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Origine http://www.lelitteraire.com/article143.html
A l’occasion de la sortie de son Antimnanuel chez
Bréal (2001, 336 p.), Michel Onfray répondait début juillet à mes
questions.
Présentation de l’éditeur :
"On peut philosopher en charentaises, tranquille, sans mettre en
jeu le monde comme il va ; on peut aussi user de la philosophie
comme de la dynamite - en nietzschéen. C’est ce que propose
Michel Onfray dans cet Antimanuel qui interroge philosophiquement
Le monde réel à partir de questions très contemporaines : l’esclavage
généré par les sociétés libérales, les nouvelles limites de la liberté
dessinées par le Net, la possible production génétique de monstres,
la haine généralisée pour l’art contemporain, la passion du
mensonge chez les politiciens, etc.
Les lieux communs de l’époque, les tabous issus des religions
monothéistes, les réflexes politiques conservateurs, les hypocrisies
mondaines, les valeurs utiles aux mensonges sociaux s’en trouvent
mis à mal avec humour et ironie - valeurs défendues par tes philosophes
cyniques de l’antiquité grecque. On retrouvera dans ces pages
des masturbateurs, des babouins, des fumeurs de haschisch, des cannibales,
des sportifs, des policiers, des surveillants généraux, d’anciens
nazis, des présidents de la république et toute une faune baroque
attablée autour d’un buffet philosophique que n’aurait
pas renié Socrate. Ce livre transfigure les contraintes du programme
scolaire des élèves de Terminale de Michel Onfray en une série de
leçons socratiques et alternatives dans lesquelles la jubilation
n’empêche pas la pensée - puisqu’au contraire elle la
rend possible."
L’entretien :
F.G : Vous revendiquez votre texte comme un "manuel hédoniste",
deux termes accolés qui sonnent bizarrement. Pouvez-vous indiquer
où, précisément, vous situez l’hédonisme dans la mise en page
et le choix des textes qui ont été les vôtres ? Pourquoi ce titre ?
M.O : Je veux dire qu’il s’agit d’un manuel
(cyrénaïque, cynique, hédoniste, libertaire, sensualiste, matérialiste,
anarchiste, alternatif, etc...) mais pas au sens classique du terme
( platonicien, idéaliste, spiritualiste, kantien, catholique, conservateur,
réactionnaire, humaniste, etc...). Manuel hédoniste, mais antimanuel
sur le terrain classique.
F.G : Interroger le monde à partir de questions très contemporaines,
est-ce indiquer que les anciens manuels ne le faisaient pas ?
Ou qu’ils le faisaient mal ?
M.O : Oui, les anciens manuels sont théoriques, platoniciens,
théorétiques mêmes, ils se refusent à mettre en perspective le monde
et la pensée, la théorie et la pratique, le réel et les textes,
la philosophie et l’ immanence. De ce refus procède le discrédit
dont souffre actuellement la philosophie. Et les propositions démagogiques
procèdent du même état de fait...
F.G : Les thèmes que vous abordez seront sans doute jugés
"provoc" par les chiens de garde de l’ancienne philosophie
bourgeoise ; entendez-vous signifier qu’on peut (doit ?)
philosopher à partir de n’importe quel support ? Le risque
n’est -il pas alors qu’on philosophe n’importe
comment ?
M.O : La provocation, étymologiquement, vise la production
de violence, ce que je ne veux pas. Je souhaite l’esprit socratique :
ironie et maïeutique, interrogation et subversion, rire et sagesse.
Je crois qu’il est radical d’affirmer qu’il n’existe
pas de sujets philosophiques et des sujets qui ne le sont pas, mais
des traitements philosophiques de tous le sujets possibles.
F.G : Mais de jeunes élèves sont-ils à même de produire de
telles distinctions ? Est-ce que dans les faits l’ antimanuel
ne s’adresse pas déjà à celui qui a épuisé les formes traditionnelles
de manuel ? Les questions servant d’accroche aux thèmes
du programme sont certes abordées avec beaucoup d’humour et
de contemporanéité par vos soins, mais n’en revient-on pas,
en définitive, au même ? A ce même qu’il s’agit
peut-être d’éradiquer pour un adolescent : l’idée
que penser par soi-même implique de se colleter aux textes écrits
par d’autres, qu’il ne connaît pas et dont il n’apprécie
pas nécessairement la langue ?
M.O : Il s’agit de ne pas laisser le monopole de la
philosophie aux agrégés, docteurs, diplômés et autres officiels
de la philosophie - qui confisquent les sujets et leurs traitements.
La philosophie revenant à ceux qui la veulent, y aspirent et pratiquent
l’ascèse nécessaire ne signifie pas la philosophie à n’importe
qui, mais cela signifie la fin de la philosophie aux seuls médaillés
reproducteurs du système... Enlever le monopole de la philosophie
aux philosophes de profession n’oblige pas à la destiner aux
cafés philo et aux démagogues. La démocratie n’est pas la
démagogie, mais la réfutation de l’élitisme.
F.G : Vous avez incorporez dans votre "(anti)manuel" des
images qui détonnent mais sur lesquelles vous n’insistez pas
outre mesure. Tous les styles de représentation figurent ici et
cohabitent sans que soient poussées plus avant la limite herméneutique
qui leur revient. Ainsi, certains des auteurs à qui vous (re-)donnez
la parole surprennent par rapport au florilège habituel des bons
gros épais (et illisibles) manuels d’antan. En quel sens sont-ils
plus parlant que leurs prédécesseurs selon vous ?
