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Origine : http://cequilfautdetruire.org/spip.php?article1680
À travers cinquante bouquins dont un tiers consacré
à la police française, l’historien Maurice Rajsfus
reste, à bientôt 80 ans, l’infatigable traqueur
des abus poulagas. Rescapé de la rafle du Vel’ d’Hiv’,
« décoré de l’étoile jaune par
la police française », comme il le rappelle lui-même,
l’espiègle jeune homme livre ses souvenirs et ses réflexions
à CQFD.
Dans une tribune intitulée « Pour la police
aussi, il faut un devoir de mémoire » [1], tu proposes
de détourner la proposition de Sarkozy de faire parrainer
des enfants juifs victimes du génocide et que ce soit les
forces de l’ordre et non les élèves de CM2 qui
se chargent de cette mémoire.
Oui, parce que c’est la police française qui a livré
les enfants juifs aux nazis. Ainsi chaque policier se verrait chargé
nommément d’un des 11400 enfants disparus.
Tu n’as pas peur que ce soit traumatisant pour les
policiers ?
Si, si, je suis très inquiet pour eux [sourire]… Le
problème aujourd’hui c’est qu’ils n’ont
pas d’état d’âme. Tu as vu, ils ont encore
débarqué dans une école récemment pour
embarquer un gamin de neuf ans qui s’était chamaillé
avec un autre élève.
C’est l’apprentissage du civisme, non ?
À ce propos, l’obligation de civisme à l’école
me rappelle une anecdote. Pendant la guerre, à Vincennes,
mon voisin s’appelait Henri Rostocker, il avait 10 ans et
a été raflé le même jour que moi, le
16 juillet 1942. Il a été déporté. Quand
je travaillais sur mon livre Jeudi noir consacré à
la rafle du Vel’ d’Hiv’, je n’ai rien trouvé
sur lui aux archives de la ville. Par curiosité, j’ai
alors regardé au bulletin municipal officiel et je me suis
aperçu qu’il faisait partie des écoliers lauréats
qui avaient écrit la plus belle lettre au maréchal
Pétain au mois de juillet. Quand le bulletin a été
publié, Henri était parti en fumée depuis un
mois. Depuis, j’ai des réflexions amères sur
le rappel au civisme. C’est vrai qu’à l’époque
on ne chantait pas La Marseillaise mais Maréchal, nous voilà.
As-tu regardé le documentaire diffusé sur
France 2, qui cherche à revaloriser le sauvetage des Juifs
par la Résistance ?
Non, j’ai pas voulu le voir. Dire que la Résistance
a voulu sauver les Juifs, c’est mensonger. Primo, ou la Résistance
n’était pas assez importante pour pouvoir intervenir,
ou ce n’était pas l’objectif. La Résistance-Rail
a pu attaquer des trains de permissionnaires allemands ou de munitions,
mais n’a jamais cherché à stopper un train de
déportation. De même, jamais l’aviation alliée
n’a bombardé les réseaux de chemins de fer qui
menaient aux camps. Cela n’a jamais constitué un objectif,
ni un mot d’ordre.
Parlons un peu de ton histoire personnelle. Le 16 juillet
1942, tu es raflé avec tes parents mais tu échappes
à la déportation…
La circulaire d’application de la rafle du Vel’ d’Hiv,
du 13 juillet 1942, précise que la police doit arrêter
des Juifs étrangers de 16 à 45 ans. Or ils vont arrêter
4 150 enfants, pratiquement tous français, et ils vont rafler
tous les étrangers, du berceau au brancard. Des mômes
malades, des femmes en couche, des vieillards grabataires…
Bref, ils font du chiffre. Je ne sais pas s’ils ont été
payés à la prime comme Sarkozy l’a institué
maintenant, mais à la limite s’ils l’ont fait
gratuitement c’est encore plus dégueulasse. Moi j’ai
été arrêté avec mes parents et ma sœur,
et emmené au commissariat de Vincennes. Là, par hasard,
un commissaire décide que les enfants de quatorze à
seize ans doivent sortir.
Après, je sais pas trop comment on s’en est sortis,
ma sœur et moi. On est rentrés dans notre logement qui
était en train d’être pillé par la concierge
et on y est restés jusqu’à la fin de la guerre.
