|
Origine générale de tous ces textes : http://perso.wanadoo.fr/selene.star/palante_vu_par.htm
http://perso.wanadoo.fr/selene.star/page_palante_critique_antinomies.htm
Georges PALANTE
1912
Compte rendu de Les Antinomies entre l'individu et la société,
pour la Revue du Mercure de France.
Partant du principe que l'on n'est jamais mieux servi que par soi-même,
Palante assure lui-même la critique de son livre au sein de
sa chronique philosophique.
En fait, plus qu'un étude réelle de l'ouvrage, Palante
revient surtout sur la manière dont la Sorbonne a rejeté
sa thèse et sur les sentiments que ce rejet lui inspire.
L'individualiste est, par essence, immoraliste et athée.
D'une part, religiosité sociale ; d'autre part, athéisme
religieux et social, ainsi se pose le dilemme. Pour ma part, mon
choix est fait. J'ai opté pour l'athéisme social.
Cet athéisme, je l'ai exprimé, depuis une quinzaine
d'années, dans une série d'ouvrages dont le dernier.
Les Antinomies entre l'individu et la société, est
une thèse de doctorat refusée en Sorbonne. - A ce
sujet, je dois une explication à mes lecteurs. Quelques-uns
d'entre eux pourront se demander comment il se fait que l'individualiste,
que l'athée social que je suis, ait été de
gaieté de cœur, soumettre ses idées au verdict
d'un jury officiel. Certains ont pu juger que j'avais eu quelque
défaillance dans mon individualisme en supposant que ma thèse
pouvait être accueillie et que mes idées pouvaient
être assimilées par les directeurs de la pensée
sorbonique. Plusieurs m'en ont même fait amicalement le reproche
: " Qu'alliez-vous faire dans cette galère ? "
Je répondrai en manière d'excuse d'abord que j'entendais
bien, en présentant cette thèse, ne faire le sacrifice
d'aune de mes idées ; ensuite, que je me proposais surtout
de faire une expérience sociale ; de voir jusqu'où
irait la tolérance et le libéralisme de pensée
de mes juges. L'expérience est faite ; elle a donné
le résultat prévu. Elle a même dépassé
mon attente. Les limites de cette tolérance sont plus étroites
encore que je n'avais pensé. Jamais thèse n'a été
refusée avec plus d'empressement, avec plus de désinvolture.
Mes juges ont, du premier coup, jugé ma pensée inassimilable.
- D'ordinaire, quand un candidat au doctorat se présente
en Sorbonne, il n'obtient, dès l'abord, ni l'assentiment,
ni le refus complet des juges. Il doit faire subir à son
ouvrage tant de modifications qu'il devient impossible à
ses juges de se méconnaître plus longtemps dans leur
ouvrage et de refuser un travail auquel ils ont, pour une si grande
part, eux-mêmes contribué. Ils s'admirent eux-mêmes
dans leur œuvre et dans leur élève.
Si mon travail a été refusé d'emblée,
c'est sans nul doute parce que je n'ai en aucune façon les
qualités de l'élève et que, si peu importante
que soit ma pensée, elle a du moins le mérite d'être
mienne.
C'est sans doute ce que me demandent mes lecteurs. C'est moi-même
qu'ils cherchent dans mon œuvre et non l'image multipliée
à cent exemplaires, dans la philosophie contemporaine, de
la pensée de mes juges, MM. Séailles et Bouglé.
Je me trouve donc amplement justifié et comme glorifié
dans mon attitude par cet éclatant certificat d'indépendance
intellectuelle que m'a décerné la Sorbonne.
Seuls parmi mes lecteurs, ceux qui s'intéressent à
l'ordre social s'inquièteront de la désinvolture avec
laquelle on a écarté un travail qui, en tout cas,
représente un effort de pensée sérieux et sincère.
Il y a un certain nombre de bons esprits qui estiment qu'on peut
concilier le souci de sa situation matérielle avec le goût
de la philosophie. La science contemporaine a ses prébendes
comme l'Eglise autrefois avait les siennes. Est-il juste que ces
prébendes soient réservées exclusivement aux
bons élèves et aux membres des " équipes
" sorboniques ? Est-il juste que, pour avoir le droit d'y aspirer,
il faille montrer patte blanche et faire litière de ses idées
? Mais, pour moi, cette question ne se pose pas. J'ai pris en effet
depuis longtemps, comme Horace, mon parti de la médiocrité.
Je renonce sans peine au profit du discipulat sorbonique et à
l'honneur de professer en quelque grasse prébende intellectuelle
les idées de M. Séailles. De tous les préjugés
moraux que je combats, j'en garde un seul : la préférence
de la liberté de l'esprit à l'opulence.
http://perso.wanadoo.fr/selene.star/page_onfray_colloque.htm
Michel ONFRAY Saint-Brieuc, novembre 1990
Préface de La Révolte individuelle.
Actes du colloque Georges Palante. Editions Folle Avoine.
(Nous remercions Michel Onfray qui nous a gentiment autorisé
à reprendre sur notre site l'essentiel de ses écrits
sur Palante)
Un philosophe est mort quand on ne le lit plus. D'aucuns connaissent
donc l'étrange fortune du trépas de leur vivant. D'autres
subissent des périodes de purgatoire. plus ou moins longues.
au cours desquelles leurs livres dorment sur des rayonnages qui
se chargent de poussière et de désolation. Pour les
sortir de ce sommeil. il faut une main bien inspirée qui
fasse revivre les idées. danser les mots et redonner aux
intuitions leurs fulgurances d'antan. Par ailleurs, les idées
oubliées ne le méritent pas toujours: si certaines
gagneraient à mourir le jour même de leur naissance
car elles sont vieilles dès leur conception. d'autres sont
d'une merveilleuse actualité, elles relèvent de ce
que Nietzsche appelle l'intempestif - le toujours d'actualité.
parce que jamais de mode. Palante a connu la solitude des bibliothèques
et des bouquinistes. Il a fait le bonheur des curieux de textes
singuliers. originaux. perdus. Çà et là, on
a pu retrouver de vieilles éditions à la couverture
verte de chez Félix Alcan, puis découvrir un texte
qui tranche avec ce que la philosophie universitaire est alors.
Loin du néo-kantisme. cette antiquité sans cesse réactualisée,
et des futilités d'une philosophie française encore
plus caduque que celle du siècle précédent.
Palante manifestait la permanence d'une revendication. une sensibilité
pourrait-on dire en son langage. qui fait de l'individu le centre
de ses préoccupations.
Que ses livres aient été écrits dans les deux
premières décennies de ce siècle est presque
sans importance. Ni l'histoire, ni le réel ne peuvent modifier
le contenu du propos palantien, car il est d'une perpétuelle
actualité : constater, d'abord, qu'il existe une antinomie
radicale entre l'individu et la société, puis choisir
le camp de la monade contre le troupeau - contre la vache multicolore
dirait Nietzsche. Enfin, savoir que le combat est d'inégale
proportion, car le social a toujours les moyens d'infléchir,
sinon de réduire, les velléités individualistes.
N'importe. Palante sait le combat désespéré,
mais l'héroïsme consiste à lutter pour les causes
qu'on sait justes, même si, d'avance, on en connaît
l'issue. L'individualisme de Palante est roboratif: il n'a rien
à voir avec l'égoïsme d'aujourd'hui qui se repaît
d'un hédonisme vulgaire, à la petite semaine - le
consumérisme dit-on maintenant en un vilain mot. Quand l'
égoïste ne voit que lui, l'individualiste ne voit que
des individus, pareils à lui, isolés, perdus, porteurs
d'une évidente vacuité en regard du monde. Palante
veut la rébellion de l'individu contre les tyrannies grégaires
et les institutions - ces machines dévolues à la production
de l'identique, d'un homme unidimensionnel qui n' aime guère
les francs-tireurs. On comprend pourquoi l'Université ne
veut pas de Palante.
De son côté, Palante n'aurait pas, non plus, aimé
être fêté par l'Université. Et la redécouverte
de son œuvre passe, heureusement, par d'autres chemins. La
réédition de ses livres ne s'est pas faite sous le
signe de l'opportunité souhaitée dans des fins mercantiles.
Elle ne s'est pas accompagnée de l' austérité
des thuriféraires qui aiment s'acharner sur une œuvre
comme les anatomistes le font sur un cadavre. Palante a été
dépoussiéré par des gens qui l'aiment parce
qu'ils trouvent à son propos une pertinence de toujours,
et aussi parce qu'ils savent qu'il vaut mieux un maître à
vivre, avec ses faiblesses, plutôt qu'un commentateur de plus,
fut-il brillant. Dans la cohorte des philosophes, on distingue ceux
qui expérimentent leur pensée et réfléchissent
sur leurs expériences des autres qui se penchent plutôt
sur le seul papier. Palante se fera soucieux de mettre son existence
en rapport avec sa philosophie et, dans cette perspective, le résultat
importe moins que la volonté du projet.
Le colloque ne fut pas une fin, mais un désir de généalogie,
une date de naissance, un commencement. Pour déplaire aux
cuistres de l'université qui brandissent parfois haut et
clair leurs diplômes comme garantie pour une exégèse
pertinente, il est d'une absolue stérilité de classer
et de se demander si Palante est philosophe ou non. s'il pense.
ou non. s'il a bien lu. ou non. tel ou tel philosophe du répertoire
classique. Pas plus il ne nous importe de savoir s'il a connu. ou
non. l'œuvre complète d'un sorbonagre ou le libelle
d'un laborieux du concept. Quelques dignes représentants
de l'institution crurent. en effet. de bon ton d'entamer un procès
contre Palante suspect de dilettantisme. Sur la philosophie des
professeurs. Schopenhauer a dit tout ce qu'il fallait savoir. Ceux
qui ont donné à nouveau la parole à Georges
Palante sont des singularités qui ont apprécié
son propos libre, sa parole indépendante et sa liberté
de l'esprit. Sans souci de mesurer les œuvres du philosophe
à l'aune de critères officiels ou institutionnels,
conscients malgré tout des imperfections qu'on peut, çà
et là, trouver dans l'œuvre complète. les amateurs
de Palante ont préféré s'attarder sur la positivité
de la pensée que privilégier ce qui fait matière
à critique. Dans cet esprit, il ne saurait y avoir de caste,
de groupe constitué autour de l'œuvre de Georges Palante,
mais tout simplement - et pour citer un auteur qu'il affectionnait
- une association d'égoïstes telle que Stirner l'envisageait,
une alliance contractuelle, passagère, révocable à
tout moment, entre des individus qui partagent, le temps d'un colloque,
d'égales aspirations à frotter leurs pensées
à celles d'un auteur singulier. Foin, donc, d'une Association
des Amis de Georges Palante ! Laissons cela aux amateurs de sociétés
et de troupeaux à la Panurge qui se réunissent pour
compenser un défaut de puissance singulière. Palante
a donc été. le temps d'un colloque, un prétexte
à amitiés. Et on peut lire dans La sensibilité
individualiste tout ce que cette passion romaine contient de charge
asociale et aristocratique. Il y a eu les artistes. Nicole et Marc-Antoine
Orellana, qui ont raconté Palante avec de l'argile et du
granite, de la terre et de la pierre, du singulier périssable
et de l'universel inamovible, comme pour mieux signifier qu'un destin,
c'est avant tout la rencontre d'une durée fugace et de l'éternité.
Avec eux. il y aura eu les amis, les proches, l'ami. l'inséparable
et les compagnons de route, ceux qui ont aimé Palante après
l' avoir rencontré près de Louis Guilloux ou Jean
Grenier, Albert Camus ou Victor Segalen. Dans le concert des prises
de parole, on aura même entendu quelques Nabucet et Babinot...
Durant ces deux journées, l'un a regardé ce que fut
le politique, l'amateur de Jaurès ou de Clemenceau, le quêteur
d' assentiments municipaux, l' autre a montré ce que fut
le philosophe devant la mort, le duel et le suicide. On a montré
quel lecteur fut Palante de textes anglo-saxons ou de sociologues
allemands ou quelle image il a laissée comme professeur de
philosophie dans la fiction. Puis on a parlé, avec le public,
de toutes les facettes de cet homme contradictoire, multiple, secret
et désabusé. Pour finir, ce texte émouvant
de Catherine Hurel qui raconte ce que fut Germaine, la fille que
Georges Palante ne reverra pas après son divorce et qui,
sans nul doute, aura contribué à activer cette écharde
dans la chair sans laquelle - souvenons-nous de ce qu'en dit Kierkegaard,
le père de l'expression - il n'est point de véritable
philosophie.
http://perso.wanadoo.fr/selene.star/page_onfray_sensibilite.htm
Michel ONFRAY 1990
Préface de La Sensibilité individualiste,
Editions Folle Avoine.
La presque totalité des ouvrages de Palante a été
traduite en langue italienne avant de connaître la bonne fortune
des rééditions. La maison d'édition, sise à
Milan, avait entrepris la traduction sur la foi de certaines critiques
qui faisaient de Palante un anarchiste. Pour se convaincre du contraire,
il suffisait de lire avec attention l'article intitulé Anarchisme
et individualisme dans lequel Palante dit tout ce qui le sépare
de l'optimisme anarchiste et de la téléologie révolutionnaire.
Il faut toutefois préciser qu'à défaut d'être
anarchiste au sens de Bakounine Palante n'en demeure pas moins un
libertaire, ce dont il ne se défendra d'ailleurs pas. Le
critique Camille Pitollet, auteur de la seule biographie conséquente
de Palante, bien qu'épaisse de quelques pages seulement,
est entré en relation épistolaire avec le philosophe
de Saint-Brieuc pour lui demander d'éclaircir ses positions
sur la question de l'anarchisme. Voici la réponse de Palante
: ." Quand on dit que je ne suis pas seulement un révolutionnaire,
mais que je suis la révolution personnifiée ",
je dois dire que les termes " révolutionnaire ",
" révolution " sont inadéquats. C'est "
révolte ", " révolté " qu'il
eût fallu écrire. Révolte est individuelle ou
individualiste. Révolution est une chose collective, implique
un idéal collectif auquel je ne me rallierais pas. De même,
quand on dit que " je crois à l'illuminisme libertaire
", si l'on veut dire que je me rallierais à l'idéal
libertaire conventionnel, c'est inexact. Enfin, et surtout, je ne
suis pas anarchiste. L'anarchisme implique un affinisme social qui
est bien loin de ma pensée. Je suis individualiste, c'est-à-dire
pessimiste social ; révolté; partisan du maximum d'isolement
(moral) de l'individu; ami passionné d'une attitude de. défiance
et de mépris à l'endroit de tout ce qui est social-
institutions, mœurs, idées, etc. C'est-à-dire
que je n'admets aucun credo collectif, tel que l'anarchisme (1)
". Dont acte. L'anarchiste, en tant qu'il croit au communisme,
à l'efficacité de la; révolution et à
l'égalitarisme sacrifie à l'optimisme social là
où Palante préfère l'individualisme, la: révolte
et la différence manifeste entre les singularités.
Toute la puissance de ce qu'il appelle son " athéisme
social (2) " se trouve concentrée dans ce refus du lendemain
idyllique.
Pour autant, Palante ne recule pas devant l'instauration d'un signe
d'équivalence entre l'individualiste et le libertaire (3).
Une référence toute simple au dictionnaire permet
de définir le libertaire comme celui " qui n'admet,
ne reconnaît aucune limitation de la liberté individuelle
en matière sociale, politique ". Or la Source de cette
perpétuelle rébellion est à rechercher dans
la complexion intime de l'être, dans ce que Palante appelle
avec bonheur " la sensibilité ", la structure émotive
et singulière d'une conscience souvent blessée, presque
toujours écorchée.
Dans ce combat qu'il mène pour l'individu, Palante préfère
Max Stirner à Frédéric Nietzsche. Il y aurait
beaucoup à dire de l'étrange relation des deux penseurs
(4) et de l'évidente parenté entre les deux sensibilités.
