"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Les moutons et les boeufs
par Maurice Rajsfus
dimanche 1er octobre 2000

Origine : http://infos.samizdat.net/article53.html?var_recherche=Rajsfus

Rabelais n’en croirait pas ses yeux. Le troupeau, de plus en plus nombreux, est toujours aussi stupide. Plus frileux également. Peut-être même plus suicidaire que ne l’a connu le brave Panurge. Le troupeau trottine en rangs serrés. Sans but cohérent, mais avec la ferme intention d’atteindre un rivage incertain. Le troupeau humain est-il plus intelligent que celui constitué par des moutons ? Ce n’est pas évident. On se bouscule, on peste en marchant sur les pieds de ses voisins. On lance des regards haineux à celui qui vous précède, tout en méprisant celui qui s’évertue à suivre.

Chez les moutons, tout le monde broute, sous l’œil vigilant des bergers qui se contentent de mâchouiller des brins d’herbe. Le mouton n’est pas seulement un ruminant, il possède une toison laineuse que l’on s’applique à tondre régulièrement, et la pauvre bête a fini par s’y habituer. Pourquoi faut-il que cette image de désespérance s’applique désormais à l’homme, tout comme c’était le cas au XIXe siècle ? Comme si des décennies de luttes étaient passées par pertes et profits. La crise avait permis un recul social, la croissance ne change rien à cette volonté de poursuivre dans cette voie. Comment expliquer une telle acceptation d’un retour au passé ?

L’homme de l’An 2000 ne supporterait pas d’être comparé à une bête. Particulièrement à ces moutons tellement moutonnants qu’ils en sont désolants de stupidité. On lui tond pourtant la laine sur le dos, tout en traitant comme un animal en transhumance, bon à travailler là-bas après avoir été exploité ici. Ce que les bœufs qui conduisent le troupeau qualifient de flexibilité de l’emploi.

Le troupeau humain est désormais peuplé d’individualistes forcenés. Le nouveau slogan pourrait être : « Tous ensemble, tous ensemble... pour assurer le statu quo ! » Les effectifs syndicaux se réduisent régulièrement et la volonté est manifeste d’oublier la solidarité, jadis naturelle. Chacun pour soi remplace le célèbre « Tous pour un ». Oublié le grand élan de l’automne 1995. Les bureaucrates syndicaux ont repris les choses en mains, avec des troupes de moins en moins nombreuses, de plus en plus conservatrices.

Comment ne pas noter ce paradoxe incroyable : alors que les syndicats ouvriers se dépeuplent et qu’il en va de même chez les employés, ce sont les fonctionnaires de police qui fournissent les gros bataillons des syndiqués et cela dans un secteur où les avancées sociales sont remplacées par une volonté répressive partagée par le pouvoir (quel qu’il soit), la hiérarchie et la base policière. C’est le monde à l’envers. Ainsi le veut la nouvelle logique du troupeau. En fait, ce sont des bœufs en uniforme, aux ordres des bœufs en costume trois pièces, qui décident de la qualité de l’ordre social.

A l’époque révolutionnaire romantique, on disait au jeune soldat : « Sous l’uniforme, tu restes un travailleur ! » Comment envisager de s’adresser de la même manière à un policier qui a eu tout loisir d’affiner sa haine durant son année d’école de police, avant d’affirmer sa technique sur le terrain.

De ce côté de la barricade, le troupeau de mouton est désuni depuis bien des années - et pour longtemps encore. Face à un front patronal rendu insolent par la reprise de la croissance et la bienveillance des socialistes à son égard, le troupeau ne cesse de se diviser. Le retour à l’emploi n’a pas rendu possible la riposte attendue. Il y a les moutons blancs et les moutons noirs, les bêtes à laine et celles qui n’en ont pas. Ce qui est certain, c’est que tous se hâtent de regagner la bergerie, sans se soucier des retardataires ou de ceux qui ont été sélectionnés pour l’abattoir.

La logique du système favorise cette dérive perverse : ceux qui se comportent en moutons ne peuvent qu’être tondus. Les puissants se partageant ensuite les bons morceaux, gigots et côtelettes, ne laissant que des rogatons pour la piétaille qui a plus souvent la queue basse que la tête haute. Mais le troupeau a-t-il encore le choix ? La gauche plurielle étant au pouvoir, les moutons ne peuvent qu’être perdants car il ne faut pas risquer de contrarier cette croissance censée lui assurer la présidence de la République en 2002.

Revenons à ces bœufs - matraqueurs et flingueurs à l’occasion - qui n’ont pas d’état d’âme, et travaillent à contre-cœur pour cette gauche plurielle qu’ils exècrent. Avec le plus grand zèle pourtant car la consigne n’a pas varié. Rien n’ayant changé depuis trois ans, leur traversée du désert est plutôt sans histoire. Que ce soit les sans papiers, le sans logis, les chômeurs ou les jeunes des banlieues, liberté leur a été laissée de poursuivre leur sale besogne, comme si de rien n’était. La politique sécuritaire inaugurée il y a une quinzaine d’années par la droite n’étant nullement remise en cause.

Les moutons sont bien plus nombreux que les bœufs, lesquels ont évidemment l’avantage de bénéficier de la force que leur donne la matraque. Lorsque les moutons baissent la tête, les bœufs bombent le torse. « A chacun ses emmerdes », estiment les moutons divisés et surpris de leur stupidité. « Nous sommes la loi », proclament les bœufs dans leur jargon plus proche du beuglement que du langage convivial. Lorsque les patrons tapent du poing sur la table, sans réaction visible de ceux dont le rôle est de défendre « le peuple de gauche », comme disait Mitterrand, les bœufs se sentent légitimés.

Le mépris est si fort qu’un patron de choc comme le jeune Michelin s’est même risqué, récemment, à une provocation inconcevable en introduisant, en tête du bulletin de salaire de ses supposés moutons une formule qui risque d’avoir de l’avenir : « Prix payé par le client pour votre prestation ». Incroyable mais vrai. Cela signifient clairement que la viande de mouton ne vaut pas grand chose. Certes, la CGT et la CFDT ont réagi en traînant leur patron devant les tribunaux. C’était fort bien mais, en d’autres temps, ces mêmes syndicats auraient décrété la grève dans l’entreprise. En fait, ces chefs-moutons s’accommodent de ces insolences dès lors que quelques bémols sont introduits dans la partition. Tout comme ils sont prêts à discuter avec le chef des « entrepreneurs » lorsque celui-ci transforme le droit social en un véritable champ de mines et les chômeurs en délinquants s’ils refusent des emplois sous-qualifiés et, bien entendu, sous payés.

Mais où sont donc les bergers ? Qui sont les bergers ? A quel jeu peuvent-ils bien se livrer ? Le berger est-il dirigeant syndical, leader d’un parti de la gauche convenable ou un ancien apprenti révolutionnaire, nostalgique d’une époque où son apparence de notoriété lui donnait le sentiment d’être maître du jeu ? Il est vrai que cela se réduisait, le plus souvent, à quelques manifestations importantes, suffisantes pour faire passer certaines revendications acceptables pour ceux d’en face.

Le temps n’est plus aux réformettes et nos bergers ouvriers - qui n’ont peut-être jamais touché une lime - sont désespérés face à un pouvoir de gauche et d’un patronat rendu d’autant plus vindicatif que l’adversaire naturel rend les armes avant même d’avoir engagé le combat. Il parait que les bêtes à cornes ont peur du rouge, encore faut-il ne pas garder le drapeau de cette couleur comme une simple menace.


Publié dans le mensuel No Pasaran ! - Octobre 2000