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Origine : http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/Macherey20022003/PotteBonneville.html
"Foucault et le droit" : dans la préparation de
cette séance, ce sujet s'est imposé à moi pour
deux séries de raisons.
1. D'abord, il s'agit, dans la réception et l'étude
de l'oeuvre de Foucault, d'une question en jachère : mal
posée par les uns, récusée par les autres.
Mal posée, car posée en forme d'objection, animée
par la conviction secrète que Foucault ne saurait y répondre
: peu de commentateurs se demandent sérieusement ce qu'il
en est du droit chez Foucault. La plupart ne posent le problème
que pour regretter, le plus vite possible, l'absence dans cette
pensée d'une "base normative" qui dirait enfin
pourquoi l'on doit se révolter ; absence qui leur permet
finalement de conclure à l'inconséquence des prises
de position théoriques et militantes adoptées par
l'auteur de Surveiller et punir. Il est alors tentant de considérer
en retour cette question comme impertinente, d'en récuser
purement et simplement la légitimité. Ce rejet, il
est vrai, ne manque pas d'arguments : poser un tel problème,
après tout, c'est mobiliser une catégorie universelle,
"le droit", sans rapport avec le nominalisme constamment
affiché et pratiqué par Foucault, donc sans bénéfice
dans la compréhension de sa pensée. Qu'il soit question,
dans cette oeuvre, de lois, de magistrats, de procès ou de
lettres de cachets, c'est assez clair ; qu'il soit question "du
droit" est beaucoup plus douteux. Il faudrait donc choisir
: ou "Foucault", ou "le droit", comme concept
solidaire d'une pensée vouée à l'abstraction
et obsédée par la seule légitimation, au détriment
de ce que Foucault appelle quelque part "la petite question
: comment ça se passe ?"
Cette réaction me semble en partie justifiée –
en partie seulement. Parce que "du droit", il est tout
de même question chez Foucault de manière trop récurrente
pour que l'on puisse y voir une facilité d'expression ou
une formulation provisoire, due seulement à ce que le nominaliste
est bien forcé, de temps à autres, de s'exprimer par
noms communs. Certes, la mention en est chaque fois évanouissante
– ainsi, dans le cours du 14 janvier 1976 : "Donc : règles
de droit, mécanismes de pouvoir, effets de vérité.
Ou encore : règles de pouvoir et pouvoir des discours vrais"
(p.23). D'une phrase l'autre, le droit a disparu – insistant
toutefois suffisamment longtemps pour que le couple pouvoir/savoir
intègre un troisième terme ("Donc, triangle :
pouvoir, droit, vérité", p.22), et pour que l'ensemble
de cette série de cours soit consacrée à l'analyse
d'un discours (celui de la "guerre des races") susceptible,
non d'effacer toute mention du droit au profit d'une stricte logique
des forces, mais de faire valoir "un droit à la fois
ancré dans une histoire et décentré par rapport
à une universalité juridique" (p.45). Un droit,
donc, qui ne ressemble plus du tout à ce que le philosophe
nomme ordinairement ainsi ; mais un droit, aussi bien, auquel Foucault
donne encore le nom de "droit", l'installant au lieu même
de ce qu'il conteste. On est alors fondé – malgré
l'hétérogénéité apparente des
registres d'interrogations – à se demander ce que Foucault
entend par là, et ce que deviennent, dans cette oeuvre pourtant
vouée aux descriptions singulières, les déterminations
classiques qu'emporte avec elle la notion de droit.
2. La deuxième raison qui m'a poussé à choisir
ce thème est plus conjoncturelle. Nous sommes entrés
dans une séquence historique marquée par deux mouvements
d'apparence inverse. D'un côté, ce que l'on nommera
(pour rendre hommage à la "chaîne pénale",
métaphore également prisée par les deux derniers
Ministres de l'Intérieur en date), une concaténation
du juridique : autant dire, un recul massif de la question des formes,
une subordination explicitement revendiquée du moment du
droit à des finalités extérieures (qu'il s'agisse
de la réinsertion de la procédure pénale dans
une technologie du "traitement en temps réel",
ou de la refonte des catégories pénales ouvrant la
responsabilité sur l'horizon de la sécurité).
Restriction du droit, donc. Mais simultanément, on assiste
à l'extension et à la dissémination d'une régulation
de type juridique : multiplication des foyers depuis lesquels les
normes se trouvent émises, transferts de compétence
du couple législatif/exécutif vers le judiciaire,
création d'autorités administratives indépendantes
faisant jouer des procédures contradictoires, etc. D'un même
trait, donc, nous sommes les témoins d'une multiplication
des juges, et de ce que B.Frydman nomme une profonde "crise
de la prescription" (cf B.Frydman, "Le droit privé
de contenu", in coll., Refaire la politique, Paris : Syllepse,
2001).
Ce double processus donne un singulier relief au problème
de la place du droit dans l'oeuvre de Foucault. Parce que, d'abord,
cette œuvre y acquiert une pertinence descriptive nouvelle
: il est frappant, par exemple, de relire aujourd'hui l'intervention
de Foucault intitulée "La redéfinition du judiciable",
et reproduite dans un numéro de la revue Justice (revue du
Syndicat de la Magistrature) en 1987. Dans ce texte (malheureusement
non repris dans les Dits et Ecrits), Foucault prend appui sur un
livre-programme du Parti Socialiste, intitulé Liberté,
libertés, pour diagnostiquer une transformation de ce qu'il
nomme le "judiciable", c'est-à-dire "le domaine
d'objets qui peuvent entrer dans le champ de pertinence d'une action
judiciaire". Transformations consistant à la fois en
une "démultiplication, éparpillement, essaimage
du judiciaire" ; en la transformation de ses catégories
directrices, l'opposition licite-illicite s'associant à d'autres
couples, "vrai-faux, mais en même temps (à propos
de l'information) honnête-malhonnête, sain-pathologique"
; en la redéfinition, finalement, de la finalité de
l'action judiciaire, l'horizon du juste faisant place à la
"définition d'un optimum fonctionnel pour le corps social".
Toutes indications dont on ne saurait dire qu'elles manquent d'actualité.
Nouvelle pertinence, donc ; mais aussi bien, nouveaux problèmes.
Si le souci de Foucault était de faire apparaître,
sous un discours politique centré sur le droit et les principes,
la réalité de mécanismes disciplinaires alors
rejetés dans l'ombre, nous nous trouvons devant une tâche
inverse : nous avons à nous demander si, dans un ordre politique
qui s'avoue volontiers sécuritaire, certains éléments
de juridicité sont à même de faire contrepoids,
ou s'il faut se résoudre à n'y voir que maillons dans
la chaîne pénale. Toute la question est alors de savoir
si Foucault peut encore nous aider dans ce décryptage.
Deux raisons, en bref, de s'interroger sur "Foucault et le
droit" – l'une, liée à la compréhension
interne de l'oeuvre, l'autre à l'élucidation d'une
actualité. Raisons qui ne sont pas indépendantes :
se demander ce qu'il en est du droit chez Foucault ; décaper,
en quelque sorte, l'image tenace d'un Foucault ignorant du droit,
ce pourrait être aussi un moyen de se demander ce qu'il en
est du droit dans une actualité qui, de manière troublante,
s'est mise à ressembler aux "fictions" foucaldiennes,
sans même plus emprunter le masque que Foucault prétendait
lui ôter. Je me propose ici de faire le point sur les critiques
faites à Foucault au nom du droit ; puis, dans la discussion
de ces critiques, de faire apparaître quelques lignes de force
de l'analyse foucaldienne du droit – ou, parce que je serai
sans doute amené à extrapoler quelque peu, de ce que
pourrait être une réflexion sur le droit à partir
de Foucault.
Une remarque préliminaire s'impose. Je parle des critiques
: il me semble en effet que, lorsqu'on prétend lire chez
Foucault une ignorance du juridique, on fait en réalité
référence à une série de reproches,
qui se situent sur des registres assez différents :
1. La première critique concerne, de façon très
générale, la manière dont Foucault refuse d'ordonner
la réflexion philosophique à la reconnaissance préalable
d'une différence entre les questions de fait et les questions
de droit. Est ici en question la négation, par Foucault,
du "quid juris ?" kantien ; négation qui trouverait
ses effets les plus dévastateurs dans le champ où
cette question a son lieu propre : savoir, la philosophie politique,
comme lieu d'une réflexion sur la légitimité
(en tant qu'elle se distingue de la simple existence d'un ordre
social), sur l'obligation (en tant qu'elle se distingue de la force),
sur l'autorité (en tant qu'elle se distingue du pouvoir).
Foucault, on le sait, préfère l'Anthropologie d'un
point de vue pragmatique à la Critique de la raison pure
– préférence qui le condamnerait à ne
rien comprendre à la Doctrine du droit.
2. La seconde critique consiste plutôt à dénoncer,
dans l'examen de l'objet historique que Foucault se donne, l'aveuglement
envers le fait du droit : autrement dit, le fait que les règles
et procédures juridiques ressortissent d'un domaine d'objets
tout à fait particuliers, dont le mode d'être, la fonction
et la relation aux autres aspects de l'expérience sociale
impliquent que l'on ne puisse le dissoudre ou le démembrer.
