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Les surveillants surveillés
Big Brothers awards
Préface de Maurice Rajsfus


Origine : http://www.altermonde-sans-frontiere.com/spip.php?article9381

« Les meilleurs livres sont ceux qui racontent ce que l’on sait déjà. » (George Orwell, 1984)

En 2006, j’étais cité comme témoin par la défense de faucheurs d’OGM qui étaient poursuivis pour « refus de prélèvement d’ADN », lors d’un procès à Orléans. Le président me donne la parole en lançant : « Qui représentez-vous ? » Je réponds que je suis président de l’Observatoire des libertés publiques. « Oui, mais encore ? » « Je dois dire que j’ai une grande expérience du fichage. J’ai dû être fiché pour la première fois à l’âge de douze ans. » « Quand était-ce ? » « C’était en octobre 1940. » Le président n’a rien dit. « Mais, deux ans après, j’ai été décoré par ça… » Et puis j’ai sorti de ma poche l’étoile jaune que la police française m’avait attribuée.

Personne ne peut savoir comment un fichier, créé pour telle ou telle raison, évoluera au gré des lois, si bien que son objet est très vite détourné. Lorsqu’on a voté la création du fichier génétique, sous le règne d’Élisabeth Guigou en 1998, c’était soi-disant pour traquer les délinquants sexuels dangereux. Et on s’est aperçu plus tard que la loi a évolué pour concerner des petits délits, notamment suite à la loi Sarkozy de 2003. Tout cela me fait penser à Raymond Marcellin qui, fraîchement nommé ministre de l’Intérieur le 31 mai 1968, fit dissoudre une dizaine de mouvements d’extrême gauche en utilisant la loi de janvier 1936 contre les « ligues armées ». À propos de Nicolas Sarkozy, son vrai visage apparaît depuis qu’il est président. Au début, dans sa lutte contre l’« insécurité », il y avait la volonté de capter l’électorat lepéniste. Et puis il a créé le ministère de l’« Identité nationale ». Finalement, on s’aperçoit que tout cela correspond tout simplement à ses convictions.

Un autre aspect de la société de contrôle qui traverse les époques est l’importance du langage, ou plutôt du « langage codé » – ce que George Orwell surnommait la « novlangue ». Il y a soixante-sept ans, dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, les Juifs étrangers étaient « hébergés » ! Et les déportés étaient appelés « évacués » : sur les lettres qu’on a retrouvées dans les archives du camp de Drancy, il y avait la mention « EV » qui voulait dire la même chose en français et en allemand. La chasse actuelle aux sans-papiers emploie le même type de vocabulaire codé : on parle de « reconduits » ou d’« éloignés » pour les expulsés, de « retenus » au lieu d’« incarcérés ». La loi actuelle sur la rétention administrative indique que le « retenu » peut prétendre à une « prestation hôtelière ». Les voilà à nouveau « hébergés » dans le langage de l’administration ! Le fait que les journalistes d’une grande chaîne de télévision publique reprennent ce même langage codé pour justifier la politique d’immigration du gouvernement est très choquant. Le prix « Novlang » remis l’an dernier à France 2 est donc amplement justifié (cf. chapitre 5), car il y a un risque de glisser vers « Télé Pouvoir », ou « Télé Préfets », comme on disait dans le temps.

La lecture de ce premier rapport annuel des Big Brother Awards France vous laissera peut-être l’impression que la société dans laquelle nous vivons est bien pire que celle imaginée dans le 1984 de George Orwell. Ce ne sera pas une fausse impression. Ce livre, je l’ai découvert assez tard, dans les années 1960 ; je l’ai lu et relu, et plus tard j’achetai tous les exemplaires de poche que je trouvais pour les offrir à des amis… Aujourd’hui, nous ne vivons pas exactement dans ce qu’on peut appeler un « État policier » car on peut encore se révolter et dire haut et fort ce qu’on a sur le cœur. C’est plus subtil. S’est imposée plutôt une « société policière », dans le sens où cela implique l’acceptation du citoyen d’être sujet au contrôle permanent de ses faits, gestes et opinions. Je pense que 1984 est en soi complémentaire avec ce que décrit Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Ensemble ces deux visions décrivent une situation bien plus proche de notre société actuelle.

La France est surtout devenue le pays du châtiment, de la punition, de la sanction pour ceux qui s’éloignent d’un cadre strictement défini par des lois scélérates qui ne cessent de s’additionner depuis une vingtaine d’années. La France, terre de liberté, n’est plus un lieu d’asile. Il n’est plus possible de s’y réfugier, et les sans-papiers souffrent de la renaissance d’un nationalisme de mauvais aloi.

La France n’est plus un pays égalitaire pour des centaines de milliers de SDF ou de mal logés. Ce qui participe de la grisaille au quotidien, loin des quartiers où la richesse est de plus en plus insolente. Dans le même temps, les files d’attente s’allongent devant les comptoirs des Restaurants du cœur, du Secours populaire ou du Secours catholique.

La France est devenue un pays où le travail ne se partage plus, tandis que le chômeur sera bientôt considéré comme un quasi-délinquant, un asocial qui refuse de travailler. Peu à peu, les institutions patronales et les fonctionnaires d’autorité se complètent pour transformer en République bananière un pays bénéficiant d’une constitution démocratique.

On marginalise, on enferme, on expulse. Il n’y a plus d’âge pour devenir justiciable, et le taux d’occupation des prisons explose. Dans cette surenchère sécuritaire, c’est à qui s’appliquera avec le plus de zèle à grignoter des libertés qui ne seront plus bientôt que formelles. Certains, néanmoins, s’évertuent plus que d’autres dans ce sens, et c’est à ce titre qu’ils peuvent se retrouver parmi les lauréats distingués par le jury des Big Brothers Awards.

Il n’en reste pas moins que ces promoteurs d’un totalitarisme new look n’agissent pas seuls car ils ont partie liée avec les prédateurs insatiables d’un capitalisme redevenu sauvage faute de contrepoids politique. Pour juguler les révoltes que celui-ci suscite déjà et qui ne manqueront pas de se multiplier, il n’est plus, pour les uns comme les autres, qu’un seul recours : instaurer un état d’exception permanent et une surveillance généralisée.

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