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Autour de Georges Palante
Michel Onfray et autres


Origine générale de tous ces textes : http://perso.wanadoo.fr/selene.star/palante_vu_par.htm

http://perso.wanadoo.fr/selene.star/page_palante_critique_antinomies.htm

Georges PALANTE 1912

Compte rendu de Les Antinomies entre l'individu et la société, pour la Revue du Mercure de France.

Partant du principe que l'on n'est jamais mieux servi que par soi-même, Palante assure lui-même la critique de son livre au sein de sa chronique philosophique.

En fait, plus qu'un étude réelle de l'ouvrage, Palante revient surtout sur la manière dont la Sorbonne a rejeté sa thèse et sur les sentiments que ce rejet lui inspire.

L'individualiste est, par essence, immoraliste et athée. D'une part, religiosité sociale ; d'autre part, athéisme religieux et social, ainsi se pose le dilemme. Pour ma part, mon choix est fait. J'ai opté pour l'athéisme social. Cet athéisme, je l'ai exprimé, depuis une quinzaine d'années, dans une série d'ouvrages dont le dernier. Les Antinomies entre l'individu et la société, est une thèse de doctorat refusée en Sorbonne. - A ce sujet, je dois une explication à mes lecteurs. Quelques-uns d'entre eux pourront se demander comment il se fait que l'individualiste, que l'athée social que je suis, ait été de gaieté de cœur, soumettre ses idées au verdict d'un jury officiel. Certains ont pu juger que j'avais eu quelque défaillance dans mon individualisme en supposant que ma thèse pouvait être accueillie et que mes idées pouvaient être assimilées par les directeurs de la pensée sorbonique. Plusieurs m'en ont même fait amicalement le reproche : " Qu'alliez-vous faire dans cette galère ? " Je répondrai en manière d'excuse d'abord que j'entendais bien, en présentant cette thèse, ne faire le sacrifice d'aune de mes idées ; ensuite, que je me proposais surtout de faire une expérience sociale ; de voir jusqu'où irait la tolérance et le libéralisme de pensée de mes juges. L'expérience est faite ; elle a donné le résultat prévu. Elle a même dépassé mon attente. Les limites de cette tolérance sont plus étroites encore que je n'avais pensé. Jamais thèse n'a été refusée avec plus d'empressement, avec plus de désinvolture. Mes juges ont, du premier coup, jugé ma pensée inassimilable. - D'ordinaire, quand un candidat au doctorat se présente en Sorbonne, il n'obtient, dès l'abord, ni l'assentiment, ni le refus complet des juges. Il doit faire subir à son ouvrage tant de modifications qu'il devient impossible à ses juges de se méconnaître plus longtemps dans leur ouvrage et de refuser un travail auquel ils ont, pour une si grande part, eux-mêmes contribué. Ils s'admirent eux-mêmes dans leur œuvre et dans leur élève.

Si mon travail a été refusé d'emblée, c'est sans nul doute parce que je n'ai en aucune façon les qualités de l'élève et que, si peu importante que soit ma pensée, elle a du moins le mérite d'être mienne.

C'est sans doute ce que me demandent mes lecteurs. C'est moi-même qu'ils cherchent dans mon œuvre et non l'image multipliée à cent exemplaires, dans la philosophie contemporaine, de la pensée de mes juges, MM. Séailles et Bouglé.

Je me trouve donc amplement justifié et comme glorifié dans mon attitude par cet éclatant certificat d'indépendance intellectuelle que m'a décerné la Sorbonne.

Seuls parmi mes lecteurs, ceux qui s'intéressent à l'ordre social s'inquièteront de la désinvolture avec laquelle on a écarté un travail qui, en tout cas, représente un effort de pensée sérieux et sincère. Il y a un certain nombre de bons esprits qui estiment qu'on peut concilier le souci de sa situation matérielle avec le goût de la philosophie. La science contemporaine a ses prébendes comme l'Eglise autrefois avait les siennes. Est-il juste que ces prébendes soient réservées exclusivement aux bons élèves et aux membres des " équipes " sorboniques ? Est-il juste que, pour avoir le droit d'y aspirer, il faille montrer patte blanche et faire litière de ses idées ? Mais, pour moi, cette question ne se pose pas. J'ai pris en effet depuis longtemps, comme Horace, mon parti de la médiocrité. Je renonce sans peine au profit du discipulat sorbonique et à l'honneur de professer en quelque grasse prébende intellectuelle les idées de M. Séailles. De tous les préjugés moraux que je combats, j'en garde un seul : la préférence de la liberté de l'esprit à l'opulence.


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Michel ONFRAY Saint-Brieuc, novembre 1990

Préface de La Révolte individuelle. Actes du colloque Georges Palante. Editions Folle Avoine.

(Nous remercions Michel Onfray qui nous a gentiment autorisé à reprendre sur notre site l'essentiel de ses écrits sur Palante)

Un philosophe est mort quand on ne le lit plus. D'aucuns connaissent donc l'étrange fortune du trépas de leur vivant. D'autres subissent des périodes de purgatoire. plus ou moins longues. au cours desquelles leurs livres dorment sur des rayonnages qui se chargent de poussière et de désolation. Pour les sortir de ce sommeil. il faut une main bien inspirée qui fasse revivre les idées. danser les mots et redonner aux intuitions leurs fulgurances d'antan. Par ailleurs, les idées oubliées ne le méritent pas toujours: si certaines gagneraient à mourir le jour même de leur naissance car elles sont vieilles dès leur conception. d'autres sont d'une merveilleuse actualité, elles relèvent de ce que Nietzsche appelle l'intempestif - le toujours d'actualité. parce que jamais de mode. Palante a connu la solitude des bibliothèques et des bouquinistes. Il a fait le bonheur des curieux de textes singuliers. originaux. perdus. Çà et là, on a pu retrouver de vieilles éditions à la couverture verte de chez Félix Alcan, puis découvrir un texte qui tranche avec ce que la philosophie universitaire est alors. Loin du néo-kantisme. cette antiquité sans cesse réactualisée, et des futilités d'une philosophie française encore plus caduque que celle du siècle précédent. Palante manifestait la permanence d'une revendication. une sensibilité pourrait-on dire en son langage. qui fait de l'individu le centre de ses préoccupations.

Que ses livres aient été écrits dans les deux premières décennies de ce siècle est presque sans importance. Ni l'histoire, ni le réel ne peuvent modifier le contenu du propos palantien, car il est d'une perpétuelle actualité : constater, d'abord, qu'il existe une antinomie radicale entre l'individu et la société, puis choisir le camp de la monade contre le troupeau - contre la vache multicolore dirait Nietzsche. Enfin, savoir que le combat est d'inégale proportion, car le social a toujours les moyens d'infléchir, sinon de réduire, les velléités individualistes. N'importe. Palante sait le combat désespéré, mais l'héroïsme consiste à lutter pour les causes qu'on sait justes, même si, d'avance, on en connaît l'issue. L'individualisme de Palante est roboratif: il n'a rien à voir avec l'égoïsme d'aujourd'hui qui se repaît d'un hédonisme vulgaire, à la petite semaine - le consumérisme dit-on maintenant en un vilain mot. Quand l' égoïste ne voit que lui, l'individualiste ne voit que des individus, pareils à lui, isolés, perdus, porteurs d'une évidente vacuité en regard du monde. Palante veut la rébellion de l'individu contre les tyrannies grégaires et les institutions - ces machines dévolues à la production de l'identique, d'un homme unidimensionnel qui n' aime guère les francs-tireurs. On comprend pourquoi l'Université ne veut pas de Palante.

De son côté, Palante n'aurait pas, non plus, aimé être fêté par l'Université. Et la redécouverte de son œuvre passe, heureusement, par d'autres chemins. La réédition de ses livres ne s'est pas faite sous le signe de l'opportunité souhaitée dans des fins mercantiles. Elle ne s'est pas accompagnée de l' austérité des thuriféraires qui aiment s'acharner sur une œuvre comme les anatomistes le font sur un cadavre. Palante a été dépoussiéré par des gens qui l'aiment parce qu'ils trouvent à son propos une pertinence de toujours, et aussi parce qu'ils savent qu'il vaut mieux un maître à vivre, avec ses faiblesses, plutôt qu'un commentateur de plus, fut-il brillant. Dans la cohorte des philosophes, on distingue ceux qui expérimentent leur pensée et réfléchissent sur leurs expériences des autres qui se penchent plutôt sur le seul papier. Palante se fera soucieux de mettre son existence en rapport avec sa philosophie et, dans cette perspective, le résultat importe moins que la volonté du projet.

Le colloque ne fut pas une fin, mais un désir de généalogie, une date de naissance, un commencement. Pour déplaire aux cuistres de l'université qui brandissent parfois haut et clair leurs diplômes comme garantie pour une exégèse pertinente, il est d'une absolue stérilité de classer et de se demander si Palante est philosophe ou non. s'il pense. ou non. s'il a bien lu. ou non. tel ou tel philosophe du répertoire classique. Pas plus il ne nous importe de savoir s'il a connu. ou non. l'œuvre complète d'un sorbonagre ou le libelle d'un laborieux du concept. Quelques dignes représentants de l'institution crurent. en effet. de bon ton d'entamer un procès contre Palante suspect de dilettantisme. Sur la philosophie des professeurs. Schopenhauer a dit tout ce qu'il fallait savoir. Ceux qui ont donné à nouveau la parole à Georges Palante sont des singularités qui ont apprécié son propos libre, sa parole indépendante et sa liberté de l'esprit. Sans souci de mesurer les œuvres du philosophe à l'aune de critères officiels ou institutionnels, conscients malgré tout des imperfections qu'on peut, çà et là, trouver dans l'œuvre complète. les amateurs de Palante ont préféré s'attarder sur la positivité de la pensée que privilégier ce qui fait matière à critique. Dans cet esprit, il ne saurait y avoir de caste, de groupe constitué autour de l'œuvre de Georges Palante, mais tout simplement - et pour citer un auteur qu'il affectionnait - une association d'égoïstes telle que Stirner l'envisageait, une alliance contractuelle, passagère, révocable à tout moment, entre des individus qui partagent, le temps d'un colloque, d'égales aspirations à frotter leurs pensées à celles d'un auteur singulier. Foin, donc, d'une Association des Amis de Georges Palante ! Laissons cela aux amateurs de sociétés et de troupeaux à la Panurge qui se réunissent pour compenser un défaut de puissance singulière. Palante a donc été. le temps d'un colloque, un prétexte à amitiés. Et on peut lire dans La sensibilité individualiste tout ce que cette passion romaine contient de charge asociale et aristocratique. Il y a eu les artistes. Nicole et Marc-Antoine Orellana, qui ont raconté Palante avec de l'argile et du granite, de la terre et de la pierre, du singulier périssable et de l'universel inamovible, comme pour mieux signifier qu'un destin, c'est avant tout la rencontre d'une durée fugace et de l'éternité. Avec eux. il y aura eu les amis, les proches, l'ami. l'inséparable et les compagnons de route, ceux qui ont aimé Palante après l' avoir rencontré près de Louis Guilloux ou Jean Grenier, Albert Camus ou Victor Segalen. Dans le concert des prises de parole, on aura même entendu quelques Nabucet et Babinot...

Durant ces deux journées, l'un a regardé ce que fut le politique, l'amateur de Jaurès ou de Clemenceau, le quêteur d' assentiments municipaux, l' autre a montré ce que fut le philosophe devant la mort, le duel et le suicide. On a montré quel lecteur fut Palante de textes anglo-saxons ou de sociologues allemands ou quelle image il a laissée comme professeur de philosophie dans la fiction. Puis on a parlé, avec le public, de toutes les facettes de cet homme contradictoire, multiple, secret et désabusé. Pour finir, ce texte émouvant de Catherine Hurel qui raconte ce que fut Germaine, la fille que Georges Palante ne reverra pas après son divorce et qui, sans nul doute, aura contribué à activer cette écharde dans la chair sans laquelle - souvenons-nous de ce qu'en dit Kierkegaard, le père de l'expression - il n'est point de véritable philosophie.


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Michel ONFRAY 1990

Préface de La Sensibilité individualiste, Editions Folle Avoine.

La presque totalité des ouvrages de Palante a été traduite en langue italienne avant de connaître la bonne fortune des rééditions. La maison d'édition, sise à Milan, avait entrepris la traduction sur la foi de certaines critiques qui faisaient de Palante un anarchiste. Pour se convaincre du contraire, il suffisait de lire avec attention l'article intitulé Anarchisme et individualisme dans lequel Palante dit tout ce qui le sépare de l'optimisme anarchiste et de la téléologie révolutionnaire. Il faut toutefois préciser qu'à défaut d'être anarchiste au sens de Bakounine Palante n'en demeure pas moins un libertaire, ce dont il ne se défendra d'ailleurs pas. Le critique Camille Pitollet, auteur de la seule biographie conséquente de Palante, bien qu'épaisse de quelques pages seulement, est entré en relation épistolaire avec le philosophe de Saint-Brieuc pour lui demander d'éclaircir ses positions sur la question de l'anarchisme. Voici la réponse de Palante : ." Quand on dit que je ne suis pas seulement un révolutionnaire, mais que je suis la révolution personnifiée ", je dois dire que les termes " révolutionnaire ", " révolution " sont inadéquats. C'est " révolte ", " révolté " qu'il eût fallu écrire. Révolte est individuelle ou individualiste. Révolution est une chose collective, implique un idéal collectif auquel je ne me rallierais pas. De même, quand on dit que " je crois à l'illuminisme libertaire ", si l'on veut dire que je me rallierais à l'idéal libertaire conventionnel, c'est inexact. Enfin, et surtout, je ne suis pas anarchiste. L'anarchisme implique un affinisme social qui est bien loin de ma pensée. Je suis individualiste, c'est-à-dire pessimiste social ; révolté; partisan du maximum d'isolement (moral) de l'individu; ami passionné d'une attitude de. défiance et de mépris à l'endroit de tout ce qui est social- institutions, mœurs, idées, etc. C'est-à-dire que je n'admets aucun credo collectif, tel que l'anarchisme (1) ". Dont acte. L'anarchiste, en tant qu'il croit au communisme, à l'efficacité de la; révolution et à l'égalitarisme sacrifie à l'optimisme social là où Palante préfère l'individualisme, la: révolte et la différence manifeste entre les singularités. Toute la puissance de ce qu'il appelle son " athéisme social (2) " se trouve concentrée dans ce refus du lendemain idyllique.

Pour autant, Palante ne recule pas devant l'instauration d'un signe d'équivalence entre l'individualiste et le libertaire (3). Une référence toute simple au dictionnaire permet de définir le libertaire comme celui " qui n'admet, ne reconnaît aucune limitation de la liberté individuelle en matière sociale, politique ". Or la Source de cette perpétuelle rébellion est à rechercher dans la complexion intime de l'être, dans ce que Palante appelle avec bonheur " la sensibilité ", la structure émotive et singulière d'une conscience souvent blessée, presque toujours écorchée.

Dans ce combat qu'il mène pour l'individu, Palante préfère Max Stirner à Frédéric Nietzsche. Il y aurait beaucoup à dire de l'étrange relation des deux penseurs (4) et de l'évidente parenté entre les deux sensibilités. Dans La Sensibilité individualiste, Stirner est présenté comme une arme plus efficace pour servir la cause de l'unicité que Nietzsche dont Palante réprouve le ton prophétique, voire le projet engageant la civilisation. Palante dit de l'auteur de L'Unique et sa propriété: " son verbe glacé saisit les âmes d'un tout autre frisson que le verbe enflammé et radieux d'un Nietzsche. Nietzsche reste un idéaliste impénitent, impérieux, violent. Il idéalise l'humanité supérieure. Stirner représente la plus complète désidéalisation de la nature et de la vie, la plus radicale philosophie du désenchantement qui ait paru depuis l'Ecclésiaste (5) ". Palante cessera toujours d'être nietzschéen lorsqu'il s'agira, pour l'auteur du Gai savoir, de promouvoir une civilisation d'un type nouveau. Mais il n'est pas sans intérêt de préciser que le prophétisme tant décrié de Nietzsche, voire son aspect fondateur de nouvelle religion, sinon d'un nouvel Evangile, méconnaît l'usage puissant que Nietzsche fait de l'ironie - dont Palante fait pourtant l'analyse -. Ainsi parlait Zarathoustra, dans sa composition, son ton et son fond parodique, n'existe que pour moquer la religion sur son terrain. Jamais livre ne fut plus grand éclat de rire, et Palante ne l'entend pas. Lui qui, pourtant, lisait l'allemand et pratiquait avec efficacité les traductions de cette langue, est passé à côté de l'humour , de l' ironie et du cynisme véhiculés par cette si grande œuvre.