Foucault, en bref, aurait méconnu dans son analyse des sociétés
l'autonomie et la spécificité du juridique, ainsi
que leurs effets en retour sur les phénomènes qu'il
prétend décrire ;
3. La dernière critique vise l'impossibilité, à
partir des prémisses de la pensée de Foucault, de
donner statut au sujet de droit, c'est-à-dire aux sujets
en tant qu'ils revendiquent certaines capacités dont ils
considèrent qu'ils sont, non seulement privés, mais
injustement privés. Cette référence au sujet
de droit suppose, d'une part, une certaine représentation
des aspirations individuelles là même où celles-ci
ne s'expriment pas (donc un droit opposable au fait) ; elle paraît
impliquer d'autre part une norme de légitimité qui
fonde le caractère précieux et respectable de ces
aspirations (donc un droit supérieur au fait). Or, Foucault
récuse à la fois l'un et l'autre – il refuse
de dégager le sujet de ses modes de constitution historique,
et refuse de poser une norme du juste au-delà des discours
et des pouvoirs. Il semble donc rendre incompréhensible cette
figure du sujet de droit, là même où, pratiquement,
ses descriptions visent pourtant à soutenir et à relayer
des luttes politiques où certains sujets exigent certains
droits.
Donc : le reproche suivant lequel Foucault méconnaît
le droit peut renvoyer à l'absence, chez lui, du droit comme
exigence ou préalable philosophique ; à la méconnaissance
du juridique comme domaine justiciable d'une analyse scientifique
autonome ; à l'incertitude relative au sujet de droit comme
support ou foyer d'une revendication politique. Le premier reproche
est si l'on veut celui du philosophe ; le second, celui du juriste
; le dernier, celui du militant (ou de celui, tout au moins, qui
prétend parler en son nom, tant il est vrai que les militants
sont généralement peu préoccupés de
fonder en raison leur statut de sujets de droit).
La distinction de ces registres me semble un préalable indispensable.
A opposer trop vite "le philosophe du pouvoir" à
"la philosophie du droit", on perd de vue le fait que
ces objections ne se déduisent nullement les unes des autres,
de manière invariable et mécanique. D'une part, elles
ne vont pas forcément de pair : ainsi, un positiviste juridique
à la manière de Kelsen pourrait fort bien s'accorder
avec Foucault sur la nécessité de suspendre, lorsqu'on
veut saisir ce qu'est le droit, toute référence à
un cadre normatif exprimant ce que les lois devraient être.
Cependant, il n'accorderait probablement pas à Foucault le
type d'objectivation que ce dernier propose du droit, et l'accuserait
de dissoudre le juridique dans l'histoire ou la sociologie. D'autre
part, ces objections connaissent divers enchaînements possibles.
En particulier, on distinguera entre ceux qui reprochent à
Foucault d'avoir ignoré le sujet, donc le juridique, et ceux
qui lui reprochent d'avoir ignoré le juridique, donc le sujet.
D'un côté, Alain Renaut, pour qui le tort de Foucault
est d'avoir rejeté la position d'un sujet de droit anhistorique,
dont les exigences auraient vocation à s'inscrire peu à
peu dans le droit positif ; de l'autre, Claude Lefort, qui lui reprocherait
plutôt d'avoir manqué l'institution historique d'une
séparation entre le droit et le lieu du pouvoir, séparation
permettant aux individus de se constituer en sujets, d'entrer dans
une dynamique de revendications de droits contre l'Etat et hors
de l'Etat. Pour l'un, Foucault a méconnu l'homme, et le sujet
en l'homme, comme foyer intemporel du droit ; pour l'autre, il a
ignoré que le droit, comme fait ou "forme" historique,
amène à poser l'homme comme support et vecteur de
revendications.
A terme, donc, c'est, bien plus qu'à une sorte de heurt
massif, à une pluralité de confrontations que devrait
conduire la réflexion sur "Foucault et le droit".
Confrontations, d'ailleurs, dont on peut s'attendre à ce
qu'elles soient inégalement motivées et fécondes
: si l'on ne voit guère ce qui pourrait sortir d'une discussion
entre les positions respectives de Foucault et de Renaut (je tâcherai
toutefois d'en dire un mot plus loin), il serait par contre tout
à fait nécessaire d'interroger l'écart entre
Foucault et Lefort : parce que leurs positions s'engrènent
sur une commune attention pour les revendications de droit, lorsque
celles-ci prennent une forme à la fois politique et non-étatique
; parce qu'elles renvoient toutes deux la constitution du sujet
à la singularité d'une expérience historique,
plus qu'à un corps de principes intemporels. Pour l'instant,
et plus modestement, je vais tâcher de parcourir les trois
niveaux de ce débat. I) Pour répondre à l'objection
du philosophe, je vais commencer par reconstruire les raisons de
l'opposition de Foucault au "juridisme" philosophique
– ses motifs et ses implications quant aux concepts directeurs
de sa pensée. II) Pour répondre à l'objection
du juriste, j'essaierai d'établir que l'anti-juridisme dans
la théorie ne conduit pas forcément à une ignorance
du juridique, ou à ce qu'on a coutume d'appeler un "réductionnisme".
III) Pour répondre, enfin, à l'objection du militant,
j'indiquerai quelques pistes relatives au rapport qu'entretiennent
l'ordre du droit, avec ce processus que Foucault analyse comme "subjectivation"
dans les derniers textes.
I. L'anti-juridisme de Foucault
Je commencerai par formuler une hypothèse générale
: Foucault ne refuse pas de penser le droit ; il refuse la manière
dont le droit est ordinairement pensé et, plus radicalement
encore, cette pensée de la société qui emprunte
au droit ses catégories. Autrement dit : Foucault construit
sa théorie du pouvoir, non directement contre le juridique,
mais contre le discours méta-juridique (ce qu'il appelle
la "théorie de la souveraineté"), et plus
encore contre la posture philosophique qui fait des concepts juridiques
les catégories directrices de toute réflexion sur
le politique (ce qu'il appelle la "conception juridico-discursive
du pouvoir"). Si cette hypothèse est tenable, cela voudrait
dire que la critique du juridisme n'obère pas chez Foucault
la possibilité d'appréhender le juridique, voire constitue
un préalable à une appréhension adéquate
de ce qu'est effectivement le droit.
Cette distinction, je l'indique du départ, n'est pas aisée
à établir. La difficulté, sur ce terrain, vient
du fait que Foucault ne cesse d'échanger les points de vue
(cf les premiers cours de Il faut défendre la société
: "le droit" y désigne tantôt "la loi
et l'ensemble des appareils, institutions, réglements qui
appliquent le droit" (p.24), tantôt "la pensée
juridique" (p.23), tantôt "la théorie juridico-politique
de la souveraineté" (p.31). Ce bougé a un sens
: il indique tout un système d'échanges entre le discours
juridique, le discours des théoriciens du droit, le discours
des philosophes du droit. Il faut y voir aussi l'effet, disons-le,
d'une assez grande désinvolture à l'égard de
distinctions et de définitions auxquelles les philosophes
du droit accordent, au contraire, toute leur patience et leur attention
: signe que Foucault a résolu de changer de terrain. Pour
autant, l'examen de ses arguments laisse apparaître, dans
ce fouillis, quelques distinctions assez nettes : il s'agit avant
tout pour Foucault, non de statuer sur le rôle et l'importance
du droit dans le fonctionnement effectif des sociétés,
mais d'analyser, puis de se débarrasser du discours sur le
droit.
Au point de départ de l'analyse, il faut situer la généalogie
de la "théorie de la souveraineté", i.e.
la manière dont Foucault retrace le parcours du discours
sur le droit, et sa "re-fonctionnalisation" permanente
au cours de l'histoire politique. Ainsi, le cours intitulé
Il faut défendre la société distingue-t-il
(p.31) cinq étapes à l'intérieur de cette histoire
: d'abord, la théorie de la souveraineté "s'est
référée à un mécanisme de pouvoir
effectif qui était celui de la monarchie féodale"
(hypothèse, notons-le au passage, assez curieuse, dans la
mesure où la notion de souveraineté est ordinairement
située en opposition vis-à-vis des liens féodo-vassaliques).
Deuxièmement, cette théorie a servi "d'instrument
et de justification pour la constitution des grandes monarchies
administratives". Troisièmement, elle a constitué
un instrument dans la lutte politique et théorique au XVIe
et XVIIIe – lutte à l'issue de laquelle, quatrièmement,
elle a permis de construire le modèle alternatif de la démocratie
parlementaire. Cinquièmement enfin, dès lors que s'est
mis en place un autre type de pouvoir (disciplinaire, puis biopolitique),
la "théorie de la souveraineté" a trouvé
une dernière fonction, servant à travestir les rapports
de pouvoir : "cette théorie, et l'organisation d'un
code juridique centré sur elle ont permis de superposer aux
mécanismes de la discipline un système de droit qui
en masquait les procédés, qui effaçait ce qu'il
pouvait y avoir de domination et de techniques de domination dans
la discipline et qui garantissait à chacun qu'il exerçait
à travers la souveraineté de l'Etat, ses propres droits
souverains" (p.33).
