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Origine : http://perso.wanadoo.fr/libertaire/archive/98/202-jan/onfray.htm
Michel Onfray Politique du Rebelle
Avec ce Traité de résistance et d'insoumission publié
chez Grasset, Michel Onfray nous offre un livre percutant.
Intro.
Je sais ma fibre anarchiste depuis mes plus jeunes années,
indistinctement, de manière confuse et trouble, sans que
j'aie pu poser un nom sur cette sensibilité issue des viscères
et de l'âme. Dès l'orphelinat de Salésiens où
je fus envoyé par mes parents à l'âge de dix
ans, dès la première main levée sur moi, dès
les premières vexations infligées par les prêtres,
dès les autres humiliations contemporaines de mon enfance,
plus tard, à l'usine où je fus quelques semaines,
puis à l'école ou à la caserne, j'ai rencontré
la révolte, connu l'insoumission. L’autorité
m'est insupportable, la dépendance invivable, la soumission
impossible. Les ordres, les invites, les conseils, les demandes,
les exigences, les propositions, les directives, les injonctions
me tétanisent, me vrillent la gorge, me tordent le ventre.
Face à tout commandement, je me retrouve dans la peau de
l'enfant que je fus, ravagé de devoir reprendre la route
du pensionnat pour la quinzaine qui était devenue la mesure
de mes incarcérations et de mes libérations.
Presque trente ans après mon entrée dans cette pension,
je constate ma peau hérissée, ma volonté arc-boutée
et ma violence sous-jacente dès qu'apparaissent des velléités
d'accaparement de ma liberté. Seuls peuvent me supporter
et vivre dans mon entourage le plus proche ceux qui acceptent cette
chair blessée, cette écorchure encore à vif
et cette incapacité viscérale à supporter un
quelconque ascendant. On obtient ce que l'on veut de moi sans demander,
rien dès que pointe ce qui peut s'apparenter à l'expression
d'une puissance qui me mettrait en péril ou entamerait ma
liberté.
Je n'ai que tardivement, vers l'âge, de dix-sept ans, découvert
qu'il existe un archipel de rebelles et d'irréductibles,
un continent de résistants et d'insoumis qu'on appelle des
anarchistes. Stirner me fut un viatique, Bakounine un éclair
trouant mon adolescence. Depuis mon abordage sur ces terres libertaires,
je n'ai cessé de me demander comment, aujourd'hui, on pouvait
mériter l'épithète anarchiste. Loin des options
datées du siècle dernier ou des démarquages
de ce qui relève encore du christianisme dans la pensée
anarchiste des grands ancêtres, je me suis souvent interrogé
sur ce que serait, en cette fin de millénaire, une philosophie
libertaire ayant pris en considération deux guerres mondiales,
l'holocauste de millions de Juifs, les camps du marxisme-léninisme,
les métamorphoses du capitalisme entre le libéralisme
échevelé des années 70 et la planétarisation
des années 90, et surtout l'après Mai 68.
Avant de parvenir à ces zones contemporaines, je voudrais
raconter l'hypothèse d'informations qui travaillent d'abord
les viscères, le corps, la chair. Je souhaiterais retourner
à des sapiences qui touchent en premier lieu une viande,
une charpente, un système nerveux. J'aimerais retrouver l'époque
où s'inscrivent dans les plis de l'âme les expériences
génératrices d'une sensibilité dont on ne se
départit jamais, quoi qu'il arrive ensuite. Mon propos est
une physiologie du corps politique. Je tiens que, pour moi, l'hédonisme
est à la morale ce que l'anarchisme est à la politique
: une option vitale, exigée par un corps qui se souvient.
Ce douzième livre complète les précédents
qui invitent tous à une philosophie du corps réconcilié
avec lui-même, souverain, libre, indépendant, autonome,
jubilant d'être ce qu'il est plutôt que souffrant dans
les rets de l'idéal ascétique. Je n'imagine pas de
philosophie sans le roman autobiographique qui la permet.
Tout commence
Tout commence avec le corps d'un enfant épouvanté
par l'usine du village qui souffle vapeurs et fumée par ses
naseaux, tel un animal monstrueux et fabuleux. Son ventre grouille
de bruits sourds et réguliers, longs et lents, noirs et inquiétants
: des moteurs, des souffleries, des machines magiques, des zé-brures
de fer, des grondements d'acier, des palpitations de rouages et
de longs jets de brumes fades ou saturées d'odeurs écœurantes.
