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Origine : http://www.humanite.fr/2002-07-16_Societe_VEL-D-HIV-Vincennes-1942-cent-disparus
Maurice Rajsfus, historien et témoin " atrocement privilégié
", nous parle de la rafle, telle qu’elle eut lieu dans
une ville de la région parisienne.
Il avait quatorze ans à peine, sa soeur Jenny, seize, le
jour où " ils " sont venus. Témoin "
atrocement privilégié ", il continue de questionner
l’histoire. Elle le renvoie à la sienne propre : Vincennes,
1942, 16 juillet.
Si les finances familiales excluaient tout projet de voyage au-delà
du bois, c’était quand même les vacances, les
enfants mangeaient à leur faim. " Ils sont venus. "
Pas les Allemands. Toute la famille portait alors l’étoile
jaune depuis " quarante jours ", la durée, dit-on,
du Déluge. Cinq heures du matin n’avaient pas sonné
quand la police de Pétain s’est mise à cogner
du poing sur la porte du logis : vingt-cinq mètres carrés
d’une maison des années trente ; non loin du bois d’où,
dit-on, parfois sortent les loups. Mais ceux-là venaient
de la ville. Maurice Rajsfus (1) : " Le problème, pour
mes parents comme pour tous les juifs immigrés et une grande
partie des juifs français, c’est qu’en octobre
1940, après la première ordonnance allemande obligeant
les juifs de la zone occupée à se déclarer
dans les commissariats, ils ont obéi.
Pourquoi ? La réponse est simple : rien n’est pire,
pour un étranger, que d’être en rupture avec
la légalité. Ils ne pouvaient se soustraire, parce
qu’ils étaient connus et reconnaissables, ne serait-ce
qu’à leur accent : mon père avait fui la Pologne
en 1923. Ils ont obéi, parce que ne pas se déclarer,
cela voulait dire se cacher, avoir de l’argent (mon père
travaillait sur un chantier de travaux publics, depuis qu’on
lui avait interdit, en tant que juif, de tenir son commerce sur
les marchés) ; se cacher, ça voulait dire changer
d’identité, de localité. Ils ont obéi,
parce qu’en octobre 1940 tout le monde, à peu près,
avait le sentiment qu’on en avait pris pour cinquante ans.
Le malheur, c’est que cette déclaration a permis de
constituer des listes qui, à leur tour, ont permis les arrestations
de mai 1941, puis la rafle du Vél’ d’Hiv’.
Les nazis avaient demandé aux responsables de la collaboration
de se saisir de 35 000 juifs étrangers. Pour tenir le chiffre,
par zèle, ces responsables ont fait embarquer les enfants,
ce qui ne figurait pas dans l’ordonnance nazie. " C’est
ainsi qu’à Vincennes plus d’une centaine de personnes
" disparurent " du jour au lendemain. On les entassa quelques
heures dans un petit pavillon, sorte de " camp de concentration
miniature ", avant de les expédier à Drancy,
direction Auschwitz. Pour Maurice Rajsfus, ce fut comme si sa mère
avait une seconde fois mis au monde, un autre monde, ses deux enfants
: " C’était un centre de regroupement secondaire.
Nous y avons passé la journée. Puis un gradé
a dit que les enfants de plus de quatorze et de moins de seize ans
pouvaient sortir. Ma mère nous fit comprendre qu’il
fallait y aller. Son intuition fit que, sur la trentaine d’enfants
entassés là, ma soeur et moi nous fûmes les
seuls à ressortir. Nous sommes partis comme poussés
dehors, avec le pressentiment que mieux valait prendre du champ,
et vite…
De retour au logement, j’ai voulu récupérer
les clés. La concierge n’y était pas. J’ai
grimpé à l’étage, trouvé la porte
ouverte, la concierge était chez nous. Elle "faisait"
les placards. " C’est ainsi qu’à l’automne
1944, le lycéen Maurice Rajsfus ne retrouva pas les bancs
d’une classe. Apprenti joaillier, il passa des billes de verre
colorées aux pierres précieuses, ce qui n’était
pas précisément sa vocation ; tandis que Jenny, sa
soeur, poursuivait des études qui, évidemment, ne
rapportaient pas un centime de salaire… Plus tard, en 1980,
il se mit à écrire. Un nombre assez impressionnant
d’ouvrages. Dans les trois derniers publiés, il relate
des souvenirs, retourne des archives. Au registre des bons souvenirs,
citons une belle tranche de gruyère reçue en pourboire
et une rencontre avec l’acteur Michel Simon.
