|
Origine : http://infos.samizdat.net/article53.html?var_recherche=Rajsfus
Rabelais n’en croirait pas ses yeux. Le troupeau, de plus
en plus nombreux, est toujours aussi stupide. Plus frileux également.
Peut-être même plus suicidaire que ne l’a connu
le brave Panurge. Le troupeau trottine en rangs serrés. Sans
but cohérent, mais avec la ferme intention d’atteindre
un rivage incertain. Le troupeau humain est-il plus intelligent
que celui constitué par des moutons ? Ce n’est pas
évident. On se bouscule, on peste en marchant sur les pieds
de ses voisins. On lance des regards haineux à celui qui
vous précède, tout en méprisant celui qui s’évertue
à suivre.
Chez les moutons, tout le monde broute, sous l’œil vigilant
des bergers qui se contentent de mâchouiller des brins d’herbe.
Le mouton n’est pas seulement un ruminant, il possède
une toison laineuse que l’on s’applique à tondre
régulièrement, et la pauvre bête a fini par
s’y habituer. Pourquoi faut-il que cette image de désespérance
s’applique désormais à l’homme, tout comme
c’était le cas au XIXe siècle ? Comme si des
décennies de luttes étaient passées par pertes
et profits. La crise avait permis un recul social, la croissance
ne change rien à cette volonté de poursuivre dans
cette voie. Comment expliquer une telle acceptation d’un retour
au passé ?
L’homme de l’An 2000 ne supporterait pas d’être
comparé à une bête. Particulièrement
à ces moutons tellement moutonnants qu’ils en sont
désolants de stupidité. On lui tond pourtant la laine
sur le dos, tout en traitant comme un animal en transhumance, bon
à travailler là-bas après avoir été
exploité ici. Ce que les bœufs qui conduisent le troupeau
qualifient de flexibilité de l’emploi.
Le troupeau humain est désormais peuplé d’individualistes
forcenés. Le nouveau slogan pourrait être : «
Tous ensemble, tous ensemble... pour assurer le statu quo ! »
Les effectifs syndicaux se réduisent régulièrement
et la volonté est manifeste d’oublier la solidarité,
jadis naturelle. Chacun pour soi remplace le célèbre
« Tous pour un ». Oublié le grand élan
de l’automne 1995. Les bureaucrates syndicaux ont repris les
choses en mains, avec des troupes de moins en moins nombreuses,
de plus en plus conservatrices.
Comment ne pas noter ce paradoxe incroyable : alors que les syndicats
ouvriers se dépeuplent et qu’il en va de même
chez les employés, ce sont les fonctionnaires de police qui
fournissent les gros bataillons des syndiqués et cela dans
un secteur où les avancées sociales sont remplacées
par une volonté répressive partagée par le
pouvoir (quel qu’il soit), la hiérarchie et la base
policière. C’est le monde à l’envers.
Ainsi le veut la nouvelle logique du troupeau. En fait, ce sont
des bœufs en uniforme, aux ordres des bœufs en costume
trois pièces, qui décident de la qualité de
l’ordre social.
A l’époque révolutionnaire romantique, on disait
au jeune soldat : « Sous l’uniforme, tu restes un travailleur
! » Comment envisager de s’adresser de la même
manière à un policier qui a eu tout loisir d’affiner
sa haine durant son année d’école de police,
avant d’affirmer sa technique sur le terrain.
De ce côté de la barricade, le troupeau de mouton
est désuni depuis bien des années - et pour longtemps
encore. Face à un front patronal rendu insolent par la reprise
de la croissance et la bienveillance des socialistes à son
égard, le troupeau ne cesse de se diviser. Le retour à
l’emploi n’a pas rendu possible la riposte attendue.
Il y a les moutons blancs et les moutons noirs, les bêtes
à laine et celles qui n’en ont pas. Ce qui est certain,
c’est que tous se hâtent de regagner la bergerie, sans
se soucier des retardataires ou de ceux qui ont été
sélectionnés pour l’abattoir.
