leur déportation,
des Juifs d'origine étrangère internés ou résidant
en zone libre.
Le procès de Papon pour crime contre l'humanité devrait
se tenir à l'automne prochain, selon la décision prise
le 18 septembre dernier par la chambre d'accusation de la cour d'appel
de Bordeaux, à moins d'un arrêt contradictoire de la
chambre criminelle de la Cour de cassation saisie par l'avocat de
Papon.
Si l'affaire n'est pas encore une fois étouffée,
un jury populaire devrait donc se prononcer au terme d'un débat
qui a été occulté à la Libération
et repoussé par la quasi-totalité de la classe politique
française. Ce débat portera sur la responsabilité
du gouvernement de Vichy dans les déportations de Juifs.
D'une certaine façon c'est aussi toute le France officielle
de l'après-guerre qui sera jugée, dans la mesure où,
circonstance aggravante, Papon a fait une carrière politique
« exemplaire » : préfet, préfet de police
de Paris, député UDF puis RPR, ministre de Giscard
d'Estaing, commandeur de la Légion d'honneur, ordre national
du mérite, croix de la valeur militaire et... croix de combattant
volontaire de la Résistance !
On peut s'interroger sur les raisons qui font que cette affaire,
paralysée en haut lieu pendant 15 ans – en gros pendant
la présidence de Mitterrand – resurgisse aujourd'hui.
C'est que dans le dossier Papon, il y avait Bousquet, et Bousquet
était protégé par Mitterrand qui ne voulait
pas de ce procès-là.
L'opportunité d'évoquer les responsabilités
de l'Etat français dans le génocide s'amenuise. René
Bousquet et Jean Leguay sont morts avant d'être jugés
pour crime contre l'humanité, le premier assassiné,
le second de maladie. Papon, 87 ans, est le dernier. Peut-être
aura-t-il le temps de mourir de vieillesse.
Réquisitoire du procureur général
de Bordeaux,
Henri Desclaux, décembre 1995
« Haut responsable du service des questions juives, chargé
de la mise en oeuvre de la législation antijuive tant en
ce qui concerne les personnes que les biens, ayant reçu délégation
de signature pour cela, conduit par ses fonctions à collaborer
de façon habituelle avec les services de sécurité
allemands, Maurice Papon a pu, mieux que quiconque, juger des intentions
de l'autorité occupante envers les Juifs. »
La préfecture de la Gironde, sous les ordres du préfet
régional Maurice Sabatier, est caractérisée
dans le réquisitoire par sa « collaboration active
avec les autorités locales allemandes », qui s'est
manifestée sous la forme « de communication de renseignements,
d'opérations contre les Juifs exécutées de
sa propre initiative et, enfin, d'opérations concertées
avec la police allemande ».
« Même lorsque les instructions de Vichy étaient
sollicitées, cela n'empêchait pas le service des questions
juives, dont Maurice Papon était responsable, d'anticiper
leur réponse et d'exécuter sans attendre les instructions
de l'occupant. »
« Sous son autorité, le service des questions juives
a toujours cherché à assurer le maximum d'efficacité
aux mesures antijuives. »
« Invariablement, les instructions sont allées dans
le sens, voire au-devant des exigences allemandes. »
L'accusation estime donc que Papon s'est rendu coupable de crimes
contre l'humanité.
« C'est en pleine connaissance de cause que, par ses actes
personnels et des instructions données à ses subordonnés,
il s'est associé, au sein d'un processus complexe de participation,
aux opérations anti-juives décidées par l'autorité
allemande, dont il n'ignorait pas que l'un des objectifs était
la déportation en Allemagne. »
Le parquet général conclut : « Quoiqu'il ait
ignoré les conséquences finales de ces déportations,
cela reste sans incidence sur la nature et la gravité des
faits, la déportation, qui est formellement visée
dans l'article 6 c du statut du tribunal de Nuremberg, étant
à elle seule suffisante pour caractériser le crime
contre l'humanité ».
Le fonctionnaire scrupuleux s'inquiétait cependant de savoir
« sur quel budget devait être imputées les dépenses
se rapportant aux transferts des réfugiés ».
