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La pensée de Foucault
interview de Mathieu Potte-Bonneville,
revue Offensive n°5, 2005

Origine : http://offensive.samizdat.net/spip.php?article151&var_recherche=foucault

Mathieu Potte-Bonneville, auteur de « Michel Foucault ou l’inquiétude de l’histoire », a coordonné le numéro que la revue « Vacarme » consacrait au penseur l’automne dernier. Au-delà des célébrations médiatiques autour des vingt ans de la mort du philosophe, il revient sur la « boîte à outils » forgée par cet intellectuel engagé. Des outils qui s’avèrent plus pertinents que jamais pour analyser les rapports de pouvoir, l’enfermement ou l’émancipation, et nourrir les luttes sociales aujourd’hui.

Avant d’entrer dans la pensée de Foucault. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le personnage ?

Michel Foucault était quelqu’un qui avait une vie énigmatique. Son existence avait deux dimensions. D’un côté, sa vie était celle d’un bibliothécaire : il passait son temps dans les archives, à commencer par celles d’Uppsala en Suède où il a découvert les archives de l’enfermement européen. De l’autre côté, sa vie est faite d’engagements. Sa prise de conscience date de 1968, lorsqu’il assiste à Tunis à la révolte des étudiants. A partir de là, il s’engage dans une série de questions à propos de ce qu’il appelle la « perception de l’intolérable ». Il va étudier les lieux et les sujets qu’il estime devoir être mis en lumière, rendus lisibles. Ce sont des luttes très diverses, avec une petite préférence pour ceux qui sont en train de se faire écraser et une petite détestation pour les gens de pouvoir. Cela va du Groupe information prison (GIP) aux alentours de 1971 (un groupe constitué à l’extérieur pour faire savoir ce qui se passe à l’intérieur) à l’engagement auprès des homosexuels à partir de 1976. Et puis il y a des engagements directement politiques au tournant des années quatre-vingt : par rapport aux boat-people et à ce qui se passe au Cambodge, par rapport à Solidarinosc en Pologne. Cette série d’interventions dans le champ public sont une manière de marquer un événement qui lui semble critique, crucial. J’ai étudié la critique chez Foucault et je me suis rendu compte que pour lui la critique n’a pas le sens d’« attitude », mais est lié à la crise : ce qui est critique, c’est d’abord le réel. Parce que celui-ci est parcouru de failles, de secousses, qui obligent à réformer le regard que l’on porte sur la société.

Michel Foucault se définit comme historien des systèmes de pensée. Qu’est-ce exactement que l’histoire des systèmes de pensée ?

Cette dénomination est ambiguë, car elle donne à penser qu’il s’agit d’un système rigoureux et organisé. Or, ce qui intéresse Foucault, c’est le caractère fêlé, instable, précaire de ces systèmes de pensées et la manière dont ils se succèdent. Il se comporte un peu comme un géologue en essayant de trouver des lignes de fracture. Concrètement, dès ses premières oeuvres, il occupe un espace bizarre. Il s’intéresse à des archives peu exploitées par les philosophes : les archives de l’hôpital de la Salpétrière ou de la police du XVIIe siècle. Il ne va pas chercher de grands textes de la tradition intellectuelle, mais des textes produits par des administrations qui décident très concrètement de la vie des gens. Il montre que cette espèce de « poussière administrative » manifeste des régularités, des cohérences. Le discours d’un sergent de police au XVIIe siècle présente des points communs avec ce que dit un médecin à la même époque sur les fous. Le but de Foucault est de montrer que ce que nous disons, ce que nous pensons s’inscrit toujours dans ce réseau de déterminations, qui font qu’à telle époque on parle à l’intérieur d’un certain nombre de possibles, définis par le discours ambiant. N’oublions pas que nous sommes alors à une époque qui voit l’apogée de la liberté du sujet, avec la pensée de Sartre. Foucault rappelle que notre liberté se décide dans un champ social. Il fabrique une espèce de cartographie des positions qu’il est possible d’occuper dans les champs du discours, du social et du politique.

Il y aurait une classification en trois phases dans l’oeuvre de Foucault : les savoirs, les pouvoirs, les pratiques de « subjectivation ». Peut-on examiner, d’abord, la question des savoirs ?