M.O : Ils disent que la liste officielle et canonique des
auteurs au programme est une liste idéologique. Que la philosophie
ne se résume pas, ne se réduit pas aux officiels, mais qu’une
multitude de courants, de noms propres, d’oeuvres, existent
indépendamment des penseurs habilités. Plus forts, plus subversifs,
plus radicaux, plus inquiétants pour le système.
F.G : Cela signifie-t-il que, philosophe, on ne pense que
dans, par et à travers les textes ? Le rôle de référent joués
par les textes philosophique n’est-il pas précisément ce à
quoi les futurs apprentis refusent de se soumettre, par principe ?
On s’attendrait à ce que vous jugiez le concept même du manuel-viatique
comme obsolète, puisque par définition inadéquat à l’exhaustivité.
Quel était l’intérêt pour vous d’en lancer un nouveau ?
M.O : L’idée même du manuel n’est pas mauvaise,
ce qui est mauvais c’est l’idée du manuel classique,
conformiste, conservateur. La forme est bonne ( le vade-mecum, le
concentré, la synthèse qui tient dans la main), le fond seul mérite
qu’on le change...
F.G : Le (ce) manuel vous paraît-il l’occasion idéale
pour alterner instruction et éducation ? Le problème de l’enseignement
se mesure-t-il en ces termes aujourd’hui ?
M.O : Non, l’éducation et l’instruction s’appellent,
se nécessitent. On ne peut opposer ces deux moments nécessaires.
Ni la seule instruction d’avant 68 ( la tête bien pleine),
ni la démagogie post- soixante-huitarde ( la tête bien faite) ne
suffisent : l’un et l’autre s’appellent,
se complètent. Du savoir et de l’esprit critique, de la mémoire
et de l’intelligence, de la culture et de la réflexion, voilà
ce qui s’impose . Seuls les conservateurs et les réactionnaires
ont intérêt à laisser croire que l’enjeu suppose un choix
entre ces catégories binaires...
F.G : Que pensez-vous de la thèse de M.T Maschino suggérant
la suppression de la philo en terminale ? Vous imaginez l’enseignement
de la philo dès le circuit des classes primaires, mettant fin au
primat napoléonien de la spécificité du prof de philo en terminale :
croyez-vous qu’on puisse mieux saisir les implications de
la réflexion philosophique lorsqu’on ne maîtrise pas encore
les règles fondamentales du langage et du rapport à l’autre ?
M.O : Maschino est sur un terrain polémique d’amoureux
déçu. Les pires hypothèses .... Je n’aime pas les négatifs
et les négateurs, être contre, voilà une preuve de brièveté intellectuelle :
mieux vaut dire pour quoi l’on milite, ce que l’on défend,
ce que l’on propose, ce que l’on veut. Il est plus difficile
d’être positif, la négativité est à la portée du premier aigri
venu. Soyons plutôt pour de nouvelles formules, plus adaptées au
réel, moins idéales, moins oublieuses du monde réel, des élèves
et de leurs capacités effectives. Pensons de nouveaux programmes
pour les élèves d’aujourd’hui, c’en est fini la
France des années où l’on était soi-même au Lycée...
>Plus de nostalgie, mais du volontarisme politique.. Envisager
la philo dès le primaire suppose qu’on en finisse avec le
dogme sacro-saint, napoléonien et patriotique, de la philo en classe
terminale, sous la seule forme de la lecture et du commentaire de
textes ( abscons de préférence)... Que diable, nous devrions en
avoir fini avec les obsessions de l’Empire et de la III° République...
Un peu d’audace : prenons en considération les savoirs
élémentaires de la sociologie, la France a changé depuis Napoléon,
non ?
F.G : On a longtemps parlé du bien-fondé du distinguo entre
élèves de classe générales et technologiques : vous connaissez
particulièrement bien ces dernières mais vous auriez tout aussi
bien pu oeuvrer pour les premières et /ou à l’université.
Peut-on construire un "antimanuel" sur le même modèle pour les sections
générales ou faut-il imaginer autre chose ?
M.O : Non, bien sûr. Mon texte est un manuel a destination
de mes classes de lycées techniques, mais lisible par tous ceux
qui veulent une initiation. J’aurais fait le même manuel pour
les lycées classiques, mais avec trente notions de plus... Et le
nombre de textes à l’avenant. Les élèves des lycées techniques
ne sont pas des élèves au rabais. Moins d’heures, un coefficient
moindre ne suppose pas des élèves moins intelligents, moins doués.
Ils sont sacrifiés , évités, éjectés du circuit classique, mais
pour des raisons de besoins sociaux, pas pour cause d’ intelligences
moindres...
F.G : J’ ai lu des critiques de votre ouvrage où vous
êtes présenté de manière assez abracadabrante : quelle est
votre réaction à ce sujet ?
M.O : Dans le mesure du possible, et quand on me prévient,
je ne lis pas les agressions, les critiques négatives, les propos
méprisants, etc... pas le temps, pas l’envie hédoniste de
m’emmerder avec les cons... autre chose à faire ( pour leur
déplaire encore, c’est mon plaisir)...
Propos recueillis par Frédéric Grolleau le 08 Juillet 2001
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