Parmi ceux qui tiennent du cauchemar, il faut citer le jour où
il croisa le chemin d’un diamantaire antisémite (Maurice
portait toujours l’étoile jaune), qui finit, en guise
de " cadeau de Noël " par écraser sur le crâne
de l’adolescent affamé un ouf ; et cet autre jour où
un " bon Français ", avisant son insigne, lui ordonna
de quitter la voiture du métro dans laquelle il s’était
engouffré, pressé, pour monter dans la dernière,
réservée aux juifs. Citons, enfin, le crachat reçu
d’un officier allemand inconnu, en pleine rue. Maurice Rajsfus,
aujourd’hui : " Celui-là, il était plus
dans son rôle que le salaud de lapidaire avec son ouf ! "
Il évoque aussi la commande reçue un jour par son
patron pour une dizaine de bagues en platine ornée de croix
gammées en saphirs… Ça réveille en lui
sa colère contre les acteurs économiques et industriels
profiteurs de guerre : " Ils faisaient comme si la guerre n’était
pas passée par là, comme si les Allemands n’étaient
pas là. J’ai retrouvé un document par lequel
une célèbre entreprise textile offrait ses services
pour la production de 5 000 mètres de tissu destiné
à la confection des étoiles jaunes. J’ai aussi
retrouvé trace du fondeur qui prépara la forme, et
celle de l’imprimeur. Alors que le travail de nuit était
interdit sous l’Occupation, j’ai mis la main sur une
demande de dérogation envoyée par ces gens-là,
pour cause de " commande urgente " !…
Maurice a une pensée particulière pour les personnes
qui, non juives, ont porté l’étoile, en signe
de solidarité, et se sont retrouvées à Drancy,
avec une véritable étoile jaune cousue sur leur vêtement,
assortie de la mention " amis des juifs " : " C’était
un acte véritable de résistance ! L’un d’eux,
Michel Reyssat, m’a prêté un portrait de lui
réalisé à Drancy, au mois d’août
1942, par un artiste, David Brainin, disparu en déportation.
" Évidemment, Maurice Rajsfus ne porte pas la police
française dans son cour : " Ils ont volé des
années de vie à mes parents. Tous ont participé
aux rafles quand ils étaient requis. Pratiquement pas un
seul n’a démissionné. Si la police française
ne s’était pas mise aux ordres, jamais il n’y
aurait eu autant de dégâts. Il y a eu 250 000 déportés
de France, dont 76 000 juifs, les autres étant, pour l’essentiel,
des communistes et des gaullistes… Et que dire de ce policier
qui, rendant compte à la préfecture de sa mission,
ose écrire, le 22 juillet : " Le Vél’ d’Hiv’
est évacué. Il restait 50 juifs malades et des objets
perdus, le tout a été transféré à
Drancy ."
Maurice Rajsfus a aussi des colères présentes. "
On commémore, certains à tour de bras, mais on oublie.
Surtout, on évite de tirer les leçons, de voir ce
qui se passe aujourd’hui. Il y en a, ce qui les intéresse,
c’est un certain passé, mais pas le présent.
Cela dit sans nier les spécificités. " Maurice
Rajsfus continue de questionner l’histoire. Passionnément.
Depuis 1942. Ses questions peuvent se résumer en une seule
: " M’man, p’pa, pourquoi ? " Elle a des tas
de réponses. Aucune n’épuise la question.
Jean Morawski
Depuis le début de l’année, Maurice Rajsfus
a publié trois livres : en janvier, dans la collection Que
sais-je ? (PUF), la Rafle du Vél’ d’Hiv’
; en février, Paris, 1942, chronique d’un survivant
(éditions Noesis, collection Moisson rouge), et Opération
étoile jaune, suivi de Jeudi noir (éditions du Cherche
Midi).
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