Dans La Sensibilité individualiste, Stirner est présenté
comme une arme plus efficace pour servir la cause de l'unicité
que Nietzsche dont Palante réprouve le ton prophétique,
voire le projet engageant la civilisation. Palante dit de l'auteur
de L'Unique et sa propriété: " son verbe glacé
saisit les âmes d'un tout autre frisson que le verbe enflammé
et radieux d'un Nietzsche. Nietzsche reste un idéaliste impénitent,
impérieux, violent. Il idéalise l'humanité
supérieure. Stirner représente la plus complète
désidéalisation de la nature et de la vie, la plus
radicale philosophie du désenchantement qui ait paru depuis
l'Ecclésiaste (5) ". Palante cessera toujours d'être
nietzschéen lorsqu'il s'agira, pour l'auteur du Gai savoir,
de promouvoir une civilisation d'un type nouveau. Mais il n'est
pas sans intérêt de préciser que le prophétisme
tant décrié de Nietzsche, voire son aspect fondateur
de nouvelle religion, sinon d'un nouvel Evangile, méconnaît
l'usage puissant que Nietzsche fait de l'ironie - dont Palante fait
pourtant l'analyse -. Ainsi parlait Zarathoustra, dans sa composition,
son ton et son fond parodique, n'existe que pour moquer la religion
sur son terrain. Jamais livre ne fut plus grand éclat de
rire, et Palante ne l'entend pas. Lui qui, pourtant, lisait l'allemand
et pratiquait avec efficacité les traductions de cette langue,
est passé à côté de l'humour , de l'
ironie et du cynisme véhiculés par cette si grande
œuvre.
Palante peut bien faire fonctionner les catégories de sa
méthode de psychologie sociale pour rendre compte de l'ironie,
il reste impassible devant des gestes ironiques ou des œuvres
superficielles (6) ". Qui d'autre, mieux que Nietzsche, était
lucide sur ce point ? Ailleurs, il dit qu'elle " est une attitude
essentiellement esthétique (7) ". Là encore,
qui peu bien, autre que Nietzsche, revendiquer ce souci de la confusion
entre l'éthique et l'esthétique ? Enfin, pour finir
sur ce sujet, il précise: " En notre temps de dogmatisme
social et moral à outrance, d'évangélisme et
de moralisme sous toutes ses formes, l'ironie joue le rôle
d'un utile contrepoids (8) ".
Le texte même de Palante révèle l'ignorance
qu'il avait de la dimension ironique et esthétique de Nietzsche.
Ainsi écrit-il : " D'après Nietzsche, aucun geste
de l'animal n'égale la vulgarité du rire humain (9)
". Certes, à l'époque d'Humain, trop humain,
Nietzsche écrit bien ceci (10), mais c'est ignorer toute
la place laissée par le Rire, la Danse, la Légèreté,
dans toute sa philosophie postérieure, celle, justement dans
laquelle on perçoit, à tort, du prophétisme
et de la religiosité.
Il en va de même pour l'analyse que Palante fait de l' amitié:
on le voit œuvrer pour circonscrire théoriquement la
notion et ses effets sans trop s'apercevoir qu'il réfléchit
sur lui-même, là encore. Incapable d'ironie, il en
fait l'étude. Impossible ami, il écrit sur le sujet.
Bien sûr, il sait, après Nietzsche, que l'amitié
est un sentiment électif et aristocratique qui conduit au
dépassement de soi et à la réalisation d'une
personnalité avec plus d'intensité ou de forme. Avec
Jules de Gaultier, avec Louis Guilloux, il avait des relations qui
auraient pu durer jusqu'à la mort. Il aura fallu toute l'ardeur
dont Palante est capable lorsqu'il s'agit de donner ses chances
à l'échec pour ce sentiment si noble reste lettre
morte et pur objet d'analyse. A croire qu'il ne pense bien que ses
impuissances et ses incapacités.
Pour n'avoir pas usé comme il l'aurait fallu de l'ironie
aussi bien que de l'amitié, Palante a subi la persécution
et la solitude, le mépris et l'isolement. A lire son invitation
à mettre en œuvre une philosophie du mépris ou
de l'amitié, on découvre, derrière les mots
et comme en un faible écho aux pages écrites, une
conscience malheureuse, déchirée, un être écorché,
tuméfié qui, avec ses blessures, a su fabriquer quelques
livres dans lesquels se répète, comme un thème
musical qui appellerait variations infinies, une douleur transformée
en idées - une sensibilité -.
NOTES
(1) Camille PITOLLET, Georges Palante (1862-1925), le Mercure de
Flandres, 1931, p. 17-18.
(2) Michel Onfray, Georges Palante. Essai sur un nietzschéen
de gauche, éditions Folle Avoine, chapitre III : l'athéisme
social.
(3) Georges Palante, la Sensibilité individualiste, Alcan,
p. 110. " L'un est le principe proprement individualiste ou
libertaire " écrit-il lorsqu'il analyse les deux principes
sur lesquels repose l'anarchisme - l'autre étant le "
principe humaniste ou altruiste ".
(4) La question des rapports de Stirner et Nietzsche est obscure
et risque de le rester quoi qu'en dise Andler dans son ouvrage Nietzsche.
Sa vie et sa pensée, Gallimard, Tome III, p. 337 et Tome
II, p. 361. Albert Lévy, dans Nietzsche et Stirner n'est
pas aussi péremptoire et plus récemment C. P. Janz
écrivait dans Nietzsche. Biographie. Les dernières
années du philosophe, Gallimard, Tome III, p. 571 que "
l'on n'a pas résolu le problème central qui est de
savoir si Nietzsche a connu Stirner ". Elisabeth Förster,
la sœur du philosophe, prétend que non, alors que Köselitz
doute et que Franz et Ida Overbeck affirment que oui. Voir également
de K. Löwith De Hegel à Nietzsche, Gallimard, trad.
Laureillard, 19169, p. 231. Outre ces problèmes, il suffit
de lire les deux auteurs et de constater la proximité de
nombre de thèses.
(5) Georges Palante, La Sensibilité individualiste, Alcan,
p. 116.
(6) Ibid, p. 64.
(7) Ibid, p. 68
(8) Ibid, p. 73-74.
(9) Ibid, p. 62.
(10) Nietzsche, Humain, trop humain, § 553 : " Au dessous
de l'animal : Quand l'homme éclate de rire, il surpasse tous
les animaux par sa vulgarité. " Mais Nietzsche dit aussi
tout le contraire, notamment après la période qui
correspond à ces textes. Il élabore même une
philosophie du rire sans précédent et sans suite dans
l'histoire de la philosophie. Voir sur ce sujet Gilles Deleuze,
Nietzsche et la philosophie, PUF, chapitre V.13.
http://perso.wanadoo.fr/selene.star/page_onfray_puf_si.htm
Michel ONFRAY 1992
Compte rendu de La Sensibilité Individualiste pour l'Encyclopédie
Philosophique Universelle (PUF)
L'ouvrage doit son titre au premier article du recueil qui examine
les acceptions économiques, politiques et psychologiques
de l'individualisme. Une authentique sensibilité individualiste
cultive la différence avant tout et invite à la promotion
de l'unicité contre le social qui se nourrit de l'anéantissement
des singularités. Elle sait, en même temps, pratiquer
l'amitié, vertu asociale, l'ironie, recours désenchanté
du pessimiste qui jette sa lucidité à la figure du
social. En vertu du défaut d'optimisme qui la caractérise,
la sensibilité individualiste ne succombera pas aux sirènes
anarchistes qui ne réduisent que les fanatiques d'un ordre
social réconcilié avec lui-même. Palante s'inscrit
alors dans un courant immoraliste, au sens nietzschéen, c'est-à-dire
antisocial : l'individu fait l'objet d'une promotion contre les
groupes et le nombre.
Ce compte rendu est précédé d'une brève
note biographique, également rédigée par Michel
Onfray :
Georges Palante. 1862-1925.
Philosophe français. Agrégé de philosophie,
il verra sa thèse refusée en Sorbonne par ceux qu'il
attaque dans le corps de son travail universitaire : les durkheimiens.
Il enseignera plus d'un quart de siècle au lycée de
Saint-Brieuc. Dernier schopenhauerien ou premier nietzschéen
français, il invite à un socialisme individualiste,
ce qui permet de l'inscrire dans un courant nietzschéen de
gauche. Traducteur d'un ouvrage allemand de Ziegler, deux fois candidat
malheureux aux élections municipales de Saint-Brieuc, difforme
physiquement, accumulant les échecs - vie privée,
professionnelle, publique -, Palante se suicide en 1925. Il deviendra
le modèle de Cripure, le professeur de philosophie du roman
de Louis Guilloux, Le Sang noir.
http://perso.wanadoo.fr/selene.star/page_onfray_puf_ci.htm
Michel ONFRAY 1992
Compte rendu de Combat pour l'Individu pour l'Encyclopédie
Philosophique Universelle (PUF)
L'ouvrage réunit des articles parus entre 1899 et 1903 dans
différentes revues. L'idée directrice est la critique
des effets de l'esprit grégaire dans les différents
cercles sociaux où il peut agir. Et Palante d'examiner les
méfaits de l'esprit de corps dans les associations, les ligues,
les groupements corporatifs, les villes de sous-préfecture,
la famille, les institutions, l'administration ou l'école.
Dans une perspective sociologique, Palante stigmatise le fonctionnement
de l'esprit mondain en démocratie, avant de montrer comment
de belles valeurs, ainsi de l'honneur, se sont trouvées perverties
une fois intégrées par la bourgeoisie dans son système
de référence. Pour mettre en évidence la logique
réductrice du social, l'effet pervers qu'elle produit sur
l'individualité d'exception, Palante analyse le mensonge
de groupe et son corrélat : l'impunité.
Plus théorique, et dans une perspective nietzschéenne,
il critique les notions de téléologie sociale, celle
de moralisme et d'immoralisme, pour mieux envisager les moyens de
pulvériser les dogmatismes sociaux. Reste un éloge
du révolté dont l'élaboration livresque doit
à une lecture originale des thèses de Nietzsche sur
le Surhomme.
Ce compte rendu est précédé d'une brève
note biographique, également rédigée par Michel
Onfray :
Georges Palante. 1862-1925.
Philosophe français. Agrégé de philosophie,
il verra sa thèse refusée en Sorbonne par ceux qu'il
attaque dans le corps de son travail universitaire : les durkheimiens.
Il enseignera plus d'un quart de siècle au lycée de
Saint-Brieuc. Dernier schopenhauerien ou premier nietzschéen
français, il invite à un socialisme individualiste,
ce qui permet de l'inscrire dans un courant nietzschéen de
gauche. Traducteur d'un ouvrage allemand de Ziegler, deux fois candidat
malheureux aux élections municipales de Saint-Brieuc, difforme
physiquement, accumulant les échecs - vie privée,
professionnelle, publique -, Palante se suicide en 1925. Il deviendra
le modèle de Cripure, le professeur de philosophie du roman
de Louis Guilloux, Le Sang noir.
http://perso.wanadoo.fr/selene.star/page_onfray_puf_ps.htm
Michel ONFRAY 1992
Compte rendu du Précis de Sociologie pour l'Encyclopédie
Philosophique Universelle (PUF)
A l'heure où les Durkheim, Séailles, Bouglé
défrichent la sociologie, discipline nouvelle, Palante ose
la publication d'un Précis. Identifiée à la
psychologie sociale dont le moteur est l'individu, la sociologie
palantienne enseigne les rapports antinomiques entre l'individu
et le social. L'ouvrage étudie une définition de la
discipline, de sa méthode et procède, sur le mode
dynamique, à un examen des conditions de formation, de conservation,
d'évolution et de dissociation des sociétés.
Palante avance avec sa subjectivité, et n'a aucun souci
d'une distanciation soucieuse d'objectivité. Un très
grand nombre d'auteurs font l'objet d'analyses et parfois de condamnations.
Après avoir pris en considération les idées
de Marx, Palante invite à aller plus loin, à dépasser
le déterminisme économique, trop étroit à
son goût, au profit d'un nietzschéisme de gauche dont
les lignes de force sont : refus du grégarisme, confiance
en l'énergie individuelle, éloge de la grande individualité
rebelle contre le collectif, réalisation de l'individualisme
par le socialisme, ce dernier entendu comme un moment dans un mouvement
qui conduira à une authentique aristocratisation des singularités.
Ce compte rendu est précédé d'une brève
note biographique, également rédigée par Michel
Onfray :
Georges Palante. 1862-1925.
Philosophe français. Agrégé de philosophie,
il verra sa thèse refusée en Sorbonne par ceux qu'il
attaque dans le corps de son travail universitaire : les durkheimiens.
Il enseignera plus d'un quart de siècle au lycée de
Saint-Brieuc. Dernier schopenhauerien ou premier nietzschéen
français, il invite à un socialisme individualiste,
ce qui permet de l'inscrire dans un courant nietzschéen de
gauche. Traducteur d'un ouvrage allemand de Ziegler, deux fois candidat
malheureux aux élections municipales de Saint-Brieuc, difforme
physiquement, accumulant les échecs - vie privée,
professionnelle, publique -, Palante se suicide en 1925. Il deviendra
le modèle de Cripure, le professeur de philosophie du roman
de Louis Guilloux, Le Sang noir.
http://perso.wanadoo.fr/selene.star/page_onfray_antinomies.htm
Michel ONFRAY 1994
Préface de Les Antinomies entre l'individu et la société.
Editions Folle Avoine.
(Nous remercions Michel Onfray qui nous a gentiment autorisé
à reprendre sur notre site l'essentiel de ses écrits
sur Palante)
En écrivant Les Antinomies entre l'individu et la société,
sa thèse, Georges Palante montre comment on peut pratiquer
le suicide philosophique avec efficacité. Çà
et là, dans son œuvre, et plus particulièrement
dans un article qu'il consacre. à la lenteur psychique, Palante
avoue qu'il lui faut du temps pour se décider, passer à
l'acte, et qu'il mûrit longuement ses gestes avant de les
accomplir. Sait-il, en fabriquant cet ouvrage, qu'il met en place
un stratagème avec lequel il se perdra ? Les parts les plus
sombres en lui, celles qu'il entrevoit et lui font aimer Freud très
tôt, lui infligent ces pulsions de mort avec lesquelles il
ne cessera de se débattre. Jusqu'au 5 août 1925.
A l'époque où il travaille à ce texte, Palante
pratique le vin blanc plus que de raison, le bordel de temps en
temps, le lycée de Saint-Brieuc quand il le faut. Pendant
les vacances, il se repose à Billion, près des grèves,
en compagnie de sa ménagerie - des chiens et une vieille
fille à matelots ayant beaucoup vécu et jamais lu
une seule ligne de ce qu'il écrivait puisqu'elle était
illettrée. Il faut choisir, le lupanar ou l'Université.
Et Palante semble décidé à trouver le chemin
de l'Université. Pour ce faire, il avait opté pour
la voie royale : l'agrégation et la soumission aux vexations
administratives qui s'en suivent avec des postes qui font découvrir
les charmes de la province profonde, puis la thèse qui doit
conduire à la capitale. C'est du moins ce qui fut le trajet
de Célestin Bouglé, le professeur de philosophie qu'il
remplaça en 1898 au Lycée de Saint-Brieuc, et qui
donnait, à Paris, dans la sociologie durkheimienne, alors
en vogue.
Malgré le vin d'Anjou, " la volaille " - comme
il disait de ses élèves -, les corrections d'examen
qu'au dire de Jean Grenier il pratiquait dans les maisons closes,
et la compagnie de son éteignoir de compagne, Palante avait
publié un Précis de sociologie en 1901 et réuni
de nombreux articles, parus dans des revues, en deux volumes: Combat
pour l'individu en 1904 et La Sensibilité individualiste
en 1909. Le tout chez Alcan, la consécration philosophique
du temps. Le même éditeur avait fait paraître
un texte de Ziegler que Palante avait traduit de: l'allemand et
préfacé. Tout allait pour le mieux, de ce côté-là
des choses...
Désireux d'obtenir un titre de docteur qui l'aurait certainement
éloigné de la Bretagne au profit de la vie parisienne,
du moins d'une ville universitaire, Palante se met à sa thèse
: dès 1907. En 1911, il s'inquiète de directeurs pour
son travail, voire d'une ébauche de jury de thèse.
Il pressent alors Célestin Bouglé et Gabriel Séailles.
Or, depuis son livre sur la sociologie, jusqu'à ses dernières
productions, Palante avait placé Bouglé dans sa ligne
de mire, lui et les disciples de Durkheim qu'il honnissait. Quant
à Séailles, néo-criticiste bien pâle,
il représentait ce qu'il y avait de plus tiède pour
un philosophe qui se réclamerait plutôt de Nietzsche.
Le couple est peut-être un peu niais, mais dans les limites
du convenable : par lettre datée du 1er novembre - le jour
qu'on consacre habituellement aux défunts - Bouglé
et Séailles signifient leur refus à Georges Palante.
Ils n'invitent pas à revoir, corriger et remettre un peu
d'ordre dans le manuscrit qu'on dira dionysien pour éviter
le mot fouillis, non, ils interdisent la soutenance. Palante privé
de Sorbonne, trop facétieux, trop indépendant, trop
libre.