« Il apparaît que dans le domaine des persécutions
antijuives, Maurice Papon a réagi en technicien, cherchant
à faire preuve en toutes circonstances de son incontestable
compétence et de son efficacité. »
Le parquet demande le renvoi de Maurice Papon devant la cour d'assises
pour « complicité de crimes contre l'humanité
sous la qualification d'arrestation et de séquestration arbitraire
» avec les circonstances aggravantes prévues quand
l'arrestation a été suivie de mort et quand elle a
concerné un mineur.
Certaines parties civiles contestent que Papon ait ignoré
l'existence des camps de la mort, notamment la Fédération
nationale des déportés, internés, résistants
et patriotes. Elle souligne que l'arrestation d'enfants en bas âge
ne pouvait correspondre qu'à un objectif d'élimination.
Par ailleurs, en tant qu'ancien collaborateur du sous-secrétaire
aux affaires étrangères, Papon ne pouvait ignorer
l'existence des camps de concentration ni les discours de Hitler
évoquant en 1938 et 1939 l'extermination des Juifs.
A CONSULTER :
Michel Slitinsky est l'auteur d'un livre, L'affaire Papon (Alain
Moreau) (1983), et d'une brochure, Le pouvoir préfectoral
lavaliste à Bordeaux (1988).
Maurice Rajsfus, Drancy, un camp de concentration très ordinaire
(éditions Manya, 1991).Paul Webster : L'Affaire Pétain
aux éditions du Félin.
Paul Webster : L'Affaire Pétain aux éditions du Félin.
Ces auteurs ont été interviewés sur Radio Libertaire.
A CONSULTER : Le crime contre l'humanité, sous la direction
de Marcel Colin, éditions Erès.
A CONSULTER EGALEMENT :
1944 : Les dossiers noirs d'une certaine résistance –
trajectoires du fascisme rouge, éditions du CES, BP 233,
66002 PERGIGNAN CEDEX. Comment les staliniens, après la guerre,
s'attaquèrent à des antifascistes qui ne pensaient
ni n'agissaient comme eux. Comment de nombreux militants révolutionnaires,
libertaires, anarcho-syndicalistes, des militants du POUM, de l'UGT,
du PSOE furent liquidés froidement dans l'impunité.
8 FEVRIER 1962
CHARONNE : ENCORE PAPON !
La fin de la guerre d'Algérie est proche. Après avoir
fait des milliers de morts en Algérie même et creusé
par la terreur un fossé entre la population algérienne
et les pieds-noirs, l'OAS multipliait les attentats en France, notamment
contre les personnalités connues pour leur opposition à
la guerre. Le 7 février, dix attentats avaient eu lieu à
Paris. Plusieurs personnalités du Parti communiste –
un écrivain et l'épouse d'un dirigeant du PC –
avaient été blessés et la section Parti communiste
du XIXe arrondissement de Paris avait été plastiquée.
Une bombe au domicile d'André Malraux avait grièvement
blessé une petite fille de quatre ans.
Vingt à trente mille manifestants indignés, malgré
l'interdiction, se dirigent en plusieurs cortèges vers la
place de la Bastille, le 8 février vers 18 heures. La place
est déjà noire de policiers. Ceux-ci chargent sauvagement.
Déjà, cinq mois plus tôt, le 17 octobre 1961,
une manifestation d'Algériens avait tourné au carnage,
cent à deux cents morts, des cadavres flottaient dans la
Seine.
Ce 8 février 1962, un groupe de policiers s'acharne sur
des manifestants qui étaient descendus dans l'entrée
de la station de métro Charonne pour tenter de fuir, mais
la grille était fermée. Les manifestants, coincés,
sont matraqués, des corps sont jetés par-dessus la
rambarde, et les policiers leur balancent les grilles de métal
des arbres du boulevard. Neuf manifestants, membres ou sympathisants
du PC, sont tués. Plusieurs centaines de milliers de personnes
participeront quelques jours plus tard à leurs obsèques,
au Père-Lachaise.
L'affaire, accessoirement, servira à PC pour récupérer
le thème de l'« opposition » à la guerre,
opposition qui avait longtemps été plutôt molle
et essentiellement verbale. En effet, le Parti communiste avait
voté les pleins pouvoirs à Guy Mollet en 1956, ce
dont le Président du conseil s'était servi pour envoyer
le contingent en Algérie. La direction du PC avait même
désavoué les jeunes communistes qui avaient participé
à des opérations visant à empêcher les
trains de partir vers Marseille.
Le préfet de police responsable des tueries du 17 octobre
1961 et du 8 février 1962 était... Maurice Papon.
Encore !
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