Cette généalogie est relativement imprécise,
mais sa signification, elle, est claire : il s'agit pour Foucault
de montrer que le discours sur le droit ne tire pas sa consistance
de l'objet qu'il prétend décrire (objet qu'il "perd"
très vite, à partir du moment où il se décale
vis-à-vis de sa matrice féodale) mais de la fonction
qu'il occupe dans l'exercice effectif du pouvoir. Autrement dit,
la théorie de la souveraineté ne tient pas sa valeur
du fait qu'elle dirait ce qu'est le droit, à la manière
d'une représentation, mais de son instrumentalisation diverse
– instrumentalisation dont le droit, en retour, subit un certain
nombre d'effets. Du même coup, on ne saurait dire que, pour
Foucault, le travestissement des rapports de pouvoir constitue la
vérité éternelle du juridique : ce n'est pas
le droit, mais le discours sur le droit qui acquiert (et qui acquiert
tardivement) cette signification, laquelle secondairement vient
peser sur les structures et le fonctionnement juridique, à
la manière d'un "centrage". Foucault ne nie certes
pas que la fonction d'occultation tenue par le discours sur le droit
ait des effets sur le droit lui-même, sur le contenu des codes
et les modalités de leur mise en oeuvre ; pour autant, je
ne crois pas qu'il soutienne que cette fonction d'occultation épuise
la réalité du droit.
Cette généalogie conduit Foucault a affirmer qu'une
analyse adéquate du pouvoir, dans les sociétés
modernes, doit rompre de plusieurs manières avec la "théorie
juridico-discursive" du pouvoir. Autrement dit, le repérage
de la fonction historique (de plus en plus "déconnectée"
et falsificatrice) de la théorie de la souveraineté
exige un ensemble de transformations dans le regard que le philosophe
porte sur son objet. Cet aspect est sans doute le mieux connu :
la recherche d'une alternative à la théorie "juridico-discursive"
comprend quatre aspects essentiels.
1. D'abord, elle implique que le philosophe cesse de se prendre
pour un juge : en ce sens, c'est toute la philosophie de Foucault
(et pas seulement ses textes sur le pouvoir) qui, en opposant à
la recherche de principes, la description et l'analyse, s'oppose
à la grande métaphore du "tribunal de la raison".
2. Ensuite, elle passe par la recherche de paradigmes alternatifs
au paradigme juridique : contre une théorie du pouvoir qui
pense celui-ci à partir du juridique, et en termes juridiques,
Foucault fait valoir une pluralité d'autres modèles
– essentiellement, un modèle stratégique, un
modèle technologique, un modèle biologique. Dans ses
réflexions sur la guerre, sur la technique, sur le vivant
et la médecine, Foucault cherche essentiellement à
déborder la pensée qui se focalise sur le droit. Foucault
s'interdit d'ailleurs d'hypostasier l'un ou l'autre de ces modèles,
en soulignant qu'il s'agit d'autant de discours : ainsi, le cours
Il faut défendre la société n'oppose pas la
théorie de la souveraineté à la réalité
du pouvoir, laquelle serait la guerre ; il fait l'histoire du discours
qui, présentant le pouvoir comme guerre des races, double
et conteste le discours juridico-politique. De manière plus
générale, Foucault ne dit donc pas "le pouvoir
c'est la guerre", ou "le pouvoir c'est le vivant",
mais "on gagne à penser le pouvoir comme guerre",
ou "le pouvoir comme vivant". Ce, pour deux raisons essentielles
: parce que ces paradigmes ont été repoussés
par le discours sur le droit et peuvent donc jouer, vis-à-vis
de lui, un rôle critique ; parce que, simultanément,
ces paradigmes participent à la constitution des pratiques
modernes de pouvoir, et sont en prise avec celles-ci.
Autrement dit, ce qui intéresse Foucault dans le discours
sur le pouvoir-guerre, ou sur le pouvoir-vivant, ou sur le pouvoir-technique,
c'est qu'ils se situent exactement au lieu où (comme l'établit
la généalogie que j'ai rappelée plus haut)
le discours sur le pouvoir-droit se situait aux 17 et 18e siècle
: ce sont des catégories à travers lesquelles le pouvoir
se construit effectivement, et qui simultanément sont susceptible
de jouer vis-à-vis de lui et des justifications qu'il se
donne, un rôle critique. Ainsi, le discours sur la guerre
est-il à la fois discours efficace du côté de
l'art militaire, et discours critique vis-à-vis des prétentions
de l'Etat à l'universalité. De même, le discours
sur la technique est efficace dans les technologies disciplinaires,
et critique vis-à-vis d'une interrogation limitée
au seul examen des principes de légitimité de l'ordre
politique. De même encore, le discours sur le vivant est efficace
dans la constitution de la biopolitique, et critique vis-à-vis
du discours identifiant le pouvoir avec une autorité transcendante
et limitative. On ne saurait donc adopter sur l'un de ces paradigmes
un point de vue trop réaliste (par exemple, en tirant comme
le fait Deleuze l'analyse de la biopolitique du côté
d'un vitalisme) sans se souvenir de ce que chez Foucault, il s'agit
là d'un discours ; sans se souvenir, aussi, que Foucault
prend soin de ne jamais choisir un seul paradigme, mais en met toujours
plusieurs en concurrence.
3. L'opposition à la "théorie juridico-discursive",
étayée sur ces paradigmes alternatifs, conduit à
la formulation d'un certain nombre de principes très connus
: principe suivant lequel le pouvoir produit plus qu'il ne nie ;
principe suivant lequel on a toujours affaire à une pluralité
de pouvoirs ; principe suivant lequel le pouvoir est une relation,
et non un bien susceptible de cession ; principe suivant lequel,
enfin, les règles qui organisent l'exercice du pouvoir sont
immanentes et se transforment dans cet exercice même, plutôt
que de s'imposer d'en haut. On le voit, les principes de la "microphysique
du pouvoir" s'opposent terme à terme à ceux de
la théorie de la souveraineté – au modèle
d'un pacte par lequel les individus renoncent à leur droit,
au profit d'un souverain susceptible d'instituer le droit, lequel
prend essentiellement la forme de lois restrictives et transcendantes.
4. Enfin, la rupture avec la "théorie juridico-discursive"
commande un déplacement de l'attention, ou ce que Foucault
appelle une "précaution de méthode" dans
le choix des objets d'étude. Je cite Il faut défendre
la société (p.25) : "prendre le pouvoir dans
ses formes et ses institutions les plus régionales, les plus
locales, là surtout où le pouvoir, débordant
les règles de droit qui l'organisent et le délimitent,
se prolonge par conséquent au-delà de ces règles
(...) Autrement dit, saisir le pouvoir du côté de l'extrémité
la moins juridique de son exercice".
Je m'arrête sur ce dernier point. Vous voyez qu'il n'y a
pas chez Foucault d'exclusion de principe de toute réflexion
sur le juridique, mais une série de thèses assez complexes.
Au point de départ, cette affirmation : le discours qui prétend
lire la constitution d'une société politique autour
du droit et en termes de droit (le discours qui fait de la loi l'instance
centrale, et où le philosophe met la toque du juge) est un
discours de pouvoir, mais qui pour cette raison même bloque
l'appréhension du pouvoir, tel qu'il s'exerce depuis (au
moins) le XVIIIe siècle. Ce constat conduit, d'un côté,
à la refonte des catégories philosophiques propres
à analyser le pouvoir, de façon à ce que celles-ci
se débarrassent du modèle du droit ; il conduit, de
l'autre côté, à écarter par souci de
méthode les mécanismes directement juridiques (parce
que ceux-ci ont jusqu'ici fait l'objet d'une attention exclusive,
et qu'ils sont du même coup impropres à élaborer
le paradigme alternatif que Foucault souhaite promouvoir). Ce qui
m'intéresse, c'est qu'à aucun moment, Foucault ne
dit que le droit est une dimension négligeable ou inconsistante
de l'expérience sociale – il y voit seulement un modèle
impropre à fournir des catégories à la philosophie
politique, et un objet rendu illisible parce qu'entièrement
investi par le discours sur la souveraineté. Mais qu'il faille
partir "de l'extrémité la moins juridique"
de l'exercice du pouvoir ne signifie pas que les concepts élaborés
dans ce cadre ne puissent pas, une fois lancés, récupérer
le droit lui-même.
A la limite, on peut même dire l'inverse. Lorsque Foucault
écrit :
dans les sociétés occidentales, et ceci depuis le
Moyen-Age, l'élaboration de la pensée juridique s'est
faite essentiellement autour du pouvoir royal. C'est à la
demande du pouvoir royal, c'est également à son profit,
c'est pour lui servir d'instrument et de justification que s'est
élaboré l'édifice juridique de nos sociétés.