Palante peut bien faire fonctionner les catégories de sa méthode de psychologie sociale pour rendre compte de l'ironie, il reste impassible devant des gestes ironiques ou des œuvres superficielles (6) ". Qui d'autre, mieux que Nietzsche, était lucide sur ce point ? Ailleurs, il dit qu'elle " est une attitude essentiellement esthétique (7) ". Là encore, qui peu bien, autre que Nietzsche, revendiquer ce souci de la confusion entre l'éthique et l'esthétique ? Enfin, pour finir sur ce sujet, il précise: " En notre temps de dogmatisme social et moral à outrance, d'évangélisme et de moralisme sous toutes ses formes, l'ironie joue le rôle d'un utile contrepoids (8) ".

Le texte même de Palante révèle l'ignorance qu'il avait de la dimension ironique et esthétique de Nietzsche. Ainsi écrit-il : " D'après Nietzsche, aucun geste de l'animal n'égale la vulgarité du rire humain (9) ". Certes, à l'époque d'Humain, trop humain, Nietzsche écrit bien ceci (10), mais c'est ignorer toute la place laissée par le Rire, la Danse, la Légèreté, dans toute sa philosophie postérieure, celle, justement dans laquelle on perçoit, à tort, du prophétisme et de la religiosité.

Il en va de même pour l'analyse que Palante fait de l' amitié: on le voit œuvrer pour circonscrire théoriquement la notion et ses effets sans trop s'apercevoir qu'il réfléchit sur lui-même, là encore. Incapable d'ironie, il en fait l'étude. Impossible ami, il écrit sur le sujet. Bien sûr, il sait, après Nietzsche, que l'amitié est un sentiment électif et aristocratique qui conduit au dépassement de soi et à la réalisation d'une personnalité avec plus d'intensité ou de forme. Avec Jules de Gaultier, avec Louis Guilloux, il avait des relations qui auraient pu durer jusqu'à la mort. Il aura fallu toute l'ardeur dont Palante est capable lorsqu'il s'agit de donner ses chances à l'échec pour ce sentiment si noble reste lettre morte et pur objet d'analyse. A croire qu'il ne pense bien que ses impuissances et ses incapacités.

Pour n'avoir pas usé comme il l'aurait fallu de l'ironie aussi bien que de l'amitié, Palante a subi la persécution et la solitude, le mépris et l'isolement. A lire son invitation à mettre en œuvre une philosophie du mépris ou de l'amitié, on découvre, derrière les mots et comme en un faible écho aux pages écrites, une conscience malheureuse, déchirée, un être écorché, tuméfié qui, avec ses blessures, a su fabriquer quelques livres dans lesquels se répète, comme un thème musical qui appellerait variations infinies, une douleur transformée en idées - une sensibilité -.

NOTES

(1) Camille PITOLLET, Georges Palante (1862-1925), le Mercure de Flandres, 1931, p. 17-18.

(2) Michel Onfray, Georges Palante. Essai sur un nietzschéen de gauche, éditions Folle Avoine, chapitre III : l'athéisme social.

(3) Georges Palante, la Sensibilité individualiste, Alcan, p. 110. " L'un est le principe proprement individualiste ou libertaire " écrit-il lorsqu'il analyse les deux principes sur lesquels repose l'anarchisme - l'autre étant le " principe humaniste ou altruiste ".

(4) La question des rapports de Stirner et Nietzsche est obscure et risque de le rester quoi qu'en dise Andler dans son ouvrage Nietzsche. Sa vie et sa pensée, Gallimard, Tome III, p. 337 et Tome II, p. 361. Albert Lévy, dans Nietzsche et Stirner n'est pas aussi péremptoire et plus récemment C. P. Janz écrivait dans Nietzsche. Biographie. Les dernières années du philosophe, Gallimard, Tome III, p. 571 que " l'on n'a pas résolu le problème central qui est de savoir si Nietzsche a connu Stirner ". Elisabeth Förster, la sœur du philosophe, prétend que non, alors que Köselitz doute et que Franz et Ida Overbeck affirment que oui. Voir également de K. Löwith De Hegel à Nietzsche, Gallimard, trad. Laureillard, 19169, p. 231. Outre ces problèmes, il suffit de lire les deux auteurs et de constater la proximité de nombre de thèses.

(5) Georges Palante, La Sensibilité individualiste, Alcan, p. 116.

(6) Ibid, p. 64.

(7) Ibid, p. 68

(8) Ibid, p. 73-74.

(9) Ibid, p. 62.

(10) Nietzsche, Humain, trop humain, § 553 : " Au dessous de l'animal : Quand l'homme éclate de rire, il surpasse tous les animaux par sa vulgarité. " Mais Nietzsche dit aussi tout le contraire, notamment après la période qui correspond à ces textes. Il élabore même une philosophie du rire sans précédent et sans suite dans l'histoire de la philosophie. Voir sur ce sujet Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, chapitre V.13.


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Michel ONFRAY 1992

Compte rendu de La Sensibilité Individualiste pour l'Encyclopédie Philosophique Universelle (PUF)

L'ouvrage doit son titre au premier article du recueil qui examine les acceptions économiques, politiques et psychologiques de l'individualisme. Une authentique sensibilité individualiste cultive la différence avant tout et invite à la promotion de l'unicité contre le social qui se nourrit de l'anéantissement des singularités. Elle sait, en même temps, pratiquer l'amitié, vertu asociale, l'ironie, recours désenchanté du pessimiste qui jette sa lucidité à la figure du social. En vertu du défaut d'optimisme qui la caractérise, la sensibilité individualiste ne succombera pas aux sirènes anarchistes qui ne réduisent que les fanatiques d'un ordre social réconcilié avec lui-même. Palante s'inscrit alors dans un courant immoraliste, au sens nietzschéen, c'est-à-dire antisocial : l'individu fait l'objet d'une promotion contre les groupes et le nombre.

Ce compte rendu est précédé d'une brève note biographique, également rédigée par Michel Onfray :

Georges Palante. 1862-1925.

Philosophe français. Agrégé de philosophie, il verra sa thèse refusée en Sorbonne par ceux qu'il attaque dans le corps de son travail universitaire : les durkheimiens. Il enseignera plus d'un quart de siècle au lycée de Saint-Brieuc. Dernier schopenhauerien ou premier nietzschéen français, il invite à un socialisme individualiste, ce qui permet de l'inscrire dans un courant nietzschéen de gauche. Traducteur d'un ouvrage allemand de Ziegler, deux fois candidat malheureux aux élections municipales de Saint-Brieuc, difforme physiquement, accumulant les échecs - vie privée, professionnelle, publique -, Palante se suicide en 1925. Il deviendra le modèle de Cripure, le professeur de philosophie du roman de Louis Guilloux, Le Sang noir.


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Michel ONFRAY 1992

Compte rendu de Combat pour l'Individu pour l'Encyclopédie Philosophique Universelle (PUF)

L'ouvrage réunit des articles parus entre 1899 et 1903 dans différentes revues. L'idée directrice est la critique des effets de l'esprit grégaire dans les différents cercles sociaux où il peut agir. Et Palante d'examiner les méfaits de l'esprit de corps dans les associations, les ligues, les groupements corporatifs, les villes de sous-préfecture, la famille, les institutions, l'administration ou l'école.

Dans une perspective sociologique, Palante stigmatise le fonctionnement de l'esprit mondain en démocratie, avant de montrer comment de belles valeurs, ainsi de l'honneur, se sont trouvées perverties une fois intégrées par la bourgeoisie dans son système de référence. Pour mettre en évidence la logique réductrice du social, l'effet pervers qu'elle produit sur l'individualité d'exception, Palante analyse le mensonge de groupe et son corrélat : l'impunité.

Plus théorique, et dans une perspective nietzschéenne, il critique les notions de téléologie sociale, celle de moralisme et d'immoralisme, pour mieux envisager les moyens de pulvériser les dogmatismes sociaux. Reste un éloge du révolté dont l'élaboration livresque doit à une lecture originale des thèses de Nietzsche sur le Surhomme.

Ce compte rendu est précédé d'une brève note biographique, également rédigée par Michel Onfray :

Georges Palante. 1862-1925.

Philosophe français. Agrégé de philosophie, il verra sa thèse refusée en Sorbonne par ceux qu'il attaque dans le corps de son travail universitaire : les durkheimiens. Il enseignera plus d'un quart de siècle au lycée de Saint-Brieuc. Dernier schopenhauerien ou premier nietzschéen français, il invite à un socialisme individualiste, ce qui permet de l'inscrire dans un courant nietzschéen de gauche. Traducteur d'un ouvrage allemand de Ziegler, deux fois candidat malheureux aux élections municipales de Saint-Brieuc, difforme physiquement, accumulant les échecs - vie privée, professionnelle, publique -, Palante se suicide en 1925. Il deviendra le modèle de Cripure, le professeur de philosophie du roman de Louis Guilloux, Le Sang noir.


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Michel ONFRAY 1992

Compte rendu du Précis de Sociologie pour l'Encyclopédie Philosophique Universelle (PUF)

A l'heure où les Durkheim, Séailles, Bouglé défrichent la sociologie, discipline nouvelle, Palante ose la publication d'un Précis. Identifiée à la psychologie sociale dont le moteur est l'individu, la sociologie palantienne enseigne les rapports antinomiques entre l'individu et le social. L'ouvrage étudie une définition de la discipline, de sa méthode et procède, sur le mode dynamique, à un examen des conditions de formation, de conservation, d'évolution et de dissociation des sociétés.

Palante avance avec sa subjectivité, et n'a aucun souci d'une distanciation soucieuse d'objectivité. Un très grand nombre d'auteurs font l'objet d'analyses et parfois de condamnations. Après avoir pris en considération les idées de Marx, Palante invite à aller plus loin, à dépasser le déterminisme économique, trop étroit à son goût, au profit d'un nietzschéisme de gauche dont les lignes de force sont : refus du grégarisme, confiance en l'énergie individuelle, éloge de la grande individualité rebelle contre le collectif, réalisation de l'individualisme par le socialisme, ce dernier entendu comme un moment dans un mouvement qui conduira à une authentique aristocratisation des singularités.

Ce compte rendu est précédé d'une brève note biographique, également rédigée par Michel Onfray :

Georges Palante. 1862-1925.

Philosophe français. Agrégé de philosophie, il verra sa thèse refusée en Sorbonne par ceux qu'il attaque dans le corps de son travail universitaire : les durkheimiens. Il enseignera plus d'un quart de siècle au lycée de Saint-Brieuc. Dernier schopenhauerien ou premier nietzschéen français, il invite à un socialisme individualiste, ce qui permet de l'inscrire dans un courant nietzschéen de gauche. Traducteur d'un ouvrage allemand de Ziegler, deux fois candidat malheureux aux élections municipales de Saint-Brieuc, difforme physiquement, accumulant les échecs - vie privée, professionnelle, publique -, Palante se suicide en 1925. Il deviendra le modèle de Cripure, le professeur de philosophie du roman de Louis Guilloux, Le Sang noir.


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Michel ONFRAY 1994

Préface de Les Antinomies entre l'individu et la société. Editions Folle Avoine.

(Nous remercions Michel Onfray qui nous a gentiment autorisé à reprendre sur notre site l'essentiel de ses écrits sur Palante)

En écrivant Les Antinomies entre l'individu et la société, sa thèse, Georges Palante montre comment on peut pratiquer le suicide philosophique avec efficacité. Çà et là, dans son œuvre, et plus particulièrement dans un article qu'il consacre. à la lenteur psychique, Palante avoue qu'il lui faut du temps pour se décider, passer à l'acte, et qu'il mûrit longuement ses gestes avant de les accomplir. Sait-il, en fabriquant cet ouvrage, qu'il met en place un stratagème avec lequel il se perdra ? Les parts les plus sombres en lui, celles qu'il entrevoit et lui font aimer Freud très tôt, lui infligent ces pulsions de mort avec lesquelles il ne cessera de se débattre. Jusqu'au 5 août 1925.

A l'époque où il travaille à ce texte, Palante pratique le vin blanc plus que de raison, le bordel de temps en temps, le lycée de Saint-Brieuc quand il le faut. Pendant les vacances, il se repose à Billion, près des grèves, en compagnie de sa ménagerie - des chiens et une vieille fille à matelots ayant beaucoup vécu et jamais lu une seule ligne de ce qu'il écrivait puisqu'elle était illettrée. Il faut choisir, le lupanar ou l'Université. Et Palante semble décidé à trouver le chemin de l'Université. Pour ce faire, il avait opté pour la voie royale : l'agrégation et la soumission aux vexations administratives qui s'en suivent avec des postes qui font découvrir les charmes de la province profonde, puis la thèse qui doit conduire à la capitale. C'est du moins ce qui fut le trajet de Célestin Bouglé, le professeur de philosophie qu'il remplaça en 1898 au Lycée de Saint-Brieuc, et qui donnait, à Paris, dans la sociologie durkheimienne, alors en vogue.

Malgré le vin d'Anjou, " la volaille " - comme il disait de ses élèves -, les corrections d'examen qu'au dire de Jean Grenier il pratiquait dans les maisons closes, et la compagnie de son éteignoir de compagne, Palante avait publié un Précis de sociologie en 1901 et réuni de nombreux articles, parus dans des revues, en deux volumes: Combat pour l'individu en 1904 et La Sensibilité individualiste en 1909. Le tout chez Alcan, la consécration philosophique du temps. Le même éditeur avait fait paraître un texte de Ziegler que Palante avait traduit de: l'allemand et préfacé. Tout allait pour le mieux, de ce côté-là des choses...

Désireux d'obtenir un titre de docteur qui l'aurait certainement éloigné de la Bretagne au profit de la vie parisienne, du moins d'une ville universitaire, Palante se met à sa thèse : dès 1907. En 1911, il s'inquiète de directeurs pour son travail, voire d'une ébauche de jury de thèse. Il pressent alors Célestin Bouglé et Gabriel Séailles. Or, depuis son livre sur la sociologie, jusqu'à ses dernières productions, Palante avait placé Bouglé dans sa ligne de mire, lui et les disciples de Durkheim qu'il honnissait. Quant à Séailles, néo-criticiste bien pâle, il représentait ce qu'il y avait de plus tiède pour un philosophe qui se réclamerait plutôt de Nietzsche. Le couple est peut-être un peu niais, mais dans les limites du convenable : par lettre datée du 1er novembre - le jour qu'on consacre habituellement aux défunts - Bouglé et Séailles signifient leur refus à Georges Palante. Ils n'invitent pas à revoir, corriger et remettre un peu d'ordre dans le manuscrit qu'on dira dionysien pour éviter le mot fouillis, non, ils interdisent la soutenance. Palante privé de Sorbonne, trop facétieux, trop indépendant, trop libre.