Certes, Palante a commis là un texte échevelé,
bancal, explosif et subjectif à souhait là où
l'on attend ordre, calme, harmonie et objectivité, du moins
ce que l'on considère comme tel. Péché véniel
ou péché mortel ? Mortel diront tes flambeaux de l'institution.
Et c'est sans appel. Convenons-en, le texte ne correspond pas aux
canons de l'Université, et sur ce sujet, elle est pointilleuse
: c'est dans le détail qu'on voit les capacités de
l'impétrant à l'allégeance, sa docilité
et son consentement à la soumission, à l'obéissance.
La virgule est souveraine, elle ouvre ou ferme les portes de la
Sorbonne, donc la carrière. Et Palante ne voue pas un culte
à la forme: les citations sont beaucoup trop longues, jusqu'à
deux pages pour un renvoi en cours d'analyse, pas même en
note ! Le corpus dans lequel l'auteur choisit ses références
est sauvage: le philosophe célèbre Bergson côtoie
le romancier Anatole France, un Schopenhauer en vogue a pour proximité
un Draghicesco obscur.
Par ailleurs, Palante reste près des textes qu'il commente,
beaucoup trop proche: il démarque, commente, cite, puis commente
à nouveau avant de citer une nouvelle fois, confondant la
thèse et le compte rendu critique d'ouvrage qu'il pratique
alors pour la revue du Mercure de France. Plus insoucieux, il recopie
la même citation à deux pages d'intervalle, voilà
qui fait négligé, certainement, mais qu'une relecture
corrige, supprime. y a-t-il là matière à briser
la carrière d'un homme quand des remarques ponctuelles suffiraient
à remédier aux carences ? L'ensemble manque d'harmonie,
il est vrai : trois pages pour l'antinomie religieuse, trente-quatre
pour l'antinomie économique. Il suffisait de demander ici,
de raccourcir là.
Sur le ton, Palante se montre singulier: au lieu de recourir au
verbe plat, froid, aseptisé de l'institution, à sa
rhétorique glacée et ses démonstrations ennuyeuses,
il pratique l'ironie, l'assassinat, la désinvolture, préfère
la polémique, brocarde, se fait allusif ici, expéditif
là, quand il ne recule pas devant le commentaire d'une actualité
trop proche.
Enfin, et n'est-ce pas là plus grave pour les gardiens du
temple, Palante avance des idées pour le moins intempestives,
libertaires, à contre-courant, loin de la mode durkheimienne
qu'il aurait suffit d'épouser pour obtenir carrière,
galons et estrades. Palante critique l'institution scolaire et l'Université,
il ne croit pas aux idéaux optimistes des éducationnistes
- Bouglé et Séailles sont à l'origine des Universités
populaires, militent à la Ligue des Droits de l'Homme, qu'ils
ont contribué à fonder - ; il fustige la Famille,
la Justice, la Morale laïque et propose un individualisme aristocratique
qui fait du sujet un rebelle quant au social là où
Bouglé et Séailles souhaitent l'intégration
et la fusion de l'individu dans le groupe. C'était trop pour
un seul homme: il fallait lui interdire ce sanctuaire, l'empêcher
de sévir, lui couper la route. Le Lycée et la province,
voilà de quoi rabattre les prétentions du rebelle.
Inconséquent Palante ? Inconsistant et ne méritant
pas le détour ? Peut-être bien pour les tristes sires
de la Sorbonne et ceux qui leur emboîtent le pas, mais pas
pour ceux qui aiment les intempestifs, les francs-tireurs et les
hommes libres. Car Palante est un penseur dont les thèses
sont, plus d'un demi siècle après, porteuses d'une
même actualité. Ainsi lorsqu'il propose une théorie
du sujet qui prend en considération le corps, la physiologie,
le cerveau et le système nerveux. L'homme neuronal, déjà.
Moderne encore, et d'actualité, lorsqu'il met en perspective
les pensées philosophiques et les affects singuliers, lorsqu'il
attaque les prétentions à l'objectivité pour
réduire les prises de position à des points de vue,
à des perspectives. Intempestif, toujours, et d'une redoutable
perspicacité quand il analyse la formation des orthodoxies,
qu'il compare le fonctionnement du Christianisme et du Socialisme,
qu'il fait de l'Etat marxiste un parent, dans la structure, de l'Empire
chrétien ou qu'il prévoit la dérive autoritaire
du socialisme marxiste. 1910 et déjà Nouveau Philosophe...
Impertinent et avisé lorsqu'il commente plutôt Stirner
que Ravaisson, qu'il pense à partir de Nietzsche et non de
Jules Lagneau, qu'il laisse les défroques néo-criticistes
ou durkheimiennes pour analyser ce que, bien plus tard, on appellera
la philosophie du soupçon. Précieux, pour finir, lorsqu'il
fait l'éloge de la révolte, de la rébellion,
de l'individu irréductible et combattant : l'ariste, ce concept
si riche de promesses et malheureusement délaissé
dès fabrication. Contre les entreprises grégaires,
les viscosités tentaculaires sociales si souvent victorieuses,
contre l'unidimensionnalité et l'homme calculable, contre
le conformisme et la soumission aux idéaux de groupe, Palante
invite à résister, même si son pessimisme ne
le trompe pas sur l'issue du combat. Le libertaire est la chance
des singularités, Palante est le catalyseur de cette chance.
Trop de qualités pour faire une thèse, trop de fusées
pour contenter les sorbonagres. Ces richesses auraient pu faire
un livre dense, un manifeste de l'aristocratisme individualiste
et libertaire, un manuel de combat contre les prétentions
sociales. Il n'en fut rien. Palante s'en alla faire de son dépit
et de sa tristesse ce qu'il put. D'abord, il s'enflamma, fit éditer
un libellé à ses frais, qu'il distribua çà
et là, pour avertir et informer qui de droit de l'injustice
qu'on lui infligeait. Il voulut faire de son cas un procès
exemplaire: celui de l'institution avec, en regard, le héros
rebelle - lui. Mais, piteux, sa colère ne rencontra aucun
écho. Elle tomba. Lettre morte, elle fut pour Palante, l'occasion
d'une transmutation: il allait faire de l'échec subi un échec
voulu, choisi par lui pour montrer les mécanismes de la machine
sociale qui broie les individualités.
Il avait provoqué, testé l'Université pour
voir quelle dose de contradiction et d'opposition elle pourrait
supporter. Il avait rusé, joué au plus fin pour mettre
en exergue la logique de production des orthodoxies - la reproduction
dirait aujourd'hui Bourdieu - et des hérésies. Il
avait pris l'Université à son propre piège...
Mais personne ne sera dupe. Palante le fut-il lui-même ?
Reste qu'à l'issue de cette déconvenue, il ne se
remettra jamais en course. Il est presque mort pour la philosophie.
Peut-être par fidélité à l'auteur de
trois titres déjà publiés dans la maison, Alcan
éditera sous son label prestigieux - Bibliothèque
de philosophie contemporaine - le manuscrit de la thèse sans
ajout, retrait ou modification. Sans les lettres de Séailles
et Bouglé que Palante aurait aimé voir figurer en
appendice à son ouvrage. Livre neutre qui se vit refuser
la Sorbonne mais qui allait connaître une carrière
éditoriale, on put le lire comme tel, loin de l'esprit polémique
dans lequel il avait commencé son existence. Après
celui-ci, Félix Alcan prit également au catalogue
Pessimisme et individualisme, la thèse complémentaire,
en 1914. Mais le ressort était cassé. Palante n'écrivit
plus rien de réellement intéressant quelques textes
polémiques sur la question du bovarysme et de sa relation
personnelle avec Jules de Gaultier accélèreront le
processus suicidaire. Le 5 août 1925, après avoir raté
sa vie privée, sa vie professionnelle, sa vie sentimentale,
après avoir vu s'envoler ses chances de quitter le Lycée
de province pour une Université parisienne, Palante réussit
son suicide.
http://perso.wanadoo.fr/selene.star/page_onfray_indiv_aris.htm
Michel ONFRAY 1995
Introduction de L'individualisme aristocratique,
Les Belles Lettres, Iconoclastes n°25.
(Nous remercions Michel Onfray qui nous a gentiment autorisé
à reprendre sur notre site l'essentiel de ses écrits
sur Palante)
Qui était Georges Palante avant que Louis Guilloux n'en
fasse le héros malgré lui de son ouvrage Le sang noir
?
Etait-il, comme le personnage du roman, cet homme acromégale,
souffrant de cette horrible et ridicule maladie qui fait s'allonger
démesurement les extrémités au point qu'il
faut régulièrement lui amputer une partie du pied
? A-t-il vraiment vécu avec cette ancienne fille à
matelots illettrée qui, à la foire Saint-Michel de
Saint-Brieuc, vendra au plus offrant les papiers, correspondance
et manuscrits de son mari qui vient de mourir ? Préférait-il
la compagnie des chiens, de la lande bretonne, des voisins rencontrés
au café plutôt que des importants qui font les vies
locales, institutionnelles et officielles ? Corrigeait-il, comme
on l'a écrit, les copies du bac de philo dans des hôtels
borgnes où il rencontrait des femmes de petite vertu ? Fut-il
l'auteur d'une Chrestomathie du désespoir mangée par
les chiens ? Eclusait-il autant de vin qu'on l'a dit ? De l'Anjou
blanc, en l'occurrence. S'est-il suicidé d'une balle de revolver
un jour d'août 1925 parce que la vie lui était devenue
impossible, parce qu'un fonctionnaire des finances, qui se piquait
d'écrire des livres de philosophie, l'avait provoqué
en duel après une querelle théorique qui paraît
bien dérisoire aujourd'hui ? Fut-il véritablement
cet homme qui fustigea Durkheim et les durkheimiens dans une thèse
qu'il voulut soutenir en Sorbonne après avoir choisi deux
directeurs de thèse... durkheimiens ? Thèse refusée,
bien sûr.
Sauf la Chrestomathie, parce que le titre n'est pas des siens,
il fut vraiment cet homme là : malheureux et malade, célibataire
puis mal marié, solitaire et sensible à l'excès,
lecteur de Schopenhauer, pour le pessimisme, de Stirner, pour célébrer
la puissance de l'individu contre toute société, de
Nietzsche, pour l'aspiration à transfigurer des impuissances
en forces, de Freud, pour ce qu'il enseigne des parts maudites et
de leurs relations avec la conscience. Et ce à l'heure où
l'on fait des gorges chaudes de Bouglé, Séailles,
Ollé-Laprunes et autres célébrités philosophiques
du même calibre. Professeur de philosophie au Lycée
de Saint-Brieuc - et de morale à la volaille, comme il disait
des collégiens -, Palante est surnommé Schopen par
ses élèves, car il cite souvent les aphorismes du
maître en pessimisme. L'administration ne l'aime guère,
les rapports en témoignent ; mais il le rend bien à
cette divine institution, car il ne cessera de la fustiger, comme
tout ce qui se nourrit de l'instinct grégaire.
L'idée qui traverse l'ensemble de ses écrits est
toute simple : il existe une antinomie radicale entre l'individu
et la société. Dans ce combat perpétuel entre
la singularité et le Léviathan, c'est toujours le
Léviathan qui gagne. D'où une morale désespérée,
mais élégante de la résistance : l'individu
doit être rebelle, refuser les compromis et les compromissions,
les renoncements et les abandons. Certes, la société
gagne toujours, elle absorbe, avale et digère tout ce qui
montre de l'insolence, de l'originalité, de la personnalité,
du caractère et du tempérament. Mais qu'importe, la
grandeur de l'individu est dans la posture de qui refuse, dit non
et ne compose pas. Alceste a raison contre Philinte.
Dès le début du siècle, Palante lit et aime
Nietzsche. Il aborde la philosophie du père de Zarathoustra
à l'époque où ni la Première Guerre
mondiale, ni la barbarie nazie n'ont gauchi ni embrumé les
thèses de celui qui, même sous la plume de Palante,
deviendra un surboche... De Nietzsche, il retient l'idée
qu'une philosophie, c'est d'abord la confession d'un corps, l'autobiographie
d'une chair qui souffre. La thèse est dans la préface
au Gai Savoir, mais elle est aussi dans la corps de Palante : le
dysfonctionnement hormonal qu'est l'acromégalie est la forme
prise par la Nécessité. La maladie exclut l'enfant
qui découvre alors un monde qu'il ne cessera de villipender
une fois devenu adulte : puisque la société ne veut
pas de lui, avec ses différences, ses singularités,
ce qui le désigne comme a-normal, alors il ne veut pas d'elle.
Pensée réactive, viscérale, vécue sur
le mode physiologique. Pensée d'autant radicale.
D'aucuns voient dans l'idée qu'une pensée est la
confession d'un auteur de quoi discréditer et l'oeuvre et
l'homme. Si une philosophie découle des péripéties
existentielles de celui qui la formule, il faut retenir, tout de
même, que la formulation est ce qui prioritairement désigne
un sujet, fonde une personnalité et légitime un individu
singulier. Hypothétiquement, si les mêmes douleurs
pouvaient être vécues par des personnes différentes,
bien sûr, elles ne seraient pas transfigurées de la
même manière. La sublimation la plus réussie
est celle qui débouche sur ce qui fait la meilleure oeuvre
d'art, la plus originale. Le matériau importe peu, seul compte
ce qui en est fait par l'individu, le créateur.
Déprécier une pensée parce qu'elle entretient
avec celui qui la fait advenir des relations de conséquence
est manie de clinicien obsédé par le classement d'une
affaire ou perversion réductionniste appuyée peu ou
prou sur un jugement de valeur qui, de toute façon, entend
condamner de prime abord et se cherche ensuite des raisons pour
détester. Dans les deux cas, on évite à peu
de frais la rencontre frontale avec l'œuvre. Palante est un
sujet original qui formule en une pensée propre ce que d'autres
que lui n'auraient jamais transcendé. Là est le philosophe,
là aussi se trouve l'individualité d'exception.
Avant de mourir terrassé par le réel, Palante a combattu,
longuement, sûrement, avec détermination et conviction.
Son oeuvre est trace de cette lutte. Cet instinct agonique en acte
désigne les pensées rebelles les mieux fondées,
les philosophes les plus aguerris. Nietzsche était de ces
hommes-là : faits par leur existence autant qu'ils la faisaient,
en un mouvement quasi contrapuntique. L'œuvre est la façon
que trouve son auteur de rendre infalsifiable une douleur : on ne
réfute pas une blessure, encore moins quand elle donne le
jour à un édifice conceptuel. Là aussi, le
propos est nietzschéen...
Du même Nietzsche, il retient également les déclarations
de guerre qu'on trouve dans Aurore contre le travail, dévoreur
du temps, de l'énergie, de la force et de la liberté
de l'individu. Nietzsche fait-il la critique du bourgeois comme
emblème du personnage aliéné, obsédé
par l'argent, les richesses, le pouvoir, les biens matériels
? Palante adhère. Lit-on dans la Généalogie
de la morale une attaque en règle contre l'instinct grégaire,
le goût qu'ont les hommes, de faire groupe, clan, comme les
moutons de Panurge ? Palante souscrit, là encore. Ailleurs,
dans Par-delà le bien et le mal, on peut lire un éloge
de l'individualisme aristocratique, des vertus qui ennoblissent,
qui grandissent et installent la relation avec autrui sur le terrain
antichrétien de l'élection : Palante s'enthousiasme.
Et partout où sont célébrées la force
et la puissance de l'individu contre la société, Palante
acquiesce.
Pour autant, il ne fait pas partie d'un nouveau troupeau de nietzschéens
bêlants. Ce serait d'une inconséquence radicale. Voilà
pourquoi il se sépare de Nietzsche sur un certain nombre
de points. Et dans ce mouvement de sécession même il
trouve une raison supplémentaire d'être nietzschéen,
car Nietzsche écrivait qu'un bon maître apprend d'abord
à ce que l'on se déprenne de lui. Ensuite, le philosophe
allemand n'a cessé de dire qu'en suivant sa propre nature,
on suivait l'enseignement de ses livres : "n'aie cure de n'être
fidèle qu'à toi-même, et tu m'auras suivi -
tout doux ! tout doux !" Et Palante suivra, tout doux, tout
doux.
Contre Nietzsche, par exemple, il enseignera dès son Précis
de sociologie et par la suite dans Combat pour l'individu, la possibilité
d'associer l'aristocratisation et le socialisme. A l'époque,
il pense que le socialisme peut permettre les meilleures conditions
pour chacune des vies singulières, qu'il peut être
la condition de possibilité de l'individualisme, son révélateur,
son meilleur médium. La Première Guerre mondiale,
vraisemblablement, sinon l'accroissement de son propre pessimisme,
auront raison de cette conviction et il évoluera vers un
athéisme social qui, sans pour autant verser dans le nihilisme,
avancera l'irréductibilité radicale de l'antinomie
entre l'individu et la société : la politique droite
et gauche confondues, est le monde du grégarisme et du nombre,
toujours ennemi des individus. La vie, celle du monde, certes, mais
aussi la sienne, l'aura conduit à désespérer
d'une possible solution collective et politique à la question
de l'individu.