Ainsi m'apparaît la fro-magerie du village dans les rues du-quel
j'ajuste mes premiers pas. L'usine rejette dehors des brouillards
menaçants pour l'enfant que je suis. Je vais régulièrement
de la maison de mes parents aux frontières de cet animal
furieux pour remplir une timbale de lait et revenir en sentant dans
ma main creusée le poids et la rondeur bosselée du
manche de bois écaillé de peinture rouge. Le liquide
pèse et tire mon bras. Je me souviens de la différence
entre un aller léger avec un récipient vide qui oscille
à mon poignet et que je fais sonner en le jetant de temps
en temps contre les murs, et le retour avec un contenu qui débordera
si je ne prends garde à la stabilité de l'ensemble.
Alors le lait coule en filaments crème le long de l'aluminium,
voire, l'été, sur mes jambes nues.
Qui donc m'avait appris cette magie de la force centrifuge avec
laquelle on pouvait, en faisant vivement tourner autour de l'axe
de son épaule la timbale tenue en poids mort le long de son
bras, réaliser une rotation intégrale sans qu'une
seule goutte de lait s'échappe du récipient ? La réponse
me revient aujourd'hui, en écrivant: un complice d'école
primaire mort il y a peu d'un cancer généralisé.
De ces sons mats de l'aluminium cogné le long du mur à
ce souffle, ce sifflet d'air après les mouvements que, plus
tard, j'expérimentai avec l'encensoir dans la sacristie les
jours de messe, il m'apparaît que je découvrais le
monde, en morceaux, par fragments.
J'allais donc chercher tous les deux jours ce lait donné
par le patron de l'usine à ses ouvriers - mon père
travaillait à sa ferme, ma mère au ménage dans
son château, comme on disait. Je longeais l'animal et pénétrais
parfois la fumée qui sortait des ventilations pratiquées
dans les fenêtres occultées avec les carreaux de verre
épais qui séparaient ces entrailles et la peau du
village. En conquérant de brouillards magnifiques, en conquistador
de contrées saturées par des fogs usinés, j'entrais
dans ce monde comme on pénètre dans des grottes sombres,
des anfractuosités mystérieuses où l'on s'attend
à tomber nez à nez avec un animal préhistorique.
Je ne savais pas alors que je serais face à un dragon dont,
depuis, j'ai conservé la haine.
Dehors, dans le froid des hivers ou la lumière des étés,
je retrouvais cette vapeur comme un signe de proximité avec
le Léviathan. De l'intérieur me parvenaient des bruits
sourds, secs, froids, nets, des hurlements composés au métronome,
des gémissements mécaniques et des furies travaillées
par un vent méchant. Longtemps, je ne sus de cette baleine
blanche que les lèvres, la gueule, en ignorant tout de son
ventre. Autour d'elle, tels des marins en partance pour des bancs
de poissons non loin de continents hyperboréens, les laitiers
partaient dans la nuit, comme les terre-neuvas embarquent pour des
mondes lointains : les camions quittaient l'usine en théories,
en processions.
Réveillé par eux et leurs mouvements nocturnes semblables
à ceux des méharistes s'enfonçant dans le désert,
j'entendais d'abord les bidons qui s'entrechoquaient dès
le ralentissement, non loin du stop, près du carrefour. Puis
les nouveaux brinquebalements au redémarrage avant éparpillement
aux quatre points cardinaux. À mes yeux d'enfant, mon oncle
était de ces guerriers de la laiterie, un genre de chevalier
levé aux aurores quand le village dormait encore.
Au bout des chemins tracés dans les verdures alors menaçantes,
encore dans la nuit, ils chargeaient les bidons dans leur camion
et descendaient les autres, que le paysan retrouverait vides dès
son lever. Cette noria permettait l'alimentation de la bête
restée au village. De retour très tôt à
l'usine, les laitiers rapportaient le lait en quantité et
je voyais alors le ventre de l'animal rempli jusqu'au bord, aux
limites du vomissement. J'imaginais le débordement du liquide
gras et blanc par-dessus les bidons, les cuves, les containers,
les gigantesques marmites d'acier qui rivalisaient en monstruosité
avec la majesté du donjon médiéval qui domine
le village. Puis l'envahissement des rues, des maisons, des commerces,
de mon école, de la boulangerie où j'allais chercher
le pain dans les lueurs vacillantes du petit matin.
