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Origine : http://www.chez.com/gillg14/lib.htm
http://pedagogie.ac-toulouse.fr/philosophie/ensei/onfray1862001.htm
Elargissons la philosophie
Par Michel Onfray
Michel Onfray est philosophe, professeur en lycée technique à Caen.
Dernier ouvrage paru: «Antimanuel de philosophie» (Bréal, 2001).
Libération, lundi 18 juin 2001
Vieille chose, le baccalauréat fête ses deux siècles d'existence
et d'aucuns croient encore que, malgré cet état civil, il n'accuse
aucune ride. Associée comme une ombre à ce fossile légendaire et
vénérable, la dissertation de philosophie n'est guère en meilleur
état: date de naissance, 1864, bilan de santé, déplorable. Je corrige
l'épreuve de philosophie du bac depuis dix-sept ans, le propos procède
d'un constat, pas d'une hypothèse... Baccalauréat de philosophie
et dissertation auraient du mal à être d'attaque aujourd'hui, pensés
qu'ils furent en regard d'une sociologie dont chacun conviendra
qu'elle s'est considérablement modifiée. C'est un euphémisme.
Il y a deux cents ans, en classe terminale on ne compte pas de
femmes, pas d'enfants issus de familles modestes, pas d'élèves,
bien évidemment, provenant des urbanismes pathogènes et des couches
sociales détruites par le capitalisme dans sa version libérale.
Le baccalauréat et la dissertation concernent alors des enfants
issus du monde des bourgeois qui font la loi. Destinée aux individus
rompus aux thèmes grecs, versions latines et subtilités de la rhétorique,
l'épreuve sanctionne les docilités nécessaires à la reproduction
sociale et se contente de sélectionner l'élite.
Cahin-caha, les deux institutions se sont maintenues à flot, avec
quelques changements, certes, mais négligeables, des ajustements,
rien dans le fond. On envisage toujours la philosophie comme la
discipline reine, qui distingue notre système scolaire parmi ceux
du reste de l'humanité, couronne la fin du cycle scolaire «normal»
et ne se pratique qu'une année, tombée du ciel, sans avant, sans
après.
Or la philosophie ne se confond heureusement pas avec cette forme
institutionnelle scolaire cristallisée dans un appareil immuable
de notions, d'auteurs au programme (souvent peu nocifs pour l'ordre
social: où sont cyniques, cyrénaïques, libertins, matérialistes,
sensualistes, anarchistes, freudo-marxistes et autres penseurs vaguement
plus corrosifs pour le système?), de questions dites au choix (mais
tellement cadrées dans leurs formulations!) et d'exercices techniques
(dissertation et commentaire de texte). Réduire la discipline à
ce que l'institution scolaire en fait serait extrêmement dommageable.
Car la philosophie est aussi un art, ce qu'elle a été pendant une
dizaine de siècles dans la période antique grecque et romaine, avant
l'arrivée puis l'hégémonie du christianisme sur le terrain des idées.
Art de penser et de vivre, de vivre pour penser et de penser pour
vivre. Pendant tout ce temps, elle suppose une pratique incarnée
dans le quotidien. Seuls les débats théologiques chrétiens, puis
la scolastique affirment que l'exercice de la pensée vaut comme
tel, à la manière d'une pure gymnastique intellectuelle séparée
du réel.
Actuellement, la philosophie en classe terminale procède de la
tradition scolastique chrétienne, pas de la tradition existentielle
antique. Son confinement au commentaire de texte, à la dissertation,
l'éclectisme apparent d'un programme aux contenus les moins critiques
possibles, l'extrême codification du contrôle des connaissances,
la nature insidieuse du système de reproduction par le jury des
concours d'enseignement, la théâtralisation des séances d'inspection,
tout montre à l'envi une façon officielle et dogmatique de pratiquer
la philosophie.
Cette option fait fi de la dimension existentielle du cours, dont
chacun peut vérifier qu'il a été une occasion, seule, rare, unique
(une catastrophe si le contact a été mauvais...) de rencontrer des
notions, des auteurs et des dissertations, certes, mais aussi de
se rencontrer, de rencontrer les autres et de rencontrer le monde,
d'envisager ces trois dimensions du réel autrement qu'avec le regard
du lieu commun, des préjugés, de l'opinion, de l'habitude, de la
pensée dominante, familiale et sociale, des idéologies majoritaires,
médiatiques et politiques.