Que reste-t-il à l'individu ? Des vertus électives
et antisociales. Par exemple, l'amitié et l'ironie. L'amitié,
parce qu'elle est principe d'affinités, de choix. Avec elle,
on construit une micro-société dans laquelle les lois
sont la prévenance, la délicatesse, l'attention, l'hédonisme.
Contre la société grossière, vulgaire, brutale,
lourde, épaisse, l'amitié permet de conjurer la solitude
sur le terrain d'un contrat dont les termes sont la volupté
l'un pour l'autre, l'un par l'autre. La philia rapproche alors que
l'ironie éloigne, met à distance, fait exploser les
machines sociales, les mensonges de groupe, les mythes sociétaires.
Par elle se délitent les monuments grégaires, se défont
les logiques holistes. L'ironiste pratique l'éviction avec
virtuosité. Là où l'amitié est une invitation
au contrat voluptueux, l'ironie est propédeutique à
la rupture du lien social. De sorte que l'individu dispose, avec
ses deux armes, de leviers pour bouger, déplacer le monde
et s'y faire une place. Si possible.
En jouant de l'élection et de l'éviction, Palante
structure son individualisme. Il l'appelle aristocratique. Il ne
veut ni sa variante romantique, ni des options égoïstes,
solipsistes ou unicistes, instinctives ou sentimentales. Autrui
a sa place dans cet individualisme qui veut plus et mieux la relation
aux autres. L'homme de cette pratique, c'est l'ariste, un terme
qui n'apparaît qu'à trois reprises sous la plume de
Palante et nulle part ailleurs que dans Les antinomies entre l'individu
et la société. A quoi pensait Palante en créant
ce terme ? Au radical d'aristocrate ? A l'homophonie avec l'artiste
? A autre chose ? Mais à quoi ? Cette notion, qui aurait
pu être fondamentale dans l'économie de la pensée
palantienne n'aura pas été développée,
précisée, exploitée. En germe, dans l'œuf,
elle n'aura pas eu de dessin alors qu'elle aurait pu caractériser
le sujet, rebelle, individualiste, aristocrate, pessimiste, lucide,
pratiquant l'amitié et l'ironie, fustigeant ce qui associe,
fait groupe et finit par culminer en troupeau. Dommage.
Le fait que Palante ait laissé là sa réflexion
sur ce que pouvait signifier la notion d'ariste nous invite à
réfléchir sur le sens que pourrait avoir ce terme
aujourd'hui et sur l'efficacité susceptible d'être
affichée par cette figure singulière dans la trame
d'une époque sans caractère et sans tenue, sans âme
et sans grandeur.
La belle individualité rebelle, résolument antinomique
à l'endroit de la société n'a jamais cessé
de briller de tous ses feux, quelles qu'aient été
les époques : le cynique, le cyrénaïque, le gnostique
licencieux, les Frères et les Sœurs du Libre Esprit,
le libertin du Grand Siècle, ceux qui le suivront en pleine
époque dite des Lumières. Et puis le dandy ou l'anarque
de Jünger. On pourrait écrire l'histoire de ces tempéraments
qui ont opté pour l'Un contre la Masse, pour l'Artiste arrogant
à l'endroit des puissants, des peuples et des foules, contre
la soumission aux idées de l'époque, aux idoles du
moment.
Aujourd'hui, un ariste serait un athée radical. C'est-à-dire,
en prenant en compte l'étymologie, un pourfendeur de tout
type de lien social ou métaphysique, mystique ou sociologique.
De même, il serait tragique, car il saurait n'avoir rien à
attendre de l'antinomie qui l'oppose au plus grand nombre, hormis
l'élégance du beau geste résistant, la beauté
intrinsèque de la rébellion. Enfin, il serait aristocrate
libertaire, choisirait délibérément l'élection
de ses pairs, de ses semblables, pour des précaires relations
révocables en permanence. Il délaisserait ainsi les
liaisons dangereuses lorsqu'elles visent à la fixité
contre le mouvement. Car il serait héraclitéen, fou
de changement, d'allées et venues dans le monde, dynamique,
aspirant à la mobilité perpétuelle, seul contre
ceux qui, parménidiens, veulent la stabilité, l'arrêt,
la mort consubstantielle à toute forme grégaire.
Le projet est ambitieux, certes, mais la tâche est exaltante
: elle est de toujours, actuelle sous tous les cieux, sous toutes
les latitudes, à toutes les époques. L'individualisme
radical est une exigence sempiternelle, car sans cesse le social
veut les individus pour les avaler, les digérer, les anéantir.
Ceux qui refusent, résistent et se rebellent feront éternellement
une caste et sans désemparer, ils effectueront dans l'histoire
des variations sur le thème de l'athéisme social,
de la conscience tragique, de l'aristocratisme libertaire et de
la volonté du mouvement. Et basta pour le reste !
Après l'insuccès de sa thèse qu'il ne retravailla
pas et qui ne fut jamais soutenue en Sorbonne, Palante abandonna
la course désespéré. Plus abattu qu'il ne l'aurait
fallu, expérimentant dans sa chair meurtrie et dans son âme
fatiguée, la victoire et le triomphe du social sur l'individu
qu'il était, Palante cessera d'écrire, au sens noble
du terme, pour se contenter de commettre quelques feuillets polémiques
sans importance.
Dès lors, abandonnant tout projet d'intégration aussi
bien municipal qu'universitaire, sombrant dans une dispute théorique
avec Jules de Gaultier sur la possibilité d'enseigner à
l'université la trouvaille théorique de ce dernier
- le bovarysme -, Palante s'effondre et prépare mentalement
son suicide. Il avait écrit un article sur la lenteur psychique
dans lequel il confiait être de ceux qui, secondaires et réactifs,
avaient besoin de temps pour réaliser leur projets. Conséquent,
lucide, seul depuis longtemps, abandonné depuis toujours,
écorché, à vif, incapable de chercher plus
longtemps une place qu'il ne trouvait ni dans sa vie privée
affective, ni dans sa vie professionnelle, ni dans son existence
publique, ne réussissant que ses échecs, il mit fin
à ses jours.
Sur sa tombe, aujourd'hui balayée par les vents venus de
la mer ou les pluies tombées du ciel breton, le bout des
doigts aidant l'œil découragé par la mousse,
on peut lire cette phrase gravée : L'individu est la seule
source d'énergie, la seule mesure de l'idéal. Et,
dans l'enceinte du cimetière on pourra toujours imaginer
que la Chrestomathie du désespoir, s'il n'était pas
le titre d'un livre de Palante pourrait bien être celui d'une
possible histoire de l'œuvre majeure qu'est toujours pour chacun
une existence.
http://perso.wanadoo.fr/selene.star/page_magnone.htm
Fabrice MAGNONE
1996
Georges Palante un aristocrate libertaire
Article paru dans le n° 1028 du Monde Libertaire (1er février
1996 - rubrique Expressions), à l'occasion de la parution
de L'Individualisme Aristocratique.
Après les pamphlets de Lysander Spooner, Arrabal, Sade,
Oscar Wilde, Rabelais, Galtier-Boissière et dernièrement
Henrik Ibsen, c'est au tour de Georges Palante d'entrer dans le
catalogue de la collection Iconoclastes, nouvelle pléiade
des réfractaires (1).
Si ce vingt-cinquième volume jette encore un pavé
dans la mare des idées reçues, c'est que son auteur,
individualiste, radical du début du siècle, y développe
une philosophie des plus anticonformistes qui soient. Ce recueil
d'articles, encore mieux que celui paru il y a de ça quelques
années aux éditions Folle Avoine (2), nous éclaire
sur la pensée d'une exceptionnelle vigueur de Palante. N'y
cherchez pas de demi-mesures, de faux fuyants ou de compromissions.
Son œuvre tient du guide pratique de survie à l'usage
des individus libres et désirant le rester. Pour lui, l'affrontement
entre le singulier et le troupeau, entre l'individu et la société,
est inévitable même si l'issue doit s'avérer
fatale pour l'originalité sous quelque forme qu'elle se présente.
L'individu libre n'a donc d'autres choix que la révolte même
désespérée. Cet incorrigible pessimiste fait
l'apologie du libertaire intégral, une sorte de surhumain
nietzschéen, écorché vif et assoiffé
de relations affinitaires. Professeur de philo au lycée de
Saint-Brieuc, Georges Palante, sa vie durant, incarnera cet idéal
de l'aristocrate libertaire, Don Quichotte bataillant jusqu'au suicide
contre les moulins à vent de l'esprit grégaire. Michel
Onfray, à qui on doit sans doute la résurrection de
la pensée de Palante, résume ainsi ses influences
: " lecteur de Schopenhauer, pour le pessimisme, de Stirner,
pour célébrer la puissance de l'individu, de Nietzsche,
pour l'aspiration à transfigurer des impuissances en forces,
de Freud, pour ce qu'il enseigne des parts maudites et de leurs
relations avec la conscience. " (3) Mais cet esprit d'une formidable
ouverture s'intéressait également à Proudhon,
Ibsen, Fourrier, Emerson ou encore à une querelle entre Janvion
et Malato dans les colonnes de l'Ennemi du Peuple. Ennemi irréductible
de tous les partis, éternel dissident, Georges
Palante comme le fut Zo d'Axa, l'animateur de l'En Dehors, est
inclassable. Pourtant le dernier article de ce recueil intitulé
" Anarchisme et individualisme " propose une tactique
de l'individualiste contre la société qui rappelle
assez celle préconisée à la même époque
par Libertad et l'équipe de l'Anarchie. C'est aussi celle
d'un autre aristocrate libertaire Rémy de Gourmont pour qui
l'individualiste " détruit dans la mesure de ses forces
le principe d'autorité. C'est celui qui, chaque fois qu'il
peut le faire sans dommage, se dérobe sans scrupule aux lois
et à toutes les obligations sociales. Il nie et détruit
l'autorité en ce qui le concerne personnellement ; il se
rend libre autant qu'un homme peut être libre dans nos sociétés
compliquées. " (4) Que cette stratégie puisse
convenir aux anarchistes de toutes les fins de siècles rien
d'étonnant à ça, puisque pour Palante comme
pour Nietzsche, " L'anarchisme n'est qu'un moyen d'agitation
de l'individualisme. "
NOTES
(1) Georges Palante, L'Individualisme aristocratique, collection
Iconoclastes - 25, éditions des Belles Lettres, 185 pages,
75 F.
(2) Georges Palante, Combat pour l'individu, éditions Folle
Avoine, 1989.
(3) Michel Onfray, préface à Georges Palante, L'individualisme
aristocratique, op. cit.
(4) Rémy de Gourmont, Epilogues, II, p. 308.
(5) Nietszche, Volonté de Puissance, p. 337.
http://perso.wanadoo.fr/selene.star/page_guitart.htm
Nadine GUITART
1996
Le texte qui suit est extrait d'un Mémoire intitulé
" Georges Palante - Originalité et Actualité
", présenté par Nadine Guitart en vue
de l'obtention du diplôme de Maîtrise de Sociologie
(Université Paul Valéry, Montpellier III). Ce texte
est intéressant car il nous montre que l'apport sociologique
de Palante est loin d'être anecdotique et que sa pensée
est toujours actuelle.
Nous n'avons pas pu retrouver Nadine Guitart. Ce texte est donc
reproduit sans son autorisation. Si par hasard elle vient à
découvrir cette page nous l'invitons à nous contacter.
(Merci à Fabrice V. qui nous a procuré la copie de
ce document)
*********************
Chapitre 1
POUR UNE PSYCHOLOGIE SOCIALE
A/ L'approche psychologique
L'approche psychologique que Palante préconise dans l'analyse
des phénomènes sociaux, retrouve toute sa vigueur
aujourd'hui. Introduite en France par Gabriel Tarde, la psychologie
appliquée à l'approche sociologique sera reprise 100
ans plus tard par de nombreux sociologues français.
Dans sa lignée, Georges Palante porte un grand intérêt
pour l'analyse du psychisme et des actions individuelles.
Cette psychologie sociale héritée d'Auguste Le Bon
et Gabriel Tarde, s'interroge sur les raisons du conflit entre l'individu
et la société.
Selon Serge Moscovici les phénomènes qu'elle étudie
sont des phénomènes de communication sociale, d'influence
collective et de processus linguistique.
C'est la science qui aborde les faits de la vie quotidienne. Son
intérêt se porte sur les interactions humaines et les
groupes humains qui structurent la réalité sociale.
Selon Moscovici la psychologie doit expliquer la dimension subjective
de la réalité sociale : " on lui demande de comprendre
ce que les gens pensent et sentent " (1). Son observation de
terrain l'informe sur la vie quotidienne de l'individu et du groupe.
Le psychologue social essaie d'expliquer l'opposition entre l'individuel
et le collectif. Après Serge Albouy la psychologie sociale
considère les phénomènes sociaux comme un ensemble
de comportements psychologiques. C'est la science du comportement
de l'individu en groupe et influencé par ses " semblables
". Gustave Nicolas Fischer déterminera sa tâche
comme étant celle de définir la nature psychosociale
des phénomènes qui résultent de l'interaction
individu/société.
Gabriel Tarde et Gustave Le Bon sont les pionniers de cette approche
psychologique du monde social. ils révéleront le primat
du psychisme dans la vie collective, cher à Palante. Leurs
études porteront sur l'effet de masse propre aux sociétés
modernes et sur l'attitude de l'individu en groupe. L'individu associé
à un groupe, sera définit comme un être médiocre.
Serge Moscovici donnera cette définition de l'individu en
groupe dans son ouvrage L'âge des foules : " pris isolément,
chacun de nous est en définitive raisonnable; pris ensemble,
lors d'une réunion politique et même au sein d'un groupe
d'amis nous sommes tous prêt à commettre les pires
folies " (2). On retrouve ici le raisonnement de Palante à
propos de l'anéantissement de l'intelligence individuelle
dans l'esprit de corps.
La psychologie sociale actuelle se penche sur l'examen de groupes
restreints. Elle porte son intérêt sur la sociabilité
collective et son impact sur l'individu. Palante utilise cette méthode
dans son étude de psychologie sociale des effets des influences
sociales sur les consciences individuelles. Son analyse se concentrait
sur l'observation de groupes spécifiques, les fonctionnaires,
les universitaires, les gens des petites villes...
De même le constat de la tyrannie de l'esprit de corps qui
règne dans les groupes sociaux est constatée par le
philosophe.
La psychologie sociale actuelle s'intéresse aussi aux phénomènes
de conformisme, déviance, pression collective. Cette discipline
récente admet le caractère dichotomique du rapport
entre l'individu et la société, comme Palante au début
du siècle. Dans son Précis de Sociologie il proposait
une analyse du contenu des formes sociales, la psychologie sociale
remplit ce rôle aujourd'hui.
La psychologie sociale définie par Serge Moscovici et Jean
Maisonneuve considère le conflit entre l'individu et la société
comme un élément dynamisant. On retrouve ici l'idée
palantienne sur l'importance des conflits dans l'évolution
des sociétés humaines.
Le constat du rapport conflictuel entre l'individu et la société,
l'importance accordée aux phénomènes collectifs
dans une perspective psychologique et l'attention portée
à l'observation des micro-groupes composant la réalité
sociale font parties des centres d'intérêt de la psychologie
sociale actuelle. L'effort de Georges Palante pour comprendre la
société qui l'entoure par le biais d'une socio-psychologie
correspond bien aux: attentes de cette nouvelle science du social.
Chapitre 2
L'APPROCHE AU QUOTIDIEN
A/ L'ANALYSE DU PRESENT
Au milieu du XIXème siècle, la description de la
vie quotidienne est ébauchée par certains sociologues,
notamment Leplay et Dilthey. L'intérêt pour l'analyse
qualitative de la vie sociale est partagé. Les sciences sociales
sont à leur début en tant que science. Les postulats
épistémologiques divergent selon les pays et les penseurs.
La sociologie, alors en pleine modélisation théorique
est le centre d'un débat entre les partisans d'un moniste
social et ceux d'une approche microscopique des phénomènes
sociaux.
En France la suprématie de l'idéologie Durkeimienne
entrave la reconnaissance de réflexions singulières.
Cependant des philosophes esquissent une nouvelle approche de la
réalité sociale par l'étude de micro-situations,
révélatrices des mystères de l'activité
humaine. L'individu devient l'agent producteur du social.