Les premiers objets auxquels Foucault s’intéresse possèdent toutes ces dimensions. Dans son premier ouvrage Histoire de la folie à l’âge classique, (qu’il a pu écrire parce qu’en Suède il est tombé sur cette bibliothèque renfermant des archives sur l’enfermement des insensés à l’âge classique). à côté de l’histoire de l’enfermement, il y a l’histoire du savoir. La notion même de fous varie suivant les époques. L’idée selon laquelle le fou est un malade mental n’est pas tant une invention du XIXe siècle qu’une reconstruction de la notion de folie. Chaque époque construit sa figure du fou. Dans Histoire de la folie, il explique comment le savoir fabrique son objet suivant les époques. Cet oeuvre deviendra ensuite un pilier de l’antipsychiatrie avec l’idée que la psychiatrie est une certaine organisation du pouvoir et du savoir autour du fou. Ce qui intéresse aussi Foucault, dans l’histoire, ce sont les voix des individus qui souffrent, qui hurlent, qui protestent. Il fait une lecture à double foyer : chaque culture construit sa figure du fou, en même temps il y a des voix aberrantes, inquiétantes qui viennent perturber le discours sage qu’on voudrait tenir sur la maladie mentale. Histoire de la Folie est une espèce de matrice pour tout le reste. Pendant dix ans, il dresse ensuite une cartographie des savoirs dans leurs changements et leurs transformations. Or, ces savoirs ne tombent pas du ciel et s’ils se transforment ce n’est pas parce que le vent les pousse. Dans un deuxième temps, Foucault va explorer l’ordre des pouvoirs. Contrairement aux philosophes qui opposent savoir et pouvoir et disent que là où il y a savoir il n’y a pas pouvoir, Foucault dit : « Attention, vous dites que le savoir interrompt le jeu des pouvoirs ? Regardez comment se fabriquent et se transforment les sciences ». On voit que les savoirs reposent sur une organisation. C’est-à-dire une manière dont des corps assujettissent d’autres corps. C’est autour de 1973 que Foucault passe de la question du savoir à celle du pouvoir. Il reprend ses archives d’Histoire de la folie pour les lire autrement : il cherche des indications de techniques de pouvoir. C’est l’époque où on assiste à une prise d’un nouveau pouvoir par les blouses blanches. Les psychiatres commencent à exercer un certain pouvoir sur les fous. A partir de là, il mène une deuxième série d’enquêtes dans les années soixante-dix sur l’économie des relations de pouvoir.

Foucault parle de « microphysique du pouvoir ». De quoi s’agit-il exactement ?

Il en parle dans Surveiller et punir à l’occasion des émeutes dans les prisons en 1972, dans la foulée de son engagement au GIP. De la même manière qu’il a déplacé le regard vers les archives, Foucault va éclairer la question du pouvoir sous un angle qu’on n’avait jamais vu. Il dit d’abord qu’il ne faut plus raisonner en termes de principes, mais en termes techniques, ne plus se demander « pourquoi ? », mais « comment ? ». Comment un régime de pouvoir parvient-il à s’assurer l’obéissance des multitudes ? Il y a une histoire des techniques de pouvoir qui ne se confond pas avec celle des régimes politiques. Lorsque Foucault fait l’histoire du camp, par exemple, il montre que cette forme circule entre les régimes, des républiques européennes au goulag en passant par le régime nazi. Il y a un transfert de technologie.

La deuxième chose que dit Foucault, c’est que pour comprendre le pouvoir il faut arrêter de se focaliser sur l’Etat. L’Etat, ça n’est jamais que la résultante d’une étatisation qui commence par en bas, qui se décide et se dessine au ras des relations quotidiennes entre les individus, dans les pouvoirs locaux. L’Etat est la résultante de cet ensemble de technologie qui vient du tissu des relations quotidiennes. Ce qui explique qu’on peut réformer l’Etat, sans que cela change la réalité des relations de pouvoir. L’organisation administrative des sociétés est beaucoup plus décisive dans la vie des individus que de savoir quel personnel politique est en place. C’est la « microphysique du pouvoir ». Troisièmement, Foucault dit qu’il ne faut plus s’intéresser à ceux qui détiennent le pouvoir, comme si ceux qui avaient le pouvoir avaient quelque chose de précieux. Si ceux qui ont le pouvoir ont peur de le perdre, c’est que le pouvoir circule entre les individus. Le pouvoir s’exerce, c’est une relation. Et celui qui est dominé a toujours une marge de manoeuvre, une certaine liberté dans cette relation. C’est la fameuse phrase de Frédéric II qui, voulant discipliner totalement son armée, s’exclame : « hélas, le soldat respire ! ». Foucault dit que le pouvoir n’est pas un attribut, c’est une relation qui met aux prises une liberté avec une autre liberté. Il dit que le pouvoir existe quand on essaye de gouverner l’autre, qui est un être libre.