Vagissements, plaintes contenues, bruits étouffés,
mugissements modulés en longues phrases, grondements des
moteurs et des ventilations, l'usine m'était interdite sous
peine de découvrir là un univers peuplé de
monstres, de furies, d'horreur et de damnés; j'étais
autorisé au seul abord de ce que l'on appelait les quais,
débarcadères des nombreux bidons. M'enfonçant
dans l'air de plus en plus saturé par le bruit, la vapeur
et l'activité laborieuse, j'empruntais un petit escalier
de fer, toujours ruisselant, toujours glissant, pour parvenir à
un endroit où la lumière tombait dru d'un trou pratiqué
dans le plafond. La plate-forme était envahie par un serpent
de fer et d'acier, de chaînes et d'huile, sur lequel les bidons
avançaient régulièrement, de l'arrière
du camion où on les déchargeait aux cuves où
moussait le lait vidé avant d'être englouti par l'usine.
Là, soit je me servais, malhabile, maladroit, soit on emplissait
pour moi le récipient. Parfois, un adulte velu, toujours
le même, plongeait la mesure dans le lait et versait le contenu
dans ma timbale; de temps en temps des gouttes coulaient sur ses
avant-bras et le mélange des poils bruns et des filets blanchâtres
m'écœurait. Deux mots, de lui à moi, et je repartais,
le bras lesté, laissant derrière moi l'usine menaçante
pour retrouver le village. La limite était perceptible à
la hauteur du hangar à vélos où, sous les tôles,
les bicyclettes étaient pendues comme des carcasses sanguinolentes
à des crocs de boucher, attendant qu'après la journée
de travail les ouvriers viennent dépendre leurs victimes
exsangues.
La cour était traversée par des corps en mouvement,
comme sur une scène de théâtre : certains, droits,
raides, propres, dignes, habillés en tenue de ville; d'aucuns,
plus voûtés, plus courbés, plus sales, plus
accablés, en bleus de chauffe, cottes ou salopettes; d'autres,
enfin, tordus, vrillés, écrasés par un poids
dont j'ignorais la provenance, hantaient l'espace et allaient, pareils
à des fantômes échappés de je ne sais
quelle sombre douve. Ici se croisaient les gens des bureaux et de
la comptabilité, ceux de l'entretien et de la mécanique,
ceux de la production et des travaux pénibles. Mon enfance
côtoyait ces mouvements de troupe, déjà imbibée
de la révolte qui fait aujourd'hui mon irréductibilité
viscérale.
Les paysans allaient et venaient aussi, conduisant des tracteurs
cahotants, bruyants et fumants. Derrière eux, ils tiraient
en attelage des tonnes métalliques dans lesquelles ils versaient
le sérum du lait avec lequel on avait fait le beurre. Ce
petit-lait, clair, légèrement verdâtre, débordait
au gré des cahots dans la cour. Des traces liquides se dessinaient
sur le sol, cartographies magiques et mystérieuses, salement
parfumées d'une odeur piquante et acide. Enfant, j'enjambais
ces flaques laissant derrière moi l'animal et ses dégorgements
pour retrouver petit à petit, aux dimensions de mon pas,
la rue qui descendait au village.
Le hameau était construit autour de cette usine : cinq cents
habitants, cent vingt employés. Tous y avaient travaillé,
y travaillaient ou y travailleraient. Les commer- çants,
l'école, le conseil municipal, les artisans, le médecin,
les cafés, le pharmacien, la poissonnière, tous tenaient
de cette entreprise l'essentiel de leur substance et de leur subsistance.
Le patron de l'usine vivait en dandy, grand seigneur méchant
homme, beau, élégant, amateur de voitures puissantes
et de femmes, comme on aime les chevaux, de costumes superbement
coupés et de chaussures italiennes sur mesure. Et aussi de
parfums entêtants. Son nom était celui de ses fromages
et de sa fromagerie, mais dans l'usine, on l'appelait par son prénom:
Monsieur Paul. Mes parents lui devaient leur emploi et mon père
quelque gratitude, notamment parce qu'il avait prêté
une voiture pour conduire sur sa fin ma grand-mère à
l'hôpital. On l'aimait comme alors le paternalisme rendait
possible ce genre d'amour. Il possédait tout, du ventre des
femmes qu'il élisait aux maisons qu'il collectionnait dans
le village.