A l'aube du XXème siècle Georges Palante proposera
une analyse de l'espace du quotidien lui permettant d'appréhender
le vécu des individus, sources d'informations précieuses.
Mais il faudra attendre la fin de la deuxième guerre mondiale
pour que s'opère un véritable tournant épistémologique
dans la sociologie Française. Une nouvelle perspective sociologique
est l'occasion pour les sciences sociales de reconsidérer
le rapport entre l'acteur et son milieu.
Des travaux sur le thème de la vie de tous les jours débutent
avec Lefèbvre, RelIer, Morn, Adorno...
L'intérêt pour le niveau microscopique des phénomènes
sociaux se diffusent en Europe et aux Etats-Unis avec l'école
de Chicago.
Les œuvres des penseurs tels que Georg Simmel et Max Weber
sont redécouvertes et constituent les fondements théoriques
de cette nouvelle branche de la sociologie.
Quelques soient les diverses tendances de cette sociologie compréhensive,
la perspective individuelle constitue son corpus théorique.
Sa méthodologie est l'observation directe plutôt les
relevés statistiques. Déjà Palante reprochait
à Durkheim de ne pas tenir compte des raisons des individus
dans son analyse du suicide.
Franco Crespi constate l'existence de trois courants d'analyse
du quotidien : le courant marxiste, représenté par
Lefebvre, RelIer; la phénoménologie avec Mead, Goffman,
Alfred Schutz et le courant actuel de sociologie formelle dont les
représentants en France sont Michel Maffesoli et Georges
Balandier.
Ces différents courants d'analyse du champ du quotidien
ont un point commun, celui du rejet de tout dogmatisme social et
scientisme.
Michel Maffesoli l'exprime clairement dans un article de la revue
sociologique, où il montre l'objectif de découverte
de la complexité du monde propre à la sociologie.
Et non la recherche d'une quelconque vérité.
Selon lui, le cadre du quotidien fait ressortir les multiples facettes
de la vie sociale.
L'apparence, le spectaculaire, le paraître s'emmêlent.
Pour le sociologue contemporain, le présent est épaisseur,
il contient la matière réelle du social. Maffesoli
propose une sociologie formelle capable de pénétrer
les dessous de la fantasmagorie sociale. Georges Palante expose
cette conception de la réalité sociale comme étant
un système illusionnisme social, dont le chercheur doit prendre
conscience afin d'éviter la chute dans cet illusion qu'est
le monde des activités humaines. Cette prise en compte de
l'imaginaire dans les structures de la vie sociale, trouve sa place
dans la sociologie actuelle.
La richesse de l'espace du présent où s'entrecroisent
activités routinières et imprévisibles, est
constatée par le sociologue Georges Balandier. Dans ce retour
de l'intérêt pour les pratiques individualisées,
le sociologue français démontre l'importance de ce
lieu du quotidien où se révèlent selon lui
les scènes d'illusion.
Cette perspective compréhensive de la dimension quotidienne
des sociétés contemporaine relèvent de nombreux
défis entamés il y a plus de 50 ans en France par
Georges Palante.
Aux États-Unis Thomas Luckmannn et Peter Berger expose une
nouvelle conception de la réalité sociale.
Ils reconnaissent l'existence d'une dialectique entre l'homme et
son milieu et à l'intérieur de son être. Cette
conception psycho-sociologique du monde social s'apparente à
la vision dialectique de Karl Marx. a propos de la réalité
sociale et l'existence individuelle. La considération du
facteur subjectif et du rapport conflictuel entre l'individu et
la société dans la construction de la vie sociale
est proposée par Palante au début du siècle.
Luckmann et Berger admettent l'importance de l'organisme individuel
dans la construction de ta réalité sociale, ainsi
que dans son fonctionnement. L'individu est enfin considéré
comme un être biologiquement et psychologiquement autonome.
Christian Lalive d'Epinay décrit cette nouvelle perspective
sociologique comme centrée sur l'agent individuel comme unité
biologique, psychologique, socioculturel et sur ses activités
sociales. L'individu participe " entièrement "
à ta construction de son monde. Palante citera en 1901, "
l'individu est le principe des initiatives, l'agent du progrès
social, le moteur de l'histoire " (3).
Selon une définition du sociologue contemporain Salvador
Juan : " La sociologie de la vie quotidienne est une praxéologie,
elle analyse le domaine des actions individuelles routinières
et inorganisées comme des faits sociaux en les situant dans
leur environnement institutionnel symbolique et par la place des
acteurs dans la structure sociale " (4).
Toutes les activités publiques ou privées sont analysées.
Cette approche du social au jour le jour, Palante l'expérimente
avec ses travaux sur l'esprit de corps, le pessimisme et l'individualisme,
le rapport antinomique entre l'individu et la société.
Les observations qu'il effectue sur les moindres faits et gestes
des individus au quotidien lui permettent de mieux comprendre la
mentalité de son époque. Cette dynamique de la vie
sociale, perçue comme le résultat d'actions individuelles,
est une des idées Palantienne reprise par les sociologues
de la vie quotidienne.
Selon Claude Javeau la vie quotidienne est le lieu de l'interaction
et des activités sociales. Il situe ce retour de l'individu
au début des années 70.
Alfred Shutz fera partie des fondateurs de cette nouvelle sociologie,
il acceptera la possibilité d'une interprétation subjective
des actions individuelles: " les sciences sociales, quant à
elles, traitent d'objets psychologiques et intellectuels et que,
par conséquent, la méthode des sciences naturelles
consiste en explication, celle des sciences sociales en compréhension
" (5). Selon lui, pour saisir la réalité sociale,
le chercheur du quotidien doit interpréter la structure subjective
de l'action individuelle. Shutz cite : " Je ne puis comprendre
un objet social sans le ramener à l'activité humaine
qui l'a engendré " (6). La sociologie traite d'objets
psychologiques et intellectuels où la nécessité
d'une méthode compréhensive.
Le milieu des sciences sociales diffère de celui des sciences
naturelles et de leurs méthodes qui ne sont pas applicables
à l'étude des activités humaines. Après
Schutz le sociologue doit saisir l'interprétation de l'action
et son contexte du point de vue de l'acteur en respectant certaines
règles de la méthode scientifique.
Cependant parallèlement à Palante il n'enferme pas
le savant dans des règles rigoureuses car il cite :"
Cela ne change rien au fait que le chercheur, qui est aussi un être
humain au milieu d'autres dans le monde-vie unique et uniforme,
et dont le travail scientifique est de travailler avec d'autres
au sein de ce monde, se réfère constamment et doit
se référer, dans ce travail scientifique, à
sa propre expérience du monde-vie " (7).
Ainsi, la sociologie du quotidien centre son interrogation sur
un sujet individuel avec ses relations proches et régulières.
Cet engouement pour le vécu serait dû à l'angoisse
des lendemains typiques de nos sociétés contemporaines,
selon les propos de Georges Balandier.
L'acteur dirige ses actions vers son milieu immédiat, donc
les sciences sociales doivent se tourner vers l'espace du présent.
Cette nouvelle approche du social emprunte à l'anthropologie
et à la psychanalyse son point de vue sur le sujet.
L'apport des réflexions freudiennes fut constaté
par Georges Palante lors de la parution des premiers travaux sur
la libido, la sexualité infantile .
L'objectif de compréhension de la vie sociale est le seul
but des partisans d'une sociologie du quotidien. L'amélioration
des conditions de vie et l'optimisme d'une société
meilleure à venir ne font pas parties des objectifs des sociologues
contemporains. Le combat de Palante contre le scientisme de époque
trouve sa victoire aujourd'hui.
Le respect de l'objectivité absolue est relativisé,
l'implication du chercheur est comprise car lui même est imprégné
du social. L'observation directe et participante font partie des
méthodes du jour.
Certains sociologues critiquent le subjectivisme des théories
sociales, notamment Devereux qui parle de transfert entre l'observateur
et l'observé, l'un agit sur l'autre et réciproquement.
Cependant l'observateur reste le moyen d'observation de la société
contemporaine ; cette méthode faisant ressortir des représentations
difficilement accessibles selon Pierre Bouvier.
L'analyse des actions individuelles et du contenu psychologique
permet de dégager les profondeurs de la vie sociale.
Le quotidien est composé de simulacres, jeux d'apparences
qui changent en permanence. Le social obéit à aucune
loi fixe.
Le masque et la réalité se superposent dans la vie
quotidienne. L'analyse de cette théâtralité
sociale permet au sociologue de comprendre la complexité
de la vie sociale et de pénétrer dans les profondeurs
du tissu social.
Georges Palante décrit dans son article" le bovarysme,
une moderne philosophie de l'illusion ", l'importance du mensonge
et de l'illusion qui participent à la dynamique sociale.
Sa lucidité lui permet l'accès à la mascarade
sociale.
Dans la sociologie du quotidien, la vie sociale est perçue
comme une mise en scène avec le jeu et le spectacle.
Le fantastique, la fiction ont pour rôle de rendre le quotidien
acceptable. Palante affirme la capacité de l'homme de s'illusionner
sur lui-même et sur le monde, pour voiler la mauvaise face
de la société. Il utilise ce concept de " bovarysme
" emprunté à Jules de Gaultier.
Palante découvre ainsi près d'un siècle auparavant
la fonction fantasque de la vie sociale. La prise en compte des
dysharmonies irrémédiables entre les individus et
la société, est admise aujourd'hui dans cette sociologie
de l'apparence. Michel Maffesoli explique que le collectif est le
lieu des conflits entre les acteurs. Dans ses travaux sur la vie
sociale, Georges Palante insiste sur le caractère illusionniste
des rapports sociaux ; Maffesoli et de nombreux sociologues contemporains
affirment aussi que les actes humains sont imprégnés
de semblant et de paraître.
A propos de la dimension spectaculaire du social, Guy Debord compte
parmi les grands critiques de cet aspect de la modernité.
Il affirme que tout devient une représentation, la marchandise
domine la vie sociale. Debord cite : " ce sont les choses qui
règnent " (8). A l'aube du XXème siècle
Georges Palante constata le règne de l'argent et la dépersonnalisation
des valeurs sociales; l'homme est valorisé selon ce qu'il
possède. Guy Debord remarque la domination du paraître
dans les sociétés occidentales, c'est le temps de
la consommation d'images à outrance. Dans la société
moderne du XIXème siècle, Palante démontrera
l'importance de l'étiquette et de la tenue vestimentaire
pour se distinguer de l'autre. Il dénonce l'idéologie
de la production excessive qui accapare l'homme ; l'individu vit
pour son travail et par son travail. Son individualité est
absorbée.
CHAPITRE 3
LE RETOUR DE L'INDIVIDU
A/ Le paradigme individualiste
La technique d'approche du monde social propre à Georges
Palante retrouve un certain regain d'intérêt dans la
sociologie française, depuis les années 80.
Les représentants de ce courant appelé " l'individualisme
méthodologique " sont Raymond Boudon et François
Bourricaud. Malgré quelques difficultés pour la reconnaissance
de son efficacité et de son apport dans le champ de la sociologie
Française, le paradigme individualiste reprend des forces.
La Prise en compte de l'individu
La perspective individualiste est défendue à la fin
de la première guerre mondiale par le cercle intellectuel
autrichien composé de Menger, Hayek, Popper. Ces philosophes
vont révolutionner l'épistémologie des sciences
sociales.
Ils participeront à l'édification d'un nouveau corpus
théorique et méthodologique; ils redonnent aux individus
une capacité d'action dans la vie sociale. Karl Popper définira
ce type d'approche " l'individualisme méthodologique
".
L'individualisme méthodologique semble caractériser
la sociologie Allemande, Italienne et Américaine, notamment
en ce qui concerne la sociologie classique. La domination du paradigme
holiste en France fait ombre aux courants opposés de l'époque.
Georges Palante tente d'imposer une conception individualiste du
rôle de la sociologie et de celui de l'individu dans la vie
sociale. Le combat Palantien contre la domination intellectuelle
du groupe durkheimien est vain, lui est seul contre l'idéologie
du groupe.
Karl Popper donne une définition de ce paradigme individualiste:
" la tâche d'une théorie sociale est de construire
et analyser avec soin nos modèles sociologiques en termes
descriptifs ou nominalistes c'est-à-dire en termes d'individus,
de leurs attitudes, anticipations, relations. " (9). Les reproches
qu'il fait au milieu scientifique du moment sont similaires à
ceux de Palante, en ce qui concerne la recherche de la vérité.
Popper dénonce leur dogmatisme et scepticisme irrationaliste,
il affirme : " aucune théorie n'est peut- être
vraie " (10). Le but de la science est l'approximation de la
vérité; il parle de la vérisimilitude. Le devoir
moral de l'intellectuel est de tendre à la simplicité
et la lucidité.
Il œuvre pour la recherche d'explications du connu par l'inconnu
pour une découverte des profondeurs de la vie sociale. L'homme
est le seul producteur des mythes et des idées ; Palante
énonce quelques années plus tôt la production
des idéaux par l'individu comme seule énergie sociale.
Aujourd'hui Raymond Boudon et François Bourricaud prennent
la défense de cette approche individualiste de la société.
Nous porterons notre attention sur les travaux de Boudon qui a donné
des définitions spécifiques de l'individualisme méthodologique.
Selon le sociologue contemporain, l'individualisme méthodologique
" implique que pour expliquer un phénomène social,
il faut retrouver ses causes individuelles, c'est-à-dire
comprendre les raisons qu'ont les acteurs sociaux de faire ce qu'il
font ou croire ce qu'ils croient " (11).
Le sociologisme des années soixante et soixante-dix en France,
propage l'idée de la supériorité des structures
sociales sur l'individu; Boudon oppose des considérations
d'un autre ordre: " il faut concevoir les acteurs sociaux comme
autonomes " (12).
Son premier objectif est semblable à celui de Palante, redonner
à l'individu sa place au centre de la vie sociale. L'atome
de l'analyse devient l'acteur individuel agissant dans un contexte
dit de contraintes. Selon Raymond Boudon la sociologie se doit d'analyser
des phénomènes singuliers. Cette perspective fut proposé
auparavant par Georg Simmel et Max Weber en Allemagne, et en France
avec Georges Palante.
L'esquisse d'une nouvelle approche sociologique mettant en avant
la possibilité d'interpréter un phénomène
comme résultant d'actions individuelles, situé dans
un contexte donné est énoncé par Palante. De
même la reconstruction de la subjectivité de l'individu
fait partie de ses postulats épistémologiques.
Georges Palante porte un grand intérêt au contenu
des formes sociales, il cite : " il est un contenu dont il
est impossible de faire abstraction c'est le contenu psychologique
des groupes étudiés, car c'est en idées, en
croyances, en désirs, que se traduisent finalement tous les
phénomènes statiques ou dynamiques dont se composent
la vie des sociétés " (13). Cette affirmation
est similaire au postulat de Boudon qui considère que le
phénomène social doit être dans la mesure du
possible interprété comme l'effet d'actions, croyances,
comportements individuels.
Boudon précise que le moment microsociologique consiste
à faire apparaître le caractère adaptatif d'un
comportement par rapport à une situation. Dans son étude
sur le scandale, Palante parvient à l'explication du phénomène
avec l'observation de comportements et réactions individuelles
dans une situation critique.
Pour Raymond Boudon la perspective individualiste est complexe,
il cite : " une sociologie individualiste est plus difficile
à pratiquer qu'une sociologie holiste, puisqu'elle débouche
sur la mise en évidence d'effets d'agrégation souvent
complexes et surtout qu'elle suppose un effort attentif d'informations,
seul susceptible de préserver l'observateur du risque de
projection " (14).
L'observation attentive et détaillée est une technique
que l'on retrouve dans les travaux de Georges Palante, particulièrement
dans son observation de l'esprit de petite ville. Le détail
des comportements individuels en groupe foisonnent; les constatations
qu'il ressort de cette étude sont applicables à d'autres
phénomènes comme le scandale ou l'esprit de corps.
Malgré de grandes différences au niveau épistémologique
et méthodologique, la sociologie individualiste et descriptive
préconisée par Palante est très présente
dans la sociologie française contemporaine avec Henri Lefèvre,
Friedman , Touraine.
Selon Boudon ce type d'approche répond à une demande
pressante des sociétés modernes car elle permet la
connaissance de certains phénomènes inconnus. Ainsi
qu'une meilleure connaissance de la mentalité d'une société.
Ce souci de compréhension de l'individu considéré
comme l'acteur du monde social avec son autonomie et son indépendance,
pénètre progressivement le champ des sciences sociales
modernes.