Tous ces déplacements du regard sont extrêmement importants dans la conception qu’on peut avoir des luttes sociales. D’abord, les luttes sociales vont contester le pouvoir tel qu’il s’exerce au niveau local. De plus, cela amène à se demander quelle marge de manoeuvre on a dans telle situation. Qu’est-ce qui fait que l’on fait peur à ceux qui exercent le pouvoir ? Qu’est-ce qui fait que les hommes ont peur des femmes ? Que les parents ont peur de ce que peuvent faire leurs enfants ? Nous sommes beaucoup plus inquiétants que nous le pensons.

C’est l’idée que là où il y a pouvoir il y a résistance.

Exactement, il n’y a pas de pouvoir sans résistance. Je ne peux exercer de pouvoir que sur quelqu’un de vivant, c’est-à-dire qui peut me résister, pas sur un cadavre. L’élaboration de ces idées est pour Foucault une façon de travailler sur l’héritage de 1968. On a vu émerger alors des formes de protestation inhabituelles, qui se préoccupent non de tout changer mais de transformer les choses proches de soi. Foucault considère que les luttes des années soixante-dix s’expriment dans un langage qui est en retard par rapport à ce qui s’est produit. Il essaye donc de construire un arsenal intellectuel qui soit contemporain des luttes en cours.

Peux-tu préciser ce que sont les pratiques de « subjectivation » et les resituer dans le contexte de l’époque ?

Foucault se méfie beaucoup de la thématique de la libération. D’abord, parce que l’idée qu’il faut se libérer implique que le pouvoir est essentiellement répressif. Or, le pouvoir tel qu’il existe autour de nous n’est pas d’abord un pouvoir qui opprime, mais un pouvoir qui oriente, guide, encadre. Dans nos sociétés modernes, le pouvoir n’est pas entièrement négatif. Ensuite, parler de libération suppose qu’une fois le pouvoir renversé, les individus pourront être heureux. Or, rien n’est moins sûr, il ne suffit pas de briser ses chaînes pour savoir danser. Une chose est de briser ses chaînes, une autre chose est de savoir danser. La question de comment on réinvente les relations à soi, aux autres, l’a conduit à inventer la « subjectivation ». Ce terme qui vient de « sujet » signifie « devenir un sujet ». Car devenir sujet n’est pas donné, c’est le résultat d’une pratique, d’une construction. Et il n’y a pas à attendre de libération finale, dès aujourd’hui on peut construire des rapports différents avec les autres. L’un des fronts sur lequel Foucault développe la « subjectivation », c’est la communauté gay. Cette communauté peut être un laboratoire pour de nouvelles relations sociales qui réinventent les rapports entre les gens, qui donnent un nouveau sens, par exemple, à ce qu’est être ami, être amoureux. De là, sa formule « il faut s’acharner à devenir gay ». Plutôt que de faire de cette identité une étiquette qui permet d’ouvrir un créneau marketing de plus, il propose d’en faire une subjectivité, une forme d’existence. Foucault va chercher aussi de très vieux textes, grecs et latins. Il pense que dans ces textes il y a une morale, qui n’est pas celle, chrétienne, de l’interdit, mais une morale qui consiste à donner à sa vie une certaine beauté, un certain éclat. Entre ce que les gays étaient en état stratégique de faire à l’époque de Foucault et ce que les Grecs essayaient de penser il y a vingt siècles, il y a un pont à tracer.

Le mot « subjectivation » peut faire peur, mais le sens qu’il y a derrière, c’est simplement : comment se produire soi-même, s’inventer dans son rapport à soi, aux autres ?