(Il faut défendre la société, p.25)
On peut certes lire l'idée que le droit est, et n'est rien
d'autre, qu'un instrument et un leurre au service du pouvoir. Mais
on peut aussi lire la phrase en un autre sens : la théorie
qui absolutise le juridique, parce qu'elle est absolument soumise
à des impératifs politiques, conduit à manquer,
non seulement la véritable nature du pouvoir royal, mais
aussi la véritable nature du droit. Pour Foucault, le discours
sur le droit est d'autant plus un discours de pouvoir qu'il prétend
dissoudre la question du pouvoir dans celle du droit : les légistes
royaux sont plus royalistes que le roi, parce que d'abord, ils sont
plus juristes que le droit. On peut alors penser, sans paradoxe,
qu'une analyse du pouvoir qui ne part plus du droit (ni dans ses
catégories, ni dans ses objets privilégiés)
est non seulement capable d'y arriver, mais peut offrir une meilleure
compréhension du droit parce qu'elle ne l'absolutise pas
pour des motifs de légitimation politique.
II. Foucault est-il réductionniste ?
Nous avons donc, chemin faisant, commencé à répondre
à l'objection du juriste : chez Foucault, critique du juridisme
ne veut pas dire évacuation du juridique. C'est pourquoi
il peut écrire (Dits et Ecrits, III, p.424) : "Le droit
n'est ni la vérité ni l'alibi du pouvoir. Il est un
instrument à la fois complexe et partiel. La forme de la
loi et les effets d'interdit qu'elle porte sont à replacer
parmi d'autres mécanismes non-juridiques". Traduisons
: ce qui est un alibi du pouvoir, c'est le juridisme, dès
lors qu'il fait du droit la vérité de l'autorité,
et de la question "quid juris" la vérité
de la philosophie. Mais si l'on se débarrasse de cette vérité-alibi,
on peut accéder au juridique, comme instrument "partiel"
– le droit n'est pas tout – et "complexe"
– le droit n'est pas rien – complexité touchant
à sa "forme" et à ses "effets d'interdits",
tous éléments que Foucault est loin de nier.
Encore faut-il que le paradigme produit par Foucault soit effectivement
apte à rendre compte des caractéristiques propres
aux phénomènes juridiques : à rendre justice,
si j'ose dire, à ce que j'ai appelé en commençant
"le fait du droit". Autrement dit, la question que nous
devons poser à Foucault est : une théorie non-"juridiste"
du droit est-elle condamnée à rabattre celui-ci sur
d'autres phénomènes discursifs ou sociaux, en bref
au réductionnisme ? Cela suppose évidemment de s'entendre
sur les caractéristiques minimales de ce "fait du droit"
– caractéristiques qu'une théorie devrait respecter,
sous peine de se voir accuser d'"écraser" le juridique.
Il me semble qu'on peut, par provision, proposer trois critères
essentiels : critère d'idéalité, critère
de constitution, critère d'autonomie. a) Serait réductionniste
une théorie qui manquerait l'idéalité du droit
et de ses significations : autrement dit, pour parler comme les
philosophes analytiques, le fait que la sémantique des règles
juridiques ne saurait être rabattue sur celle des propositions
descriptives ; ou encore, pour reprendre cette fois le vocabulaire
de Kelsen, le fait que les normes du droit prennent sens par référence
à un ordre du "devoir-être", du sollen, et
ne sauraient être réduites à l'expression de
puissances étroitement matérielles. b) Serait réductionniste,
d'autre part, une théorie qui manquerait le caractère
constituant du droit ; autrement dit, qui penserait la loi comme
venant seulement départager des objets préalablement
définis avant elle et en dehors d'elle, en oubliant que la
loi procède d'abord à une catégorisation, à
une qualification des sujets et des actes. Catégorisation
dont le statut est instituant, parce qu'il revient à conférer
à ces sujets et à ces actes des propriétés
qu'ils n'ont pas naturellement – par exemple, la responsabilité
est inséparable de l'imputation qu'opère la règle
juridique ; de même, la distinction entre choses et personnes
est inséparable de la manière dont le droit fait jouer
cette dualité, etc. c) Serait réductionniste, enfin,
une théorie qui manquerait l'autonomie du droit, la consistance
que sa systématicité lui confère et qui en
fait une sphère distincte vis-à-vis des conflits sociaux
et des jeux de pouvoir : le fait, en d'autres termes, que les normes
juridiques doivent être resituées dans le jeu de renvois
mutuels qui, les rapportant les unes aux autres, les autonomise
partiellement des contextes de leur élaboration ou de leur
mise en oeuvre.
Pour rassembler ces trois critères, serait réductionniste
une théorie qui manquerait la différence entre l'ordre
des règles juridiques et l'ensemble des régularités
sociales observables. C'est là le reproche communément
adressé à Foucault : celui d'ignorer le symbolique,
de sous-estimer l'instance de la règle. En bref, Foucault
se comporterait vaguement en sociologue, et au plus loin de toute
philosophie du droit sérieuse. Or, il me semble que ce reproche
porte à faux : non seulement Foucault ne tombe frontalement,
malgré les apparences, sous aucun de ces reproches, mais
il pourrait bien, par sa démarche, rejoindre certaines des
questions laissées en jachère par la philosophie du
droit dite "sérieuse".
a) Partons du plus paradoxal : la question de l'idéalité.
A priori, l'enquête que Foucault mène à propos
du droit se situe certes aux antipodes de tout idéalisme
juridique : il s'agit de déceler derrière les catégories
juridiques des dispositifs concrets, et de rapporter l'universalité
apparente du droit à une série de contingences historiques.
Pour Foucault, le droit doit être compris à partir
des mécanismes qui, en lui assurant une prise effective sur
le corps social, en infléchissent aussi les contenus ; bien
évidemment, la production des normes juridiques n'est pas
rapportée chez lui au seul lien logique qu'elles entretiennent
avec les normes de degré supérieur dont elles procèdent.
Pour contredire la formule de Kelsen, chez Foucault ce n'est pas
le droit qui produit le droit, mais "les excès du vin
ou du sexe", "les petites, les infimes matérialités"
pour reprendre les célèbres formules de "La vie
des hommes infâmes".
Pour autant, on ne saurait reprocher à Foucault d'avoir
rabattu l'idéalité du juridique sur la matérialité
des instruments du pouvoir, sans s'être préalablement
interrogé sur le type de "matérialité"
à laquelle Foucault renvoie dans ses réflexions sur
le discours et le pouvoir ; sans se souvenir que le matérialisme
de Foucault est tout à fait curieux (l'Ordre du discours
revendiquait à ce propos un "matérialisme de
l'incorporel"). Sur ce point, il faudrait s'arrêter longuement.
Faute de temps, je m'en tiendrai à un exemple, celui de ce
que Foucault appelle "les disciplines". Qu'est-ce exactement
qu'une discipline ? A lire attentivement Surveiller et punir, on
s'aperçoit que cet objet est constitué au croisement
de deux démarches : d'un côté, il s'agit de
"rematérialiser" la philosophie politique, en faisant
valoir les catégories du corps et la question des corps,
contre une justice moderne qui se veut essentiellement traitement
de l'âme. Mais simultanément, le concept de discipline
vise aussi à rendre compte d'un mode de rationalité,
d'une manière de penser les pratiques punitives, manière
de penser qui déploie ses effets au travers d'institutions
diverses, et qui fédère différents types d'agencements
matériels. En d'autres termes, par "discipline",
Foucault va entendre, d'un même trait, l'ensemble des pratiques
concrètes, s'exerçant au ras des corps, susceptibles
d'être ressaisies dans leur multiplicité ; et l'horizon
proprement conceptuel (le schéma, le diagramme abstrait)
dans lequel ces pratiques trouvent à se coordonner. L'objet
"discipline" est en quelque sorte transversal, vis-à-vis
de l'alternative entre matérialité et idéalité
Du même coup, lorsqu'il introduit l'articulation entre droit
et disciplines, Foucault n'est pas celui qui, au nom d'une matérialité
"brute", va nier l'idéalité des normes juridiques,
en n'y voyant que la traduction ou l'occultation d'états
de faits étroitement empiriques. Il me semble que cette articulation
conduit plutôt à compliquer le partage. Pour reprendre,
de manière évidemment un peu acrobatique, l'opposition
proposée par Kelsen, disons que l'approche de Foucault revient
à découpler l'opposition entre sollen et sein, de
l'opposition entre juridique et non-juridique.
Il s'agit, dans un premier temps, de montrer que les normes du
droit ne prennent sens que de s'inscrire dans un ensemble d'agencements
matériels, lesquels ne forment pas seulement leur contexte
extérieur (contexte dont la théorie du droit n'aurait
pas à tenir compte, qu'elle pourrait déléguer
à une sociologie), mais contribuent à leur conférer
une signification ; en bref, pas de normativité qui ne dépende
d'une matérialité, d'un ensemble d'agencements concrets
lui conférant une applicabilité minimale. Par parenthèse,
Kelsen remarquait déjà cette solidarité qui
vient limiter l'extériorité réciproque de l'ordre
des faits et de celui des règles :
"Un ordre normatif n'est supposé avoir de validité
normative que si le comportement réel des hommes, qui se
réfère à cet ordre, correspond jusqu'à
un certain degré à son contenu. Il serait sans aucun
doute absurde d'admettre la validité d'un ordre étatique
auquel le comportement des hommes ne se conformerait en aucune façon.