Ma première lettre d'embauche...
Je reçus ma première lettre d'embauche le jour de
la fête de mon père, l'année de mes seize ans.
Je venais de passer le bac de français et attendais la reprise
de l'année scolaire 1975-76. Ce devait être mon premier
contact avec le ventre de l'animal, l'intérieur de la machine.
Il y en eut un autre, deux années plus tard, en 1977, alors
qu'une saison de philosophie à l'université, en dilettante,
m'avait conduit à mes dix-huit ans et au vide qui s'ouvrait
devant moi. Je voulais être conducteur de train à la
SNCF, qui m'avait refusé, et tentais de repousser le plus
loin possible la date de mon incorporation à l'armée...
Je pénétrai donc dans les entrailles de la bête
le 1er juillet 1975 à sept heures le matin.
Si la pension n'avait brisé l'enfant en moi pour me propulser
dans le monde brutal des adultes dès l'âge de dix ans,
je serais devenu vieux ce jour-là, à cette heure-là.
Je n'ai pas oublié ce que j'ai appris dès cette date
et ne l'ai jamais négligé depuis, quels qu'aient été
mes trajets, quels qu'aient été les lieux où
j'ai traîné ma curiosité et mon désir
inextinguible d'expériences. Les portes souples et isolantes
en plastique rayé par les froissements des allées
et venues se sont ouvertes pour moi ce matin-là. J'ai laissé
ce qui me restait d'enfance à leur limite et suis définitivement
devenu adulte en franchissant cette barrière initiatique.
Je vis alors les glaires qui tapissent le ventre de l'animal, ses
poumons brûlés et sales, son système digestif
où se fomentent les exhalaisons et les putréfactions
de son haleine, j'ai regardé la carcasse dont il était
fait, les murs humides, trempés d'une transpiration tiède
et visqueuse, les pavés glissants et recouverts d'une pellicule
grasse, les allées et venues avec palettes et chariots divers
qui transportaient la nourriture, la matière à transformer,
à digérer, à régurgiter, à rendre
solide, liquide, à métamorphoser en pâte, en
rubans de beurre et coulées de crèmes épaisses
et fades, en camemberts. De l'intérieur, je découvrais
enfin ce qui faisait l'épicentre de l'usine, imaginé
pendant des années et décrypté d'un seul coup.
Et puis j'y voyais des hommes et des femmes, peu d'hommes, essentiellement
des femmes. Les premiers travaillaient dehors, sur le quai, au déchargement,
à conduire les camions, à assurer l'entretien; les
dernières au contact des liquides, de la matière en
gésine, en gestation, en perpétuelles transformations,
du côté des levures, des bactéries, des proliférations
de champignons, des coulures et des tremblotements de masses caillées.
Je fus affecté au salage en compagnie d'un ancien ouvrier
des abattoirs qui me racontait le sang brûlant bu à
la carotide des taureaux abattus ou les foies crus déchiquetés
à pleines dents en forme de concours avec ses compagnons
de travail. Il me conta aussi la Légion étrangère
et son engagement dans l'armée.
Tous les deux, nous travaillions au saumurage des fromages. Lui,
avec un palan, immergeait un assemblage de clayons d'acier et de
fromages frais dans d'immenses bacs d'eau salée creusés
dans le sol; moi, je récupérais l'ensemble, dégoulinant
de saumure, avec pour tâche de déplacer à la
main ces fromages, de les disposer de façon à ce qu'ils
ne se touchent pas au moment de l'arrosage bactérien. Botté,
coiffé d'un calot, habillé de blanc dans des vêtements
qui jamais ne furent à ma taille, je m'acquittais au mieux
de ma tâche. Des erreurs de plaçage ou d'emboîtage
des clayons pouvaient induire l'effondrement de tout l'édifice.
Alors plusieurs dizaines de fromages tombaient et roulaient au sol.
Ce qui ne manquait pas d'enclencher soit le rire, soit la colère
sans nom du mangeur de foie cru.