Certes, Palante a commis là un texte échevelé, bancal, explosif et subjectif à souhait là où l'on attend ordre, calme, harmonie et objectivité, du moins ce que l'on considère comme tel. Péché véniel ou péché mortel ? Mortel diront tes flambeaux de l'institution. Et c'est sans appel. Convenons-en, le texte ne correspond pas aux canons de l'Université, et sur ce sujet, elle est pointilleuse : c'est dans le détail qu'on voit les capacités de l'impétrant à l'allégeance, sa docilité et son consentement à la soumission, à l'obéissance. La virgule est souveraine, elle ouvre ou ferme les portes de la Sorbonne, donc la carrière. Et Palante ne voue pas un culte à la forme: les citations sont beaucoup trop longues, jusqu'à deux pages pour un renvoi en cours d'analyse, pas même en note ! Le corpus dans lequel l'auteur choisit ses références est sauvage: le philosophe célèbre Bergson côtoie le romancier Anatole France, un Schopenhauer en vogue a pour proximité un Draghicesco obscur.

Par ailleurs, Palante reste près des textes qu'il commente, beaucoup trop proche: il démarque, commente, cite, puis commente à nouveau avant de citer une nouvelle fois, confondant la thèse et le compte rendu critique d'ouvrage qu'il pratique alors pour la revue du Mercure de France. Plus insoucieux, il recopie la même citation à deux pages d'intervalle, voilà qui fait négligé, certainement, mais qu'une relecture corrige, supprime. y a-t-il là matière à briser la carrière d'un homme quand des remarques ponctuelles suffiraient à remédier aux carences ? L'ensemble manque d'harmonie, il est vrai : trois pages pour l'antinomie religieuse, trente-quatre pour l'antinomie économique. Il suffisait de demander ici, de raccourcir là.

Sur le ton, Palante se montre singulier: au lieu de recourir au verbe plat, froid, aseptisé de l'institution, à sa rhétorique glacée et ses démonstrations ennuyeuses, il pratique l'ironie, l'assassinat, la désinvolture, préfère la polémique, brocarde, se fait allusif ici, expéditif là, quand il ne recule pas devant le commentaire d'une actualité trop proche.

Enfin, et n'est-ce pas là plus grave pour les gardiens du temple, Palante avance des idées pour le moins intempestives, libertaires, à contre-courant, loin de la mode durkheimienne qu'il aurait suffit d'épouser pour obtenir carrière, galons et estrades. Palante critique l'institution scolaire et l'Université, il ne croit pas aux idéaux optimistes des éducationnistes - Bouglé et Séailles sont à l'origine des Universités populaires, militent à la Ligue des Droits de l'Homme, qu'ils ont contribué à fonder - ; il fustige la Famille, la Justice, la Morale laïque et propose un individualisme aristocratique qui fait du sujet un rebelle quant au social là où Bouglé et Séailles souhaitent l'intégration et la fusion de l'individu dans le groupe. C'était trop pour un seul homme: il fallait lui interdire ce sanctuaire, l'empêcher de sévir, lui couper la route. Le Lycée et la province, voilà de quoi rabattre les prétentions du rebelle.

Inconséquent Palante ? Inconsistant et ne méritant pas le détour ? Peut-être bien pour les tristes sires de la Sorbonne et ceux qui leur emboîtent le pas, mais pas pour ceux qui aiment les intempestifs, les francs-tireurs et les hommes libres. Car Palante est un penseur dont les thèses sont, plus d'un demi siècle après, porteuses d'une même actualité. Ainsi lorsqu'il propose une théorie du sujet qui prend en considération le corps, la physiologie, le cerveau et le système nerveux. L'homme neuronal, déjà. Moderne encore, et d'actualité, lorsqu'il met en perspective les pensées philosophiques et les affects singuliers, lorsqu'il attaque les prétentions à l'objectivité pour réduire les prises de position à des points de vue, à des perspectives. Intempestif, toujours, et d'une redoutable perspicacité quand il analyse la formation des orthodoxies, qu'il compare le fonctionnement du Christianisme et du Socialisme, qu'il fait de l'Etat marxiste un parent, dans la structure, de l'Empire chrétien ou qu'il prévoit la dérive autoritaire du socialisme marxiste. 1910 et déjà Nouveau Philosophe... Impertinent et avisé lorsqu'il commente plutôt Stirner que Ravaisson, qu'il pense à partir de Nietzsche et non de Jules Lagneau, qu'il laisse les défroques néo-criticistes ou durkheimiennes pour analyser ce que, bien plus tard, on appellera la philosophie du soupçon. Précieux, pour finir, lorsqu'il fait l'éloge de la révolte, de la rébellion, de l'individu irréductible et combattant : l'ariste, ce concept si riche de promesses et malheureusement délaissé dès fabrication. Contre les entreprises grégaires, les viscosités tentaculaires sociales si souvent victorieuses, contre l'unidimensionnalité et l'homme calculable, contre le conformisme et la soumission aux idéaux de groupe, Palante invite à résister, même si son pessimisme ne le trompe pas sur l'issue du combat. Le libertaire est la chance des singularités, Palante est le catalyseur de cette chance. Trop de qualités pour faire une thèse, trop de fusées pour contenter les sorbonagres. Ces richesses auraient pu faire un livre dense, un manifeste de l'aristocratisme individualiste et libertaire, un manuel de combat contre les prétentions sociales. Il n'en fut rien. Palante s'en alla faire de son dépit et de sa tristesse ce qu'il put. D'abord, il s'enflamma, fit éditer un libellé à ses frais, qu'il distribua çà et là, pour avertir et informer qui de droit de l'injustice qu'on lui infligeait. Il voulut faire de son cas un procès exemplaire: celui de l'institution avec, en regard, le héros rebelle - lui. Mais, piteux, sa colère ne rencontra aucun écho. Elle tomba. Lettre morte, elle fut pour Palante, l'occasion d'une transmutation: il allait faire de l'échec subi un échec voulu, choisi par lui pour montrer les mécanismes de la machine sociale qui broie les individualités.

Il avait provoqué, testé l'Université pour voir quelle dose de contradiction et d'opposition elle pourrait supporter. Il avait rusé, joué au plus fin pour mettre en exergue la logique de production des orthodoxies - la reproduction dirait aujourd'hui Bourdieu - et des hérésies. Il avait pris l'Université à son propre piège... Mais personne ne sera dupe. Palante le fut-il lui-même ?

Reste qu'à l'issue de cette déconvenue, il ne se remettra jamais en course. Il est presque mort pour la philosophie. Peut-être par fidélité à l'auteur de trois titres déjà publiés dans la maison, Alcan éditera sous son label prestigieux - Bibliothèque de philosophie contemporaine - le manuscrit de la thèse sans ajout, retrait ou modification. Sans les lettres de Séailles et Bouglé que Palante aurait aimé voir figurer en appendice à son ouvrage. Livre neutre qui se vit refuser la Sorbonne mais qui allait connaître une carrière éditoriale, on put le lire comme tel, loin de l'esprit polémique dans lequel il avait commencé son existence. Après celui-ci, Félix Alcan prit également au catalogue Pessimisme et individualisme, la thèse complémentaire, en 1914. Mais le ressort était cassé. Palante n'écrivit plus rien de réellement intéressant quelques textes polémiques sur la question du bovarysme et de sa relation personnelle avec Jules de Gaultier accélèreront le processus suicidaire. Le 5 août 1925, après avoir raté sa vie privée, sa vie professionnelle, sa vie sentimentale, après avoir vu s'envoler ses chances de quitter le Lycée de province pour une Université parisienne, Palante réussit son suicide.


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Michel ONFRAY 1995

Introduction de L'individualisme aristocratique, Les Belles Lettres, Iconoclastes n°25.

(Nous remercions Michel Onfray qui nous a gentiment autorisé à reprendre sur notre site l'essentiel de ses écrits sur Palante)

Qui était Georges Palante avant que Louis Guilloux n'en fasse le héros malgré lui de son ouvrage Le sang noir ?

Etait-il, comme le personnage du roman, cet homme acromégale, souffrant de cette horrible et ridicule maladie qui fait s'allonger démesurement les extrémités au point qu'il faut régulièrement lui amputer une partie du pied ? A-t-il vraiment vécu avec cette ancienne fille à matelots illettrée qui, à la foire Saint-Michel de Saint-Brieuc, vendra au plus offrant les papiers, correspondance et manuscrits de son mari qui vient de mourir ? Préférait-il la compagnie des chiens, de la lande bretonne, des voisins rencontrés au café plutôt que des importants qui font les vies locales, institutionnelles et officielles ? Corrigeait-il, comme on l'a écrit, les copies du bac de philo dans des hôtels borgnes où il rencontrait des femmes de petite vertu ? Fut-il l'auteur d'une Chrestomathie du désespoir mangée par les chiens ? Eclusait-il autant de vin qu'on l'a dit ? De l'Anjou blanc, en l'occurrence. S'est-il suicidé d'une balle de revolver un jour d'août 1925 parce que la vie lui était devenue impossible, parce qu'un fonctionnaire des finances, qui se piquait d'écrire des livres de philosophie, l'avait provoqué en duel après une querelle théorique qui paraît bien dérisoire aujourd'hui ? Fut-il véritablement cet homme qui fustigea Durkheim et les durkheimiens dans une thèse qu'il voulut soutenir en Sorbonne après avoir choisi deux directeurs de thèse... durkheimiens ? Thèse refusée, bien sûr.

Sauf la Chrestomathie, parce que le titre n'est pas des siens, il fut vraiment cet homme là : malheureux et malade, célibataire puis mal marié, solitaire et sensible à l'excès, lecteur de Schopenhauer, pour le pessimisme, de Stirner, pour célébrer la puissance de l'individu contre toute société, de Nietzsche, pour l'aspiration à transfigurer des impuissances en forces, de Freud, pour ce qu'il enseigne des parts maudites et de leurs relations avec la conscience. Et ce à l'heure où l'on fait des gorges chaudes de Bouglé, Séailles, Ollé-Laprunes et autres célébrités philosophiques du même calibre. Professeur de philosophie au Lycée de Saint-Brieuc - et de morale à la volaille, comme il disait des collégiens -, Palante est surnommé Schopen par ses élèves, car il cite souvent les aphorismes du maître en pessimisme. L'administration ne l'aime guère, les rapports en témoignent ; mais il le rend bien à cette divine institution, car il ne cessera de la fustiger, comme tout ce qui se nourrit de l'instinct grégaire.

L'idée qui traverse l'ensemble de ses écrits est toute simple : il existe une antinomie radicale entre l'individu et la société. Dans ce combat perpétuel entre la singularité et le Léviathan, c'est toujours le Léviathan qui gagne. D'où une morale désespérée, mais élégante de la résistance : l'individu doit être rebelle, refuser les compromis et les compromissions, les renoncements et les abandons. Certes, la société gagne toujours, elle absorbe, avale et digère tout ce qui montre de l'insolence, de l'originalité, de la personnalité, du caractère et du tempérament. Mais qu'importe, la grandeur de l'individu est dans la posture de qui refuse, dit non et ne compose pas. Alceste a raison contre Philinte.

Dès le début du siècle, Palante lit et aime Nietzsche. Il aborde la philosophie du père de Zarathoustra à l'époque où ni la Première Guerre mondiale, ni la barbarie nazie n'ont gauchi ni embrumé les thèses de celui qui, même sous la plume de Palante, deviendra un surboche... De Nietzsche, il retient l'idée qu'une philosophie, c'est d'abord la confession d'un corps, l'autobiographie d'une chair qui souffre. La thèse est dans la préface au Gai Savoir, mais elle est aussi dans la corps de Palante : le dysfonctionnement hormonal qu'est l'acromégalie est la forme prise par la Nécessité. La maladie exclut l'enfant qui découvre alors un monde qu'il ne cessera de villipender une fois devenu adulte : puisque la société ne veut pas de lui, avec ses différences, ses singularités, ce qui le désigne comme a-normal, alors il ne veut pas d'elle. Pensée réactive, viscérale, vécue sur le mode physiologique. Pensée d'autant radicale.

D'aucuns voient dans l'idée qu'une pensée est la confession d'un auteur de quoi discréditer et l'oeuvre et l'homme. Si une philosophie découle des péripéties existentielles de celui qui la formule, il faut retenir, tout de même, que la formulation est ce qui prioritairement désigne un sujet, fonde une personnalité et légitime un individu singulier. Hypothétiquement, si les mêmes douleurs pouvaient être vécues par des personnes différentes, bien sûr, elles ne seraient pas transfigurées de la même manière. La sublimation la plus réussie est celle qui débouche sur ce qui fait la meilleure oeuvre d'art, la plus originale. Le matériau importe peu, seul compte ce qui en est fait par l'individu, le créateur.

Déprécier une pensée parce qu'elle entretient avec celui qui la fait advenir des relations de conséquence est manie de clinicien obsédé par le classement d'une affaire ou perversion réductionniste appuyée peu ou prou sur un jugement de valeur qui, de toute façon, entend condamner de prime abord et se cherche ensuite des raisons pour détester. Dans les deux cas, on évite à peu de frais la rencontre frontale avec l'œuvre. Palante est un sujet original qui formule en une pensée propre ce que d'autres que lui n'auraient jamais transcendé. Là est le philosophe, là aussi se trouve l'individualité d'exception.

Avant de mourir terrassé par le réel, Palante a combattu, longuement, sûrement, avec détermination et conviction. Son oeuvre est trace de cette lutte. Cet instinct agonique en acte désigne les pensées rebelles les mieux fondées, les philosophes les plus aguerris. Nietzsche était de ces hommes-là : faits par leur existence autant qu'ils la faisaient, en un mouvement quasi contrapuntique. L'œuvre est la façon que trouve son auteur de rendre infalsifiable une douleur : on ne réfute pas une blessure, encore moins quand elle donne le jour à un édifice conceptuel. Là aussi, le propos est nietzschéen...

Du même Nietzsche, il retient également les déclarations de guerre qu'on trouve dans Aurore contre le travail, dévoreur du temps, de l'énergie, de la force et de la liberté de l'individu. Nietzsche fait-il la critique du bourgeois comme emblème du personnage aliéné, obsédé par l'argent, les richesses, le pouvoir, les biens matériels ? Palante adhère. Lit-on dans la Généalogie de la morale une attaque en règle contre l'instinct grégaire, le goût qu'ont les hommes, de faire groupe, clan, comme les moutons de Panurge ? Palante souscrit, là encore. Ailleurs, dans Par-delà le bien et le mal, on peut lire un éloge de l'individualisme aristocratique, des vertus qui ennoblissent, qui grandissent et installent la relation avec autrui sur le terrain antichrétien de l'élection : Palante s'enthousiasme. Et partout où sont célébrées la force et la puissance de l'individu contre la société, Palante acquiesce.

Pour autant, il ne fait pas partie d'un nouveau troupeau de nietzschéens bêlants. Ce serait d'une inconséquence radicale. Voilà pourquoi il se sépare de Nietzsche sur un certain nombre de points. Et dans ce mouvement de sécession même il trouve une raison supplémentaire d'être nietzschéen, car Nietzsche écrivait qu'un bon maître apprend d'abord à ce que l'on se déprenne de lui. Ensuite, le philosophe allemand n'a cessé de dire qu'en suivant sa propre nature, on suivait l'enseignement de ses livres : "n'aie cure de n'être fidèle qu'à toi-même, et tu m'auras suivi - tout doux ! tout doux !" Et Palante suivra, tout doux, tout doux.

Contre Nietzsche, par exemple, il enseignera dès son Précis de sociologie et par la suite dans Combat pour l'individu, la possibilité d'associer l'aristocratisation et le socialisme. A l'époque, il pense que le socialisme peut permettre les meilleures conditions pour chacune des vies singulières, qu'il peut être la condition de possibilité de l'individualisme, son révélateur, son meilleur médium. La Première Guerre mondiale, vraisemblablement, sinon l'accroissement de son propre pessimisme, auront raison de cette conviction et il évoluera vers un athéisme social qui, sans pour autant verser dans le nihilisme, avancera l'irréductibilité radicale de l'antinomie entre l'individu et la société : la politique droite et gauche confondues, est le monde du grégarisme et du nombre, toujours ennemi des individus. La vie, celle du monde, certes, mais aussi la sienne, l'aura conduit à désespérer d'une possible solution collective et politique à la question de l'individu.