Les représentants de la perspective individualiste sont
peu nombreux; la discipline sociale conserve son pluralisme méthodologique
et théorique. Cependant, la recherche d'une unité
méthodologique est hasardeuse car le choix de l'objet et
du moyen d'observation dépend du sociologue. Palante insistera
sur l'importance de la personnalité de l'observateur en science
sociale, dans son Précis de Sociologie.
B/ la doctrine éthique
Le XIXème siècle correspond à l'ère
de l'individualisme dans un art de vivre de la société
moderne.
L'éthique de la philosophie individualiste entend combattre
les valeurs bourgeoises et conservatrices de son temps. Les penseurs
qui participent à la défense de l'autonomie et de
la liberté individuelle appartiennent au courant romantique
du moment.
Ecrivains, artistes et intellectuels se réunissent dans
ce combat pour l'individu. Le procès d'individualisation
des modes de vies se généralise à l'ensemble
de la société française.
Son apogée se fait sentir à l'aube du XXème
siècle ; le paradigme individualiste devient le représentant
de l'idéal démocratique. Cependant des attaques anti-individualistes
apparaissent. Le regain pour le communautarisme explique ces révoltes
collectivistes.
Durant la première moitié de notre siècle,
l'idéologie holiste et groupiste connaîtra un franc
succès. Avec Charles De Gaulle, les valeurs communautaires
retrouvent toute leurs forces, la famille devient le pilier de l'édifice
social.
La montée du marxisme et du communisme dans les années
30 conforte les partisans du collectivisme. Au lendemain de la seconde
guerre mondiale, l'autoritarisme nazi revitalise les penchants en
faveur de la liberté individuelle. La défense de l'individualisme
est proclamée par quelques écrivains.
Cependant, il faudra attendre les années 70 avec la chute
de l'idéologie du marxisme pour que la doctrine éthique
retrouve ses défenseurs. En effet, la chute du marxisme en
URSS et surtout ses effets totalitaires accentuent la montée
d'une adhésion aux valeurs de liberté et d'indépendance.
En France, l'idéologie groupiste garde son dynamisme, en
particulier avec la révolte de mai 68 qui proclame des idées de communauté et de
solidarité.
L'éloge de l'individualité
A partir de 1975, l'individualisme retrouve une certaine vigueur
intellectuelle ; les penseurs osent à nouveau prendre sa
défense contre la mentalité collectiviste.
La montée du narcissisme dans les styles de vie au quotidien
et la réhabilitation du marché, assortis d'une revendication
de moins d'état, contribuent au regain de l'individualisme
en France.
Gilles Lipovetsky constate cette redécouverte des valeurs
individuelles. Le culte de la singularité individuelle, le
respect des différences, la libération personnelle
font parties des valeurs hédonistes de l'individualisme postmoderne.
Les valeurs que Palante professait autrefois, s'épanouissent
dans la société actuelle.
Cependant la particularité de cette sensibilité hédoniste
contemporaine est qu'elle s'affirme par l'appartenance à
des micro-groupes. Michel Maffesoli remarque l'importance de cette
nouvelle socialité affective qui traverse tout le tissu social.
La masse se cristallise en agrégations multiples et éphémères.
L'individu est connecté à des groupes ; le sociologue
parle du phénomène de tribalisme.
Gilles Lipovetsky diagnostique un procès de personnalisation
à tous les niveaux: de la vie sociale, il affirme : "
le culte de la spontanéité, et la culture psychologique
stimulent à être plus soi-même " (15).
L'individualisme a pénétré la sphère
du quotidien; la critique de Georges Palante à l'encontre
de l'asservissement de l'individu par la tyrannie sociale jusque
dans sa vie privée trouve son expression libératrice
dans la société de consommation.
Cette nouvelle éthique hédoniste privilégie
le bien-être et la liberté de l'homme.
Cependant la lutte pour la puissance que Palante définit
comme étant indispensable à l'évolution de
toute société se vérifie aujourd'hui. Aucun
idéal pédagogique ne l'a effacée de l'univers
humain. Son affirmation de l'impossibilité d'harmoniser les
rapports sociaux trouve un prolongement dans la société
moderne. Gilles Lipovetsky affirme : " les relations humaines,
publiques et privées sont devenues des rapports de domination,
des rapports conflictuels fondés sur la séduction
froide et l'intimidation " (16).
La dimension affective et sensible caractérise les relations
sociales ; Palante à son époque constate le changement
de la sentimentalité individuelle pour une sensibilité
partagée à plusieurs et tournée vers le social.
Le retour de la culture individualiste dans les années 80,
se remarque dans la littérature journalistique et sociologique,
selon Alain Laurent. Les libéraux des sciences humaines reprennent
le discours en faveur des valeurs individuelles.
Le magazine littéraire consacrera un dossier à l'individualisme;
François Ewald énonce le retour de l'individu au détriment
des systèmes et structures, en vogue dans les années
60.
Baudrillard parle de l'individu avec ses passions et sa subjectivité,
un individu qui fonctionne dans des réseaux.
Alain Touraine y décrit le conflit qui domine notre temps
comme celui qui oppose l'image de l'individu comme consommateur
et la représentation de l'individu comme sujet luttant pour
son droit à l'individualité.
Le combat pour l'individualité et la diversité cher
à Georges Palante est repris.
L'individu retrouve sa place et son autonomie dans le mécanisme
social.
Serge Moscovici parle d'une pluralité d'individualismes
correspondant à autant de formes de socialité. Dans
la société moderne la représentation de l'individu
correspond à un individu capté dans la foule, avec
une responsabilité anonyme. Palante remarque au début
du siècle cette transformation de la responsabilité
individuelle ; l'individu est englobé dans un groupe, la
responsabilité devient collective et protège les délateurs.
Parallèlement à ce désir d'individualité,
l'individu postmoderne se lie à plusieurs cercles sociaux.
Cette tendance au regroupement des individus dans des corps absorbant
l'individualité est dénoncée par Palante dans
son ouvrage " combat pour l'Individu " ; Michel Maffesoli
expose cette nouvelle socialité typique de la postmodernité,
qui est dominée par la perte de l'individu dans un sujet
collectif. Ronald Creagh remarque que dans nos sociétés
l'individu s'enferme dans un cocon.
Cependant les avis divergent; à propos de l'individualisme,
Louis Dumont précise que l'idéologie individualiste
marque l'aporie créatrice de la modernité, elle entend
faire oublier que le social est premier.
Patrice Bollon parle du culte du cocon, chacun est à la
recherche de sa morale, il parle
du triomphe des valeurs personnelles.
Après la vague solidariste des années d'après
guerre, un nouveau discours centré sur la célébration
de la supériorité individuelle est bien présent.
Autour du procès de réhabilitation des valeurs individualistes,
se retrouvent des écrivains, des intellectuels : Lipovetsky
, François Revel, Max Gallo, Mendel, Alain Laurent…
L'individualisme palantien obtient une certaine reconnaissance
dans cette défense d'un individu libre et indépendant
contre un individu absorbé dans un groupe. Ses écrits
intéressent les esprits assoiffés de liberté
dont Michel Onfray, Alain Laurent, Yannick Pelletier et tant d'autres.
Cependant son oeuvre ne sera connu que des auteurs passionnés
de pensées originales et singulières.
NOTES
(1) Serge Moscovici, " Les fondements de la psychologie sociale
", p 12.
(2) Serge Moscovici, " L'âge des foules ", p 27.
(3) Georges Palante. " Précis de Sociologie ".
p 179.
(4) Salvador Juan. " Les formes élémentaires
de la vie quotidienne ". p 123.
(5) Alfred Schutz, " Le chercheur et le quotidien ",
p 67.
(6) Idem, p 98.
(7) Idem. p 190.
(8) Guy Debord. " La société du spectacle ",
p 40.
(9) Karl Popper. " Misère de l'historicisme ".
p 171.
(10) Karl Popper. " La connaissance objective ". p 11.
(11) Raymond Boudon, " Traité de Sociologie ",
p 27.
(12) Idem, " La logique du social ", p 4.
(13) Georges Palante. " Précis de Sociologie ",
p 3.
(14) Raymond Boudon, " Effet pervers et ordre social ".
(15) Gilles Lipovetsky, " L'ère du vide ", p 32.
(16) Idem. p 76.
http://perso.wanadoo.fr/selene.star/page_onfray_pessimisme.htm
Michel ONFRAY 1999
Préface de Pessimisme et Individualisme,
Editions Folle Avoine.
(Nous remercions Michel Onfray qui nous a gentiment autorisé
à reprendre sur notre site l'essentiel de ses écrits
sur Palante)
Dans l'art d'échouer, Georges Palante manifeste un talent
extraordinaire. Les Antinomies entre l'individu et la société,
sa thèse, est construite plus ou moins consciemment de façon
à heurter le corps professoral universitaire soucieux de
belles manières d'écritures et de politesses de composition.
De plus, le choix des directeurs de thèse parmi le quota
des personnages fustigés dans le corps du travail - Gabriel
Séailles et Célestin Bouglé rend fort probable
le camouflet infligé par les deux mandarins au pauvre Georges
Palante toujours en quête maladroite d'une affection qu'il
se plaît à rendre impossible. Avec Pessimisme et Individualisme,
sa thèse secondaire, le philosophe persiste et signe.
L'ouvrage apparaît au premier coup d'œil comme un recueil
maladroit de citations juxtaposées, mal jointées par
des considérations obsessionnelles auxquelles il semble accroché
à la manière d'un désespéré à
la fenêtre qu'il va lâcher pour s'écraser quelques
mètres plus bas. Le livre, modeste par sa longueur, se fait
fort de citer plus d'une centaine d'auteurs, dont certains abondamment,
et renvoie à presque autant de titres différents,
les uns cardinaux, les autres anecdotiques. L'université
n'aime pas le dilettantisme et l'indifférence à l'endroit
de ses codes. La thèse secondaire, bien que publiée
aux éditions Alcan, prestigieuses alors sur le terrain philosophique,
connaît le même destin que la thèse principale.
Et Palante amorce avec cet échec une triste et pénible
descente aux enfers. Le travail du philosophe se propose d'examiner
les rapports qu'entretiennent l'individualisme et le pessimisme.
Selon l'auteur, c'est d'ailleurs sa thèse au sens architectonique
du terme, les deux options se nécessitent, s'appellent, se
complètent. On ne peut être pessimiste sans déboucher
sur l'individu; on ne saurait sacrifier à l'individualisme
sans découvrir les fleurs vénéneuses du pessimisme.
Autant dire qu'à la lecture du livre, on ne se trouve pas
convaincu de la justesse d'une pareille hypothèse et qu'on
peut légitimement persister à croire que les deux
positions, loin de se compléter, peuvent même très
bien s'exclure. Mais de cela, Palante n'envisage à aucun
moment la possibilité.
Comment le thésard s'y prend-il pour convaincre son jury
potentiel ? Mal. Car il fragmente son sujet, le casse à la
manière d'un jouet qui lui résiste. En examinant les
formes possibles du pessimisme, Palante classifie artificiellement
et arbitrairement : il distingue en lui des versions romantiques,
historiques, misanthropiques, irrationalistes, scientifiques et
théologiques. Pour autant, juste après le découpage
proposé pourtant sous sa responsabilité, il s'essaie
au transversal et conclut que, finalement, le tenant de l'une des
versions peut tout aussi bien être intégré dans
une autre, voire une troisième. Avant de ne pas conclure
qu'en fait, presque tous les auteurs concernés semblent susceptibles
de figurer dans la plupart des catégories artificielles proposées
par la thèse. De cette porosité des structures, Palante
devrait conclure à l'inefficacité théorique
de son hypothèse, et revoir sa copie, sinon l'agencer autrement.
Il n'en fait rien.
Le sujet ne se pouvait traiter qu'à la manière d'un
James Sully dont on publie en 1882, chez Germer Baillières
et Cie, la traduction de l'anglais d'un ouvrage qui fait date sur
le sujet: Le Pessimisme. Histoire et Critique. Ce livre qui me semble
toujours d'une exceptionnelle actualité n'apparaît
pas une seule fois dans les 140 petites pages de Georges Palante.
Nul part mentionné, nul part cité, nul part référencé.
Pour une thèse à l'exhaustivité obligée
l'oubli de cet ouvrage vaut péché mortel, D'autant
que sont abondamment commentées et exploitées des
pages plus secondaires de Metchnikoff, Fierens-Gewaert, Thiaudière
et Challemel-Lacour. La négligence paraît impensable
dans une procédure universitaire normale.
Pour quelles raisons, direz-vous, peut-on encore lire aujourd'hui
Georges Palante ? Je préciserais, pour ma part, qu'en plus
de pouvoir le lire, il faut le lire. Car le livre vaut moins pour
ce qu'il ne dit pas, ou dit mal - les relations d'interdépendance
et de conséquence entre l'individualisme et le pessimisme
-, que pour ce qu'il laisse transparaître et dissimule sous
chacune des citations, chacun des commentaires personnels. Pessimisme
et Individualisme doit se lire tel un roman philosophique autobiographique
où se montre et prouve qu'une pensée propose toujours
le travestissement d'une sensibilité.
Historiquement, dans son temps, Palante évolue entre le
pessimisme schopenhauérien et l'individualisme nietzschéen,
très en vogue. Au début du vingtième siècle,
on traduit abondamment les deux philosophes du soupçon. Même
les salons bourgeois bruissent de conversations mondaines sur les
mérites comparés du néant bouddhiste et du
surhomme teuton, sur les avantages de la négation du vouloir
vivre et les inconvénients de Zarathoustra dans le quartier
Latin. Mais simultanément, dans son corps, Palante expérimente
la maladie, la souffrance, la chair blessée. Lui qui déduit
le pessimisme non pas de constructions rationnelles, d'opérations
de l'esprit ou de conclusions théoriques, mais de sentiments,
d'affects et d'émotions, il ne peut que proposer, via la
théorie, les grands auteurs et les noms de son panthéon
intellectuel, la nécessité de sublimer, au sens freudien,
les exigences d'une biographie placée sous le signe de la
mélancolie, de la douleur et de la souffrance.
Atteint d'acromégalie depuis son adolescence, le philosophe
connaît, à cause de ce dysfonctionnement hormonal,
un allongement démesuré de ses extrémités.
Il ressemble à un monstre à la démarche simiesque.
Le regard d'autrui le structure telle une victime sociale, une occasion
d'expiation collective de la faute d'exister, d'être au monde.
La sensibilité du philosophe, voilà la généalogie
de son pessimisme et de son individualisme. A posteriori, l'auteur
tâche de travestir cette nécessité biologique
devenue option métaphysique, mais n'y parvient pas. Dans
chacune des pages de son livre, on sent l'hypersensibilité
blessée, la pensée comme thérapie, la volonté
de philosopher pour résoudre des problèmes existentiels
et le savoir convoqué pour légitimer cette entreprise.
Pessimisme et Individualisme vaut la lecture parce qu'on y trouve
ré exposée la thématique classique de son auteur:
le corps fournit la grande raison ; tout est affaire de sensibilité
; la métaphysique procède de la physiologie ; l' émotivité
nourrit la théorie ; le social vit de la négation
des individualités ; la résistance des individualités
toujours en péril est nécessaire, pour autant, elle
est condamnée à l' échec car le collectif triomphe
en permanence : l'héroïsme suppose de ne pas se soumettre,
de s'insoumettre, de refuser; la tâche du philosophe consiste,
autant que faire se peut, à rendre la vie possible loin des
entreprises grégaires.
Toutes ces options découlent en ligne droite des thèses
formulées par Nietzsche dans l'ensemble de ses œuvres.
Georges Palante en fournit la formule française, datée,
mais inactuelle - donc, en tant que telle, lisible avec la même
force hier, aujourd'hui et demain. De son premier livre à
son dernier écrit, sa pensée se veut de combat et
de guerre, militante et agonique. Ses ennemis ? Ceux qu'il appelle
dans le cours de son texte " le monde peuplé de crétins
et d'aigrefins, de jocrisses et de ganaches ". Convenons-en,
la déclaration d'hostilité, toujours d'actualité,
confine au désir d'apocalypse.