Le professeur de philosophie peut opter pour la reproduction d'une
scolastique, en fonctionnaire soucieux de ne pas investir de sa
personne et de respecter scrupuleusement le programme, en image
pérenne de l'enseignant défenseur de la stricte in truction. Il
peut aussi, et la plupart le font peu ou prou dans le face-à-face
avec les élèves, hors du regard de l'administration, endosser l'habit
socratique et faire du cours une occasion d'expérimenter des pensées
avec leurs étudiants. Alors, ne négligeant pas pour autant l'instruction,
chacun sait son devoir d'enseignant d'opter également pour l'éducation.
On n'enseigne pas à une classe idéale et vide, pour soi, ou l'idée
que s'en fait l'administration, mais devant des élèves concrets,
pour eux, en visant l'édification théorique et critique, donc éthique
et politique, de générations abandonnées au nihilisme contemporain.
Doit-on se contenter de la lecture commentée des textes canoniques
et de la rédaction de copies calibrées, ou peut-on envisager une
pédagogie alternative qui prenne en considération les changements
intervenus dans l'histoire depuis deux siècles? La disparition d'une
éthique sociale et communautaire naguère enseignée dans le cours
de morale ou d'éducation civique, la disparition de l'éthique religieuse
longtemps dispensée dans les séances de catéchisme, les messes et
autres occasions de cérémonies, la disparition d'une éthique familiale
générée jadis par le foyer traditionnel, ces disparitions laissent
place à un nihilisme qu'on peut - et doit - dépasser.
Le courage manque aujourd'hui pour affirmer l'urgence et la nécessité
de cette réponse argumentée et franche. Nul besoin, bien évidemment,
d'en appeler à un nouveau corps de doctrine étatique enseigné à
l'école, ni au retour de la mainmise des prêtres sur les âmes ou
à une célébration des familles retrouvées! Mais pour quelles raisons
interdirait-on à l'école de fonctionner comme une enclave de résistance
au cynisme et au nihilisme? Au nom de quoi refuserait-on au cours
de philosophie la possibilité de proposer une alternative intellectuelle
au monde comme il va? Pourquoi l'école devrait-elle, elle aussi,
relayer les impératifs du libéralisme, soit activement, en transformant
le cours en antichambre de l'usine ou du bureau, en prenant modèle
sur l'entreprise pour penser le fonctionnement de l'établissement,
soit passivement, en optant pour le statu quo?
De quelle manière la philosophie, dans le cadre d'une pratique
scolaire, pourrait-elle offrir cette occasion de résister au libéralisme?
D'abord, cessons de croire que la forme napoléonienne cristallisée
et reproduite depuis deux cents ans présente encore un gramme de
pertinence. Ensuite, renonçons à cette idée que la philosophie à
l'école devrait seulement concerner les élèves des classes terminales,
neuf mois dans l'année, une année dans la vie, l'ensemble construisant
son équilibre sur quatre piliers indestructibles: les notions, les
auteurs, la dissertation, le commentaire de texte - le programme
actuel.
Pour ce faire, je crois nécessaire d'envisager un enseignement
de la philosophie dès le primaire, dès la première année de scolarisation.
Bien évidemment, pas sur le mode de la reproduction ou du décalque
de ce qui se pratique l'année du bac! Heidegger au CP, voilà une
formule assez improbable... Mais en regard d'expériences canadiennes
(université de Laval) qui témoignent de la consistance d'un pareil
projet, de «goûters philosophiques» pratiqués actuellement à Paris
avec de jeunes enfants, ou du dynamisme de secteurs d'édition réservés
à ces projets, on peut envisager une formule adaptée au public des
classes primaires.
Pour parvenir un jour à la lecture commentée de textes philosophiques
pointus, travaillons donc très en amont à la conservation des qualités
et potentialités montrées par les enfants: la capacité à questionner,
la faculté d'interroger naïvement et profondément le monde, la spontanéité
étonnée devant le réel, l'enthousiasme curieux et la volonté de
savoir. Les enfants disposent d'un naturel philosophe, seuls quelques
adultes conservent ce tempérament par-delà les ans. Bien souvent,
les parents ou les éducateurs mettent fin à cette soif de connaître,
soit en laissant les questions sans réponses, soit en manifestant
leur énervement devant l'attitude questionnante, soit en ne pouvant
matériellement ou intellectuellement y apporter des solutions.