Que reste-t-il à l'individu ? Des vertus électives et antisociales. Par exemple, l'amitié et l'ironie. L'amitié, parce qu'elle est principe d'affinités, de choix. Avec elle, on construit une micro-société dans laquelle les lois sont la prévenance, la délicatesse, l'attention, l'hédonisme. Contre la société grossière, vulgaire, brutale, lourde, épaisse, l'amitié permet de conjurer la solitude sur le terrain d'un contrat dont les termes sont la volupté l'un pour l'autre, l'un par l'autre. La philia rapproche alors que l'ironie éloigne, met à distance, fait exploser les machines sociales, les mensonges de groupe, les mythes sociétaires. Par elle se délitent les monuments grégaires, se défont les logiques holistes. L'ironiste pratique l'éviction avec virtuosité. Là où l'amitié est une invitation au contrat voluptueux, l'ironie est propédeutique à la rupture du lien social. De sorte que l'individu dispose, avec ses deux armes, de leviers pour bouger, déplacer le monde et s'y faire une place. Si possible.

En jouant de l'élection et de l'éviction, Palante structure son individualisme. Il l'appelle aristocratique. Il ne veut ni sa variante romantique, ni des options égoïstes, solipsistes ou unicistes, instinctives ou sentimentales. Autrui a sa place dans cet individualisme qui veut plus et mieux la relation aux autres. L'homme de cette pratique, c'est l'ariste, un terme qui n'apparaît qu'à trois reprises sous la plume de Palante et nulle part ailleurs que dans Les antinomies entre l'individu et la société. A quoi pensait Palante en créant ce terme ? Au radical d'aristocrate ? A l'homophonie avec l'artiste ? A autre chose ? Mais à quoi ? Cette notion, qui aurait pu être fondamentale dans l'économie de la pensée palantienne n'aura pas été développée, précisée, exploitée. En germe, dans l'œuf, elle n'aura pas eu de dessin alors qu'elle aurait pu caractériser le sujet, rebelle, individualiste, aristocrate, pessimiste, lucide, pratiquant l'amitié et l'ironie, fustigeant ce qui associe, fait groupe et finit par culminer en troupeau. Dommage.

Le fait que Palante ait laissé là sa réflexion sur ce que pouvait signifier la notion d'ariste nous invite à réfléchir sur le sens que pourrait avoir ce terme aujourd'hui et sur l'efficacité susceptible d'être affichée par cette figure singulière dans la trame d'une époque sans caractère et sans tenue, sans âme et sans grandeur.

La belle individualité rebelle, résolument antinomique à l'endroit de la société n'a jamais cessé de briller de tous ses feux, quelles qu'aient été les époques : le cynique, le cyrénaïque, le gnostique licencieux, les Frères et les Sœurs du Libre Esprit, le libertin du Grand Siècle, ceux qui le suivront en pleine époque dite des Lumières. Et puis le dandy ou l'anarque de Jünger. On pourrait écrire l'histoire de ces tempéraments qui ont opté pour l'Un contre la Masse, pour l'Artiste arrogant à l'endroit des puissants, des peuples et des foules, contre la soumission aux idées de l'époque, aux idoles du moment.

Aujourd'hui, un ariste serait un athée radical. C'est-à-dire, en prenant en compte l'étymologie, un pourfendeur de tout type de lien social ou métaphysique, mystique ou sociologique. De même, il serait tragique, car il saurait n'avoir rien à attendre de l'antinomie qui l'oppose au plus grand nombre, hormis l'élégance du beau geste résistant, la beauté intrinsèque de la rébellion. Enfin, il serait aristocrate libertaire, choisirait délibérément l'élection de ses pairs, de ses semblables, pour des précaires relations révocables en permanence. Il délaisserait ainsi les liaisons dangereuses lorsqu'elles visent à la fixité contre le mouvement. Car il serait héraclitéen, fou de changement, d'allées et venues dans le monde, dynamique, aspirant à la mobilité perpétuelle, seul contre ceux qui, parménidiens, veulent la stabilité, l'arrêt, la mort consubstantielle à toute forme grégaire.

Le projet est ambitieux, certes, mais la tâche est exaltante : elle est de toujours, actuelle sous tous les cieux, sous toutes les latitudes, à toutes les époques. L'individualisme radical est une exigence sempiternelle, car sans cesse le social veut les individus pour les avaler, les digérer, les anéantir. Ceux qui refusent, résistent et se rebellent feront éternellement une caste et sans désemparer, ils effectueront dans l'histoire des variations sur le thème de l'athéisme social, de la conscience tragique, de l'aristocratisme libertaire et de la volonté du mouvement. Et basta pour le reste !

Après l'insuccès de sa thèse qu'il ne retravailla pas et qui ne fut jamais soutenue en Sorbonne, Palante abandonna la course désespéré. Plus abattu qu'il ne l'aurait fallu, expérimentant dans sa chair meurtrie et dans son âme fatiguée, la victoire et le triomphe du social sur l'individu qu'il était, Palante cessera d'écrire, au sens noble du terme, pour se contenter de commettre quelques feuillets polémiques sans importance.

Dès lors, abandonnant tout projet d'intégration aussi bien municipal qu'universitaire, sombrant dans une dispute théorique avec Jules de Gaultier sur la possibilité d'enseigner à l'université la trouvaille théorique de ce dernier - le bovarysme -, Palante s'effondre et prépare mentalement son suicide. Il avait écrit un article sur la lenteur psychique dans lequel il confiait être de ceux qui, secondaires et réactifs, avaient besoin de temps pour réaliser leur projets. Conséquent, lucide, seul depuis longtemps, abandonné depuis toujours, écorché, à vif, incapable de chercher plus longtemps une place qu'il ne trouvait ni dans sa vie privée affective, ni dans sa vie professionnelle, ni dans son existence publique, ne réussissant que ses échecs, il mit fin à ses jours.

Sur sa tombe, aujourd'hui balayée par les vents venus de la mer ou les pluies tombées du ciel breton, le bout des doigts aidant l'œil découragé par la mousse, on peut lire cette phrase gravée : L'individu est la seule source d'énergie, la seule mesure de l'idéal. Et, dans l'enceinte du cimetière on pourra toujours imaginer que la Chrestomathie du désespoir, s'il n'était pas le titre d'un livre de Palante pourrait bien être celui d'une possible histoire de l'œuvre majeure qu'est toujours pour chacun une existence.


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Fabrice MAGNONE 1996

Georges Palante un aristocrate libertaire

Article paru dans le n° 1028 du Monde Libertaire (1er février 1996 - rubrique Expressions), à l'occasion de la parution de L'Individualisme Aristocratique.

Après les pamphlets de Lysander Spooner, Arrabal, Sade, Oscar Wilde, Rabelais, Galtier-Boissière et dernièrement Henrik Ibsen, c'est au tour de Georges Palante d'entrer dans le catalogue de la collection Iconoclastes, nouvelle pléiade des réfractaires (1).

Si ce vingt-cinquième volume jette encore un pavé dans la mare des idées reçues, c'est que son auteur, individualiste, radical du début du siècle, y développe une philosophie des plus anticonformistes qui soient. Ce recueil d'articles, encore mieux que celui paru il y a de ça quelques années aux éditions Folle Avoine (2), nous éclaire sur la pensée d'une exceptionnelle vigueur de Palante. N'y cherchez pas de demi-mesures, de faux fuyants ou de compromissions. Son œuvre tient du guide pratique de survie à l'usage des individus libres et désirant le rester. Pour lui, l'affrontement entre le singulier et le troupeau, entre l'individu et la société, est inévitable même si l'issue doit s'avérer fatale pour l'originalité sous quelque forme qu'elle se présente. L'individu libre n'a donc d'autres choix que la révolte même désespérée. Cet incorrigible pessimiste fait l'apologie du libertaire intégral, une sorte de surhumain nietzschéen, écorché vif et assoiffé de relations affinitaires. Professeur de philo au lycée de Saint-Brieuc, Georges Palante, sa vie durant, incarnera cet idéal de l'aristocrate libertaire, Don Quichotte bataillant jusqu'au suicide contre les moulins à vent de l'esprit grégaire. Michel Onfray, à qui on doit sans doute la résurrection de la pensée de Palante, résume ainsi ses influences : " lecteur de Schopenhauer, pour le pessimisme, de Stirner, pour célébrer la puissance de l'individu, de Nietzsche, pour l'aspiration à transfigurer des impuissances en forces, de Freud, pour ce qu'il enseigne des parts maudites et de leurs relations avec la conscience. " (3) Mais cet esprit d'une formidable ouverture s'intéressait également à Proudhon, Ibsen, Fourrier, Emerson ou encore à une querelle entre Janvion et Malato dans les colonnes de l'Ennemi du Peuple. Ennemi irréductible de tous les partis, éternel dissident, Georges

Palante comme le fut Zo d'Axa, l'animateur de l'En Dehors, est inclassable. Pourtant le dernier article de ce recueil intitulé " Anarchisme et individualisme " propose une tactique de l'individualiste contre la société qui rappelle assez celle préconisée à la même époque par Libertad et l'équipe de l'Anarchie. C'est aussi celle d'un autre aristocrate libertaire Rémy de Gourmont pour qui l'individualiste " détruit dans la mesure de ses forces le principe d'autorité. C'est celui qui, chaque fois qu'il peut le faire sans dommage, se dérobe sans scrupule aux lois et à toutes les obligations sociales. Il nie et détruit l'autorité en ce qui le concerne personnellement ; il se rend libre autant qu'un homme peut être libre dans nos sociétés compliquées. " (4) Que cette stratégie puisse convenir aux anarchistes de toutes les fins de siècles rien d'étonnant à ça, puisque pour Palante comme pour Nietzsche, " L'anarchisme n'est qu'un moyen d'agitation de l'individualisme. "

NOTES

(1) Georges Palante, L'Individualisme aristocratique, collection Iconoclastes - 25, éditions des Belles Lettres, 185 pages, 75 F.

(2) Georges Palante, Combat pour l'individu, éditions Folle Avoine, 1989.

(3) Michel Onfray, préface à Georges Palante, L'individualisme aristocratique, op. cit.

(4) Rémy de Gourmont, Epilogues, II, p. 308.

(5) Nietszche, Volonté de Puissance, p. 337.


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Nadine GUITART

1996

Le texte qui suit est extrait d'un Mémoire intitulé " Georges Palante - Originalité et Actualité ", présenté par Nadine Guitart en vue de l'obtention du diplôme de Maîtrise de Sociologie (Université Paul Valéry, Montpellier III). Ce texte est intéressant car il nous montre que l'apport sociologique de Palante est loin d'être anecdotique et que sa pensée est toujours actuelle.
Nous n'avons pas pu retrouver Nadine Guitart. Ce texte est donc reproduit sans son autorisation. Si par hasard elle vient à découvrir cette page nous l'invitons à nous contacter.

(Merci à Fabrice V. qui nous a procuré la copie de ce document)

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Chapitre 1

POUR UNE PSYCHOLOGIE SOCIALE

A/ L'approche psychologique

L'approche psychologique que Palante préconise dans l'analyse des phénomènes sociaux, retrouve toute sa vigueur aujourd'hui. Introduite en France par Gabriel Tarde, la psychologie appliquée à l'approche sociologique sera reprise 100 ans plus tard par de nombreux sociologues français.

Dans sa lignée, Georges Palante porte un grand intérêt pour l'analyse du psychisme et des actions individuelles.

Cette psychologie sociale héritée d'Auguste Le Bon et Gabriel Tarde, s'interroge sur les raisons du conflit entre l'individu et la société.

Selon Serge Moscovici les phénomènes qu'elle étudie sont des phénomènes de communication sociale, d'influence collective et de processus linguistique.

C'est la science qui aborde les faits de la vie quotidienne. Son intérêt se porte sur les interactions humaines et les groupes humains qui structurent la réalité sociale. Selon Moscovici la psychologie doit expliquer la dimension subjective de la réalité sociale : " on lui demande de comprendre ce que les gens pensent et sentent " (1). Son observation de terrain l'informe sur la vie quotidienne de l'individu et du groupe. Le psychologue social essaie d'expliquer l'opposition entre l'individuel et le collectif. Après Serge Albouy la psychologie sociale considère les phénomènes sociaux comme un ensemble de comportements psychologiques. C'est la science du comportement de l'individu en groupe et influencé par ses " semblables ". Gustave Nicolas Fischer déterminera sa tâche comme étant celle de définir la nature psychosociale des phénomènes qui résultent de l'interaction individu/société.

Gabriel Tarde et Gustave Le Bon sont les pionniers de cette approche psychologique du monde social. ils révéleront le primat du psychisme dans la vie collective, cher à Palante. Leurs études porteront sur l'effet de masse propre aux sociétés modernes et sur l'attitude de l'individu en groupe. L'individu associé à un groupe, sera définit comme un être médiocre. Serge Moscovici donnera cette définition de l'individu en groupe dans son ouvrage L'âge des foules : " pris isolément, chacun de nous est en définitive raisonnable; pris ensemble, lors d'une réunion politique et même au sein d'un groupe d'amis nous sommes tous prêt à commettre les pires folies " (2). On retrouve ici le raisonnement de Palante à propos de l'anéantissement de l'intelligence individuelle dans l'esprit de corps.

La psychologie sociale actuelle se penche sur l'examen de groupes restreints. Elle porte son intérêt sur la sociabilité collective et son impact sur l'individu. Palante utilise cette méthode dans son étude de psychologie sociale des effets des influences sociales sur les consciences individuelles. Son analyse se concentrait sur l'observation de groupes spécifiques, les fonctionnaires, les universitaires, les gens des petites villes...

De même le constat de la tyrannie de l'esprit de corps qui règne dans les groupes sociaux est constatée par le philosophe.

La psychologie sociale actuelle s'intéresse aussi aux phénomènes de conformisme, déviance, pression collective. Cette discipline récente admet le caractère dichotomique du rapport entre l'individu et la société, comme Palante au début du siècle. Dans son Précis de Sociologie il proposait une analyse du contenu des formes sociales, la psychologie sociale remplit ce rôle aujourd'hui.

La psychologie sociale définie par Serge Moscovici et Jean Maisonneuve considère le conflit entre l'individu et la société comme un élément dynamisant. On retrouve ici l'idée palantienne sur l'importance des conflits dans l'évolution des sociétés humaines.

Le constat du rapport conflictuel entre l'individu et la société, l'importance accordée aux phénomènes collectifs dans une perspective psychologique et l'attention portée à l'observation des micro-groupes composant la réalité sociale font parties des centres d'intérêt de la psychologie sociale actuelle. L'effort de Georges Palante pour comprendre la société qui l'entoure par le biais d'une socio-psychologie correspond bien aux: attentes de cette nouvelle science du social.

Chapitre 2

L'APPROCHE AU QUOTIDIEN

A/ L'ANALYSE DU PRESENT

Au milieu du XIXème siècle, la description de la vie quotidienne est ébauchée par certains sociologues, notamment Leplay et Dilthey. L'intérêt pour l'analyse qualitative de la vie sociale est partagé. Les sciences sociales sont à leur début en tant que science. Les postulats épistémologiques divergent selon les pays et les penseurs.

La sociologie, alors en pleine modélisation théorique est le centre d'un débat entre les partisans d'un moniste social et ceux d'une approche microscopique des phénomènes sociaux.

En France la suprématie de l'idéologie Durkeimienne entrave la reconnaissance de réflexions singulières. Cependant des philosophes esquissent une nouvelle approche de la réalité sociale par l'étude de micro-situations, révélatrices des mystères de l'activité humaine. L'individu devient l'agent producteur du social.

A l'aube du XXème siècle Georges Palante proposera une analyse de l'espace du quotidien lui permettant d'appréhender le vécu des individus, sources d'informations précieuses.