On nous a oubliés pendant deux ans, malgré notre étoile
juive. Comme quoi la répression n’était pas
cohérente. Ma soeur était au lycée et moi j’étais
apprenti joaillier, on a survécu, parce qu’au moment
de la séparation, ma mère avait confié tout
ce qu’elle avait à ma soeur. Puis le 15 juin 1944,
on a été informés qu’on risquait une
rafle dans les jours qui suivaient, je me suis planqué dans
le Vexin grâce à des amis du centre d’apprentissage,
ma soeur chez une copine. Ce qui est terrifiant, c’est qu’en
consultant les archives quarante ans plus tard, je suis tombé
sur les documents qui prévoyaient cette rafle en banlieue
parisienne.
À la Libération, je n’avais qu’une idée
en tête, c’est de faire la révolution. Il m’a
fallu des années pour comprendre que pour faire la révolution
il faut bosser avec les autres [rires]. J’ai adhéré
aux Jeunesses communistes, qui m’ont exclu manu militari deux
ans plus tard, en octobre 1946, comme « provocateur policier
» et « hitléro- trotskiste ». C’était
le jargon du PCF de l’époque. Ma sœur a quitté
le PC avant moi, il faut dire qu’à la première
réunion de la cellule du parti, je suis tombé sur
le flic, Mullot, qui nous avait arrêté. À l’époque,
des centaines de flics ont adhéré au PC ou à
la CGT pour être du côté du manche. Je tombe
sur lui et le soir je raconte ça à ma sœur. On
écrit alors au Comité central et on reçoit
une lettre de Jacques Duclos qui assure que le camarade Mullot a
rendu de remarquables services au Parti durant la guerre, par conséquent
qu’on ne peut pas lui imputer etc. etc.
Après, je me suis trouvé dans un milieu fantastique
qui était le mouvement des Auberges de jeunesse, où
venaient pêcher les anars et les trotskistes. J’ai été
vers les seconds pendant deux ans mais pas vraiment dans la ligne.
Fin 48, je quitte le PCI avec Castoriadis, le fondateur de Socialisme
ou Barbarie (SoB) qui a été une rencontre très
bénéfique pour moi. C’est le premier dans les
milieux marxistes à critiquer la défense inconditionnelle
de l’URSS. Je ne suis pas resté très longtemps
à SoB. C’étaient de grands théoriciens,
ça me passait un peu au-dessus de la tête. Je suis
revenu au militantisme au moment de la guerre d’Algérie.
En 1955, j’ai participé à la création
du Comité contre le départ du contingent en Algérie.
Ça nous a valu quelques coups de bâton sur la tête.
Puis arrive mai 68, je fais partie des naïfs qui pensent que
rien ne sera plus jamais comme avant. En 1950, on peut dire que
j’ai 40 ans et en 68, je rajeunis de 20 ans. Après
mai 68, je suis devenu membre d’un groupuscule à un
seul adhérent, moi-même… [rires]
Le 6 avril 1993, à la suite de l’assassinat du jeune
Makomé dans le commissariat du XVIIIe arrondissement, on
fonde Que fait la police ? [2] avec Jean-Michel Mension alias Alexis
Violet, mon camarade au sein de l’Observatoire des libertés
publiques jusqu’à sa mort en 2006.
Tes travaux sur la police durant la période de Vichy
ont ouvert un champ d’étude historique totalement inédit.
Comment t’es-tu lancé dans ces recherches ?
J’étais en fin de carrière de journaliste,
je me suis débrouillé pour travailler à mi-temps,
ce qui m’a laissé du temps pour faire ces recherches.
À la fin des années 70, j’ai commencé
à travailler sur la police sous l’Occupation. Ce n’est
pas un compte personnel que je règle : il se trouve juste
que ni la magistrature, ni la police n’ont eu de comptes à
rendre sur leurs agissements durant la collaboration. Il n’y
a eu aucun procès. En 1940, les juges ont tous prêté
serment au maréchal Pétain sauf un seul, le juge Didier,
ce qui lui a juste valu un peu de placard, jusqu’à
la Libération. Après la guerre, ses confrères
lui en voulaient tellement de s’être désolidarisé
que sa carrière a été brisée, il n’a
jamais eu d’avancement. Dans la police, c’était
pareil, puisqu’un type comme Papon a pu devenir préfet
de police. Il y a bien sûr eu des exemples de policiers qui
ont prévenu des Juifs à propos des rafles. Par exemple,
des amis de mes parents, chiffonniers à Gennevilliers, ont
été avertis par l’inspecteur qui leur soutirait
un bakchich. Mais c’est loin d’être le cas général.