Il reste certes de nos jours quelques rares esprits tortueux pour
considérer que l'ordre étatique de la russie tsariste
est encore valable et que tout ce qui s'est passé depuis
la révolution est contraire au droit, sous prétexte
que l'ordre ancin n'a pas été transformé par
des voies légitimes. Mais on considère cela comme
une exception extravagante" (Kelsen, "l'essence de l'Etat",
trad. Cahiers de philosophie politique et juridique, public.de l'Université
de Caen, 1990, n°17))
Pas de droit, donc, qui n'exige pour être un droit de s'inscrire,
au moins minimalement, dans les faits. Mais cela veut dire aussi
que, sur ce trajet, le droit va rencontrer d'autres types de normativité,
d'autres systèmes de prescription – technologiques,
stratégiques, scientifiques –, idéalités
"concurrentes", en quelque sorte, mais dont dépend
la capacité du droit à rencontrer les faits. On remarquera,
à cet égard, que Foucault accorde à ces systèmes
normatifs la propriété que Kelsen réservait
à la normativité juridique : celle de tirer son sens
de son décalage même avec la réalité
sociale. En effet, là où Kelsen écrit, à
propos des règles de droit :
"Le contenu d'un ordre normatif doit être tel qu'une
contradiction soit possible entre les faits particuliers qui se
produisent réellement et les normes de l'ordre. Une norme
qui énoncerait "doit se produire ce qui se produit effectivement"
(...) ne serait norme que quant à la lettre et nonn quant
au sens profond". ("L'essence de l'Etat", art.cit.
p.23)
Foucault, de son côté, écrit :
"le schéma rationnel de la prison, celui de l'hôpital
ou de l'asile (...) sont des programmes explicites : il s'agit d'ensemble
de prescriptions calculées et raisonnées et selon
lesquelles on devait organiser des institutions, aménager
des espaces, régler des comportements. S'ils ont une idéalité,
c'est celle d'une programmation à qui il arrive de rester
en suspens..." ("Table ronde du 20 mai 1978", DE,
IV, pp.27-28. Il faudrait ici l'ensemble de ce texte, à mon
sens capital quant à la détermination du registre
sur lequel Foucault situe ses descriptions)
Autrement dit, pour s'en tenir au schéma esquissé
dans Surveiller et Punir : pas de loi sans discipline, comme mise
en ordre des corps; mais pas de discipline sans "diagramme
de pouvoir", comme "programmation" politique jamais
totalement réalisée dans les faits, comme position
d'un devoir-être concurrent des règles juridiques.
En bref, Foucault ne réduit pas les règles juridiques
"idéales" aux faits sociaux "matériels"
: il situe son enquête dans cette zone grise où la
règle de droit apparaît solidaire de faits, faits traversés
et investis par d'autres types de règles, de sorte que l'opposition
de l'idéal et du réel vient en quelque sorte couper,
transversalement, celle du juridique et de l'extra-juridique. Ou,
pour le dire dans les termes de la "Table Ronde du 20 mai 1978"
:
"Programmes, technologies, dispositifs : rien de tout cela
n'est l'"idéal type". J'essaie de voir le jeu et
le développement de réalités diverses qui s'articulent
les unes sur les autres : un programme, le lien qui l'explique,
la loi qui lui donne valeur contraignante, etc, sont tout autant
des réalités (quoique sur un autre mode) que les institutions
qui lui donnent corps ou les comportements qui s'y ajustent plus
ou moins fidèlement". (p.28)
b) Deuxième point, deuxième reproche. Foucault dénie-t-il
au droit tout caractère constituant, méconnaît-il
la puissance propre à la catégorisation juridique
? Là encore, il me semble nécessaire de dépasser
une appréhension trop rapide de ses travaux.
A un niveau superficiel, l'impression que Foucault minore la manière
dont le droit vient instituer positivement un certain nombre de
réalités est sans doute liée à deux
facteurs : d'une part, la focalisation d'une grande partie de ses
recherches sur le droit pénal, au point que juridique et
judiciaire tendent parfois à se confondre – au détriment,
notamment, du droit constitutionnel, dans lequel la valeur instituante
prime explicitement sur la forme de l'obligation et de l'interdiction,
laquelle tend dans le droit pénal à occulter le fait
que la règle juridique elle aussi qualifie, impute, catégorise,
etc. D'autre part, l'insistance mise dans la théorie du pouvoir
sur la nécessité d'une conception positive et productive
des normes (étayée sur les paradigmes biologique,
technologique, etc) tend, par contraste, à repousser le juridique
du côté de la seule interdiction, de la répression
ou du partage d'une réalité pré-donnée.
Pour autant, on ne peut affirmer que Foucault ignore la dimension
constituante de la loi : je rappellerai simplement, de ce point
de vue, qu'il distingue nettement, dans La Volonté de savoir
et à propos de la psychanalyse, entre une théorie
qu'il appelle théorie de la "répression des instincts",
et une théorie de la "loi constitutive du désir".
Certes, l'objet de cette discussion n'est pas directement la loi
juridique, mais la manière dont la psychanalyse fait jouer
le modèle du droit dans son domaine propre. Reste qu'une
telle discussion montre bien que Foucault n'oppose pas simplement
l'interdit légal et la production bio-politique, seule dotée
d'une capacité d'instituer positivement les réalités
sur lesquelles la loi viendrait ensuite s'exercer.
Si donc l'ordre juridique, le code, est bel et bien doté
par Foucault d'une capacité instituante, quel rapport entretient-il
avec l'ordre micro-politique, avec la sphère des disciplines
ou des technologies du pouvoir ? Il me semble, de ce point de vue,
que la réflexion de Foucault porte sur la façon dont
la constitution, par le droit, de la société comme
ordre juridique, suppose une mise en ordre préalable des
corps et des comportements ; mise en ordre dont le droit a besoin,
mais qu'il ne peut intégralement gouverner. Autrement dit
: Foucault ne nie pas que la loi ait une valeur constituante ou
déterminante – encore faut-il que le réel social
ne soit pas un pur chaos, qu'il soit déterminable ou encodable.
Et cette déterminabilité du divers social, la loi
en tant que telle (en tant qu'abstraite et générale)
ne peut l'accomplir, ce qui l'expose à l'intervention de
modes de rationalité non-juridiques, et lui confère
une historicité, une contingence qui entament son caractère
systématique.
Cette exigence est, par exemple, lisible en filigrane dans ce passage
de Surveiller et punir :
"La forme juridique générale qui garantissait
un système de droits en principe égalitaires était
sous-tendue par des mécanismes menus, quotidiens et physiques,
par tous ces systèmes de micro-pouvoirs essentiellement inégalitaires
et dissymétriques que constituent les disciplines. Et si,
d'une façon formelle, le régime représentatif
permet que directement ou indirectement, avec ou sans relais, la
volonté de tous forme l'instance fondamentale de la souveraineté,
les disciplines donnent, à la base, garantie de la soumission
des forces et des corps. Les disciplines réelles et corporelles
ont constitué le sous-sol des libertés formelles et
juridiques". (Surveiller et punir, p.224)
Il me semble que ce passage hésite entre deux options :
pour une part, il oppose le juridique au disciplinaire comme le
"formel" au "réel" (renvoyant du même
coup le droit du côté d'une sphère inconsistante
et purement mystificatrice – c'est l'aspect le moins intéressant,
peut-être le plus "daté" du texte) ; mais
il oppose aussi le juridique au disciplinaire comme le "général"
au "menu", au "quotidien". Dans cette perspective,
l'adjectif "formel" prend un autre sens : il vient désigner
l'incapacité de la forme juridique à déterminer
par elle-même, sans médiation d'un autre genre, la
multiplicité des conduites : ces médiations que constituent
les dispositifs disciplinaires viennent alors, ironiquement, assurer
l'applicabilité de la règle de droit dans la mesure
où elles en contrebattent le caractère universel et
égalitaire.
Cette hypothèse de lecture me paraît offrir deux intérêts.
D'abord, elle permet d'éclairer une forme de continuité
entre ce qu'il est convenu d'appeler le "second", et le
"dernier" Foucault – entre les textes sur le pouvoir,
et ceux consacrés au sujet. Dans les deux cas, l'enquête
prend place dans le fossé ouvert entre la multiplicité
des comportements sociaux et l'unité des codes (qu'il s'agisse
du code juridique, dans Surveiller et punir, ou du code moral, dans
L'Usage des plaisirs). De chaque côté, le constat du
fait que la règle sous-détermine les conditions de
son application, et présuppose un ordre des conduites dont
elle ne peut établir l'allure, permet de découvrir
un domaine historique doté d'une forte variabilité
; domaine dont l'examen, à rebours, remet en question le
caractère intemporel et rationnel de la règle elle-même.
Cette insistance sur le moment de l'application comme moment de
risque pour les prétentions de la rationalité ; cet
intérêt pour les transformations de ce qui approprie
le divers des comportements à la loi, tout cela me fait penser
qu'il serait intéressant de rechercher, chez Foucault, l'empreinte
de la problématique kantienne du schématisme comme
"art caché".
Deuxième intérêt de cette hypothèse
: elle complique quelque peu la tâche de qui voudrait, simplement,
opposer à Foucault l'ordre des principes et la nécessité
de l'universel. Car en s'interrogeant sur la manière dont
les comportements sont ordonnés pour devenir subsumables
sous la règle juridique, Foucault soulève une question
que le rationaliste lui-même ne peut éluder, parce
qu'elle vient creuser un embarrassant écart entre l'universalité
qu'il invoque et les singularités qu'il reproche à
Foucault d'avoir considéré d'un peu trop près.
