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Origine : http://offensive.samizdat.net/spip.php?article151&var_recherche=foucault
Mathieu Potte-Bonneville, auteur de « Michel Foucault ou l’inquiétude
de l’histoire », a coordonné le numéro que
la revue « Vacarme » consacrait au penseur l’automne
dernier. Au-delà des célébrations médiatiques
autour des vingt ans de la mort du philosophe, il revient sur la «
boîte à outils » forgée par cet intellectuel
engagé. Des outils qui s’avèrent plus pertinents
que jamais pour analyser les rapports de pouvoir, l’enfermement
ou l’émancipation, et nourrir les luttes sociales aujourd’hui.
Avant d’entrer dans la pensée de Foucault. Pouvez-vous
nous dire quelques mots sur le personnage ?
Michel Foucault était quelqu’un qui avait une vie
énigmatique. Son existence avait deux dimensions. D’un
côté, sa vie était celle d’un bibliothécaire
: il passait son temps dans les archives, à commencer par
celles d’Uppsala en Suède où il a découvert
les archives de l’enfermement européen. De l’autre
côté, sa vie est faite d’engagements. Sa prise
de conscience date de 1968, lorsqu’il assiste à Tunis
à la révolte des étudiants. A partir de là,
il s’engage dans une série de questions à propos
de ce qu’il appelle la « perception de l’intolérable
». Il va étudier les lieux et les sujets qu’il
estime devoir être mis en lumière, rendus lisibles.
Ce sont des luttes très diverses, avec une petite préférence
pour ceux qui sont en train de se faire écraser et une petite
détestation pour les gens de pouvoir. Cela va du Groupe information
prison (GIP) aux alentours de 1971 (un groupe constitué à
l’extérieur pour faire savoir ce qui se passe à
l’intérieur) à l’engagement auprès
des homosexuels à partir de 1976. Et puis il y a des engagements
directement politiques au tournant des années quatre-vingt
: par rapport aux boat-people et à ce qui se passe au Cambodge,
par rapport à Solidarinosc en Pologne. Cette série
d’interventions dans le champ public sont une manière
de marquer un événement qui lui semble critique, crucial.
J’ai étudié la critique chez Foucault et je
me suis rendu compte que pour lui la critique n’a pas le sens
d’« attitude », mais est lié à la
crise : ce qui est critique, c’est d’abord le réel.
Parce que celui-ci est parcouru de failles, de secousses, qui obligent
à réformer le regard que l’on porte sur la société.
Michel Foucault se définit comme historien des systèmes
de pensée. Qu’est-ce exactement que l’histoire
des systèmes de pensée ?
Cette dénomination est ambiguë, car elle donne à
penser qu’il s’agit d’un système rigoureux
et organisé. Or, ce qui intéresse Foucault, c’est
le caractère fêlé, instable, précaire
de ces systèmes de pensées et la manière dont
ils se succèdent. Il se comporte un peu comme un géologue
en essayant de trouver des lignes de fracture. Concrètement,
dès ses premières oeuvres, il occupe un espace bizarre.
Il s’intéresse à des archives peu exploitées
par les philosophes : les archives de l’hôpital de la
Salpétrière ou de la police du XVIIe siècle.
Il ne va pas chercher de grands textes de la tradition intellectuelle,
mais des textes produits par des administrations qui décident
très concrètement de la vie des gens. Il montre que
cette espèce de « poussière administrative »
manifeste des régularités, des cohérences.
Le discours d’un sergent de police au XVIIe siècle
présente des points communs avec ce que dit un médecin
à la même époque sur les fous. Le but de Foucault
est de montrer que ce que nous disons, ce que nous pensons s’inscrit
toujours dans ce réseau de déterminations, qui font
qu’à telle époque on parle à l’intérieur
d’un certain nombre de possibles, définis par le discours
ambiant. N’oublions pas que nous sommes alors à une
époque qui voit l’apogée de la liberté
du sujet, avec la pensée de Sartre. Foucault rappelle que
notre liberté se décide dans un champ social. Il fabrique
une espèce de cartographie des positions qu’il est
possible d’occuper dans les champs du discours, du social
et du politique.
Il y aurait une classification en trois phases dans l’oeuvre
de Foucault : les savoirs, les pouvoirs, les pratiques de «
subjectivation ». Peut-on examiner, d’abord, la question
des savoirs ?