Mais il faudra attendre la fin de la deuxième guerre mondiale pour que s'opère un véritable tournant épistémologique dans la sociologie Française. Une nouvelle perspective sociologique est l'occasion pour les sciences sociales de reconsidérer le rapport entre l'acteur et son milieu.

Des travaux sur le thème de la vie de tous les jours débutent avec Lefèbvre, RelIer, Morn, Adorno...

L'intérêt pour le niveau microscopique des phénomènes sociaux se diffusent en Europe et aux Etats-Unis avec l'école de Chicago.

Les œuvres des penseurs tels que Georg Simmel et Max Weber sont redécouvertes et constituent les fondements théoriques de cette nouvelle branche de la sociologie.

Quelques soient les diverses tendances de cette sociologie compréhensive, la perspective individuelle constitue son corpus théorique. Sa méthodologie est l'observation directe plutôt les relevés statistiques. Déjà Palante reprochait à Durkheim de ne pas tenir compte des raisons des individus dans son analyse du suicide.

Franco Crespi constate l'existence de trois courants d'analyse du quotidien : le courant marxiste, représenté par Lefebvre, RelIer; la phénoménologie avec Mead, Goffman, Alfred Schutz et le courant actuel de sociologie formelle dont les représentants en France sont Michel Maffesoli et Georges Balandier.

Ces différents courants d'analyse du champ du quotidien ont un point commun, celui du rejet de tout dogmatisme social et scientisme.

Michel Maffesoli l'exprime clairement dans un article de la revue sociologique, où il montre l'objectif de découverte de la complexité du monde propre à la sociologie. Et non la recherche d'une quelconque vérité.

Selon lui, le cadre du quotidien fait ressortir les multiples facettes de la vie sociale.

L'apparence, le spectaculaire, le paraître s'emmêlent.

Pour le sociologue contemporain, le présent est épaisseur, il contient la matière réelle du social. Maffesoli propose une sociologie formelle capable de pénétrer les dessous de la fantasmagorie sociale. Georges Palante expose cette conception de la réalité sociale comme étant un système illusionnisme social, dont le chercheur doit prendre conscience afin d'éviter la chute dans cet illusion qu'est le monde des activités humaines. Cette prise en compte de l'imaginaire dans les structures de la vie sociale, trouve sa place dans la sociologie actuelle.

La richesse de l'espace du présent où s'entrecroisent activités routinières et imprévisibles, est constatée par le sociologue Georges Balandier. Dans ce retour de l'intérêt pour les pratiques individualisées, le sociologue français démontre l'importance de ce lieu du quotidien où se révèlent selon lui les scènes d'illusion.

Cette perspective compréhensive de la dimension quotidienne des sociétés contemporaine relèvent de nombreux défis entamés il y a plus de 50 ans en France par Georges Palante.

Aux États-Unis Thomas Luckmannn et Peter Berger expose une nouvelle conception de la réalité sociale.

Ils reconnaissent l'existence d'une dialectique entre l'homme et son milieu et à l'intérieur de son être. Cette conception psycho-sociologique du monde social s'apparente à la vision dialectique de Karl Marx. a propos de la réalité sociale et l'existence individuelle. La considération du facteur subjectif et du rapport conflictuel entre l'individu et la société dans la construction de la vie sociale est proposée par Palante au début du siècle. Luckmann et Berger admettent l'importance de l'organisme individuel dans la construction de ta réalité sociale, ainsi que dans son fonctionnement. L'individu est enfin considéré comme un être biologiquement et psychologiquement autonome.

Christian Lalive d'Epinay décrit cette nouvelle perspective sociologique comme centrée sur l'agent individuel comme unité biologique, psychologique, socioculturel et sur ses activités sociales. L'individu participe " entièrement " à ta construction de son monde. Palante citera en 1901, " l'individu est le principe des initiatives, l'agent du progrès social, le moteur de l'histoire " (3).

Selon une définition du sociologue contemporain Salvador Juan : " La sociologie de la vie quotidienne est une praxéologie, elle analyse le domaine des actions individuelles routinières et inorganisées comme des faits sociaux en les situant dans leur environnement institutionnel symbolique et par la place des acteurs dans la structure sociale " (4).

Toutes les activités publiques ou privées sont analysées. Cette approche du social au jour le jour, Palante l'expérimente avec ses travaux sur l'esprit de corps, le pessimisme et l'individualisme, le rapport antinomique entre l'individu et la société.

Les observations qu'il effectue sur les moindres faits et gestes des individus au quotidien lui permettent de mieux comprendre la mentalité de son époque. Cette dynamique de la vie sociale, perçue comme le résultat d'actions individuelles, est une des idées Palantienne reprise par les sociologues de la vie quotidienne.

Selon Claude Javeau la vie quotidienne est le lieu de l'interaction et des activités sociales. Il situe ce retour de l'individu au début des années 70.

Alfred Shutz fera partie des fondateurs de cette nouvelle sociologie, il acceptera la possibilité d'une interprétation subjective des actions individuelles: " les sciences sociales, quant à elles, traitent d'objets psychologiques et intellectuels et que, par conséquent, la méthode des sciences naturelles consiste en explication, celle des sciences sociales en compréhension " (5). Selon lui, pour saisir la réalité sociale, le chercheur du quotidien doit interpréter la structure subjective de l'action individuelle. Shutz cite : " Je ne puis comprendre un objet social sans le ramener à l'activité humaine qui l'a engendré " (6). La sociologie traite d'objets psychologiques et intellectuels où la nécessité d'une méthode compréhensive.

Le milieu des sciences sociales diffère de celui des sciences naturelles et de leurs méthodes qui ne sont pas applicables à l'étude des activités humaines. Après Schutz le sociologue doit saisir l'interprétation de l'action et son contexte du point de vue de l'acteur en respectant certaines règles de la méthode scientifique.

Cependant parallèlement à Palante il n'enferme pas le savant dans des règles rigoureuses car il cite :" Cela ne change rien au fait que le chercheur, qui est aussi un être humain au milieu d'autres dans le monde-vie unique et uniforme, et dont le travail scientifique est de travailler avec d'autres au sein de ce monde, se réfère constamment et doit se référer, dans ce travail scientifique, à sa propre expérience du monde-vie " (7).

Ainsi, la sociologie du quotidien centre son interrogation sur un sujet individuel avec ses relations proches et régulières. Cet engouement pour le vécu serait dû à l'angoisse des lendemains typiques de nos sociétés contemporaines, selon les propos de Georges Balandier.

L'acteur dirige ses actions vers son milieu immédiat, donc les sciences sociales doivent se tourner vers l'espace du présent. Cette nouvelle approche du social emprunte à l'anthropologie et à la psychanalyse son point de vue sur le sujet.

L'apport des réflexions freudiennes fut constaté par Georges Palante lors de la parution des premiers travaux sur la libido, la sexualité infantile .

L'objectif de compréhension de la vie sociale est le seul but des partisans d'une sociologie du quotidien. L'amélioration des conditions de vie et l'optimisme d'une société meilleure à venir ne font pas parties des objectifs des sociologues contemporains. Le combat de Palante contre le scientisme de époque trouve sa victoire aujourd'hui.

Le respect de l'objectivité absolue est relativisé, l'implication du chercheur est comprise car lui même est imprégné du social. L'observation directe et participante font partie des méthodes du jour.

Certains sociologues critiquent le subjectivisme des théories sociales, notamment Devereux qui parle de transfert entre l'observateur et l'observé, l'un agit sur l'autre et réciproquement.

Cependant l'observateur reste le moyen d'observation de la société contemporaine ; cette méthode faisant ressortir des représentations difficilement accessibles selon Pierre Bouvier.

L'analyse des actions individuelles et du contenu psychologique permet de dégager les profondeurs de la vie sociale.

Le quotidien est composé de simulacres, jeux d'apparences qui changent en permanence. Le social obéit à aucune loi fixe.

Le masque et la réalité se superposent dans la vie quotidienne. L'analyse de cette théâtralité sociale permet au sociologue de comprendre la complexité de la vie sociale et de pénétrer dans les profondeurs du tissu social.

Georges Palante décrit dans son article" le bovarysme, une moderne philosophie de l'illusion ", l'importance du mensonge et de l'illusion qui participent à la dynamique sociale. Sa lucidité lui permet l'accès à la mascarade sociale.

Dans la sociologie du quotidien, la vie sociale est perçue comme une mise en scène avec le jeu et le spectacle.

Le fantastique, la fiction ont pour rôle de rendre le quotidien acceptable. Palante affirme la capacité de l'homme de s'illusionner sur lui-même et sur le monde, pour voiler la mauvaise face de la société. Il utilise ce concept de " bovarysme " emprunté à Jules de Gaultier.

Palante découvre ainsi près d'un siècle auparavant la fonction fantasque de la vie sociale. La prise en compte des dysharmonies irrémédiables entre les individus et la société, est admise aujourd'hui dans cette sociologie de l'apparence. Michel Maffesoli explique que le collectif est le lieu des conflits entre les acteurs. Dans ses travaux sur la vie sociale, Georges Palante insiste sur le caractère illusionniste des rapports sociaux ; Maffesoli et de nombreux sociologues contemporains affirment aussi que les actes humains sont imprégnés de semblant et de paraître.

A propos de la dimension spectaculaire du social, Guy Debord compte parmi les grands critiques de cet aspect de la modernité. Il affirme que tout devient une représentation, la marchandise domine la vie sociale. Debord cite : " ce sont les choses qui règnent " (8). A l'aube du XXème siècle Georges Palante constata le règne de l'argent et la dépersonnalisation des valeurs sociales; l'homme est valorisé selon ce qu'il possède. Guy Debord remarque la domination du paraître dans les sociétés occidentales, c'est le temps de la consommation d'images à outrance. Dans la société moderne du XIXème siècle, Palante démontrera l'importance de l'étiquette et de la tenue vestimentaire pour se distinguer de l'autre. Il dénonce l'idéologie de la production excessive qui accapare l'homme ; l'individu vit pour son travail et par son travail. Son individualité est absorbée.

CHAPITRE 3

LE RETOUR DE L'INDIVIDU

A/ Le paradigme individualiste

La technique d'approche du monde social propre à Georges Palante retrouve un certain regain d'intérêt dans la sociologie française, depuis les années 80.

Les représentants de ce courant appelé " l'individualisme méthodologique " sont Raymond Boudon et François Bourricaud. Malgré quelques difficultés pour la reconnaissance de son efficacité et de son apport dans le champ de la sociologie Française, le paradigme individualiste reprend des forces.

La Prise en compte de l'individu

La perspective individualiste est défendue à la fin de la première guerre mondiale par le cercle intellectuel autrichien composé de Menger, Hayek, Popper. Ces philosophes vont révolutionner l'épistémologie des sciences sociales.

Ils participeront à l'édification d'un nouveau corpus théorique et méthodologique; ils redonnent aux individus une capacité d'action dans la vie sociale. Karl Popper définira ce type d'approche " l'individualisme méthodologique ".

L'individualisme méthodologique semble caractériser la sociologie Allemande, Italienne et Américaine, notamment en ce qui concerne la sociologie classique. La domination du paradigme holiste en France fait ombre aux courants opposés de l'époque. Georges Palante tente d'imposer une conception individualiste du rôle de la sociologie et de celui de l'individu dans la vie sociale. Le combat Palantien contre la domination intellectuelle du groupe durkheimien est vain, lui est seul contre l'idéologie du groupe.

Karl Popper donne une définition de ce paradigme individualiste: " la tâche d'une théorie sociale est de construire et analyser avec soin nos modèles sociologiques en termes descriptifs ou nominalistes c'est-à-dire en termes d'individus, de leurs attitudes, anticipations, relations. " (9). Les reproches qu'il fait au milieu scientifique du moment sont similaires à ceux de Palante, en ce qui concerne la recherche de la vérité.

Popper dénonce leur dogmatisme et scepticisme irrationaliste, il affirme : " aucune théorie n'est peut- être vraie " (10). Le but de la science est l'approximation de la vérité; il parle de la vérisimilitude. Le devoir moral de l'intellectuel est de tendre à la simplicité et la lucidité.

Il œuvre pour la recherche d'explications du connu par l'inconnu pour une découverte des profondeurs de la vie sociale. L'homme est le seul producteur des mythes et des idées ; Palante énonce quelques années plus tôt la production des idéaux par l'individu comme seule énergie sociale.

Aujourd'hui Raymond Boudon et François Bourricaud prennent la défense de cette approche individualiste de la société. Nous porterons notre attention sur les travaux de Boudon qui a donné des définitions spécifiques de l'individualisme méthodologique.

Selon le sociologue contemporain, l'individualisme méthodologique " implique que pour expliquer un phénomène social, il faut retrouver ses causes individuelles, c'est-à-dire comprendre les raisons qu'ont les acteurs sociaux de faire ce qu'il font ou croire ce qu'ils croient " (11).

Le sociologisme des années soixante et soixante-dix en France, propage l'idée de la supériorité des structures sociales sur l'individu; Boudon oppose des considérations d'un autre ordre: " il faut concevoir les acteurs sociaux comme autonomes " (12).

Son premier objectif est semblable à celui de Palante, redonner à l'individu sa place au centre de la vie sociale. L'atome de l'analyse devient l'acteur individuel agissant dans un contexte dit de contraintes. Selon Raymond Boudon la sociologie se doit d'analyser des phénomènes singuliers. Cette perspective fut proposé auparavant par Georg Simmel et Max Weber en Allemagne, et en France avec Georges Palante.

L'esquisse d'une nouvelle approche sociologique mettant en avant la possibilité d'interpréter un phénomène comme résultant d'actions individuelles, situé dans un contexte donné est énoncé par Palante. De même la reconstruction de la subjectivité de l'individu fait partie de ses postulats épistémologiques.

Georges Palante porte un grand intérêt au contenu des formes sociales, il cite : " il est un contenu dont il est impossible de faire abstraction c'est le contenu psychologique des groupes étudiés, car c'est en idées, en croyances, en désirs, que se traduisent finalement tous les phénomènes statiques ou dynamiques dont se composent la vie des sociétés " (13). Cette affirmation est similaire au postulat de Boudon qui considère que le phénomène social doit être dans la mesure du possible interprété comme l'effet d'actions, croyances, comportements individuels.

Boudon précise que le moment microsociologique consiste à faire apparaître le caractère adaptatif d'un comportement par rapport à une situation. Dans son étude sur le scandale, Palante parvient à l'explication du phénomène avec l'observation de comportements et réactions individuelles dans une situation critique.

Pour Raymond Boudon la perspective individualiste est complexe, il cite : " une sociologie individualiste est plus difficile à pratiquer qu'une sociologie holiste, puisqu'elle débouche sur la mise en évidence d'effets d'agrégation souvent complexes et surtout qu'elle suppose un effort attentif d'informations, seul susceptible de préserver l'observateur du risque de projection " (14).

L'observation attentive et détaillée est une technique que l'on retrouve dans les travaux de Georges Palante, particulièrement dans son observation de l'esprit de petite ville. Le détail des comportements individuels en groupe foisonnent; les constatations qu'il ressort de cette étude sont applicables à d'autres phénomènes comme le scandale ou l'esprit de corps.

Malgré de grandes différences au niveau épistémologique et méthodologique, la sociologie individualiste et descriptive préconisée par Palante est très présente dans la sociologie française contemporaine avec Henri Lefèvre, Friedman , Touraine.

Selon Boudon ce type d'approche répond à une demande pressante des sociétés modernes car elle permet la connaissance de certains phénomènes inconnus. Ainsi qu'une meilleure connaissance de la mentalité d'une société.

Ce souci de compréhension de l'individu considéré comme l'acteur du monde social avec son autonomie et son indépendance, pénètre progressivement le champ des sciences sociales modernes.

Les représentants de la perspective individualiste sont peu nombreux; la discipline sociale conserve son pluralisme méthodologique et théorique. Cependant, la recherche d'une unité méthodologique est hasardeuse car le choix de l'objet et du moyen d'observation dépend du sociologue. Palante insistera sur l'importance de la personnalité de l'observateur en science sociale, dans son Précis de Sociologie.

