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Chers compatriotes
par Maurice Rajsfus
lundi 18 mars 2002

Origine : http://infos.samizdat.net/article128.html?var_recherche=Rajsfus

Vos grands parents ont adulé Pétain, en 1940. Vos parents ont adoré De Gaulle (le retour) en 1958. Vous-même avez peut-être aimé le Chirac de la fracture sociale - en 1995. Ne soyez pas en proie à la honte, d’autres entraient en transe à la seule vue de Mussolini, Hitler ou Franco. Certes, c’était en d’autres lieux, en d’autres temps. Il n’empêche, en 2002 ? des millions d’entre-vous s’apprêtent à voter Le Pen ou Mégret, peut-être même apporter leurs suffrages à Madelin.

Décider de maintenir Chirac à la magistrature suprême (comme on dit), constitue un choix de Gribouille, digne de la peur panique du désordre de vos ascendants. Mieux vaut élire un vrai truand politique - qui va chercher l’oseille où elle se trouve qu’un socialiste qui voudrait jouer les partageux ! Pourtant, c’est ainsi que raisonne le citoyen de la France profonde, décidé à considérer les hommes de droit comme les sauveurs du pays lorsque la crise menace. Peu importe de les avoir vus à l’oeuvre, leur discours présent suffit. Ils se parent dans les plis du drapeau et chantent La Marseillaise mieux que quiconque. Bien sûr, ces politiciens sont prêts à vous servir le même ragoût que leurs devanciers de 1940 : - Travail, Famille, Patrie -, mais ils sont tellement rassurants derrière leur sourire carnassier. Il en va de même d’un Chevènement que nous avons vu aux manettes, depuis vingt ans : à l’Education nationale, au ministère des Armées, et au ministère de l’Intérieur, plus récemment. Certes, la gauche plurielle nous a plus que déçus ou indignés mais est-ce une raison suffisante pour prendre délibérément une position qui nous ramènerait à un passé que l’on croyait révolu ? Si la République des flics et des patrons est confortée lors des prochaines consultations électorales, avec cette fois la certitude d’un aller simple - car le billet de retour sera long à obtenir mes chers compatriotes - n’auront pas suffisamment de larmes pour pleurer.

Raisonnons calmement. Le suffrage universel n’a jamais véritablement contribué à faire souffler le vent révolutionnaire - même en 1936 lorsque les velléités de changement ont été rapidement dévoyées par un Front qui n’avait de populaire que les aspirations des exploités. Ce qui est certain, en revanche, c’est que les consultations démocratiques du corps électoral ont souvent servi à la droite la plus réactionnaire pour justifier la nécessité de la mise en place d’un pouvoir fort et respecté.

Quand je dis, "Mes chers compatriotes", ne vous sentez pas outragés. C’est à la France profonde que je m’adresse ici et, en tout cas, à tous ceux qui estiment toujours que la gauche est belle sous la droite - comme durant les premiers mois de 1997, lors des superbes manifestations en soutien aux sans papiers. Ceux-là pourront toujours dire qu’ils n’ont pas voulu le retour au pouvoir de ces "Compagnons" du RPR, qui se conduisent surtout en Frères de la Côte lorsqu’ils détiennent les clés du coffre en même temps qu’ils occupent les allées du pouvoir. Il reste, évidemment, que les bons esprits qui s’apprêtent à sortir leur mouchoir, ont laissé la bride sur le cou à une camarilla, qui se dit socialiste mais bien souvent comparable à ceux qu’elle combat. Particulièrement lorsque ces chers socialistes mettent au premier rang de leur réflexion le renforcement des forces de répression.

Reprenons. En 1940, Pétain - le fusilleur de 1917 - estimait que la meilleure façon de mater les Français raisonneurs était de collaborer avec l’Allemagne nazie. Le De Gaulle de 1958, oubliant qu’il avait été résistant, s’appliquait à faire régresser la législation sociale, à convaincre les Français que c’était lui ou le chaos, faisait matraquer les étudiants, dix ans plus tard, tout en graciant les généraux putschistes de l’OAS. Le Chirac de 1995 était bien connu, chers compatriotes. C’était déjà depuis longtemps le porte-drapeau de cette France archaïque qui s’offusque du "bruit et de l’odeur" des étrangers. Le Chirac de 2002, c’est le profiteur de la République, l’homme des valises de billets de banque, qui continue à narguer les imbéciles et les inconscients ayant mêlé leur suffrages à ceux des "bons citoyens" qui n’ont pour projet que de les réduire plus encore, de les faire taire si cela s’avère nécessaire.