Il y a une chose que je voudrais souligner, c’est que la pensée de Foucault est extrêmement généreuse avec ses objets. La beauté de la pensée de Foucault, c’est qu’elle réfléchit avec une grande attention, presque une obsession pour son objet. Cela produit une oeuvre par fragments, où aucun livre ne ressemble à l’autre, mais avec toujours une profonde humanité. A chaque fois, c’est une voix, une écriture, des affects différents aussi. Surveiller et punir, le livre sur les prisons, par exemple, exprime une colère froide. C’est un livre à la fois abstrait, glacial et entièrement habité.

Foucault a aussi réfléchi à sa position en tant que philosophe. A la différence de Sartre qui se disait philosophe universel, Foucault, comme Deleuze, se définit comme un « intellectuel spécifique ». Ce statut de l’« intellectuel spécifique » consiste en deux choses. D’abord, l’intellectuel parle de là où il est, il n’a pas de point de vue universel. La légitimité de l’intellectuel ne tient pas à ce que son discours englobe l’ensemble de la société. Le rôle de l’intellectuel peut être de mettre la lumière sur tel ou tel point en rapport avec les savoirs qu’il développe. Foucault donnait l’exemple de l’Américain Oppenheimer qui a donné l’alerte sur les dangers de la bombe atomique. Nous sommes dans des sociétés traversées par des savoirs multiples qui sont autant de points à partir desquels un travail de mobilisation peut s’opérer. D’autre part, l’intellectuel n’est pas là pour se faire le porte-parole à la place de ceux qui ne peuvent pas parler. Il est là pour réunir les conditions pour que ceux qui ne peuvent parler s’expriment. Deleuze a dit à Foucault : « Vous nous avez appris l’indignité qu’il y a à parler pour les autres ». Il y a quelque chose de très explosif dans le fait de parler à la première personne. Foucault prend l’exemple des prisons : on tolère tous les discours sur les prisonniers à condition qu’ils soient tenus par d’autres. Ce qui est intolérable, c’est un prisonnier qui parle à la première personne de ce qu’il vit. Le rôle de l’intellectuel est d’essayer de faire entendre ou d’aller voir ce qui se passe chez ceux qui ne peuvent pas se faire entendre. Il y a une très belle affiche du GIP qui dit : « Prisons : on veut entrer et voir ». L’une des résonances les plus fortes de Foucault aujourd’hui, c’est l’idée qu’il n’y a pas à choisir entre l’universel et le particulier. Une lutte peut se déployer sur le fond d’un problème très spécifique, car il y a des zones de fracture, des points singuliers qui sont des zones particulièrement sensibles de l’épiderme social, à l’intérieur d’un endroit qui résonne dans tout le champ social. Parmi les mouvements qui se sont déclaré héritiers de la pensée de Foucault il y a les militants d’Act-Up. Une des premières choses qu’ils ont faite était de se revendiquer eux-mêmes comme séropositifs. C’était mettre un coup de pied dans le partage de la parole, car à l’époque les séropos parlaient à visage couvert. L’autre chose importante qu’a dit Foucault sur son statut d’intellectuel, c’est qu’il n’est pas celui qui donne des programmes, qui trace des horizons pour l’avenir, mais quelqu’un qui fournit des outils d’analyse dont les militants peuvent se servir. Etant entendu, que ces derniers savent ce qu’ils font et que ce n’est pas à l’intellectuel de leur dire où est le bien et où est le mal.

Quelles sont aujourd’hui les utilisations plus ou moins heureuses de la pensée de Foucault ?

Il y a en effet une diversité d’utilisation de la boîte à outils. Le fait que François Ewald qui a été l’assistant de Foucault au Collège de France soit aujourd’hui le bras droit du Medef a de quoi faire frémir. Les outils se prêtent à différentes utilisations, mais ce que fait François Ewald, c’est à peu près prendre un marteau pour enfoncer une vis. Certes, il se sert des outils mais de telle manière que ça ne convient pas à son entreprise. Pour aller vite, il défend la contractualisation entre les individus contre la main-mise de l’Etat au nom de Foucault. Sauf que Foucault n’a jamais cru que sous l’édifice bureaucratique il y avait des individus libres de passer des contrats. Foucault s’est battu pour montrer que les individus sont les produits d’une fabrique sociale de l’individualité, nous sommes individualisés par un certain nombre de dispositifs sociaux. Fort heureusement, il y a beaucoup d’usages de Foucault plus discrets mais beaucoup plus intéressants : dans les débats sur les drogues, la sexualité, le genre, les prisons.