B/ la doctrine éthique

Le XIXème siècle correspond à l'ère de l'individualisme dans un art de vivre de la société moderne.

L'éthique de la philosophie individualiste entend combattre les valeurs bourgeoises et conservatrices de son temps. Les penseurs qui participent à la défense de l'autonomie et de la liberté individuelle appartiennent au courant romantique du moment.

Ecrivains, artistes et intellectuels se réunissent dans ce combat pour l'individu. Le procès d'individualisation des modes de vies se généralise à l'ensemble de la société française.

Son apogée se fait sentir à l'aube du XXème siècle ; le paradigme individualiste devient le représentant de l'idéal démocratique. Cependant des attaques anti-individualistes apparaissent. Le regain pour le communautarisme explique ces révoltes collectivistes.

Durant la première moitié de notre siècle, l'idéologie holiste et groupiste connaîtra un franc succès. Avec Charles De Gaulle, les valeurs communautaires retrouvent toute leurs forces, la famille devient le pilier de l'édifice social.

La montée du marxisme et du communisme dans les années 30 conforte les partisans du collectivisme. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l'autoritarisme nazi revitalise les penchants en faveur de la liberté individuelle. La défense de l'individualisme est proclamée par quelques écrivains.

Cependant, il faudra attendre les années 70 avec la chute de l'idéologie du marxisme pour que la doctrine éthique retrouve ses défenseurs. En effet, la chute du marxisme en URSS et surtout ses effets totalitaires accentuent la montée d'une adhésion aux valeurs de liberté et d'indépendance.

En France, l'idéologie groupiste garde son dynamisme, en particulier avec la révolte de mai 68 qui proclame des idées de communauté et de solidarité.

L'éloge de l'individualité

A partir de 1975, l'individualisme retrouve une certaine vigueur intellectuelle ; les penseurs osent à nouveau prendre sa défense contre la mentalité collectiviste.

La montée du narcissisme dans les styles de vie au quotidien et la réhabilitation du marché, assortis d'une revendication de moins d'état, contribuent au regain de l'individualisme en France.

Gilles Lipovetsky constate cette redécouverte des valeurs individuelles. Le culte de la singularité individuelle, le respect des différences, la libération personnelle font parties des valeurs hédonistes de l'individualisme postmoderne.

Les valeurs que Palante professait autrefois, s'épanouissent dans la société actuelle.

Cependant la particularité de cette sensibilité hédoniste contemporaine est qu'elle s'affirme par l'appartenance à des micro-groupes. Michel Maffesoli remarque l'importance de cette nouvelle socialité affective qui traverse tout le tissu social. La masse se cristallise en agrégations multiples et éphémères. L'individu est connecté à des groupes ; le sociologue parle du phénomène de tribalisme.

Gilles Lipovetsky diagnostique un procès de personnalisation à tous les niveaux: de la vie sociale, il affirme : " le culte de la spontanéité, et la culture psychologique stimulent à être plus soi-même " (15).

L'individualisme a pénétré la sphère du quotidien; la critique de Georges Palante à l'encontre de l'asservissement de l'individu par la tyrannie sociale jusque dans sa vie privée trouve son expression libératrice dans la société de consommation.

Cette nouvelle éthique hédoniste privilégie le bien-être et la liberté de l'homme.

Cependant la lutte pour la puissance que Palante définit comme étant indispensable à l'évolution de toute société se vérifie aujourd'hui. Aucun idéal pédagogique ne l'a effacée de l'univers humain. Son affirmation de l'impossibilité d'harmoniser les rapports sociaux trouve un prolongement dans la société moderne. Gilles Lipovetsky affirme : " les relations humaines, publiques et privées sont devenues des rapports de domination, des rapports conflictuels fondés sur la séduction froide et l'intimidation " (16).

La dimension affective et sensible caractérise les relations sociales ; Palante à son époque constate le changement de la sentimentalité individuelle pour une sensibilité partagée à plusieurs et tournée vers le social.

Le retour de la culture individualiste dans les années 80, se remarque dans la littérature journalistique et sociologique, selon Alain Laurent. Les libéraux des sciences humaines reprennent le discours en faveur des valeurs individuelles.

Le magazine littéraire consacrera un dossier à l'individualisme; François Ewald énonce le retour de l'individu au détriment des systèmes et structures, en vogue dans les années 60.

Baudrillard parle de l'individu avec ses passions et sa subjectivité, un individu qui fonctionne dans des réseaux.

Alain Touraine y décrit le conflit qui domine notre temps comme celui qui oppose l'image de l'individu comme consommateur et la représentation de l'individu comme sujet luttant pour son droit à l'individualité.

Le combat pour l'individualité et la diversité cher à Georges Palante est repris.

L'individu retrouve sa place et son autonomie dans le mécanisme social.

Serge Moscovici parle d'une pluralité d'individualismes correspondant à autant de formes de socialité. Dans la société moderne la représentation de l'individu correspond à un individu capté dans la foule, avec une responsabilité anonyme. Palante remarque au début du siècle cette transformation de la responsabilité individuelle ; l'individu est englobé dans un groupe, la responsabilité devient collective et protège les délateurs.

Parallèlement à ce désir d'individualité, l'individu postmoderne se lie à plusieurs cercles sociaux.

Cette tendance au regroupement des individus dans des corps absorbant l'individualité est dénoncée par Palante dans son ouvrage " combat pour l'Individu " ; Michel Maffesoli expose cette nouvelle socialité typique de la postmodernité, qui est dominée par la perte de l'individu dans un sujet collectif. Ronald Creagh remarque que dans nos sociétés l'individu s'enferme dans un cocon.

Cependant les avis divergent; à propos de l'individualisme, Louis Dumont précise que l'idéologie individualiste marque l'aporie créatrice de la modernité, elle entend faire oublier que le social est premier.

Patrice Bollon parle du culte du cocon, chacun est à la recherche de sa morale, il parle du triomphe des valeurs personnelles.

Après la vague solidariste des années d'après guerre, un nouveau discours centré sur la célébration de la supériorité individuelle est bien présent. Autour du procès de réhabilitation des valeurs individualistes, se retrouvent des écrivains, des intellectuels : Lipovetsky , François Revel, Max Gallo, Mendel, Alain Laurent…

L'individualisme palantien obtient une certaine reconnaissance dans cette défense d'un individu libre et indépendant contre un individu absorbé dans un groupe. Ses écrits intéressent les esprits assoiffés de liberté dont Michel Onfray, Alain Laurent, Yannick Pelletier et tant d'autres. Cependant son oeuvre ne sera connu que des auteurs passionnés de pensées originales et singulières.

NOTES

(1) Serge Moscovici, " Les fondements de la psychologie sociale ", p 12.

(2) Serge Moscovici, " L'âge des foules ", p 27.

(3) Georges Palante. " Précis de Sociologie ". p 179.

(4) Salvador Juan. " Les formes élémentaires de la vie quotidienne ". p 123.

(5) Alfred Schutz, " Le chercheur et le quotidien ", p 67.

(6) Idem, p 98.

(7) Idem. p 190.

(8) Guy Debord. " La société du spectacle ", p 40.

(9) Karl Popper. " Misère de l'historicisme ". p 171.

(10) Karl Popper. " La connaissance objective ". p 11.

(11) Raymond Boudon, " Traité de Sociologie ", p 27.

(12) Idem, " La logique du social ", p 4.

(13) Georges Palante. " Précis de Sociologie ", p 3.

(14) Raymond Boudon, " Effet pervers et ordre social ".

(15) Gilles Lipovetsky, " L'ère du vide ", p 32.

(16) Idem. p 76.


http://perso.wanadoo.fr/selene.star/page_onfray_pessimisme.htm

Michel ONFRAY 1999

Préface de Pessimisme et Individualisme, Editions Folle Avoine.

(Nous remercions Michel Onfray qui nous a gentiment autorisé à reprendre sur notre site l'essentiel de ses écrits sur Palante)

Dans l'art d'échouer, Georges Palante manifeste un talent extraordinaire. Les Antinomies entre l'individu et la société, sa thèse, est construite plus ou moins consciemment de façon à heurter le corps professoral universitaire soucieux de belles manières d'écritures et de politesses de composition. De plus, le choix des directeurs de thèse parmi le quota des personnages fustigés dans le corps du travail - Gabriel Séailles et Célestin Bouglé rend fort probable le camouflet infligé par les deux mandarins au pauvre Georges Palante toujours en quête maladroite d'une affection qu'il se plaît à rendre impossible. Avec Pessimisme et Individualisme, sa thèse secondaire, le philosophe persiste et signe.

L'ouvrage apparaît au premier coup d'œil comme un recueil maladroit de citations juxtaposées, mal jointées par des considérations obsessionnelles auxquelles il semble accroché à la manière d'un désespéré à la fenêtre qu'il va lâcher pour s'écraser quelques mètres plus bas. Le livre, modeste par sa longueur, se fait fort de citer plus d'une centaine d'auteurs, dont certains abondamment, et renvoie à presque autant de titres différents, les uns cardinaux, les autres anecdotiques. L'université n'aime pas le dilettantisme et l'indifférence à l'endroit de ses codes. La thèse secondaire, bien que publiée aux éditions Alcan, prestigieuses alors sur le terrain philosophique, connaît le même destin que la thèse principale. Et Palante amorce avec cet échec une triste et pénible descente aux enfers. Le travail du philosophe se propose d'examiner les rapports qu'entretiennent l'individualisme et le pessimisme. Selon l'auteur, c'est d'ailleurs sa thèse au sens architectonique du terme, les deux options se nécessitent, s'appellent, se complètent. On ne peut être pessimiste sans déboucher sur l'individu; on ne saurait sacrifier à l'individualisme sans découvrir les fleurs vénéneuses du pessimisme. Autant dire qu'à la lecture du livre, on ne se trouve pas convaincu de la justesse d'une pareille hypothèse et qu'on peut légitimement persister à croire que les deux positions, loin de se compléter, peuvent même très bien s'exclure. Mais de cela, Palante n'envisage à aucun moment la possibilité.

Comment le thésard s'y prend-il pour convaincre son jury potentiel ? Mal. Car il fragmente son sujet, le casse à la manière d'un jouet qui lui résiste. En examinant les formes possibles du pessimisme, Palante classifie artificiellement et arbitrairement : il distingue en lui des versions romantiques, historiques, misanthropiques, irrationalistes, scientifiques et théologiques. Pour autant, juste après le découpage proposé pourtant sous sa responsabilité, il s'essaie au transversal et conclut que, finalement, le tenant de l'une des versions peut tout aussi bien être intégré dans une autre, voire une troisième. Avant de ne pas conclure qu'en fait, presque tous les auteurs concernés semblent susceptibles de figurer dans la plupart des catégories artificielles proposées par la thèse. De cette porosité des structures, Palante devrait conclure à l'inefficacité théorique de son hypothèse, et revoir sa copie, sinon l'agencer autrement. Il n'en fait rien.

Le sujet ne se pouvait traiter qu'à la manière d'un James Sully dont on publie en 1882, chez Germer Baillières et Cie, la traduction de l'anglais d'un ouvrage qui fait date sur le sujet: Le Pessimisme. Histoire et Critique. Ce livre qui me semble toujours d'une exceptionnelle actualité n'apparaît pas une seule fois dans les 140 petites pages de Georges Palante. Nul part mentionné, nul part cité, nul part référencé. Pour une thèse à l'exhaustivité obligée l'oubli de cet ouvrage vaut péché mortel, D'autant que sont abondamment commentées et exploitées des pages plus secondaires de Metchnikoff, Fierens-Gewaert, Thiaudière et Challemel-Lacour. La négligence paraît impensable dans une procédure universitaire normale.

Pour quelles raisons, direz-vous, peut-on encore lire aujourd'hui Georges Palante ? Je préciserais, pour ma part, qu'en plus de pouvoir le lire, il faut le lire. Car le livre vaut moins pour ce qu'il ne dit pas, ou dit mal - les relations d'interdépendance et de conséquence entre l'individualisme et le pessimisme -, que pour ce qu'il laisse transparaître et dissimule sous chacune des citations, chacun des commentaires personnels. Pessimisme et Individualisme doit se lire tel un roman philosophique autobiographique où se montre et prouve qu'une pensée propose toujours le travestissement d'une sensibilité.

Historiquement, dans son temps, Palante évolue entre le pessimisme schopenhauérien et l'individualisme nietzschéen, très en vogue. Au début du vingtième siècle, on traduit abondamment les deux philosophes du soupçon. Même les salons bourgeois bruissent de conversations mondaines sur les mérites comparés du néant bouddhiste et du surhomme teuton, sur les avantages de la négation du vouloir vivre et les inconvénients de Zarathoustra dans le quartier Latin. Mais simultanément, dans son corps, Palante expérimente la maladie, la souffrance, la chair blessée. Lui qui déduit le pessimisme non pas de constructions rationnelles, d'opérations de l'esprit ou de conclusions théoriques, mais de sentiments, d'affects et d'émotions, il ne peut que proposer, via la théorie, les grands auteurs et les noms de son panthéon intellectuel, la nécessité de sublimer, au sens freudien, les exigences d'une biographie placée sous le signe de la mélancolie, de la douleur et de la souffrance.

Atteint d'acromégalie depuis son adolescence, le philosophe connaît, à cause de ce dysfonctionnement hormonal, un allongement démesuré de ses extrémités. Il ressemble à un monstre à la démarche simiesque. Le regard d'autrui le structure telle une victime sociale, une occasion d'expiation collective de la faute d'exister, d'être au monde. La sensibilité du philosophe, voilà la généalogie de son pessimisme et de son individualisme. A posteriori, l'auteur tâche de travestir cette nécessité biologique devenue option métaphysique, mais n'y parvient pas. Dans chacune des pages de son livre, on sent l'hypersensibilité blessée, la pensée comme thérapie, la volonté de philosopher pour résoudre des problèmes existentiels et le savoir convoqué pour légitimer cette entreprise.

Pessimisme et Individualisme vaut la lecture parce qu'on y trouve ré exposée la thématique classique de son auteur: le corps fournit la grande raison ; tout est affaire de sensibilité ; la métaphysique procède de la physiologie ; l' émotivité nourrit la théorie ; le social vit de la négation des individualités ; la résistance des individualités toujours en péril est nécessaire, pour autant, elle est condamnée à l' échec car le collectif triomphe en permanence : l'héroïsme suppose de ne pas se soumettre, de s'insoumettre, de refuser; la tâche du philosophe consiste, autant que faire se peut, à rendre la vie possible loin des entreprises grégaires.

Toutes ces options découlent en ligne droite des thèses formulées par Nietzsche dans l'ensemble de ses œuvres. Georges Palante en fournit la formule française, datée, mais inactuelle - donc, en tant que telle, lisible avec la même force hier, aujourd'hui et demain. De son premier livre à son dernier écrit, sa pensée se veut de combat et de guerre, militante et agonique. Ses ennemis ? Ceux qu'il appelle dans le cours de son texte " le monde peuplé de crétins et d'aigrefins, de jocrisses et de ganaches ". Convenons-en, la déclaration d'hostilité, toujours d'actualité, confine au désir d'apocalypse.

D'un côté de la barricade philosophique, un certain nombre des exemplaires précités triomphent de tout temps avec superbe ; de l'autre, on rencontre ceux qui, pour eux-mêmes et ceux qui les lisent, témoignent de la tâche et des obligations existentielles de la discipline. Les uns écrivent des livres jetables, à la mode, actuels. indexés sur l'attente d'un public désiré nombreux ; les autres rédigent des ouvrages avec leur sang, leurs âmes. leurs expériences, leurs souffrances et leurs voluptés. leurs vies. Palante appartient à cette dernière planète, celle des auteurs qui aident à vivre et qu'on peut lire, et relire, sans cesse, longtemps.