D'un côté de la barricade philosophique, un certain
nombre des exemplaires précités triomphent de tout
temps avec superbe ; de l'autre, on rencontre ceux qui, pour eux-mêmes
et ceux qui les lisent, témoignent de la tâche et des
obligations existentielles de la discipline. Les uns écrivent
des livres jetables, à la mode, actuels. indexés sur
l'attente d'un public désiré nombreux ; les autres
rédigent des ouvrages avec leur sang, leurs âmes. leurs
expériences, leurs souffrances et leurs voluptés.
leurs vies. Palante appartient à cette dernière planète,
celle des auteurs qui aident à vivre et qu'on peut lire,
et relire, sans cesse, longtemps.
http://perso.wanadoo.fr/selene.star/page_onfray_intro_palante.htm
Michel ONFRAY 2002
Introduction de Physiologie de Georges Palante
Pour un nietzschéisme de gauche, Grasset
En 1989, Michel ONFRAY consacre un essai consacré à
Georges Palante. Cet ouvrage, intitulé Essai sur un Nietzschéen
de Gauche est reparu, début 2002 chez Grasset. Michel ONFRAY
n'y a apporté aucune modification. On le déplore car
on aurait aimé en apprendre plus sur Palante, voir certains
pans de sa vie un peu mieux éclairés (son enfance
par exemple, son mariage, la manière dont il est arrivé
à s'intégrer dans le monde des lettres…).
Ce " nouveau " livre est donc quelque peu décevant
pour les fans de Palante. Le principal " bonus " c'est
la nouvelle introduction que Michel Onfray nous offre et que nous
proposons ici, précédée d'une courte présentation
du livre par la maison d'édition.
(Nous remercions Michel Onfray qui nous a gentiment autorisé
à reprendre sur notre site l'essentiel de ses écrits
sur Palante)
Cet essai sur Georges Palante est le premier livre écrit
par Michel Onfray. Il l'a publié, voici quinze ans, aux édition
Folle Avoine - qui n'existent plus - et sa réédition
s'imposait, tant s'y résume et s'y annonce toute la philosophie
de l'auteur. Qui était Georges Palante ? Peu de gens se souviennent
de ce philosophe si particulier, et rares sont ceux qui le lisent
encore - bien que ses œuvres complètes soient en voie
de réédition. Pourtant, Palante (1862-1925) fut un
des philosophes importants du début du xxe siècle.
Louis Guilloux en avait même fait le modèle de son
héros dans Cripure (c'est-à-dire : " critique
de la raison pure "). Nietzschéen, engagé à
gauche, aristocratique et libertaire, théoricien de "
l'ariste " (concept résumant son idéal aristocratique
et artiste), Palante enseigna la philosophie et eut une existence
assez misérable, qui le mena à un suicide tragique.
La grande raison, l'autre nom du corps ou comment devenir ce que
l'on est ?
La passion pour Georges Palante procède d'une communauté
de sensibilité, bien évidemment. On n'aime pas par
hasard un philosophe plutôt qu'un autre dans le panthéon
des grands noms ou des signatures obscures. J'ai été
séduit par cette figure qui, de plain-pied, m'a donné
l'impression de parler un même langage, d'évoluer dans
un même univers, de partager les mêmes références.
Ce qu'on aime en l'autre, c'est soi, toujours, ou ce qu'il nous
apprend de nous ; qu'il nous donne l'impression d'avoir écrit
des pages qu'on aurait pu signer ; qu'il formule clairement ce qui
restait obscur en nous ; qu'avec des mots il mette de l'ordre dans
le chaos qui nous travaille. Là où je m'imagine décider
du plaisir de lire un penseur, je suis d'abord requis.
Palante m'a plu pour sa solitude, son acromégalie, un dysfonctionnement
hormonal qui le transforme en monstre aux extrémités
démesurément longues, son allure simiesque, sa douleur,
sa mélancolie ; il m'a ému par son talent à
échouer, sa détermination à rater, son ardeur
à tout mettre en œuvre, toujours, pour fabriquer de
la faillite et de l'insuccès ; il m'a touché, tout
de suite, par son refus des réputations et des mondanités,
des comédies sociales et des solutions grégaires ;
il m'a attendri en alcoolique, joueur de poker, compagnon de filles
à matelots, professeur chahuté dans un lycée
de province, correcteur des copies du bac dans un bordel ; il m'a
fait sourire en chasseur myope manquant ses cibles dans la lande
bretonne, en marcheur sur les grèves, en dormeur sur la plage
; il m'a conquis flanqué de ses chiens bâtards ou de
sa compagne illettrée, ancienne employée de boxon,
ou en misanthrope vivant, pas bien net, au milieu de ses livres,
ses papiers, ne possédant pas même une édition
de ses ouvrages.
Il m'a plu, ému, touché, attendri, il m'a fait sourire
et conquis, certes, mais, justement pour ces raisons, il me plaît
toujours, m'émeut, me touche et m'attendrit avec le même
effet qu'au premier jour. Ce portrait me convient d'autant qu'il
est aussi celui d'un nietzschéen et montre qu'on peut se
réclamer du philosophe allemand en toute cohérence
sans être un grand blond aux yeux bleus, une brute, un fauve
dominateur et conquérant, une caricature de nietzschéen
à l'usage des médiocres. J'aime cet homme, son œuvre
et sa pensée car il illustre ce que peut signifier être
nietzschéen loin des a priori idéologiques ou des
réputations fabriquées par les incultes. Nietzsche
et Palante partent de leur souffrance, de leur corps, de leur expérience
pour échafauder une pensée qui les aide à vivre.
Etre fidèle à Nietzsche, c'est considérer l'œuvre
comme une occasion de donner un sens à la vie, à sa
vie - et vice versa.
L'héritage nietzschéen suppose une pratique paradoxale
de la raison pour critiquer la raison : le père de Zarathoustra
n'a cessé de recourir à cet instrument pour le retourner
contre lui-même... La raison contre la raison, au profit de
plus qu'elle : la Grande Raison, l'autre nom du Corps. Je crois
que nous entrons dans le siècle capable de comprendre enfin
cette idée : le Corps agit en deçà de la raison,
il la fabrique, la constitue, la construit, elle lui prend son sang,
son squelette, ses muscles et sa chair. Palante - après Nietzsche
- sait de quoi il en retourne : en eux plus qu'en tout autre le
corps dispose de l'empire. Mais n'en va-t-il pas là de toute
généalogie du tempérament artiste ?
Passionné de raison pour mieux en découvrir la fonction,
sinon la fiction, puis en dénoncer les conséquences,
le nietzschéen n'ignore rien de cette ruse et du mécanisme
qui l'accompagne. Sa réflexion circonscrit les méandres
de ce mouvement autophage, accélère le processus de
décomposition, puis laisse place nette à une causalité
unique : la physiologie. Derrière les concepts, les architectures
idéales, les châteaux verbeux du philosophe se cachent
toujours une sensibilité, un tempérament, un caractère
essentiellement réductibles à l'endocrinologie, la
biologie, la physiologie, la médecine et autres modalités
de l'anatomie. La pensée procède d'un corps et y retourne
après avoir effectué le détour par les mots.
Voilà l'une des leçons majeures du nietzschéisme.
Etre nietzschéen suppose donc moins adhérer aux quelques
figures de style destinées aux classes terminales - le surhomme,
l'immoralisme, l'antichristianisme, Zarathoustra, la volonté
de puissance, etc... - que s'installer avec détermination
sur le chantier laissé par Nietzsche le jour où la
folie, en complice de la mort, lui interdit d'aller plus loin dans
son travail de sape et d'architecte. Le nietzschéen travaille
à une méthode critique, à une révolution
mentale, à une épiphanie éthique. Il laisse
aux autres le soin de ne pas aimer Nietzsche, coupable d'analyser
de manière impitoyable et cruelle les fictions sur lesquelles
se construit l'Europe, suffisante, dominatrice, arrogante, satisfaite
d'elle-même et de ses colifichets idéologiques. Ce
qui motive le philosophe ? la construction d'individualités
à même de résister au mouvement nihiliste du
monde. Quand Palante essaie de fabriquer cette figure pour son propre
compte, il répond à la question : comment peut-on
être nietzschéen ?
Chez ce modeste philosophe accablé par une chair douloureuse
on voit le chantier, les essais, les étais et les échafaudages,
on constate les bricolages, on repère les fragilités
et les faiblesses de l'édifice, on assiste à des tentatives,
la plupart du temps infructueuses, certes, mais riches d'enseignement.
Etre nietzschéen ne suppose pas réussir, mais essayer.
La vie de Georges Palante incarne les immenses difficultés
de cette expérimentation au quotidien. Dans la perspective
de ce combat pour vivre debout on n'est pas tenu de gagner, mais
il faut jouer.
La pensée de Nietzsche, à la manière des pharmacopées
antiques si souvent proches, invite à cette dynamique, elle
ne contraint pas à une posture arrêtée du genre
génie, héros ou saint - ces variations en forme d'idéal
du Moi sur le thème du surhumain. Dans la mesure de ses moyens,
créer un peu de l'héroïsme qu'on est à
même d'injecter dans son existence, voilà ce qui importe.
Et tant pis si l'échec menace sûrement, car la grandeur
est dans la tentative. La tension, l'effort, l'ascèse supposent
un but, un objectif, mais ils se trompent ceux qui pensent Nietzsche
et les nietzschéens en héros parvenus aux ciels inexistants
: l'héroïsme ne s'affiche pas, il se dissimule comme
un objectif dans le travail sur soi pratiqué sans relâche.
La clairière compte moins que le cheminement y conduisant.
Palante a mené sa vie dans la douleur : j'aime cette tension,
même si elle n'a pas abouti, je respecte son mouvement, peu
importe qu'il n'ait pas débouché sur la fabrication
d'un modèle, d'un archétype, d'une idée de
la raison - qui croit d'ailleurs à la possibilité
de pareilles balivernes incarnées ? Ce vieux philosophe breton
m'attendrit dans son essai pour parvenir au sommet : il roule sans
cesse un rocher menaçant qui le contraint sans cesse au spectacle
de l'éternel retour de sa volonté trop faible. Le
surhumain n'est pas un havre, mais une direction qui organise l'existence
pour en permettre l'exercice ordonné.
* * *
La physiologie en généalogie d'une méthode
constitue l'un des piliers de la révolution nietzschéenne.
Quelle physiologie ? celle des organes et de la chair, des énergies
et des corps, des peaux et des humeurs, un corps intérieur,
un animal machine. Mais aussi un corps pour les autres, celui qui
se montre et constitue dans, par et pour le regard d'autrui - un
corps extérieur, une fiction fragile. Ce que je suis procède
également, et pour une part importante, de ce que les autres
font de moi et de mon usage de ce qu'ils ont fait de moi. Palante
subit ce tragique dérèglement hormonal qui allonge
toutes ses extrémités et transforme son apparence
en monstre bossu à la démarche simiesque. Expérimenté
comme tel, vécu et perçu sur ce principe, le corps
fournit le matériau du tempérament, du caractère,
de la sensibilité - pour le formuler dans l'un de ses termes
de prédilection.
La quantité de vitalité d'un corps écrit le
destin d'un être. En plus ou moins grande dose, en excès
ou en défaut, manquante ou débordante, elle installe
l'identité dans une vitesse dont le reste procède
: les pensées, les avis, les positions, les théories,
les visions du monde, les concepts, les imaginations, tout. Elle
décide de la santé et de son triomphe, ou de la maladie
et de son empire ; elle veut à notre place, du moins, elle
commande là où raison, conscience, décision
et vouloir personnel comptent pour rien ou presque rien ; elle impulse,
met en mouvement, fait basculer ; elle invite à la haute
mer ou décide du retour au port ; elle dirige.
La pensée - sa qualité, sa quantité, sa présence
ou son absence - en provient. Aucun philosophe ne décide
de ses idées, elles le requièrent, l'obligent et le
veulent. Nietzsche et Palante, en sismographes avérés,
témoignent toute leur existence, livre après livre.
Chacun sur son chemin, l'un sur des cimes plus hautes, sur des versants
plus escarpés, avec des expansions relatives à leurs
tempéraments respectifs, ils expient l'animalité de
leurs géniteurs. L'impuissance de Nietzsche produit réactivement
plus de puissance que celle de Palante, probablement parce que la
blessure était aussi plus grande, plus profonde, plus large,
plus vaste... La vitalité creuse le corps, puis donne naissance
à des affects susceptibles d'être transformés
en formes - musique, romans, action, images, philosophie.
Le corps pense, pas le philosophe considéré comme
un pur esprit. Tout penseur est une chambre d'enregistrement, un
lieu pour l'écho, un creuset plus ou moins hospitalier, complice
ou résistant. A l'épicentre de la réflexion
d'un homme, si d'aventure on lui inflige le supplice de la poule
aux yeux d'or, on trouve un composé cellulaire, une machine
parcourue de flux - sanguins, respiratoires, digestifs, nerveux.
Personne ne choisit son identité, seul le philosophe sait
qu'au maximum il peut vouloir ce qui lui advient et que sa liberté
se résume d'ailleurs à cette pauvreté métaphysique
: consentir à son destin, accueillir toute épiphanie,
recueillir ce qui veut bien s'annoncer et s'énoncer. Palante
passe sa vie à transfigurer ses manques, ses impuissances
et ses faiblesses en visions du monde à même d'adoucir
sa peine. Son œuvre agit en auto-médication - comme
toutes les fictions philosophiques...
L'état psychique c'est l'état physique. Et inversement...
L'un fabrique l'autre qui, à son tour, réagit sur
ce qui l'a fait et le constitue à nouveau. Le corps est l'âme,
et l'âme le corps. Les deux termes correspondent à
deux perspectives portées sur une même réalité.
Pour Nietzsche et Palante, la maladie est la santé : la réalité
de l'une génère la théorie de l'autre, le délabrement
ici produit là une construction compensatoire. Ces échanges
de valeurs génèrent des circulations, des ondes avec
lesquelles se cristallisent des chaos appelés à devenir
des formes et des forces à l'usage de ceux qui évitent
ainsi de périr sous les coups d'une violence trop ardente.
Après transmutations des polarités, jeux actifs et
réactifs d'énergies, la faiblesse du corps monstrueux
de Palante fabrique la force d'une œuvre avec laquelle, en
boucle, se supporte plus facilement cette faiblesse des origines.
En dirigeant la négativité sur des objets qui les
transforment en positivités - sur le principe de la sublimation
freudienne -, le philosophe affligé d'être ce qu'il
est dirige et concentre son affliction sur le monde qui lui montre
comment il est. Ce que je suis, les autres me le disent, ils me
constituent et, par cette opération de révélation,
je les envisage à mon tour en leur donnant un statut dans
un monde détestable - dont je fais la théorie.
Je suis vu à la manière d'un monstre dans la petite
ville de province que j'habite ? On me perçoit en atypique
dans le lycée où j'enseigne ? La rumeur me dépeint
sous les traits d'un marginal ? La famille me voit comme un asocial
? L'administration me prend pour un mauvais ? Les mondains me refusent
parce que pas assez décoratif dans leurs salons ? Les bourgeois
m'évitent, je suis trop anticonformiste pour eux ? Alors
je veux être ce monstre atypique et je deviens ce marginal
asocial, pas décoratif et anticonformiste. En même
temps, je me retourne contre les auteurs de ces jugements et récuse
l'esprit de petite ville, l'esprit administratif, l'esprit mondain,
l'esprit de classe, l'esprit grégaire et autres modalités
de cet esprit dont je fais la théorie dans un livre intitulé
Combat pour l'individu. Lire : Combat pour la ré-appropriation
de mon individualité.
Je suis d'une nature mélancolique, triste, suicidaire, mon
éviction des groupes, mon incapacité à appartenir
à une entité qui ne me demanderait pas de comptes
et m'accepterait comme telle demeure désespérément
impossible ; je m'expérimente à la manière
d'un atome incapable de prendre place dans une formule générale
; je me vis au quotidien en refusé, en individu renvoyé
à sa difformité - alors je théorise le pessimisme
comme avers de la médaille individualiste, puis pose que
l'un et l'autre s'appellent, se nécessitent, se complètent.
Je cite, je convoque tous les pessimistes possibles et imaginables
dans l'histoire de l'Occident, puis j'écris Pessimisme et
individualisme. Lire : mon individualité distille et fabrique
mon pessimisme.
Je tâche de construire mon existence en solitaire, parce
qu'on m'a renvoyé à ma solitude, je me réfugie
dans l'ironie, incapable d'autre chose que de railler, je me réfugie
dans les affinités électives, je réduis le
monde immense et hostile - les autres - à mon petit monde
affectif - la tribu -, j'obéis à cette sensibilité
qui transpire de mon être, lui-même informé par
mon corps, j'opte en politique pour la position libertaire qui ne
reconnaît rien au-dessus de soi, rien qui entrave l'autonomie,
l'indépendance, puis j'écris La sensibilité
individualiste dans lequel je célèbre la vertu socratique,
la philia antique, l'individualisme et l'anarchisme, le refus des
pouvoirs, de l'autorité, de l'ordre fabriqué par les
autres, pour les autres. Lire : Plaidoyer pour ma sensibilité
individualiste.