L'entrée dans le hâloir, puis dans le lieu du salage,
me soulevait le cœur et me donnait envie de vomir. Après
l'odeur de métal rouillé des vestiaires, où
l'on se défaisait de ses vêtements civils pour revêtir
la tenue de travail, il fallait supporter les effluves de mauvais
vins, de cidres avariés ou de charcuterie débordant
des sacs en papier du casse-croûte de la matinée. Enfin,
la journée de travail se passait dans des tissus saturés
de sueur, de larmes, de sérum, de présure, de saumure,
voire de glaires accrochées aux murs et dégoulinant
sur le corps dès qu'on les frôlait un peu trop. Les
odeurs de transpiration se mêlaient au petit-lait qui mouillait
les cheveux et coulait sur le visage. Aux coins de la bouche, sur
les lèvres, on trouvait parfois mélangées des
saveurs de sel dont je me demandais ce qu'elles devaient aux pleurs
de colère, aux salissures saumurées, aux traces sudoripares.
Le corps devenait une mécanique intégrée dans
l'ensemble des fonctions de l'animal: respiration, digestion, circulation,
flux d'airs et de vents, d'odeurs et de miasmes, de solides et de
liquides, de travail et de douleurs, d'hommes et de femmes. L'usine
vivait à la manière d'un Léviathan embusqué
dans les marécages. Les doigts pincés dans les clayons
bleuissaient puis noircissaient de sang coagulé, les yeux
piquaient à force de liquides brûlants instillés
sous les paupières, les nerfs et les os du dos vrillaient
l'influx et la colonne vertébrale dans les reins, les muscles
des bras tremblaient, tétanisés par la réitération
de l'effort et la pensée vagabondait, mais toujours ramenée
dans mon esprit au travail et aux conditions dans lesquelles elle
s'exerçait.
La peau de mes mains commença à se gondoler, à
gonfler, à blanchir, puis à partir, morceau par morceau.
De petits fragments, des pellicules, des amas cellulaires grattés
à l'ongle se déposaient au creux de mes paumes. Puis
de plus grands lambeaux qui, sous eux, laissaient une chair à
vif chaque matin arrosée à nouveau de saumure. Je
devenais comme ces fromages dont les croûtes recouvrent une
matière tendre : il me semblait qu'un mimétisme transfigurait
tout un chacun qui finissait par ressembler à l'objet indéfiniment
travaillé, manipulé, ouvragé. Sous la douche,
l'eau claire et chaude lavait les douleurs de l'âme et ramenait
à la forme humaine, à la consistance métaphysique
nécessaire.
Les après-midi, dans les premiers temps, furent suivis d'effondrements,
presque d'évanouissements tant la fatigue minait le corps
qui explosait dès que la tension faiblissait. Sur l'herbe,
dans la campagne où je vagabondais avec un ami compagnon
d'infortune, dans un fauteuil, sur un lit, n'importe où,
je sombrais en pleine inconscience dans un sommeil abrutissant dont
je ne sortais que la nuit venue, comme si une horloge interne me
réveillait pour m'inviter à prendre le chemin du lit.
Dormir : il n'y avait plus de sens à mon existence que dans
cet abandon à la tyrannie de la fatigue. Après douze
heures de sommeil, je repartais au travail encore embrumé
par le souvenir de lassitudes rêvées, moulu, harassé,
exténué, vidé, hanté encore par les
songes vécus eux aussi dans le ventre de la baleine.
Ce corps-là, j'en ai gardé le souvenir intact, sans
une once d'entropie. Et je sais qu'il n'est pire esclavage que de
sentir, petit à petit, sa chair se modeler, se défaire
et se reconstituer autour des impératifs du travail. Au pied
de la chaîne de lavage où des jets de vapeur giclaient
parfois en direction du visage de celui qui enfournait les cuves,
j'ai travaillé avec un ouvrier fier de l'excroissance apparue
à la jonction de son bras et de son avant-bras : une boule
de viande, de chair, de muscle, construite et fabriquée par
les milliers d'heures consacrées à la répétition
du même geste. Dans le vacarme, la vapeur et les trombes d'eau,
il me montrait parfois avec un clin d'œil ce signe qui fait
le mutant : un animal tout entier dressé pour le travail.
Je découvre les grands textes anarchistes
Ma première odyssée dans le ventre bestial cessa
avec la fin des vacances. Je lus pour tâcher de comprendre
ce monde-là. Marx d'abord, parce qu'il me semblait le seul
à parler de ces damnés, à avoir consacré
une pensée tout entière au service d'une révolte
que, désormais, je savais fondée et légitime.