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Michel ONFRAY 2002

Introduction de Physiologie de Georges Palante
Pour un nietzschéisme de gauche, Grasset

En 1989, Michel ONFRAY consacre un essai consacré à Georges Palante. Cet ouvrage, intitulé Essai sur un Nietzschéen de Gauche est reparu, début 2002 chez Grasset. Michel ONFRAY n'y a apporté aucune modification. On le déplore car on aurait aimé en apprendre plus sur Palante, voir certains pans de sa vie un peu mieux éclairés (son enfance par exemple, son mariage, la manière dont il est arrivé à s'intégrer dans le monde des lettres…).

Ce " nouveau " livre est donc quelque peu décevant pour les fans de Palante. Le principal " bonus " c'est la nouvelle introduction que Michel Onfray nous offre et que nous proposons ici, précédée d'une courte présentation du livre par la maison d'édition.

(Nous remercions Michel Onfray qui nous a gentiment autorisé à reprendre sur notre site l'essentiel de ses écrits sur Palante)

Cet essai sur Georges Palante est le premier livre écrit par Michel Onfray. Il l'a publié, voici quinze ans, aux édition Folle Avoine - qui n'existent plus - et sa réédition s'imposait, tant s'y résume et s'y annonce toute la philosophie de l'auteur. Qui était Georges Palante ? Peu de gens se souviennent de ce philosophe si particulier, et rares sont ceux qui le lisent encore - bien que ses œuvres complètes soient en voie de réédition. Pourtant, Palante (1862-1925) fut un des philosophes importants du début du xxe siècle. Louis Guilloux en avait même fait le modèle de son héros dans Cripure (c'est-à-dire : " critique de la raison pure "). Nietzschéen, engagé à gauche, aristocratique et libertaire, théoricien de " l'ariste " (concept résumant son idéal aristocratique et artiste), Palante enseigna la philosophie et eut une existence assez misérable, qui le mena à un suicide tragique.

La grande raison, l'autre nom du corps ou comment devenir ce que l'on est ?

La passion pour Georges Palante procède d'une communauté de sensibilité, bien évidemment. On n'aime pas par hasard un philosophe plutôt qu'un autre dans le panthéon des grands noms ou des signatures obscures. J'ai été séduit par cette figure qui, de plain-pied, m'a donné l'impression de parler un même langage, d'évoluer dans un même univers, de partager les mêmes références. Ce qu'on aime en l'autre, c'est soi, toujours, ou ce qu'il nous apprend de nous ; qu'il nous donne l'impression d'avoir écrit des pages qu'on aurait pu signer ; qu'il formule clairement ce qui restait obscur en nous ; qu'avec des mots il mette de l'ordre dans le chaos qui nous travaille. Là où je m'imagine décider du plaisir de lire un penseur, je suis d'abord requis.

Palante m'a plu pour sa solitude, son acromégalie, un dysfonctionnement hormonal qui le transforme en monstre aux extrémités démesurément longues, son allure simiesque, sa douleur, sa mélancolie ; il m'a ému par son talent à échouer, sa détermination à rater, son ardeur à tout mettre en œuvre, toujours, pour fabriquer de la faillite et de l'insuccès ; il m'a touché, tout de suite, par son refus des réputations et des mondanités, des comédies sociales et des solutions grégaires ; il m'a attendri en alcoolique, joueur de poker, compagnon de filles à matelots, professeur chahuté dans un lycée de province, correcteur des copies du bac dans un bordel ; il m'a fait sourire en chasseur myope manquant ses cibles dans la lande bretonne, en marcheur sur les grèves, en dormeur sur la plage ; il m'a conquis flanqué de ses chiens bâtards ou de sa compagne illettrée, ancienne employée de boxon, ou en misanthrope vivant, pas bien net, au milieu de ses livres, ses papiers, ne possédant pas même une édition de ses ouvrages.

Il m'a plu, ému, touché, attendri, il m'a fait sourire et conquis, certes, mais, justement pour ces raisons, il me plaît toujours, m'émeut, me touche et m'attendrit avec le même effet qu'au premier jour. Ce portrait me convient d'autant qu'il est aussi celui d'un nietzschéen et montre qu'on peut se réclamer du philosophe allemand en toute cohérence sans être un grand blond aux yeux bleus, une brute, un fauve dominateur et conquérant, une caricature de nietzschéen à l'usage des médiocres. J'aime cet homme, son œuvre et sa pensée car il illustre ce que peut signifier être nietzschéen loin des a priori idéologiques ou des réputations fabriquées par les incultes. Nietzsche et Palante partent de leur souffrance, de leur corps, de leur expérience pour échafauder une pensée qui les aide à vivre. Etre fidèle à Nietzsche, c'est considérer l'œuvre comme une occasion de donner un sens à la vie, à sa vie - et vice versa.

L'héritage nietzschéen suppose une pratique paradoxale de la raison pour critiquer la raison : le père de Zarathoustra n'a cessé de recourir à cet instrument pour le retourner contre lui-même... La raison contre la raison, au profit de plus qu'elle : la Grande Raison, l'autre nom du Corps. Je crois que nous entrons dans le siècle capable de comprendre enfin cette idée : le Corps agit en deçà de la raison, il la fabrique, la constitue, la construit, elle lui prend son sang, son squelette, ses muscles et sa chair. Palante - après Nietzsche - sait de quoi il en retourne : en eux plus qu'en tout autre le corps dispose de l'empire. Mais n'en va-t-il pas là de toute généalogie du tempérament artiste ?

Passionné de raison pour mieux en découvrir la fonction, sinon la fiction, puis en dénoncer les conséquences, le nietzschéen n'ignore rien de cette ruse et du mécanisme qui l'accompagne. Sa réflexion circonscrit les méandres de ce mouvement autophage, accélère le processus de décomposition, puis laisse place nette à une causalité unique : la physiologie. Derrière les concepts, les architectures idéales, les châteaux verbeux du philosophe se cachent toujours une sensibilité, un tempérament, un caractère essentiellement réductibles à l'endocrinologie, la biologie, la physiologie, la médecine et autres modalités de l'anatomie. La pensée procède d'un corps et y retourne après avoir effectué le détour par les mots. Voilà l'une des leçons majeures du nietzschéisme.

Etre nietzschéen suppose donc moins adhérer aux quelques figures de style destinées aux classes terminales - le surhomme, l'immoralisme, l'antichristianisme, Zarathoustra, la volonté de puissance, etc... - que s'installer avec détermination sur le chantier laissé par Nietzsche le jour où la folie, en complice de la mort, lui interdit d'aller plus loin dans son travail de sape et d'architecte. Le nietzschéen travaille à une méthode critique, à une révolution mentale, à une épiphanie éthique. Il laisse aux autres le soin de ne pas aimer Nietzsche, coupable d'analyser de manière impitoyable et cruelle les fictions sur lesquelles se construit l'Europe, suffisante, dominatrice, arrogante, satisfaite d'elle-même et de ses colifichets idéologiques. Ce qui motive le philosophe ? la construction d'individualités à même de résister au mouvement nihiliste du monde. Quand Palante essaie de fabriquer cette figure pour son propre compte, il répond à la question : comment peut-on être nietzschéen ?

Chez ce modeste philosophe accablé par une chair douloureuse on voit le chantier, les essais, les étais et les échafaudages, on constate les bricolages, on repère les fragilités et les faiblesses de l'édifice, on assiste à des tentatives, la plupart du temps infructueuses, certes, mais riches d'enseignement. Etre nietzschéen ne suppose pas réussir, mais essayer. La vie de Georges Palante incarne les immenses difficultés de cette expérimentation au quotidien. Dans la perspective de ce combat pour vivre debout on n'est pas tenu de gagner, mais il faut jouer.

La pensée de Nietzsche, à la manière des pharmacopées antiques si souvent proches, invite à cette dynamique, elle ne contraint pas à une posture arrêtée du genre génie, héros ou saint - ces variations en forme d'idéal du Moi sur le thème du surhumain. Dans la mesure de ses moyens, créer un peu de l'héroïsme qu'on est à même d'injecter dans son existence, voilà ce qui importe. Et tant pis si l'échec menace sûrement, car la grandeur est dans la tentative. La tension, l'effort, l'ascèse supposent un but, un objectif, mais ils se trompent ceux qui pensent Nietzsche et les nietzschéens en héros parvenus aux ciels inexistants : l'héroïsme ne s'affiche pas, il se dissimule comme un objectif dans le travail sur soi pratiqué sans relâche.

La clairière compte moins que le cheminement y conduisant. Palante a mené sa vie dans la douleur : j'aime cette tension, même si elle n'a pas abouti, je respecte son mouvement, peu importe qu'il n'ait pas débouché sur la fabrication d'un modèle, d'un archétype, d'une idée de la raison - qui croit d'ailleurs à la possibilité de pareilles balivernes incarnées ? Ce vieux philosophe breton m'attendrit dans son essai pour parvenir au sommet : il roule sans cesse un rocher menaçant qui le contraint sans cesse au spectacle de l'éternel retour de sa volonté trop faible. Le surhumain n'est pas un havre, mais une direction qui organise l'existence pour en permettre l'exercice ordonné.

* * *

La physiologie en généalogie d'une méthode constitue l'un des piliers de la révolution nietzschéenne. Quelle physiologie ? celle des organes et de la chair, des énergies et des corps, des peaux et des humeurs, un corps intérieur, un animal machine. Mais aussi un corps pour les autres, celui qui se montre et constitue dans, par et pour le regard d'autrui - un corps extérieur, une fiction fragile. Ce que je suis procède également, et pour une part importante, de ce que les autres font de moi et de mon usage de ce qu'ils ont fait de moi. Palante subit ce tragique dérèglement hormonal qui allonge toutes ses extrémités et transforme son apparence en monstre bossu à la démarche simiesque. Expérimenté comme tel, vécu et perçu sur ce principe, le corps fournit le matériau du tempérament, du caractère, de la sensibilité - pour le formuler dans l'un de ses termes de prédilection.

La quantité de vitalité d'un corps écrit le destin d'un être. En plus ou moins grande dose, en excès ou en défaut, manquante ou débordante, elle installe l'identité dans une vitesse dont le reste procède : les pensées, les avis, les positions, les théories, les visions du monde, les concepts, les imaginations, tout. Elle décide de la santé et de son triomphe, ou de la maladie et de son empire ; elle veut à notre place, du moins, elle commande là où raison, conscience, décision et vouloir personnel comptent pour rien ou presque rien ; elle impulse, met en mouvement, fait basculer ; elle invite à la haute mer ou décide du retour au port ; elle dirige.

La pensée - sa qualité, sa quantité, sa présence ou son absence - en provient. Aucun philosophe ne décide de ses idées, elles le requièrent, l'obligent et le veulent. Nietzsche et Palante, en sismographes avérés, témoignent toute leur existence, livre après livre. Chacun sur son chemin, l'un sur des cimes plus hautes, sur des versants plus escarpés, avec des expansions relatives à leurs tempéraments respectifs, ils expient l'animalité de leurs géniteurs. L'impuissance de Nietzsche produit réactivement plus de puissance que celle de Palante, probablement parce que la blessure était aussi plus grande, plus profonde, plus large, plus vaste... La vitalité creuse le corps, puis donne naissance à des affects susceptibles d'être transformés en formes - musique, romans, action, images, philosophie.

Le corps pense, pas le philosophe considéré comme un pur esprit. Tout penseur est une chambre d'enregistrement, un lieu pour l'écho, un creuset plus ou moins hospitalier, complice ou résistant. A l'épicentre de la réflexion d'un homme, si d'aventure on lui inflige le supplice de la poule aux yeux d'or, on trouve un composé cellulaire, une machine parcourue de flux - sanguins, respiratoires, digestifs, nerveux. Personne ne choisit son identité, seul le philosophe sait qu'au maximum il peut vouloir ce qui lui advient et que sa liberté se résume d'ailleurs à cette pauvreté métaphysique : consentir à son destin, accueillir toute épiphanie, recueillir ce qui veut bien s'annoncer et s'énoncer. Palante passe sa vie à transfigurer ses manques, ses impuissances et ses faiblesses en visions du monde à même d'adoucir sa peine. Son œuvre agit en auto-médication - comme toutes les fictions philosophiques...

L'état psychique c'est l'état physique. Et inversement... L'un fabrique l'autre qui, à son tour, réagit sur ce qui l'a fait et le constitue à nouveau. Le corps est l'âme, et l'âme le corps. Les deux termes correspondent à deux perspectives portées sur une même réalité. Pour Nietzsche et Palante, la maladie est la santé : la réalité de l'une génère la théorie de l'autre, le délabrement ici produit là une construction compensatoire. Ces échanges de valeurs génèrent des circulations, des ondes avec lesquelles se cristallisent des chaos appelés à devenir des formes et des forces à l'usage de ceux qui évitent ainsi de périr sous les coups d'une violence trop ardente.

Après transmutations des polarités, jeux actifs et réactifs d'énergies, la faiblesse du corps monstrueux de Palante fabrique la force d'une œuvre avec laquelle, en boucle, se supporte plus facilement cette faiblesse des origines. En dirigeant la négativité sur des objets qui les transforment en positivités - sur le principe de la sublimation freudienne -, le philosophe affligé d'être ce qu'il est dirige et concentre son affliction sur le monde qui lui montre comment il est. Ce que je suis, les autres me le disent, ils me constituent et, par cette opération de révélation, je les envisage à mon tour en leur donnant un statut dans un monde détestable - dont je fais la théorie.

Je suis vu à la manière d'un monstre dans la petite ville de province que j'habite ? On me perçoit en atypique dans le lycée où j'enseigne ? La rumeur me dépeint sous les traits d'un marginal ? La famille me voit comme un asocial ? L'administration me prend pour un mauvais ? Les mondains me refusent parce que pas assez décoratif dans leurs salons ? Les bourgeois m'évitent, je suis trop anticonformiste pour eux ? Alors je veux être ce monstre atypique et je deviens ce marginal asocial, pas décoratif et anticonformiste. En même temps, je me retourne contre les auteurs de ces jugements et récuse l'esprit de petite ville, l'esprit administratif, l'esprit mondain, l'esprit de classe, l'esprit grégaire et autres modalités de cet esprit dont je fais la théorie dans un livre intitulé Combat pour l'individu. Lire : Combat pour la ré-appropriation de mon individualité.

Je suis d'une nature mélancolique, triste, suicidaire, mon éviction des groupes, mon incapacité à appartenir à une entité qui ne me demanderait pas de comptes et m'accepterait comme telle demeure désespérément impossible ; je m'expérimente à la manière d'un atome incapable de prendre place dans une formule générale ; je me vis au quotidien en refusé, en individu renvoyé à sa difformité - alors je théorise le pessimisme comme avers de la médaille individualiste, puis pose que l'un et l'autre s'appellent, se nécessitent, se complètent. Je cite, je convoque tous les pessimistes possibles et imaginables dans l'histoire de l'Occident, puis j'écris Pessimisme et individualisme. Lire : mon individualité distille et fabrique mon pessimisme.

Je tâche de construire mon existence en solitaire, parce qu'on m'a renvoyé à ma solitude, je me réfugie dans l'ironie, incapable d'autre chose que de railler, je me réfugie dans les affinités électives, je réduis le monde immense et hostile - les autres - à mon petit monde affectif - la tribu -, j'obéis à cette sensibilité qui transpire de mon être, lui-même informé par mon corps, j'opte en politique pour la position libertaire qui ne reconnaît rien au-dessus de soi, rien qui entrave l'autonomie, l'indépendance, puis j'écris La sensibilité individualiste dans lequel je célèbre la vertu socratique, la philia antique, l'individualisme et l'anarchisme, le refus des pouvoirs, de l'autorité, de l'ordre fabriqué par les autres, pour les autres. Lire : Plaidoyer pour ma sensibilité individualiste.