Même ceux qui ont prévenu des Juifs ont dû participer
aux rafles. Il fallait être collabo le jour pour être
résistant la nuit. Au lendemain de la rafle du Vel’
d’Hiv’, un seul policier a démissionné,
au commissariat de Nogent.
Au moment de la Libération, connaît-on des
actes de vengeance vis-à-vis de la police ?
Je formule une hypothèse : Je pense que sur les cent cinquante-deux
policiers morts « en braves » durant la Libération
de Paris, un certain nombre ont dû prendre une balle dans
le dos. Personne ne pouvait oublier leur comportement pendant quatre
ans. D’ailleurs, au musée de la Police de Paris, on
voit un tableau statistique des policiers morts « en braves
» pour la Libération et un autre panneau de ceux «
morts pour le devoir », c’est-à-dire tués
par des malfrats. Or, tu t’aperçois que dans le deuxième
panneau la moyenne de deux à trois par mois en temps normal
monte à plus d’une dizaine en 1942, 1943, 1944 [1 en
1940 ; 2 en 1941 ; 8 en 1942 ; 13 en 1943 ; 12 en 1944] puis ça
redescend après la guerre. Il ne s’agit donc pas d’actes
de malfrats. De même, ça remonte durant la période
de 1955 et 1962, c’est-à-dire pendant la guerre d’Algérie.
Tes travaux t’ont-ils valu des inimitiés particulières
?
Beaucoup ! D’abord de la part de ma tribu d’origine,
parce que j’avais commencé par publier un bouquin qui
s’appelait Des Juifs dans la collaboration, sur l’Union
Générale des Israélites de France, qui assurait
la représentation des juifs auprès du gouvernement
de Vichy. Ce n’était pas pour pointer du doigt des
gens comme collabos mais parler de ces notables français,
qui ne se considéraient pas comme Juifs mais comme «
Israélites », et qui n’ont pas été
gênés de prendre la tutelle des Juifs métèques
dont ils voulaient se débarrasser. Ce fut une collaboration
de classe, d’une certaine manière, également
xénophobe. Ils n’avaient pas compris qu’on ne
négocie pas avec les nazis et que leur tour viendrait au
tourniquet… Puis j’ai eu des problèmes terribles
à propos de ce que j’ai écrit sur le problème
palestinien. J’ai été montré du doigt
comme un homme de main d’Arafat, voire un complice de Faurisson.
D’autre part, les historiens institutionnels m’en ont
toujours voulu d’avoir mis les pieds dans leur pré
carré. Ils ne m’ont jamais aidé ni cité.
Il faut dire aussi que, sur la centaine de bouquins écrits
sur la Résistance, pas un seul n’était consacré
à la police, pas un seul chapitre non plus. J’ai été
blacklisté de certaines bibliothèques universitaires.
Que t’évoque le climat actuel de surenchère
répressive : fichage des étrangers et prélèvement
ADN, prime à la délation anonyme, rafle de sans-papiers
dans un foyer de travailleurs maliens, opacité des centres
de rétention…
Ça rappelle forcément des mauvais souvenirs, sauf
que je suis obligé de préciser, pour ne pas être
considéré comme un type excessif, qu’il ne faut
pas faire d’amalgame. Ce n’est plus l’époque
nazie, Auschwitz n’est pas au bout, heureusement ! Mais que
de telles choses puissent se dérouler dans un régime
démocratique est une circonstance aggravante. Il ne faut
pas oublier que le fichage des étrangers et la création
d’une police des étrangers ont commencé sous
Daladier, en mai 1938. Ce qui a été aggravé
en novembre 1938 avec la déclaration du ministre de l’Intérieur
Albert Sarraut, un bon républicain radical-socialiste, qui
prévoyait de débarrasser la France de la « tourbe
étrangère » et de créer des camps de
concentration. C’est ce que Michel Marrus et Robert O. Paxton
ont appelé « Vichy avant Vichy » (Vichy et les
Juifs, 1981). En février 1939, les républicains espagnols
vont être parqués dans des camps à leur arrivée
dans les Pyrénées. Puis les ressortissants allemands,
la plupart opposants ou juifs, seront arrêtés et enfermés
en décembre 1939. En mai 40, des femmes allemandes dites
apatrides seront aussi internées au camp de Gurs. Parmi elles,
Hannah Arendt. Ce qui est peu connu.