Les premiers objets auxquels Foucault s’intéresse
possèdent toutes ces dimensions. Dans son premier ouvrage
Histoire de la folie à l’âge classique, (qu’il
a pu écrire parce qu’en Suède il est tombé
sur cette bibliothèque renfermant des archives sur l’enfermement
des insensés à l’âge classique). à
côté de l’histoire de l’enfermement, il
y a l’histoire du savoir. La notion même de fous varie
suivant les époques. L’idée selon laquelle le
fou est un malade mental n’est pas tant une invention du XIXe
siècle qu’une reconstruction de la notion de folie.
Chaque époque construit sa figure du fou. Dans Histoire de
la folie, il explique comment le savoir fabrique son objet suivant
les époques. Cet oeuvre deviendra ensuite un pilier de l’antipsychiatrie
avec l’idée que la psychiatrie est une certaine organisation
du pouvoir et du savoir autour du fou. Ce qui intéresse aussi
Foucault, dans l’histoire, ce sont les voix des individus
qui souffrent, qui hurlent, qui protestent. Il fait une lecture
à double foyer : chaque culture construit sa figure du fou,
en même temps il y a des voix aberrantes, inquiétantes
qui viennent perturber le discours sage qu’on voudrait tenir
sur la maladie mentale. Histoire de la Folie est une espèce
de matrice pour tout le reste. Pendant dix ans, il dresse ensuite
une cartographie des savoirs dans leurs changements et leurs transformations.
Or, ces savoirs ne tombent pas du ciel et s’ils se transforment
ce n’est pas parce que le vent les pousse. Dans un deuxième
temps, Foucault va explorer l’ordre des pouvoirs. Contrairement
aux philosophes qui opposent savoir et pouvoir et disent que là
où il y a savoir il n’y a pas pouvoir, Foucault dit
: « Attention, vous dites que le savoir interrompt le jeu
des pouvoirs ? Regardez comment se fabriquent et se transforment
les sciences ». On voit que les savoirs reposent sur une organisation.
C’est-à-dire une manière dont des corps assujettissent
d’autres corps. C’est autour de 1973 que Foucault passe
de la question du savoir à celle du pouvoir. Il reprend ses
archives d’Histoire de la folie pour les lire autrement :
il cherche des indications de techniques de pouvoir. C’est
l’époque où on assiste à une prise d’un
nouveau pouvoir par les blouses blanches. Les psychiatres commencent
à exercer un certain pouvoir sur les fous. A partir de là,
il mène une deuxième série d’enquêtes
dans les années soixante-dix sur l’économie
des relations de pouvoir.
Foucault parle de « microphysique du pouvoir ». De
quoi s’agit-il exactement ?
Il en parle dans Surveiller et punir à l’occasion
des émeutes dans les prisons en 1972, dans la foulée
de son engagement au GIP. De la même manière qu’il
a déplacé le regard vers les archives, Foucault va
éclairer la question du pouvoir sous un angle qu’on
n’avait jamais vu. Il dit d’abord qu’il ne faut
plus raisonner en termes de principes, mais en termes techniques,
ne plus se demander « pourquoi ? », mais « comment
? ». Comment un régime de pouvoir parvient-il à
s’assurer l’obéissance des multitudes ? Il y
a une histoire des techniques de pouvoir qui ne se confond pas avec
celle des régimes politiques. Lorsque Foucault fait l’histoire
du camp, par exemple, il montre que cette forme circule entre les
régimes, des républiques européennes au goulag
en passant par le régime nazi. Il y a un transfert de technologie.
La deuxième chose que dit Foucault, c’est que pour
comprendre le pouvoir il faut arrêter de se focaliser sur
l’Etat. L’Etat, ça n’est jamais que la
résultante d’une étatisation qui commence par
en bas, qui se décide et se dessine au ras des relations
quotidiennes entre les individus, dans les pouvoirs locaux. L’Etat
est la résultante de cet ensemble de technologie qui vient
du tissu des relations quotidiennes. Ce qui explique qu’on
peut réformer l’Etat, sans que cela change la réalité
des relations de pouvoir. L’organisation administrative des
sociétés est beaucoup plus décisive dans la
vie des individus que de savoir quel personnel politique est en
place. C’est la « microphysique du pouvoir ».
Troisièmement, Foucault dit qu’il ne faut plus s’intéresser
à ceux qui détiennent le pouvoir, comme si ceux qui
avaient le pouvoir avaient quelque chose de précieux. Si
ceux qui ont le pouvoir ont peur de le perdre, c’est que le
pouvoir circule entre les individus. Le pouvoir s’exerce,
c’est une relation. Et celui qui est dominé a toujours
une marge de manoeuvre, une certaine liberté dans cette relation.