Pas un livre, pas un texte de Palante n'échappe à ce principe de compensation et d'écriture de soi sur le mode renversé. Je célèbre ce que je suis, or cet être je ne l'ai pas choisi, les autres l'ont ainsi fait. D'où les considérations sur la lenteur psychique, l'impunité de groupe, l'embourgeoisement du sentiment de l'honneur, l'esprit mondain, la mentalité du révolté, l'immoralisme, la psychologie du scandale, les relations entre nostalgie et futurisme, la philosophie du surhomme, le bovarysme comme moderne philosophie de l'illusion, autant de sujets d'articles à lire et entendre comme des cris isolés, des plaintes fragmentées, des aveux de souffrance. Ce qui philosophe en Palante ? ses impuissances, ses faiblesses, ses fragilités. Ce qui pense ? ses douleurs, ses blessures, ses peines, ses plaies. J'aime chez lui l'urgence d'une théorie pour tâcher de ne pas succomber sous le poids de la vie.

* * *

D'où, autre leçon nietzschéenne, autre pilier de l'édifice théorique nouveau, la considération de la philosophie comme une autobiographie, une confession plus ou moins travestie de son auteur -, avec plus ou moins de talent et de manière plus ou moins réussie. Loin des universitaires et de leurs tropismes structuralistes qui entendent le texte pour lui-même et abordent l'œuvre déracinée, suspendue en l'air, dans le ciel des idées, sans tenants ni aboutissants, à la manière d'un objet innommable et innommé, le nietzschéen appelle aux relations, veut des connexions, cherche des emboîtements, trouve des causalités, il met à nu les modalités de l'irrigation - il pense en archipel.

Une œuvre se saisit et comprend dans la seule imbrication inextricable d'une vie quotidienne, d'une histoire personnelle traversant une histoire générale, d'un faisceau de relations humaines dans lesquelles circulent illusions, réalités, fantasmes, vérités, fictions et certitudes. La vérité d'un être gît, introuvable, dans le chaos de toutes ces configurations qui génèrent autant de conflagrations. La correspondance, la biographie, le journal intime, l'intérêt porté aux aveux notoirement autobiographiques dans l'œuvre, mais aussi les témoignages de tiers permettent la construction d'une figure à peu près cohérente, tout cela converge vers un point de moins en moins aveugle. Palante philosophe se saisit dans l'ombre et la lumière de Palante au quotidien déroulé dans un monde - le Palante mondain pour le formuler dans une étrange collision sémantique le concernant...

Contre Proust et pour Sainte-Beuve finissons-en avec cette schizophrénie qui oppose le Moi qui écrit au Moi qui vit. Quel sophisme d'imaginer une césure, une coupure entre deux modes d'accès au même être : le philosophe d'un côté, l'affilié à la Sécurité sociale de l'autre ! Héros de papier contre salaud au quotidien, grandeur d'un sage en chambre et petitesse d'un homme dans la vie : cette opposition cache des intérêts idéologiques, elle suppose qu'on peut et doit considérer l'œuvre comme un objet séparé de son auteur constitué en entité autonome qui donne alors le prétexte d'envisager la pensée comme un pur exercice de style, gratuit - inexistentiel si l'on me permet le néologisme.

La théorie du double Moi dispense le philosophe de cohérence, elle le libère de toute conséquence. Si l'on avalise les deux mondes séparés, on peut demander des comptes à l'auteur sur son seul texte, sur son œuvre, pas sur son efficacité à fournir un modèle praticable. De sorte qu'on finit par bénir et porter aux nues la philosophe qui pense en dehors de toute pratique possible. La nature invivable d'une pensée devrait la discréditer absolument. La viabilité exige l'expérimentation. Nietzsche y invite, Palante également. Son Moi souffrant et son Moi écrivant cohabitent, fondus et confondus dans une même enveloppe charnelle, au milieu d'autres Moi, eux aussi dissous dans une essence, une substance, une entité devenue aussi une identité.

Le Moi divisé génère une philosophie éclatée, explosée. En pareil cas, les mots se contentent de formuler une variété de sophistique, un genre de scolastique autiste : du verbe sans autre destination que le verbe, des phrases pour la satisfaction béate, sotte et stérile d'une joute, d'un jeu. Or le ramassage des Moi divers structure un Je subjectif qui fournit toutefois une voie d'accès à l'universel. En émule de Montaigne - un modèle pour lui -, Nietzsche sait que les considérations autobiographiques ouvrent la voie à des généralités métaphysiques, que l'anecdote d'un corps qui souffre, s'épanche et se confie conduit sûrement à des vérités collectives. Le Moi des Essais ne se résume pas à celui de Michel de Montaigne, ni à sa subjectivité traversée par une époque, un milieu, des témoins. Il fournit aussi le portrait, maniériste, certes, daté bien sûr, mais par-delà l'histoire et la géographie, d'un homme qui fait sincèrement le projet de se peindre et d'aboutir à une peinture fidèle de l'humaine condition. Le nietzschéisme illustre cette hypothèse d'une physiologie élargie par l'autobiographie, éclairée par une biographie, puis transformée en théorie.

* * *

De la même manière qu'on trouve des tenants de l'art pour l'art, il existe également des défenseurs de la philosophie pour la philosophie - et non pour autre chose qu'elle-même : vivre, ne pas mourir sans avoir résisté, construire sa vie, fabriquer son existence, entre autres projets. Le troisième pilier de l'édifice nietzschéen suppose cette évidence : la philosophie se pratique autrement qu'en dilettante, en esthète, en danseur mondain, car elle est une question de vie et de mort - elle permet de survivre et de ne pas mourir sous le poids d'un réel insupportable. La sensibilité du philosophe coïncide avec celle de l'écorché. Sa protection contre les assauts du monde appelle une pratique de la réflexion, un tissage entre le réel et l'imaginaire, ses propres désirs et la réalité, le monde et la représentation qu'on s'en fait. La vie philosophique se bat contre la mort et l'entropie.

Dans les termes sartriens de la psychanalyse existentielle, le projet originaire d'un être s'enracine dans une nécessité transformée par lui en effet de sa liberté pour ne pas mourir d'avoir à la subir. Ce qu'il est, contraint par le destin, l'individu prétend le vouloir et le choisir, et ce afin d'éviter la souffrance de se voir et savoir déterminé par la nécessité. Le projet originaire de Palante consiste à transfigurer la monstruosité infligée par la nature et révélée par le regard des autres en un destin choisi et voulu par lui. Je me choisis en marge pour ne pas subir la marginalisation décrétée par une société qui a déjà pratiqué l'éviction, au plus tôt - et ce choix s'effectue au plus vite, dès l'adolescence, quand la difformité surgit au monde, donc à soi-même. Pas question, dans ce cas de figure, de pratiquer la philosophie en fonctionnaire ou en starlette, il en va d'une survie métaphysique de soi et de sa solidification ontologique. Palante a le choix : mourir au monde ou vivre dans un univers qu'il poursuit de sa vindicte. Sa thèse - aux deux sens du terme : son travail universitaire et son option philosophique majeure - s'enracine dans cette évidence physiologique, biologique, existentielle, autobiographique : l'antinomie entre l'individu et la société.

Philosopher devient alors un acte qui permet de sauver sa peau, du moins de l'épargner au maximum, de l'exposer le moins dangereusement possible. La blessure originelle causée par le destin s'expérimente en blessure infligée à soi-même : avec soi, avec les autres, avec le monde Palante fourbit ses armes et construit des échecs. Ses amours mercenaires, ses élèves débranchés, ses passions suicidaires, ses conduites masochistes, ses ardeurs procédurières, ses écritures dispersées, ses projets caractériels portent efficacement de l'eau à son moulin : obtenir de la déconsidération, gagner de la détestation, récolter des camouflets, accumuler des dettes... Le peu de liberté dont il dispose, il la projette dans des entreprises qui le fâchent avec le monde, les autres, sinon lui-même.

Marqué par le destin qui le charge d'une croix impossible à porter, révélé par le regard des autres qu'il ramasse et concentre dans la Société, ce coupable idéal, clairement identifiable et doué d'une visibilité conceptuelle évidente, Palante tisse patiemment les fils avec lesquels il se fabrique un filet dans lequel il s'emmêle : je suis bien ce que vous me dites, mais, pour me donner l'illusion de l'être moins, je décide que je veux l'être, par suite, je le suis, au-delà de toute espérance. Chez Térence - puis chez Baudelaire, plus tard -, pareil animal se nomme Héautontimorouménos... Bourreau et victime, marteau et enclume, écorcheur et écorché, les autres noms du Moi qui souffre et du Moi qui écrit.

La vie réelle se supporte plus facilement avec le détour par la vie philosophique. On écrit pour ne pas mourir d'être ce que l'on est - et pour vivre avec. La construction d'une existence avec des matériaux philosophiques dispense de se contenter d'une vie étroite soumise au régime de la répétition. L'identité, la signature, le nom propre naissent de ces trajets entre les mots et les faits, le verbe et le geste. Pour se protéger du monde, cruel et impitoyable, Georges Palante se construit une tour d'ivoire branlante avec force concepts, doctrines, citations et références : un château de papier vaguement efficace pourtant si l'on désire du sens plutôt que de l'insensé, de la forme au lieu de l'informe, de l'ordre pour en finir avec le chaos. L'acromégale oublie son corps de malade lorsqu'il le met au service de l'écriture et lui demande d'agir en creuset de cet oubli de lui-même destiné à provoquer un retour sur soi à meilleurs frais. Les livres et l'œuvre s'intercalent entre le soi trivial et le soi philosophique pour tâcher de les concilier ou réconcilier.

L'écriture philosophique suppose qu'avec de l'énergie qui, sinon, met le corps en péril, on élabore des productions intellectuelles utiles pour réaliser l'injonction de Pindare, réactivée

par Nietzsche qui lui a donné sa popularité : " Deviens ce que tu es. " Palante a consacré sa vie à obéir à son destin, comme chacun de nous, prisonnier de lui-même, contraint à dérouler le fil de son existence en découvrant au jour le jour ce que le quotidien lui apprend. Certes, il s'est rebellé, il a regimbé, refusé, il s'est fâché, a bougonné, s'est mis en colère, a sombré, est revenu à la surface, il a nié, rechigné, et ses livres témoignent de la constance de son opposition, de sa constance et de la permanence. Puis il a fini par assister à l'achèvement de son trajet en témoin épuisé et en acteur fatigué. En individu singulier - et en synthèse de l'universel...

La liberté existe, certes, mais pour le plus grand nombre, elle se réduit à l'obéissance à la nécessité, elle consiste à donner son aval à ce qui, de toute façon, inflige sa loi et ne demande pas la permission. Etre libre, c'est accepter ce que la puissance exige en nous - leçon nietzschéenne, une fois de plus. Si cette force demande réparation, si elle veut compensation, si elle souhaite résolution, si elle génère transfiguration ou sublimation, le plus sage consiste à ne pas se rebeller, à assister en témoin impuissant à ce que ces jeux d'énergies en collision décident pour nous. Etre, c'est être passif en se donnant l'illusion de l'activité.

Au départ, une physiologie écrit une histoire ; ensuite, cette narration converge vers la production d'une vie plus ou moins philosophique ; enfin, elle se jette dans le néant, à la manière d'un fleuve dans la mer. Palante a suivi ce trajet se donnant, quand cela était possible, l'illusion d'être un peu l'acteur de lui-même. La mort sanctifie cette dynamique, elle défait le corps et fait un destin en l'abolissant. Palante met fin à son existence dans la solitude qui était son lot depuis le début. En provenance du cosmos, détaché de lui, mal dégrossi, imparfait, tordu, douloureux et souffrant, il est reparti vers ce néant où il repose en paix - enfin le repos, enfin l'anéantissement de la torture. Sa vie montre, comme celle de Nietzsche, qu'on se contente de se débattre assez vainement contre ce que le réel nous inflige. Le réel et la nature, le monde, les autres, qui, eux aussi, obéissent aveuglément à une même loi. Mais elle prouve aussi que toute la grandeur d'un homme consiste en cette résistance rebelle et romantique, parce que vaine et désespérée.

Collisions de fragments dépourvus de sens, chocs entre les monades inconscientes, brisures et fractures sans cesse recommencées, toute vie se résume à ce chaos de forces. Au milieu de ce champ de bataille, quelques voix, parfois, se font entendre, fébriles, fragiles, presque inaudibles. Celle du philosophe-artiste qui parle un peu plus haut, un peu plus clair, un peu plus net, certes. Mais à quoi bon cet un peu plus dans un univers qui, de toute façon, ignore ces écarts, tellement insignifiants ? Du moins, avant le triomphe du néant, Palante n'a pas souffert sans tâcher de faire quelque chose de sa souffrance, en humain prisonnier de sa condition. Ce quelque chose que j'aime interroger sans relâche pour tâcher de trouver un peu de sens à mon existence et, ainsi, d'y mettre un peu d'ordre - en attendant moi aussi les retrouvailles avec l'ombre et la nuit.

Janvier 2002


http://perso.wanadoo.fr/selene.star/page_onfray_urbanisme.htm

ONFRAY Michel 2002

Extrait d'un entretien accordé à la Revue Urbanisme n° 327. Les propos de Michel Onfray ont été recueillis par Thierry Paquot à Bordeaux, le 11 octobre 2002.

Dans les lignes qui suivent, Michel Onfray nous dévoile les circonstances de sa découverte de Palante.

(Nous remercions Michel Onfray qui nous a gentiment autorisé à reprendre sur notre site l'essentiel de ses écrits sur Palante)

Votre premier livre est consacré à Georges Palante, de qui s'agit-il ?

C'est Cripure, le Cripure de Louis Guilloux.

J'avais lu Le Sang noir longtemps auparavant. Je n'avais pas apprécié le style de Guilloux, très sujet-verbe-complément, comme celui de Jules Vallès et d'un peu toute la littérature populiste, prolétarienne. J'aime bien les stylistes Delteil, Cohen, Céline plus que tout ou Julien Gracq, qui font danser, chanter la langue. Ce n'est pas le cas de Louis Guilloux, mais le personnage singulier du Sang noir, Cripure - la contraction de la contrepèterie de la critique de la raison pure donnant cripure de la raison tique -, m'avait intéressé.

J'ignorais que ce personnage, Georges Palante en l'occurrence, avait réellement existé. Un vieux libraire que j'aimais beaucoup et qui a disparu trop tôt m'a un jour tendu Souvenirs sur Georges Palante de Louis Guilloux, réédité par Calligrammes, convaincu, avec raison, que ce livre me plairait. Pour ma thèse, je voulais travailler sur l'articulation du pessimisme et du politique: le pessimisme oblige-t-il à des options politiques réactionnaires ? Chamfort laissait croire que non, Schopenhauer et les autres laissaient croire que oui. Je commence à fouiner dans le fichier de la bibliothèque universitaire de Caen, et je tombe sur Pessimisme et Individualisme de Georges Palante ! Je m'étais alors promis de le lire un jour...

Plus tard, à la librairie Vrin - j'étais en DEA à la Sorbonne -, je tombe sur des morceaux choisis de Georges Palante aux éditions Folle Avoine (L'Individu en détresse, superbe titre). Je me vois encore, dans le train du retour, découper les pages avec ma carte bleue. Je suis tombé en arrêt devant cet homme. Je lisais son œuvre et j'aurais pu signer la moindre ligne : la célébration de l'individu ; le refus des pleins pouvoirs de la société qui brime l'individu ; l'éloge de l'amitié ; de l'ironie ; il défendait Nietzsche et était de gauche.

Je suis entré dans la vie privée de cet homme, j'ai découvert des documents, un journal, puis j'ai écrit ce livre sous-titré "Essai sur un nietzschéen de gauche" que les éditions Folle Avoine ont publié et que Grasset a repris dernièrement parce qu'il était épuisé. La nouvelle édition est augmentée d'une préface qui m'a permis de raconter ce que, dix ans après, j'avais envie de dire sur la question de la construction de soi en regard de la psychanalyse existentielle...