La logique du système favorise cette dérive perverse
: ceux qui se comportent en moutons ne peuvent qu’être
tondus. Les puissants se partageant ensuite les bons morceaux, gigots
et côtelettes, ne laissant que des rogatons pour la piétaille
qui a plus souvent la queue basse que la tête haute. Mais
le troupeau a-t-il encore le choix ? La gauche plurielle étant
au pouvoir, les moutons ne peuvent qu’être perdants
car il ne faut pas risquer de contrarier cette croissance censée
lui assurer la présidence de la République en 2002.
Revenons à ces bœufs - matraqueurs et flingueurs à
l’occasion - qui n’ont pas d’état d’âme,
et travaillent à contre-cœur pour cette gauche plurielle
qu’ils exècrent. Avec le plus grand zèle pourtant
car la consigne n’a pas varié. Rien n’ayant changé
depuis trois ans, leur traversée du désert est plutôt
sans histoire. Que ce soit les sans papiers, le sans logis, les
chômeurs ou les jeunes des banlieues, liberté leur
a été laissée de poursuivre leur sale besogne,
comme si de rien n’était. La politique sécuritaire
inaugurée il y a une quinzaine d’années par
la droite n’étant nullement remise en cause.
Les moutons sont bien plus nombreux que les bœufs, lesquels
ont évidemment l’avantage de bénéficier
de la force que leur donne la matraque. Lorsque les moutons baissent
la tête, les bœufs bombent le torse. « A chacun
ses emmerdes », estiment les moutons divisés et surpris
de leur stupidité. « Nous sommes la loi », proclament
les bœufs dans leur jargon plus proche du beuglement que du
langage convivial. Lorsque les patrons tapent du poing sur la table,
sans réaction visible de ceux dont le rôle est de défendre
« le peuple de gauche », comme disait Mitterrand, les
bœufs se sentent légitimés.
Le mépris est si fort qu’un patron de choc comme le
jeune Michelin s’est même risqué, récemment,
à une provocation inconcevable en introduisant, en tête
du bulletin de salaire de ses supposés moutons une formule
qui risque d’avoir de l’avenir : « Prix payé
par le client pour votre prestation ». Incroyable mais vrai.
Cela signifient clairement que la viande de mouton ne vaut pas grand
chose. Certes, la CGT et la CFDT ont réagi en traînant
leur patron devant les tribunaux. C’était fort bien
mais, en d’autres temps, ces mêmes syndicats auraient
décrété la grève dans l’entreprise.
En fait, ces chefs-moutons s’accommodent de ces insolences
dès lors que quelques bémols sont introduits dans
la partition. Tout comme ils sont prêts à discuter
avec le chef des « entrepreneurs » lorsque celui-ci
transforme le droit social en un véritable champ de mines
et les chômeurs en délinquants s’ils refusent
des emplois sous-qualifiés et, bien entendu, sous payés.
Mais où sont donc les bergers ? Qui sont les bergers ? A
quel jeu peuvent-ils bien se livrer ? Le berger est-il dirigeant
syndical, leader d’un parti de la gauche convenable ou un
ancien apprenti révolutionnaire, nostalgique d’une
époque où son apparence de notoriété
lui donnait le sentiment d’être maître du jeu
? Il est vrai que cela se réduisait, le plus souvent, à
quelques manifestations importantes, suffisantes pour faire passer
certaines revendications acceptables pour ceux d’en face.
Le temps n’est plus aux réformettes et nos bergers
ouvriers - qui n’ont peut-être jamais touché
une lime - sont désespérés face à un
pouvoir de gauche et d’un patronat rendu d’autant plus
vindicatif que l’adversaire naturel rend les armes avant même
d’avoir engagé le combat. Il parait que les bêtes
à cornes ont peur du rouge, encore faut-il ne pas garder
le drapeau de cette couleur comme une simple menace.
Publié dans le mensuel No Pasaran ! - Octobre 2000
|
|