J'aimais Nietzsche et déjà la gauche m'apparaissait
comme ma seule famille pensable. Je m'inquiétais du devenir
de Marx dans ce Xxème siècle - l'idéal marxiste
me passionnait, mais le spectacle soviétique me consternait.
Jean Grenier disait dans l'Essai sur l'esprit d'orthodoxie, qui
m'avait enthousiasmé, ce que l'on pouvait savoir, alors,
bien avant la publication de Soljenitsyne, de la peste hégélienne
en matière politique. Le Parti communiste français
dilapidait idéologiquement un capital essentiel et le gâchis
me désolait d'autant qu'il me semblait qu'ainsi on s'acharnait
sur le corps de ceux qui font face à la douleur au quotidien.
Puis je découvris les grands textes anarchistes. Je sus,
dès lors, que j'étais de cet archipel. Stirner et
son individualisme radical, Bakounine et son dionysisme libertaire,
Jean Grave et Proudhon, puis d'autres, Kropotkine et Louise Michel,
toutes pensées roboratives dont certaines n'étaient
pas si éloignées de Nietzsche qu'on aurait pu le croire.
Ni Dieu ni maître, voilà qui me semblait, et me semble
toujours, d'une redoutable actualité et qui paraît
bien proche du nietzschéen : Il m'est odieux de suivre autant
que de guider. En même temps que je progressais dans la voie
libertaire, je ne trouvais que des textes anciens, pas de références
récentes, rien après Mai 68 qui ait la densité
et la consistance des classiques du siècle dernier, sinon
des comètes, tels Alain Jouffroy ou Marcel Moreau. Les publications
libertaires contemporaines sont encore pleines de la poussière
du XIXème siècle, tout autant que les librairies anarchistes
parisiennes que je visitais de temps en temps lorsque je quittais
ma province.
Il y eut le bac, une année à l'université,
d'autres lectures et un nouveau voyage dans le ventre de la même
bête. Cette fois-ci moins en touriste que la première
fois : il s'agissait plus nettement de rentrer dans la vie active,
même si rien n'était alors engagé avant les
obligations militaires. Nouvelles retrouvailles, vieilles figures,
vieux lieux et immuabilité des tâches. Chacun était
resté à son poste pendant que j'avais vécu
ailleurs ces deux années-là, loin d'eux, oublieux
même de leur existence.
Je fus du genre volant, sans tâche fixe, mais itinérant
dans l'usine au gré des besoins, pour remplacer la plupart
au moment des pauses de la matinée, quand le vin coulait
à flots, quand les dents déchiquetaient les sandwiches
épais et quand aussi d'aucuns se dépensaient en ruts
tragiques, enfermés dans les toilettes ou les douches, pour
copuler comme des bêtes dans un zoo. Fabrication, lavage des
cuves, présurage, coupage, salage, manutention, plaçage,
entretien, bricolage, je fus de toutes les corvées.
Travailler dans les jets de vapeur continuels, sous la pluie de
saumure, les mains plongées dans les détergents qui
trouaient la peau, le poignet et les doigts tétanisés
par les envois de présure à la seringue, le bras ankylosé
par les mouvements nécessaires aux déplacements de
cuves, les gestes effectués dans une salle chauffée
constamment à 33 degrés, une hygrométrie qui
faisait ruisseler dès l'entrée dans la pièce,
le bruit constant, le petit-lait mouillant et collant les cheveux
sur le visage, le sérum qui sautait et giclait à la
bouche dès que la pompe vidait le fond des cuves, les brûlures
: je crois n'avoir rien ignoré de ce qui faisait le quotidien
des différents postes dans l'usine.
La figure du contremaître
Mais le pire fut, dans cet enfer glaireux, la figure humaine du
contremaître. Déhanché et déambulant
pareil à un singe en quête de victime. Il ne se départissait
jamais d'un béret de feutre noir, le même, jour après
jour, huileux de crasse, lustré de saleté, frangé
d'un feston d'écume dessiné par les couches successives
de sueur. Blouse blanche et bottes noires, il allait et venait,
distribuait le travail et contrôlait avec un zèle minutieux
ce qui avait été fait. Peu de paroles, des grognements
à déchiffrer aussi vite que possible si l'on ne voulait
pas risquer un emballement du borborygme en question et l'impossibilité
devenue totale de comprendre quoi que ce soit à ses injonctions.