Bien sûr, en cas de défaite, la gauche plurielle aurait beaucoup contribué au retour d’une droite qui ne respecte les institutions qu’à condition de les contrôler toutes. La République des Chirac, Sarkozy, Juppé, Madelin, Pasqua, Bayrou, Chevènement et Cie, ressemble surtout à un conseil d’administration surtout soucieux de ne pas entendre les revendications considérées comme outrecuidantes. La République, soit, mais en se débarrassant des oripeaux de la démocratie. Depuis, juin 1997, avec son attitude crasseuse envers les sans papiers, son mépris déguisé pour les précaires, son attention portée aux doléances des policiers, notre triste gauche pourrait être accusée de complicité subjective à la victoire de ceux qu’elle prétend combattre.

Mes chers compatriotes, vos grands-parents ont été tristement muets (sous la dictature) lorsque la pire des répressions raciales s’abattait sur les Juifs étrangers, de 1940 à 1944. Vos parents ont lâchement accepté (sous la démocratie) que des policiers de la République puissent assassiner, par centaines, des travailleurs algériens, en octobre 1961, puis matraquer et gazer des dizaines de milliers d’étudiants, en mai et juin 1968. Vous-mêmes n’êtes pas tellement émus du sort réservé aux sans papiers, traqués au quotidien dans un pays qui s’est longtemps revendiqué du droit d’asile pour les parias. Là encore, il est vrai, la gauche s’est évertuée à maintenir les lois scélérates édictées par Charles Pasqua et Jean-Louis Debré.

Pourtant, cela vous satisfait, chers compatriotes, car venir manger le bon pain des Français a toujours constitué un crime inexpiable. Alors, Pasqua ou Chevènement, c’était du pareil au même. L’essentiel étant de se retrouver entre personnes bien nées. Ce qui permettait d’oublier la triste condition sociale des uns et la richesse insolente des autres. Un même drapeau et une chansonnette guerrière en guise de soutien moral permettant de désigner - tous ensemble - l’ennemi commun : cet étranger venu polluer le sol national et dont la place se trouve tout naturellement dans ces centres de rétention administratifs d’où l’on expulse, surtout vers les pays du Sud.

Très chers compatriotes, vous êtes nombreux à vouloir voter pour Chirac, en mai prochain, et pour les siens en juin 2001. Sans doute pour que ces grands républicains puissent appliquer la loi LSQ dans toute sa rigueur et remplacer la présomption d’innocence par la certitude de la culpabilité. Dans deux mois, nous pourrons chanter, "Ils ont voté, et puis voilà", de Léo Ferré. Vous auriez voté, et offert en prime un président bleu-horizon. "Ils", ce sont ces compatriotes qui ont tellement peur d’une apparence d’insécurité qu’ils préfèrent une certitude de terreur !

Nous n’en sommes pas encore là, mais il ne s’agit nullement d’une fiction. La hantise d’un possible pouvoir populaire fait bien plus peur encore que ces jeunes des banlieues censés faire trembler la République sur ses bases. Peu importe que le candidat Chirac soit un possible repris de justice - l’un de ces délinquants en col blanc qui se bousculent dans les allées d’un Parti gaulliste qui n’a pour religion que le pouvoir du fric.

La France profonde, c’est bien connu, n’a jamais été vraiment de gauche. Cela se saurait. Il lui faut toujours un sauveur suprême. Si nos socialistes ont pu gouverner ces dernières années, faisant fi des illusions de leurs électeurs, c’est surtout parce qu’ils ne s’éloignaient guère des sentiers battus par la droite, sous les quolibets des héritiers du Général, criant sur l’air des lampions : "Peut mieux faire !"

Mes chers compatriotes, je comprends votre difficulté, à l’heure du choix, entre les pourris et les traitres. Ne comptez pas sur moi pour vous conseiller, même si j’estime qu’il n’y a rien de pire que la droite haineuse au pouvoir.

Publié dans le mensuel No Pasaran ! février 2002