Il est ainsi intéressant, de retrouver chez A.Renaut, la
trace du point d'insertion de la problématique foucaldienne,
sous la forme d'une sorte d'inquiétude :
"un concept inapplicable au particulier (en termes kantiens,
un concept non "schématisable") demeure irreprésentable,
et il reste vide ou incompréhensible. Or, si l'on considère
le concept de sujet de droit, il apparaît bien vite qu'il
expose de ce point de vue à de singulières difficultés.
Ces difficultés surgissent, en effet, dès lors qu'il
s'agit, au plan pratique, d'appliquer la notion de sujet de droit
à certains êtres humains à propos desquels il
est inévitable de se demander, lorsqu'il faut définir
avec précision les droits qui leur reviennent dans telle
ou telle situation concrète, jusqu'à quel point ils
peuvent être effectivement considérés comme
des sujets de droit. (...)
A des titres divers, et avec des difficultés plus ou moins
redoutables, l'embryon, l'enfant, le prisonnier, le malade mental,
le malade en état de coma dépassé, le drogué,
d'autres encore, posent ainsi dans le cadre de l'Etat de droit,
la question de déterminer quel type de sujet de droit ils
constituent (...) Que certes il y ait des réponses juridiques,
dans chacune des législations établies par nos Etats,
ce n'est pas douteux, du moins dans certains cas évoqués
; reste que les juges confrontés par exemple au problème
de la toxicomanie le savent fort bien, la mise en oeuvre de ces
réponses elles-mêmes, quand elles existent, n'est pas
simple – tant il est vrai que la sanction juridique de conduites
où le sujet se trouve dépossédé de sa
subjectivité, donc de sa responsabilité, demeure dans
son principe fort énigmatique. Bref, faute de l'indication
d'un tel critère, c'est bien la pensabilité même
de la notion de sujet de droit qui tendrait à s'estomper,
si tant est qu'un concept inapplicable est bien près d'être
une chimère".
(A.Renaut, "Etat de droit et sujet de droit", Cahiers
de philosophie politique et juridique, 1993, n°24. pp.61 et
66)
Qu'A.Renaut, mettant au jour ce moment problématique de
l'application, souligne à quel point le concept même
de sujet de droit s'en trouve affecté, puis y retrouve la
figure du malade mental, du prisonnier ou du toxicomane, ne peut
manquer de frapper le lecteur de Foucault. Non que leurs approches
soient superposables : la découverte de ce problème
porte Renaut à rechercher (du côté de la Critique
de la faculté de juger) les conditions universelles sous
lesquelles l'universel peut subsumer les cas singuliers –
stratégie qui l'oblige finalement à traiter comme
d'un reliquat la résistance du singulier comme tel, à
la juger "fort énigmatique", s'en remettant ici
à la sagesse soucieuse des magistrats. Foucault, au contraire,
part de ce reliquat (du prisonnier, du drogué, etc), pour
interroger les dispositifs singuliers qui permettent effectivement,
quotidiennement, l'applicabilité de la règle universelle,
mais en entament certes l'universalité.
c) Dernier critère auquel, me semble-t-il, devrait se mesurer
le supposé "réductionnisme" de Foucault
: celui de l'autonomie du droit. Foucault méconnaît-il
le fait que les normes juridiques, par les relations qu'elles entretiennent,
constituent un domaine doté d'une forte indépendance
à l'égard des autres types de phénomènes
historiques et sociaux ? Question qui, dans les termes de Foucault,
pourrait être reformulée ainsi : Foucault dissout-il
la spécificité du légal dans une analyse générale
du normatif, qui insèrerait les règles juridiques
dans toute une série de régulations faisant jouer
d'autres catégorisations (normal/anormal, vrai/faux, etc),
et opérant d'autres distributions (graduelles et inclusives,
plutôt que binaires et exclusives) ?
Ici, encore, il est nécessaire d'aller au-delà d'une
lecture superficielle. A lire vite, à s'arrêter aussi
sur des formules que Foucault peut avoir dans un certain nombre
d'entretiens, on peut avoir l'impression d'une sorte de jeu de vases
communicants – de moins en moins de structuration juridique,
de plus en plus de régulation normative –, jeu où
la normalisation comme "pouvoir sur la vie" se détacherait,
à terme, du type de pouvoir fondé sur la loi. C'est
cette opposition que Deleuze a radicalisée dans un célèbre
article (repris dans Pourparlers, Minuit, 1990), posant une alternative
stricte entre sociétés discplinaires, encore fondées
sur le partage, et sociétés de contrôles fonctionnant
suivant une régulation strictement immanente et graduelle.
C'est aussi cette vision qui me paraît alimenter les lectures
contemporaines du concept de "bio-politique" – comme
politique intégralement calquée sur la normativité
du vivant, contre toute référence au vieux "pouvoir
de mort" sur lequel reposait l'ordre légal.
On trouve bel et bien, en particulier dans le dernier chapitre
de La volonté de saovir, l'esquisse d'un tel schéma
temporel – schéma dans lequel la polarité entre
la logique de la loi et celle de la norme finirait, à la
limite, par émanciper radicalement la seconde de la première.
Toute la question, toutefois, réside dans le sens que l'on
donne à ce "à la limite", et dans le fait
que Foucault se soit toujours contenté de présenter
cette émancipation comme un horizon-limite. Trois raisons
m'incitent en effet à relativiser l'idée suivant laquelle,
pour Foucault, l'ordre du droit et la forme de la loi seraient voués
à disparaître.
La première raison tient au statut qu'occupent, dans l'économie
des textes de Foucault, ce type de grands énoncés
méta-historiques (disons, tout ce qui relève du "ton
prophétique", généralement à la
fin des livres – l'exemple le plus célèbre,
c'est le "visage sur le sable" à la fin des Mots
et les choses). Que Foucault ait pu croire annoncer, par là,
des transformations à venir, c'est possible ; mais ce n'est
en toute rigueur guère cohérent avec l'insistance
qu'il met à situer son travail dans une relation, non de
surplomb, mais d'appartenance à son temps. A mon sens, les
"prédictions" foucaldiennes doivent davantage être
comprises comme une façon de donner figure à des tendances
présentes, plutôt que comme la prévision objective
d'une évolution à venir. Autrement dit, les passages
dans lesquels Foucault prévoit de grandes transformations
me semblent prendre sens par référence, non à
l'avenir qu'ils annoncent, mais aux devenirs depuis lesquels ils
se trouvent énoncés.
La deuxième raison renvoie à l'examen des règles
qui gouvernent l'écriture même de l'oeuvre . Il me
semble (contrairement à une réception courante des
textes des années sur le pouvoir) que Foucault n'a jamais
cessé de faire jouer, de manière solidaire et concurrente,
dans ses analyses historiques, les deux registres ou les deux modèles
du partage, ou disons de la délimitation, et de l'intégration
normalisatrice - registres qu'incarnaient, dans le tout premier
ouvrage, l'opposition entre l'exclusion de la déraison, et
la production de la folie. Pas plus qu'on ne peut lire dans les
premières oeuvres une analyse de la société
exclusivement orientée vers la dénonciation d'une
exclusion, on ne peut lire dans les textes qui suivent une analyse
strictement immanente et intégratrice, dans laquelle la délimitation
ne jouerait plus aucun rôle. Les deux modèles sont
tout au long présents chez Foucault, avec des inflexions
différentes : dans l'Histoire de la folie, il s'agit de faire
valoir l'exclusion contre les prétentions intégratrices
de la psychiatrie moderne ; dans les textes politiques, il s'agit
de faire valoir l'intégration normalisatrice contre le modèle
de l'institution juridique du social. Mais ce déplacement
ne vaut pas substitution : ainsi, si, à mon sens, l'opposition
entre "société disciplinaire" et "société
de contrôle" ne peut fonctionner dans la pensée
de Foucault (peut-être le peut-elle dans la pensée
de Deleuze, mais c'est une autre question), c'est que la société
disciplinaire est traversée du départ, dès
le XVIIe siècle, par un projet de contrôle intégrateur
et normalisateur ; mais que la mise en oeuvre d'un tel projet suppose
et requiert tout au long, c'est-à-dire jusqu'à aujourd'hui,
la mise en oeuvre d'une série de partages et d'exclusions,
partages et exclusions qui repoussent indéfiniment le rêve
d'une société intégralement transparente à
elle-même. Autrement dit, et c'est à mon avis la force
tant de l'Histoire de la folie que de Surveiller et punir, Foucault
ne cesse de diagnostiquer la présence, dans la modernité,
de deux modes de rationalité à la fois contemporains,
indissociables, et incompatibles.