C’est la fameuse phrase de Frédéric II qui,
voulant discipliner totalement son armée, s’exclame
: « hélas, le soldat respire ! ». Foucault dit
que le pouvoir n’est pas un attribut, c’est une relation
qui met aux prises une liberté avec une autre liberté.
Il dit que le pouvoir existe quand on essaye de gouverner l’autre,
qui est un être libre.
Tous ces déplacements du regard sont extrêmement importants
dans la conception qu’on peut avoir des luttes sociales. D’abord,
les luttes sociales vont contester le pouvoir tel qu’il s’exerce
au niveau local. De plus, cela amène à se demander
quelle marge de manoeuvre on a dans telle situation. Qu’est-ce
qui fait que l’on fait peur à ceux qui exercent le
pouvoir ? Qu’est-ce qui fait que les hommes ont peur des femmes
? Que les parents ont peur de ce que peuvent faire leurs enfants
? Nous sommes beaucoup plus inquiétants que nous le pensons.
C’est l’idée que là où il y a
pouvoir il y a résistance.
Exactement, il n’y a pas de pouvoir sans résistance.
Je ne peux exercer de pouvoir que sur quelqu’un de vivant,
c’est-à-dire qui peut me résister, pas sur un
cadavre. L’élaboration de ces idées est pour
Foucault une façon de travailler sur l’héritage
de 1968. On a vu émerger alors des formes de protestation
inhabituelles, qui se préoccupent non de tout changer mais
de transformer les choses proches de soi. Foucault considère
que les luttes des années soixante-dix s’expriment
dans un langage qui est en retard par rapport à ce qui s’est
produit. Il essaye donc de construire un arsenal intellectuel qui
soit contemporain des luttes en cours.
Peux-tu préciser ce que sont les pratiques de « subjectivation
» et les resituer dans le contexte de l’époque
?
Foucault se méfie beaucoup de la thématique de la
libération. D’abord, parce que l’idée
qu’il faut se libérer implique que le pouvoir est essentiellement
répressif. Or, le pouvoir tel qu’il existe autour de
nous n’est pas d’abord un pouvoir qui opprime, mais
un pouvoir qui oriente, guide, encadre. Dans nos sociétés
modernes, le pouvoir n’est pas entièrement négatif.
Ensuite, parler de libération suppose qu’une fois le
pouvoir renversé, les individus pourront être heureux.
Or, rien n’est moins sûr, il ne suffit pas de briser
ses chaînes pour savoir danser. Une chose est de briser ses
chaînes, une autre chose est de savoir danser. La question
de comment on réinvente les relations à soi, aux autres,
l’a conduit à inventer la « subjectivation ».
Ce terme qui vient de « sujet » signifie « devenir
un sujet ». Car devenir sujet n’est pas donné,
c’est le résultat d’une pratique, d’une
construction. Et il n’y a pas à attendre de libération
finale, dès aujourd’hui on peut construire des rapports
différents avec les autres. L’un des fronts sur lequel
Foucault développe la « subjectivation », c’est
la communauté gay. Cette communauté peut être
un laboratoire pour de nouvelles relations sociales qui réinventent
les rapports entre les gens, qui donnent un nouveau sens, par exemple,
à ce qu’est être ami, être amoureux. De
là, sa formule « il faut s’acharner à
devenir gay ». Plutôt que de faire de cette identité
une étiquette qui permet d’ouvrir un créneau
marketing de plus, il propose d’en faire une subjectivité,
une forme d’existence. Foucault va chercher aussi de très
vieux textes, grecs et latins. Il pense que dans ces textes il y
a une morale, qui n’est pas celle, chrétienne, de l’interdit,
mais une morale qui consiste à donner à sa vie une
certaine beauté, un certain éclat. Entre ce que les
gays étaient en état stratégique de faire à
l’époque de Foucault et ce que les Grecs essayaient
de penser il y a vingt siècles, il y a un pont à tracer.
Le mot « subjectivation » peut faire peur, mais le
sens qu’il y a derrière, c’est simplement : comment
se produire soi-même, s’inventer dans son rapport à
soi, aux autres ?
Il y a une chose que je voudrais souligner, c’est que la
pensée de Foucault est extrêmement généreuse
avec ses objets. La beauté de la pensée de Foucault,
c’est qu’elle réfléchit avec une grande
attention, presque une obsession pour son objet. Cela produit une
oeuvre par fragments, où aucun livre ne ressemble à
l’autre, mais avec toujours une profonde humanité.