Les gestes, les signes cabalistiques, les moulinets de bras, s'ils
n'étaient pas compris, devenaient encore plus obscurs, toujours
plus confus.
On disait de son couvre-chef - jamais expression ne fut mieux appropriée
- qu'il cachait d'affreuses cicatrices après la boucherie
d'une trépanation. Chacun pensait trouver là l'explication
et la cause de son manque de finesse, sinon de sa franche nature
caractérielle. Il était le contremaître, j'étais
l'étudiant, un genre d'animal insupportable, quelque chose
qui appelle l'intellectuel et signifie la forte tête à
mater. D'autant que, cette fois-ci, j'étais moins un saisonnier
destiné à disparaître à la fin du temps
convenu qu'une recrue avec laquelle il faudrait peut-être
compter au quotidien, et pour longtemps. Car dans l'esprit de la
plupart, on entrait à la fromagerie pour la vie...
Je découvris dans ses brimades moins l'expression de la
lutte des classes que les effets radicalement pervers de l'exercice
du pouvoir sur n'importe quel individu, fût-il normalement
constitué. Son autoritarisme et sa perversion avaient leur
équivalent dans l'obséquiosité et la déférence
chaque matin exhibée au passage de Monsieur Paul auquel il
dit un jour combien j'étais un fauteur de trouble, un mauvais
esprit. Son œil d'abruti pétilla lorsqu'il se fut déchargé
de sa dénonciation. L'heureux sycophante avait joui pour
la semaine, au moins. Le reste du personnel enfouit le regard dans
la tâche du moment, pour y perdre un peu plus son âme.
Suivit une convocation au bureau dudit Monsieur Paul remise en
bonne et due forme par le contremaître au béret noir.
J'allai au saint des saints pendant ma journée de travail
et fus reçu par un homme affable, onctueux, affectueux presque.
Il commença par rendre hommage au caractère brave
de mon père et au courage de ma mère, ses employés.
Je sus dès lors que je n'écouterais guère le
reste. Il chargea le trépané, en ajouta sur son compte,
et, en nietzschéen d'opérette, me fit une tirade sur
ceux-qui-ne-sont-pas-de-la-même-nature, un genre de race des
seigneurs à usage local. Peu avare de ficelles, il fit l'éloge
de mon mauvais caractère, rendit hommage aux natures et aux
tempéraments, me félicita de tel ou tel trait, puis
me proposa tout de go un poste de cadre; dans son usine. Le ciel
me tombait sur la tête. Il continua en énumérant
les avantages qu'il faisait miroiter comme un bonimenteur de foire.
J'expérimentai alors, pour la première fois, la jubilation
qu'il y a à dire non.
Les jours suivants, je repris ma place dans l'animal humide entre
le gnome au crâne défoncé que je voyais et subissais
au quotidien, et le prédateur traversant l'usine comme un
météore. Il réitéra son invitation un
matin, lui, parfumé, sucré, propre, net, rose, moi,
puant, sale, collant, glaireux, cireux. L'échange verbal
eut lieu sous les regards interrogateurs et dubitatifs, curieux
et intéressés. Nouveau refus de ma part, nouveau délai
offert par le patron qui avoua n'être pas pressé et
ne pas attendre de réponse dans l'instant.
Il y eut de nouveaux jours avec ce qui faisait les huit heures
de tous. Certains qui étaient là depuis trente ou
quarante ans avaient fini par se fondre dans le paysage, par devenir
des morceaux de l'usine, des fragments de la bête qui soufflait
toujours autant ses vapeurs méphitiques et ses brumes fades.
Le matériau humain se confondait aux autres, au fer des poutrelles,
au bois des palettes, à l'aluminium des cuves, au caillé
flasque des fromages, aux mucosités noires qui dégoulinaient
sur les murs comme des limaces. Le temps ne passait pas, il reculait
même et remontait. Le sable paraissait grimper de l'ampoule
inférieure vers l'ampoule supérieure, et cette rétroversion
de la durée infligeait au corps une irréfutable régression.
La physiologie des chairs poussées là comme des plantes
vénéneuses au milieu d'une serre où l'on cultivait
des végétations lactées, la viande tuméfiée
huit heures par jour, cinq jours sur sept, onze mois sur douze pendant
plus de quarante années, le système nerveux en sommeil
pour le cortex, en éveil pour le cerveau reptilien, l'influx
contenu dans des gaines où des milliards de fois l'énergie
passe, dirigée vers les mouvements de l'entreprise, tout
disait le corps politique, la physiologie dressée sur le
mode politique.