Or, c'est précisément ce double rapport que l'on
peut trouver, dans certains des textes les plus précis que
Foucault consacre aux relations entre l'ordre du droit et les nouvelles
formes de savoir-pouvoir modernes : je pense en particulier à
ce texte extraordinaire qui s'appelle "l'évolution de
la notion d'individu dangereux dans la médecine légale
du XIXe siècle" (Dits et Ecrits, III, pp.443 sq). Ce
texte est tout à fait décisif, parce que Foucault
y introduit, entre la rationalité juridique et le savoir
médico-psychologique, non pas le jeu d'un remplacement progressif,
mais (au travers de tout le chassé-croisé par lequel
les deux types de rationalité se cherchent au long du XIXe
siècle) une double relation de complémentarité
fonctionnelle et d'incompatibilité fondamentale. Comme si
le droit pénal moderne, de façon constante quoique
sous des formes diverses, appelait et résistait à
l'intervention du discours médical.
Je résume brièvement l'enjeu et les thèses
directrices de l'article. La question que pose Foucault dans ce
texte est de savoir comment l'exercice de la justice pénale,
le prononcé d'une condamnation a pu en venir à supposer
l'établissement de la vérité à propos,
non de ce qu'a fait l'accusé, mais de ce qu'il est, de "qui
il est". Question qui traverse, plus généralement,
l'ensemble des textes des années 70 (Surveiller et punir
conclut également à la "requalification de la
justice par le savoir"). Le texte tâche alors de reconstruire
l'histoire de la convergence entre le champ judiciaire et le savoir
médical et psychiatrique, à travers l'examen de deux
"moments forts" que constituèrent, au XIXe, d'une
part, la discussion sur la notion de "monomanie homicide",
d'autre part celle de "dégénérescence".
Ce qui m'intéresse, dans cet article, c'est d'abord la façon
dont Foucault décrit ces moments comme des moments de convergence,
et non de colonisation. Autrement dit, Foucault ne dit nullement
que le droit, à son corps défendant, a subi les assauts
d'un autre genre de régulation sociale, qui aurait peu à
peu rogné ses procédures et ses catégories
propres. C'est, pour partie, de l'intérieur de l'ordre juridique
et pour répondre à des problèmes internes à
la pratique et à la rationalité judiciaire, que cette
évolution est devenue nécessaire et possible : elle
est devenue nécessaire parce que les juristes avaient besoin,
pour appliquer la loi, d'un discours susceptible de reconstruire
un motif à propos d'actes apparemment inexplicables (on retrouve
bel et bien ici la question du schématisme, que je mentionnais
tout à l'heure). Elle est aussi devenue possible de l'intérieur
du droit, parce que le paradoxe apparent d'une responsabilité
juridique fondée, non sur une faute librement commise, mais
sur une causalité pathologique, s'est trouvé atténué
par l'importation, dans le champ du droit pénal, d'une notion
de responsabilité héritée du droit civil (faisant
valoir le risque encouru par les victimes réelles ou potentielles,
plutôt que la faute commise par le coupable).
Convergence donc, et non dissolution progressive du juridique dans
le normatif : Foucault est loin de méconnaître la spécificité
de l'ordre juridique, puisqu'il cherche dans ses ressources propres
l'origine de la mutation qu'il analyse. Mais en même temps,
l'article décrit tout ce processus d'appropriation réciproque
sur le fond d'une résistance, plusieurs fois soulignée,
du corps des magistrats :
"dans leur grande majorité, les magistrats ont refusé
de reconnaître cette notion qui permettrait de faire d'un
criminel un fou qui n'avait pour maladie que de commettre des crimes.
Avec beaucoup d'acharnement, et, on peut le dire avec un certain
bon sens, ils ont tout fait pour tenir à l'écart cette
notion que les médecins leur proposaient et dont les avocats
se servaient spontanément pour défendre leurs clients.
Et pourtant, à travers cette discussion sur les crimes monstrueux,
l'idée d'une parenté possible entre folie et délinquance
s'est trouvée peu à peu acclimatée à
l'intérieur même de l'institution judiciaire"
(p.451)
De la même façon, à propos du conflit qui oppose,
en 1890, l'école dite d'anthropologie criminelle et l'association
internationale de droit pénal :
"en face des principes traditionnels de la législation
criminelle, l'école italienne ou les anthropologues de la
criminalité ne demandaient rien moins qu'une sortie hors
du droit – une véritable "dépénalisation"
du crime par la mise en place d'un appareil qui soit d'un autre
type que celui prévu par les codes" (p.457).
Ce qui est très frappant dans cet article, c'est donc la
manière dont Foucault ne cesse de faire alterner l'analyse
de l'opposition entre normativité psychiatrique et droit
pénal, avec celle de leur convergence – alternance
que l'on ne peut réduire, à mon sens, à l'opposition
de l'apparent et du réel. Ainsi lorsque Foucault écrit
: "Il ne faut pas s'y tromper : les juges anglais, allemands,
italiens, français de l'époque ont bien souvent refusé
de suivre les conclusions des médecins ; ils ont rejeté
bien des notions que ceux-ci leur proposaient. Ils n'ont pourtant
pas été violés par les médecins. Ils
ont eux-mêmes sollicité – selon les lois, des
règles et des jurisprudences qui varient de pays à
pays – l'avis dûment formulé des psychiatres.
Pourquoi ?" (p.451) On voit bien que se trouve mise au jour,
non une simple évolution historique, mais une relation fondamentalement
ambivalente et instable qui, d'aucun de ses côtés,
ne suppose la pure et simple dissolution du droit. Foucault ne dit
pas : "la norme remplace le droit" ; il dit "le droit
exclut et appelle la norme". Ambiguïté qui trouve,
à la fin de l'article, une forme de stabilisation –
le droit civil fournissant au droit pénal les moyens d'articuler
responsabilité et dangerosité. Rien n'indique toutefois
que cette stabilisation soit définitive : sans quoi on ne
comprendrait pas que Foucault puisse invoquer, à la toute
fin du texte, le "principe juridico-moral qui régit
la pénalité moderne" :
"La pénalité moderne – et ceci de la façon
la plus éclatante depuis Beccaria – ne donne droit
à la société sur les individus que par ce qu'ils
font : seul un acte, défini comme infraction par la loi,
peut donner lieu à une sanction, modifiable sans doute suivant
les circonstances et les intentions" (p.463)
On ne comprendrait pas que Foucault puisse invoquer un tel principe,
si celui-ci n'était pas encore à l'oeuvre à
l'intérieur même des transformations de la rationalité
juridique qui le contredisent : si l'opposition ne persistait pas
à l'intérieur même de la corrélation
entre le code juridique et le savoir médical.
J'essaie de résumer l'ensemble de ces discussions. S'agissant,
en général, du supposé "réductionnisme"
de Foucault, on peut dire en gros ceci. a) Penser le droit avec
Foucault, ce n'est pas rabattre l'ordre normatif qu'il définit
sur une simple transposition des rapports de force "matériels"
qui traversent la société : c'est approcher le point
où, dans la nécessité où elle se trouve
d'entrer dans les faits, la règle juridique voit sa signification
déterminée, non seulement par la hiérarchie
des normes qui lui confère sa portée obligatoire,
mais par son articulation à d'autres types de normativité
– ce que Foucault nomme les "programmations", elles
aussi irréductibles aux faits qui en procèdent. b)
Plus précisément, dès lors que le droit requiert,
dans le moment de son application, une régularité
de l'espace social qu'il ne peut tout entier accomplir, il s'agit
de se demander comment les particularités et le jeu d'inégalités
induites par cette mise en ordre préalable refluent sur le
domaine juridique lui-même. Son universalité se voit
ainsi compromise, non par un ensemble de limitations elles-mêmes
universelles (qui définiraient les conditions et les critères
d'applicabilité de tout droit – c'est la stratégie
de Renaut), mais par un ensemble de procédures singulières,
lesquelles ouvrent un espace de contestations et de remises en question
possibles. c) Je dis que ces pratiques "refluent" sur
l'ordre juridique ; cela veut dire qu'elles ne s'identifient pas
spontanément à lui, ni dans leurs origines historiques,
ni dans leurs catégories directrices. Comme le dit Surveiller
et punir : la justice a adopté une prison "qui n'avait
point pourtant été la fille de ses pensées".
Cette spécificité du juridique (qui équivaudrait
chez Foucault à ce que j'ai nommé l'autonomie du droit)
ne doit pourtant pas être comprise comme l'espoir d'une opposition
résolue du droit vis-à-vis de la normalisation disciplinaire
: elle permet, au contraire, d'expliquer que cette normalisation
ait pu s'exercer, puisque le droit l'appelle depuis ses préoccupations
propres. On ne saurait pour autant oublier, et Foucault y insiste
régulièrement, que cet appel est lancé depuis
une hétérogéneité foncière entre
les deux genres de rationalité, dont il ne faut pas négliger
les effets.
III. Foucault, sujet de droit ?
Venons-en, pour finir, à l'objection la plus couramment
rencontrée : celle qui, dans la "mort de l'homme",
voit surtout le déni du sujet de droit. Il me semble que
les remarques qui précèdent indiquent que le refus,
par Foucault, de poser un sujet de droit universel ne saurait être
pris pour prétexte pour refuser toute pertinence à
ces travaux dans le champ du droit. Il me semble, plus précisément,
que la question du sujet de droit n'est pas un préalable,
mais une question qui pour Foucault suppose l'appréciation
de la place exacte du droit dans l'expérience sociale moderne.