Pas un livre, pas un texte de Palante n'échappe à
ce principe de compensation et d'écriture de soi sur le mode
renversé. Je célèbre ce que je suis, or cet
être je ne l'ai pas choisi, les autres l'ont ainsi fait. D'où
les considérations sur la lenteur psychique, l'impunité
de groupe, l'embourgeoisement du sentiment de l'honneur, l'esprit
mondain, la mentalité du révolté, l'immoralisme,
la psychologie du scandale, les relations entre nostalgie et futurisme,
la philosophie du surhomme, le bovarysme comme moderne philosophie
de l'illusion, autant de sujets d'articles à lire et entendre
comme des cris isolés, des plaintes fragmentées, des
aveux de souffrance. Ce qui philosophe en Palante ? ses impuissances,
ses faiblesses, ses fragilités. Ce qui pense ? ses douleurs,
ses blessures, ses peines, ses plaies. J'aime chez lui l'urgence
d'une théorie pour tâcher de ne pas succomber sous
le poids de la vie.
* * *
D'où, autre leçon nietzschéenne, autre pilier
de l'édifice théorique nouveau, la considération
de la philosophie comme une autobiographie, une confession plus
ou moins travestie de son auteur -, avec plus ou moins de talent
et de manière plus ou moins réussie. Loin des universitaires
et de leurs tropismes structuralistes qui entendent le texte pour
lui-même et abordent l'œuvre déracinée,
suspendue en l'air, dans le ciel des idées, sans tenants
ni aboutissants, à la manière d'un objet innommable
et innommé, le nietzschéen appelle aux relations,
veut des connexions, cherche des emboîtements, trouve des
causalités, il met à nu les modalités de l'irrigation
- il pense en archipel.
Une œuvre se saisit et comprend dans la seule imbrication
inextricable d'une vie quotidienne, d'une histoire personnelle traversant
une histoire générale, d'un faisceau de relations
humaines dans lesquelles circulent illusions, réalités,
fantasmes, vérités, fictions et certitudes. La vérité
d'un être gît, introuvable, dans le chaos de toutes
ces configurations qui génèrent autant de conflagrations.
La correspondance, la biographie, le journal intime, l'intérêt
porté aux aveux notoirement autobiographiques dans l'œuvre,
mais aussi les témoignages de tiers permettent la construction
d'une figure à peu près cohérente, tout cela
converge vers un point de moins en moins aveugle. Palante philosophe
se saisit dans l'ombre et la lumière de Palante au quotidien
déroulé dans un monde - le Palante mondain pour le
formuler dans une étrange collision sémantique le
concernant...
Contre Proust et pour Sainte-Beuve finissons-en avec cette schizophrénie
qui oppose le Moi qui écrit au Moi qui vit. Quel sophisme
d'imaginer une césure, une coupure entre deux modes d'accès
au même être : le philosophe d'un côté,
l'affilié à la Sécurité sociale de l'autre
! Héros de papier contre salaud au quotidien, grandeur d'un
sage en chambre et petitesse d'un homme dans la vie : cette opposition
cache des intérêts idéologiques, elle suppose
qu'on peut et doit considérer l'œuvre comme un objet
séparé de son auteur constitué en entité
autonome qui donne alors le prétexte d'envisager la pensée
comme un pur exercice de style, gratuit - inexistentiel si l'on
me permet le néologisme.
La théorie du double Moi dispense le philosophe de cohérence,
elle le libère de toute conséquence. Si l'on avalise
les deux mondes séparés, on peut demander des comptes
à l'auteur sur son seul texte, sur son œuvre, pas sur
son efficacité à fournir un modèle praticable.
De sorte qu'on finit par bénir et porter aux nues la philosophe
qui pense en dehors de toute pratique possible. La nature invivable
d'une pensée devrait la discréditer absolument. La
viabilité exige l'expérimentation. Nietzsche y invite,
Palante également. Son Moi souffrant et son Moi écrivant
cohabitent, fondus et confondus dans une même enveloppe charnelle,
au milieu d'autres Moi, eux aussi dissous dans une essence, une
substance, une entité devenue aussi une identité.
Le Moi divisé génère une philosophie éclatée,
explosée. En pareil cas, les mots se contentent de formuler
une variété de sophistique, un genre de scolastique
autiste : du verbe sans autre destination que le verbe, des phrases
pour la satisfaction béate, sotte et stérile d'une
joute, d'un jeu. Or le ramassage des Moi divers structure un Je
subjectif qui fournit toutefois une voie d'accès à
l'universel. En émule de Montaigne - un modèle pour
lui -, Nietzsche sait que les considérations autobiographiques
ouvrent la voie à des généralités métaphysiques,
que l'anecdote d'un corps qui souffre, s'épanche et se confie
conduit sûrement à des vérités collectives.
Le Moi des Essais ne se résume pas à celui de Michel
de Montaigne, ni à sa subjectivité traversée
par une époque, un milieu, des témoins. Il fournit
aussi le portrait, maniériste, certes, daté bien sûr,
mais par-delà l'histoire et la géographie, d'un homme
qui fait sincèrement le projet de se peindre et d'aboutir
à une peinture fidèle de l'humaine condition. Le nietzschéisme
illustre cette hypothèse d'une physiologie élargie
par l'autobiographie, éclairée par une biographie,
puis transformée en théorie.
* * *
De la même manière qu'on trouve des tenants de l'art
pour l'art, il existe également des défenseurs de
la philosophie pour la philosophie - et non pour autre chose qu'elle-même
: vivre, ne pas mourir sans avoir résisté, construire
sa vie, fabriquer son existence, entre autres projets. Le troisième
pilier de l'édifice nietzschéen suppose cette évidence
: la philosophie se pratique autrement qu'en dilettante, en esthète,
en danseur mondain, car elle est une question de vie et de mort
- elle permet de survivre et de ne pas mourir sous le poids d'un
réel insupportable. La sensibilité du philosophe coïncide
avec celle de l'écorché. Sa protection contre les
assauts du monde appelle une pratique de la réflexion, un
tissage entre le réel et l'imaginaire, ses propres désirs
et la réalité, le monde et la représentation
qu'on s'en fait. La vie philosophique se bat contre la mort et l'entropie.
Dans les termes sartriens de la psychanalyse existentielle, le
projet originaire d'un être s'enracine dans une nécessité
transformée par lui en effet de sa liberté pour ne
pas mourir d'avoir à la subir. Ce qu'il est, contraint par
le destin, l'individu prétend le vouloir et le choisir, et
ce afin d'éviter la souffrance de se voir et savoir déterminé
par la nécessité. Le projet originaire de Palante
consiste à transfigurer la monstruosité infligée
par la nature et révélée par le regard des
autres en un destin choisi et voulu par lui. Je me choisis en marge
pour ne pas subir la marginalisation décrétée
par une société qui a déjà pratiqué
l'éviction, au plus tôt - et ce choix s'effectue au
plus vite, dès l'adolescence, quand la difformité
surgit au monde, donc à soi-même. Pas question, dans
ce cas de figure, de pratiquer la philosophie en fonctionnaire ou
en starlette, il en va d'une survie métaphysique de soi et
de sa solidification ontologique. Palante a le choix : mourir au
monde ou vivre dans un univers qu'il poursuit de sa vindicte. Sa
thèse - aux deux sens du terme : son travail universitaire
et son option philosophique majeure - s'enracine dans cette évidence
physiologique, biologique, existentielle, autobiographique : l'antinomie
entre l'individu et la société.
Philosopher devient alors un acte qui permet de sauver sa peau,
du moins de l'épargner au maximum, de l'exposer le moins
dangereusement possible. La blessure originelle causée par
le destin s'expérimente en blessure infligée à
soi-même : avec soi, avec les autres, avec le monde Palante
fourbit ses armes et construit des échecs. Ses amours mercenaires,
ses élèves débranchés, ses passions
suicidaires, ses conduites masochistes, ses ardeurs procédurières,
ses écritures dispersées, ses projets caractériels
portent efficacement de l'eau à son moulin : obtenir de la
déconsidération, gagner de la détestation,
récolter des camouflets, accumuler des dettes... Le peu de
liberté dont il dispose, il la projette dans des entreprises
qui le fâchent avec le monde, les autres, sinon lui-même.
Marqué par le destin qui le charge d'une croix impossible
à porter, révélé par le regard des autres
qu'il ramasse et concentre dans la Société, ce coupable
idéal, clairement identifiable et doué d'une visibilité
conceptuelle évidente, Palante tisse patiemment les fils
avec lesquels il se fabrique un filet dans lequel il s'emmêle
: je suis bien ce que vous me dites, mais, pour me donner l'illusion
de l'être moins, je décide que je veux l'être,
par suite, je le suis, au-delà de toute espérance.
Chez Térence - puis chez Baudelaire, plus tard -, pareil
animal se nomme Héautontimorouménos... Bourreau et
victime, marteau et enclume, écorcheur et écorché,
les autres noms du Moi qui souffre et du Moi qui écrit.
La vie réelle se supporte plus facilement avec le détour
par la vie philosophique. On écrit pour ne pas mourir d'être
ce que l'on est - et pour vivre avec. La construction d'une existence
avec des matériaux philosophiques dispense de se contenter
d'une vie étroite soumise au régime de la répétition.
L'identité, la signature, le nom propre naissent de ces trajets
entre les mots et les faits, le verbe et le geste. Pour se protéger
du monde, cruel et impitoyable, Georges Palante se construit une
tour d'ivoire branlante avec force concepts, doctrines, citations
et références : un château de papier vaguement
efficace pourtant si l'on désire du sens plutôt que
de l'insensé, de la forme au lieu de l'informe, de l'ordre
pour en finir avec le chaos. L'acromégale oublie son corps
de malade lorsqu'il le met au service de l'écriture et lui
demande d'agir en creuset de cet oubli de lui-même destiné
à provoquer un retour sur soi à meilleurs frais. Les
livres et l'œuvre s'intercalent entre le soi trivial et le
soi philosophique pour tâcher de les concilier ou réconcilier.
L'écriture philosophique suppose qu'avec de l'énergie
qui, sinon, met le corps en péril, on élabore des
productions intellectuelles utiles
pour réaliser l'injonction de Pindare, réactivée
par Nietzsche qui lui a donné sa popularité : "
Deviens ce que tu es. " Palante a consacré sa vie à
obéir à son destin, comme chacun de nous, prisonnier
de lui-même, contraint à dérouler le fil de
son existence en découvrant au jour le jour ce que le quotidien
lui apprend. Certes, il s'est rebellé, il a regimbé,
refusé, il s'est fâché, a bougonné, s'est
mis en colère, a sombré, est revenu à la surface,
il a nié, rechigné, et ses livres témoignent
de la constance de son opposition, de sa constance et de la permanence.
Puis il a fini par assister à l'achèvement de son
trajet en témoin épuisé et en acteur fatigué.
En individu singulier - et en synthèse de l'universel...
La liberté existe, certes, mais pour le plus grand nombre,
elle se réduit à l'obéissance à la nécessité,
elle consiste à donner son aval à ce qui, de toute
façon, inflige sa loi et ne demande pas la permission. Etre
libre, c'est accepter ce que la puissance exige en nous - leçon
nietzschéenne, une fois de plus. Si cette force demande réparation,
si elle veut compensation, si elle souhaite résolution, si
elle génère transfiguration ou sublimation, le plus
sage consiste à ne pas se rebeller, à assister en
témoin impuissant à ce que ces jeux d'énergies
en collision décident pour nous. Etre, c'est être passif
en se donnant l'illusion de l'activité.
Au départ, une physiologie écrit une histoire ; ensuite,
cette narration converge vers la production d'une vie plus ou moins
philosophique ; enfin, elle se jette dans le néant, à
la manière d'un fleuve dans la mer. Palante a suivi ce trajet
se donnant, quand cela était possible, l'illusion d'être
un peu l'acteur de lui-même. La mort sanctifie cette dynamique,
elle défait le corps et fait un destin en l'abolissant. Palante
met fin à son existence dans la solitude qui était
son lot depuis le début. En provenance du cosmos, détaché
de lui, mal dégrossi, imparfait, tordu, douloureux et souffrant,
il est reparti vers ce néant où il repose en paix
- enfin le repos, enfin l'anéantissement de la torture. Sa
vie montre, comme celle de Nietzsche, qu'on se contente de se débattre
assez vainement contre ce que le réel nous inflige. Le réel
et la nature, le monde, les autres, qui, eux aussi, obéissent
aveuglément à une même loi. Mais elle prouve
aussi que toute la grandeur d'un homme consiste en cette résistance
rebelle et romantique, parce que vaine et désespérée.
Collisions de fragments dépourvus de sens, chocs entre les
monades inconscientes, brisures et fractures sans cesse recommencées,
toute vie se résume à ce chaos de forces. Au milieu
de ce champ de bataille, quelques voix, parfois, se font entendre,
fébriles, fragiles, presque inaudibles. Celle du philosophe-artiste
qui parle un peu plus haut, un peu plus clair, un peu plus net,
certes. Mais à quoi bon cet un peu plus dans un univers qui,
de toute façon, ignore ces écarts, tellement insignifiants
? Du moins, avant le triomphe du néant, Palante n'a pas souffert
sans tâcher de faire quelque chose de sa souffrance, en humain
prisonnier de sa condition. Ce quelque chose que j'aime interroger
sans relâche pour tâcher de trouver un peu de sens à
mon existence et, ainsi, d'y mettre un peu d'ordre - en attendant
moi aussi les retrouvailles avec l'ombre et la nuit.
Janvier 2002
http://perso.wanadoo.fr/selene.star/page_onfray_urbanisme.htm
ONFRAY Michel 2002
Extrait d'un entretien accordé à la Revue Urbanisme
n° 327. Les propos de Michel Onfray ont été recueillis
par Thierry Paquot à Bordeaux, le 11 octobre 2002.
Dans les lignes qui suivent, Michel Onfray nous dévoile
les circonstances de sa découverte de Palante.
(Nous remercions Michel Onfray qui nous a gentiment autorisé
à reprendre sur notre site l'essentiel de ses écrits
sur Palante)
Votre premier livre est consacré à Georges Palante,
de qui s'agit-il ?
C'est Cripure, le Cripure de Louis Guilloux.
J'avais lu Le Sang noir longtemps auparavant. Je n'avais pas apprécié
le style de Guilloux, très sujet-verbe-complément,
comme celui de Jules Vallès et d'un peu toute la littérature
populiste, prolétarienne. J'aime bien les stylistes Delteil,
Cohen, Céline plus que tout ou Julien Gracq, qui font danser,
chanter la langue. Ce n'est pas le cas de Louis Guilloux, mais le
personnage singulier du Sang noir, Cripure - la contraction de la
contrepèterie de la critique de la raison pure donnant cripure
de la raison tique -, m'avait intéressé.
J'ignorais que ce personnage, Georges Palante en l'occurrence, avait
réellement existé. Un vieux libraire que j'aimais
beaucoup et qui a disparu trop tôt m'a un jour tendu Souvenirs
sur Georges Palante de Louis Guilloux, réédité
par Calligrammes, convaincu, avec raison, que ce livre me plairait.
Pour ma thèse, je voulais travailler sur l'articulation du
pessimisme et du politique: le pessimisme oblige-t-il à des
options politiques réactionnaires ? Chamfort laissait croire
que non, Schopenhauer et les autres laissaient croire que oui. Je
commence à fouiner dans le fichier de la bibliothèque
universitaire de Caen, et je tombe sur Pessimisme et Individualisme
de Georges Palante ! Je m'étais alors promis de le lire un
jour...
Plus tard, à la librairie Vrin - j'étais en DEA à
la Sorbonne -, je tombe sur des morceaux choisis de Georges Palante
aux éditions Folle Avoine (L'Individu en détresse,
superbe titre). Je me vois encore, dans le train du retour, découper
les pages avec ma carte bleue. Je suis tombé en arrêt
devant cet homme. Je lisais son œuvre et j'aurais pu signer
la moindre ligne : la célébration de l'individu ;
le refus des pleins pouvoirs de la société qui brime
l'individu ; l'éloge de l'amitié ; de l'ironie ; il
défendait Nietzsche et était de gauche.
Je suis entré dans la vie privée de cet homme, j'ai
découvert des documents, un journal, puis j'ai écrit
ce livre sous-titré "Essai sur un nietzschéen
de gauche" que les éditions Folle Avoine ont publié
et que Grasset a repris dernièrement parce qu'il était
épuisé. La nouvelle édition est augmentée
d'une préface qui m'a permis de raconter ce que, dix ans
après, j'avais envie de dire sur la question de la construction
de soi en regard de la psychanalyse existentielle...
|