A chaque fois, c’est une voix, une écriture, des affects
différents aussi. Surveiller et punir, le livre sur les prisons,
par exemple, exprime une colère froide. C’est un livre
à la fois abstrait, glacial et entièrement habité.
Foucault a aussi réfléchi à sa position en
tant que philosophe. A la différence de Sartre qui se disait
philosophe universel, Foucault, comme Deleuze, se définit
comme un « intellectuel spécifique ». Ce statut
de l’« intellectuel spécifique » consiste
en deux choses. D’abord, l’intellectuel parle de là
où il est, il n’a pas de point de vue universel. La
légitimité de l’intellectuel ne tient pas à
ce que son discours englobe l’ensemble de la société.
Le rôle de l’intellectuel peut être de mettre
la lumière sur tel ou tel point en rapport avec les savoirs
qu’il développe. Foucault donnait l’exemple de
l’Américain Oppenheimer qui a donné l’alerte
sur les dangers de la bombe atomique. Nous sommes dans des sociétés
traversées par des savoirs multiples qui sont autant de points
à partir desquels un travail de mobilisation peut s’opérer.
D’autre part, l’intellectuel n’est pas là
pour se faire le porte-parole à la place de ceux qui ne peuvent
pas parler. Il est là pour réunir les conditions pour
que ceux qui ne peuvent parler s’expriment. Deleuze a dit
à Foucault : « Vous nous avez appris l’indignité
qu’il y a à parler pour les autres ». Il y a
quelque chose de très explosif dans le fait de parler à
la première personne. Foucault prend l’exemple des
prisons : on tolère tous les discours sur les prisonniers
à condition qu’ils soient tenus par d’autres.
Ce qui est intolérable, c’est un prisonnier qui parle
à la première personne de ce qu’il vit. Le rôle
de l’intellectuel est d’essayer de faire entendre ou
d’aller voir ce qui se passe chez ceux qui ne peuvent pas
se faire entendre. Il y a une très belle affiche du GIP qui
dit : « Prisons : on veut entrer et voir ». L’une
des résonances les plus fortes de Foucault aujourd’hui,
c’est l’idée qu’il n’y a pas à
choisir entre l’universel et le particulier. Une lutte peut
se déployer sur le fond d’un problème très
spécifique, car il y a des zones de fracture, des points
singuliers qui sont des zones particulièrement sensibles
de l’épiderme social, à l’intérieur
d’un endroit qui résonne dans tout le champ social.
Parmi les mouvements qui se sont déclaré héritiers
de la pensée de Foucault il y a les militants d’Act-Up.
Une des premières choses qu’ils ont faite était
de se revendiquer eux-mêmes comme séropositifs. C’était
mettre un coup de pied dans le partage de la parole, car à
l’époque les séropos parlaient à visage
couvert. L’autre chose importante qu’a dit Foucault
sur son statut d’intellectuel, c’est qu’il n’est
pas celui qui donne des programmes, qui trace des horizons pour
l’avenir, mais quelqu’un qui fournit des outils d’analyse
dont les militants peuvent se servir. Etant entendu, que ces derniers
savent ce qu’ils font et que ce n’est pas à l’intellectuel
de leur dire où est le bien et où est le mal.
Quelles sont aujourd’hui les utilisations plus ou moins heureuses
de la pensée de Foucault ?
Il y a en effet une diversité d’utilisation de la
boîte à outils. Le fait que François Ewald qui
a été l’assistant de Foucault au Collège
de France soit aujourd’hui le bras droit du Medef a de quoi
faire frémir. Les outils se prêtent à différentes
utilisations, mais ce que fait François Ewald, c’est
à peu près prendre un marteau pour enfoncer une vis.
Certes, il se sert des outils mais de telle manière que ça
ne convient pas à son entreprise. Pour aller vite, il défend
la contractualisation entre les individus contre la main-mise de
l’Etat au nom de Foucault. Sauf que Foucault n’a jamais
cru que sous l’édifice bureaucratique il y avait des
individus libres de passer des contrats. Foucault s’est battu
pour montrer que les individus sont les produits d’une fabrique
sociale de l’individualité, nous sommes individualisés
par un certain nombre de dispositifs sociaux. Fort heureusement,
il y a beaucoup d’usages de Foucault plus discrets mais beaucoup
plus intéressants : dans les débats sur les drogues,
la sexualité, le genre, les prisons.
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