Schématiquement, et à titre de pistes, je proposerais
les hypothèses suivantes.
a) D'abord (pour reprendre et modifier une formule que j'ai déjà
employée tout à l'heure), ce que Foucault refuse,
ce n'est pas le sujet de droit, mais l'obligation de penser le sujet
dans les termes du droit, cad comme origine ou corrélat d'une
loi générale. De là, le souci de rechercher
le sujet en-deça du moment du code, et précisément
du côté des procédures qui en permettent l'application.
Ce déplacement du moment de la subjectivité vers l'amont
de la loi était déjà présent dans l'Histoire
de la folie (puisque Foucault recherchait l'émergence de
la figure du fou "derrière la chronique de la législation",
p.446) ; il marque explicitement, non seulement les textes sur l'assujettissement,
mais encore les textes sur la subjectivation éthique. On
se souvient en effet que, dans l'Usage des plaisirs, Foucault définit
l'éthique comme l'ensemble des procédures par lesquelles
le sujet se constitue à la fois pour la règle morale
et sous celle-ci (de sorte que l'examen de la règle elle-même
ne dit pas quelle figure empruntera la subjectivité qui s'y
réfère). A ce moment, Foucault précise que,
suivant les époques et les cultures, le code peut avoir une
importance plus ou moins grande dans le processus par lequel le
sujet se constitue : il distingue les cas où "la subjectivation
se fait, pour l'essentiel, dans une forme quasi-juridique"
(faisant référence à l'organisation du système
pénitentiel au XIIIe siècle), et ceux où "l'élément
fort et dynamique est à cehercher du côté des
formes de subjectivation et des pratiques de soi" – et
c'est au second cas qu'il s'intéresse, en tout cas dans les
tomes publiés de l'Histoire de la sexualité.
L'enquête sur le sujet est donc marquée par les deux
gestes qui me semblent caractériser l'anti-juridisme de Foucault
: recherche d'un paradigme alternatif au juridique, focalisation
sur des objets où soient lisibles des modes de constitution
permettant d'éloigner la référence obsédante
au droit. Là encore, toutefois, ni ce déplacement
ni cette précaution n'impliquent l'exclusion du droit lui-même,
l'absence de tout élément juridique dans la façon
dont le sujet se constitue. Non seulement, Foucault reconnaît
dans le passage que j'ai cité la possibilité de "subjectivations
quasi-juridiques", mais il suggère même qu'aucun
mode de subjectivation n'est exempt d'une référence,
plus ou moins lointaine, à un code. Dans le dispositif conceptuel
des derniers textes, codification et pratiques de soi constituent
des aspects de l'expérience morale, aspects distincts fonctionnellement,
mais non réellement.
b) Resterait donc à se demander si et comment une telle
référence au code, je ne dis pas fonde, mais intervient,
dans la manière dont Foucault lui-même se constitue
comme sujet écrivant, dans la manière dont il produit
sa propre posture analytique et critique. Autrement dit, y a-t-il,
chez Foucault trace, non pas d'une analyse du droit (comme objet
possible de l'archéologie ou de la généalogie),
mais d'une référence au droit comme "instrument
partiel et complexe" de subjectivation intellectuelle et politique
? On peut, à cet égard, distinguer deux séries
d'énoncés :
- Il faut d'abord faire une place à tout ce qui concerne
le droit passé : ce droit dont Foucault ne cesse de dire
qu'il est obsolète et que sa sacralisation bloque la possibilité
d'une compréhension des mécanismes de pouvoir actuel,
mais dont il ne cesse aussi de se servir comme d'une contre-épreuve,
permettant de mesurer par contraste les évolutions modernes.
Un droit, donc, pratiquement stérile et stérilisant,
mais théoriquement indispensable comme point fixe contre
lequel les devenirs se trouvent assignés (ainsi, cette référence
à Beccaria que je mentionnais tout à l'heure : il
faut avoir en vue le principe d'un droit ne sanctionnant que les
actes pour faire apparaître ce qu'a de singulier et d'exorbitant
un droit qui en appelle à ce que sont les individus) ;
- A l'autre extrémité, il faudrait situer toutes
les évocations ou les appels à un "droit à
venir" (cf le texte sur les "nouveaux droits de l'homme"),
qui serait enfin en prise avec ces pouvoirs d'un genre nouveaux,
qui ne fonctionnent pas à la répression, qui ne font
référence à aucun foyer unique, qui ont la
vie pour objet, etc. Droit qui, dans l'économie du discours
de Foucault, occupe en quelque sorte une place symétrique
de l'autre : Foucault le juge pratiquement nécessaire, mais
il ne trouve dans son oeuvre aucune forme théoriquement aboutie.
On a donc, non une, mais deux références au droit.
Par exemple, nous lisons, dans Il faut défendre la société
:
"Nous nous trouvons actuellement dans une situation telle
que le seul recours existant, apparemment solide, que nous ayons,
c'est précisément le recours ou le retour à
un droit organisé autour de la souveraineté, articulé
sur ce vieux principe (...) Et je crois qu'on est là dans
une espèce de goulot d'étranglement, que l'on ne peut
pas continuer à faire fonctionner indéfiniment de
cette manière-là".
"pour lutter contre les disciplines, ou plutôt contre
le pouvoir disciplinaire, dans la recherche d'un pouvoir non disciplinaire,
ce vers quoi il faudrait aller ce n'est pas l'ancien droit de la
souveraineté, ce serait dans la direction d'un nouveau droit
qui serait anti-disciplinaire, mais qui serait en même temps
affranchi du principe de souveraineté". (p.35)
Que penser de cette dualité ? On trouve, dans la littérature
critique, plusieurs types d'appréciation : l'une renvoie
l'inachèvement de ce projet de "nouveaux droits de l'homme"
à la mort de Foucault, qui n'aurait pas eu le temps d'aller
au bout de son idée ; l'autre y voit l'indice du caractère
inconsistant de cette pensée, Foucault se contentant en fait,
de superposer une invocation romantique du "tout-autre"
à venir, à une référence implicite à
des principes passés (c'est le reproche de "cryptonormativisme"
formulé par Habermas, dans Le Discours philosophique de la
modernité). Pour ce qui me concerne, je ne crois guère
à l'hypothèse biographique (c'est le genre de projets
que l'on ne mène jamais à bien), mais je ne partage
pas le reproche d'inconséquence. Cette double référence,
perpétuellement reconduite, me paraît d'une part avoir
une fonction positive dans le discours de Foucault, d'autre part
circonscrire un problème qui n'est pas seulement celui de
Foucault, mais qui fait sans doute corps avec l'expérience
contemporaine.
D'abord, je remarquerais que ces deux références
au droit permettent finalement à Foucault de n'en absolutiser
aucune – et, du même coup, de mobiliser des segments
de droit, des fragments d'énoncés juridiques, sans
que ceux-ci puissent renvoyer à autre chose qu'un bricolage,
entre "pas encore" et "déjà plus".
Le dédoublement de la référence au droit me
paraît être, chez Foucault, la condition d'une émancipation
pratique vis-à-vis de toute référence à
un droit-fondement, sans avoir pourtant à renoncer à
la rhétorique du droit comme instrument de lutte. Il me semble
qu'il y a ainsi un usage politique de la contradiction, comme condition
sous laquelle la pratique peut concrètement déborder
tout programme ou tout cadre conceptuel préalable.
Ensuite, il me semble que ce dédoublement, entre droit-passé
et droit-à-venir, renvoie ou déploie sur l'axe temporel
ce double rapport, cette corrélation-résistance entre
le juridique et le normatif dont je parlais tout à l'heure.
Impossible de compter sur le droit, dès lors que celui-ci
est entré dans un ensemble de transformations qui le portent
à appeler, de l'intérieur, une mise en ordre des corps
par les formes modernes de savoir-pouvoir. Mais impossible de se
passer du droit, impossible de ne pas reconduire le "vieux
mot de droit" y compris pour qualifier ce qui viendra après
lui, ce droit à venir qui reste à construire –
parce que, du fond de leur corrélation, la rationalité
juridique et la rationalité normative continuent d'être
antinomiques (comme "le citron et le lait", pour reprendre
la formule de Foucault dans un article sur "la loi et l'ordre").
En bref, Foucault situe ainsi son écriture au point où
la rationalité juridique et la rationalité normative
se rencontrent et s'affrontent – ce qu'il appellerait, pour
reprendre le vocabulaire des derniers textes, "un point de
problématisation".
J'ajouterai seulement un dernier indice, à l'appui de cette
thèse. On a beaucoup remarqué que Foucault usait,
pour désigner l'objet de son attention théorique et
politique, du mot de "danger" ("tout est dangereux",
"je cherche à désigner les dangers", etc).
Mais on a moins noté que, ce faisant, il empruntait à
la catégorie même par laquelle l'ordre du droit et
la mise en ordre normative s'ajointent (la "dangerosité",
comme objet de mesure médicale et comme finalité de
l'acte de punir) et s'opposent (la "dangerosité",
comme assignation par la médecine d'une détermination
intérieure aux individus, là où la justice
ne veut avoir à connaître que des actes). Tout se passe
comme si Foucault installait ainsi son discours au lieu même
où le droit, d'un même trait, passe à l'extérieur
de lui-même et résiste à ce passage.
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