Je me rebellai
Puis, un jour sans importance, la pendule allait marquer onze heures,
je ne sais plus pourquoi, mais je n'ai pas supporté les vexations
du trépané. La remarque fut certainement bénigne,
mais dite sur le ton qui justifiait qu'on ne l'accepte pas. Au milieu
du vacarme, de l'humidité, de la sueur, coincé dans
la chaîne, mon travail dépendant du précédant,
mais celui du suivant n'étant rendu possible que par le mien,
je me rebellai. J'arrêtai de travailler et regardai le contremaître
qui vociféra de plus belle. Les cuves s'entassaient autour
de moi, l'accumulation en amont s'accompagnait d'un manque de matière
à travailler en aval. La chaîne tournait à vide.
Ses cris se firent de plus en plus hystériques. Je quittai
mon poste et me dirigeai vers lui, décide, lentement renais
décidé, mon regard s'emparant du sien. Le silence
se fit, il hurla, je criai plus fort que lui.
Je fus peut-être insultant, je l'ignore aujourd'hui, mais
je me souviens lui savoir dit du plus fort que j'ai pu combien ils
me répugnaient, lui et son pouvoir minable. La chaîne
avait été arrêtée dans l'urgence par
une ouvrière, terrifiée. Seuls demeuraient un bruit
de moteur à vide et ce silence de tous que je n'oublierai
jamais. Tous les regards étaient braqués sur ces deux
bêtes qui se faisaient face. Après mon torrent de colère,
je pris mon calot, défis mon tablier et lui fourguai le tout
dans les bras.
Je n'ai plus aucun souvenir de la façon dont je me suis
retrouvé dehors, dans l'état d'esprit du petit enfant
que j'avais été et qui eut soudain l'impression d'en
avoir fini avec un cauchemar en laissant l'animal souffler derrière
lui, dans son dos. J'ai oublié, aussi, le détail de
mon retour chez mes parents, de la lumière, du soleil dans
le village, des carcasses de vélos accrochées sous
le hangar. Je n'ai plus souvenance du bruit de ma respiration, alors,
ni de celui que faisait l'aluminium de la timbale sur les murs de
l'usine. J'ai perdu toute mémoire du bruit des maillets de
bois qui décoiffaient les bidons, des lents et longs vagissements
des ventilateurs, des allées et venues mécaniques
des camions et du bras des chauffeurs qui pendait à la portière.
Je ne peux me remémorer les odeurs blêmes du lait,
les couleurs fades de la crème, la pâleur des rubans
de beurre sortis dans les matinées glacées d'hiver,
tout gît comme en un cimetière.
Car l'usine est aujourd'hui une friche, un navire échoué,
abandonné, déserté, vide depuis son rachat,
puis sa liquidation. Monsieur Paul est mort, le contremaître
trépané également, par zèle mimétique,
peut-être, ou goût du service bien fait et de la domesticité
poussée à son paroxysme. Le village n'est pas loin,
lui aussi, de sombrer corps et âme.
Déjà, son âme l'a quitté depuis belle
lurette. Découpées au chalumeau les anciennes cuves,
vendus les clayons, recyclées les machines, mortes aujourd'hui,
vraisemblablement éteintes, les souffleries. Le pavé
se fendille, le béton s'effrite, le bitume de la cour laisse
place à l'herbe, à la végétation. D'antiques
objets rouillés gisent un peu partout. Et seule mon enfance
et mon adolescence hantent encore ces lieux-là. Mais ce que
je n'oublierai jamais, ce que j'emporterai avec moi dans la tombe
et qui sans cesse travaillera mon âme, c'est le regard qu'avaient
ceux qui, ce jour où je donnai mon congé, ont assisté
à la scène : un mélange d'envie et de désespoir,
un désir d'exprimer ce qu'ils ne pouvaient s'offrir le luxe
de dire. En écrivant aujourd'hui ce livre que je porte depuis
ces années-là, c'est aux yeux vides de ceux qui ne
peuvent rendre leur tablier que je pense.
Michel Onfray Politique du Rebelle Traité de résistance
et d'insoumission Grasset - Paris 1997
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