Penser et fabriquer un projet d'enseignement de la philosophie
en classe primaire suppose donc un travail en commun: instituteurs,
bien sûr, mais aussi parents, psychologues, psychanalystes, médiologues,
pédagogues, philosophes, bien évidemment, et autres bonnes volontés
institutionnelles, directions d'établissement et inspections, parties
prenantes d'une pareille entreprise. Les formes restent à trouver,
mais le principe à même de les organiser reste la volonté de conserver,
entretenir et solliciter chez l'enfant cet immense capital qu'est
la passion interrogeante, vertu première et fondatrice avec laquelle
peut s'envisager un jour - mais plus tard - l'abord du continent
des textes et du corpus classique. On procédera de même avec les
collèges et les deux années du lycée qui précèdent la classe terminale.
Mêmes objectifs, mais agencements différents, en rapport avec l'évolution,
l'âge et les capacités des élèves.
Outre l'inscription de la philosophie dans l'ensemble du circuit
scolaire dès le primaire, on serait également bien inspiré de repenser
le contrôle des connaissances, le rapport à la note, les coefficients
et la place de l'épreuve dans la délivrance du diplôme. Philosopher
pour le bac ou pour donner un sens à son existence n'implique pas
les mêmes nécessités. La dissertation a fait son temps. Les notes
catastrophiques renvoient chaque élève à sa valeur propre: celle
qu'il obtient pour sa copie est comprise comme la note de sa valeur,
de son intelligence, de son être propre et intime. Nul besoin, pour
remédier à cet état de fait, de réinjecter massivement l'histoire
de la philosophie dans le programme afin de sauver la dissertation
par sa transformation en un genre d'interrogation écrite à même
de rendre plus facile la correction et plus probable une meilleure
note. En appeler à la mémoire et à la restitution d'un cours met
à mal le projet de s'essayer à la pensée avec des élèves.
Quelles formules donc en guise de propositions alternatives? En
vrac et à discuter: on pourrait en finir avec la petite quarantaine
de notions au programme et construire chaque année sur une question
nationale isolant l'une d'entre elles (l'art, la technique, le pouvoir,
la morale, etc.) permettant de traiter de manière transversale une
partie des autres notions classiquement retenues; dans cette perspective,
rien n'interdit d'envisager pour certaines sections le maintien
de la dissertation dans le cadre d'un contrôle continu avec échanges
de copies anonymes entre les lycées, ce qui suppose la volonté délibérée
d'en finir avec l'unique dissertation sanction de fin d'année; par
ailleurs, pourquoi ne pas inviter à construire des dossiers qui
obligeraient les élèves à un travail de recherche, de documentation,
de transversalité, de rédaction et de lecture personnels, le sujet
étant libre (en vertu du principe qu'il n'existe pas de questions
spécifiquement philosophiques mais seulement des traitements philosophiques
de toutes les questions possibles), la soutenance orale supposerait
alors la présentation du travail, de ses enjeux, de ses découvertes
dans le cadre d'une relation interactive avec un jury d'enseignants
pas obligatoirement tous philosophes; enfin, ne pourrait-on envisager
de découpler l'épreuve et la note pour en terminer avec les pleins
pouvoirs castrateurs et démobilisants du mauvais résultat - 70 %
des élèves obtiennent moins de 10 à leur devoir de philo... - en
retenant seulement les points coefficientés au-dessus de la moyenne?
Ces propositions au pied levé appellent confrontations et affinements,
bien sûr. Elles supposent le travail en commun et la délibération
des collègues partants pour tenter l'aventure. Sur le fond, il s'agit
d'en finir avec le fantasme platonicien qui consiste à croire qu'un
enseignant, de philosophie ou d'une autre matière, évolue dans le
monde des Idées: élève idéal, cours idéal, professeur idéal, programme
idéal, institution, copies et notes idéales. Nous n'avons affaire
qu'à des élèves réels, avec des capacités réelles, concrètes, nous
enseignons des étudiants inscrits dans l'immanence d'un temps, d'une
époque et d'une histoire. Encore un effort pour en finir avec Platon,
là comme ailleurs....
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