Aujourd’hui, peut-on imaginer un monde sans police
?
Je crois que la question est mal posée. Il y a quelques
années, on m’avait invité pour parler du pouvoir
de la police dans une loge du Grand Orient de France, lors d’une
« tenue blanche », séance où ils invitent
quelqu’un d’extérieur. Je n’avais pas terminé
mon exposé que je provoquais déjà des hurlements
indignés dans la salle : « Est-ce que vous croyez que
l’on peut se passer de police ? » J’ai répondu
que ça, c’était l’utopie ultime. Je crois
pour ma part qu’il faut commencer par des utopies moyennes,
il faut d’abord leur rogner les ongles. Il faudrait que policier
ne soit plus un métier mais une fonction. Par exemple, au
bout de quatre ou cinq ans, on changerait de poste dans la fonction
publique, afin de ne pas prendre de mauvaises habitudes, que l’esprit
de corps ne s’installe pas. Quand Pierre Joxe est redevenu
ministre de l’Intérieur en 1988, il a proposé
de désarmer la police. Il a dû faire volte-face tellement
ça a hurlé. Aujourd’hui on n’arrête
pas de l’enfler, de la surarmer… Leur comportement est
devenu invraisemblable. Ce sont des fonctionnaires qui ont un maximum
de pouvoir et qui s’arrogent même ceux qu’ils
n’ont pas. Ils traitent le « citoyen », pour employer
un mot à la mode, comme de la merde. Si tu leur réponds,
il y a outrage. Si tu résistes, il y a rébellion.
Si tu prends la foule à témoin, il y a incitation
à l’émeute.
Une fois, j’avais animé un débat en banlieue,
aux Lilas. Il y avait là un certain Mohamed Douhane, porte-parole
du syndicat Synergie officiers, et je m’étonnais –
c’est mon côté romantique – qu’un
fils d’immigré algérien serve un État
qui a opprimé ses parents. Réponse indignée
: « Je ne suis pas le beur de service, je suis un policier
républicain. » Je lui ai dit que dans mon enfance,
dans ma famille de Juifs polonais qui avait connu les pogroms, il
était impensable qu’un des nôtres puisse devenir
flic.
Tes projets ?
J’ai un bouquin à paraître fin mars, Les Mercenaires
de la république, aux Éditions du Monde libertaire,
qui parle du comportement actuel de la police vis-à-vis des
sans-papiers et des précaires. Je vais aussi sortir un pamphlet
en mai qui s’intitule Portrait physique et mental du policier
ordinaire, où je les décris de la tête aux pieds.
On réédite mon bouquin sur mai 68, Sous les pavés
la répression. Le 26 juin, j’irai témoigner
au procès en cassation du groupe La Rumeur, pour les propos
d’Hamé sur « les centaines de jeunes abattus
par la police. » Pour finir, si j’avais un vœu
à formuler après ma mort, c’est que mes cendres
soient répandues le long des murs de la préfecture
de police à Paris, le lieu du crime de la rafle du 16 mai
1942 et aussi du 17 octobre 1961.
Bibliographie non exhaustive :
La Police de Vichy, Le Cherche-Midi Éditeur, 1995.
Le Chagrin et la colère, Le Cherche-Midi Éditeur,
2005.
Opération étoile jaune, Le Cherche-Midi Éditeur,
2002.
Drancy : un camp de concentration très ordinaire (1941-1944),
J’ai Lu, 2004.
La Police hors la loi – Des milliers de bavures sans ordonnances
depuis 1968, Le Cherche-Midi Éditeur, 1996.
Publié dans CQFD n°54, mars 2008.
[1] Parue sur Rue89.com.
[2] Site Internet : http://quefaitlapolice.samizdat.net/.
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