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Origine : Périphéries, mars 2005
http://www.peripheries.net/f-onfray.html
On a toutes les raisons, par les temps qui courent, de se méfier
d’un Traité d’athéologie: on a trop vu, récemment,
de ces peurs de l’autre viscérales travesties en postures
philosophiques; on a trop vu de ces auteurs à qui la critique des
religions, ou des intégrismes, ne sert que de prétexte pour loucher
avec insistance du côté de l’islam, alimentant une suspicion
à forts relents racistes envers tous ceux dont il est la tradition
religieuse de référence. A l’évidence, ce n’est pas
le cas de Michel Onfray, que l’on sent, à le lire, aussi sincèrement
remonté contre tous les dogmes religieux – il n’est
pas certain, en revanche, que son fulgurant succès de librairie
n’ait que des motifs honorables.
On regrette seulement de retrouver sous sa plume quelques affirmations
discutables devenues des lieux communs depuis trois ans et demi:
il écrit par exemple que l’islam est «fondamentalement
incompatible avec les sociétés issues des Lumières», alors qu’il
explique lui-même en long et en large, par ailleurs, combien les
«sociétés issues des Lumières» restent profondément imprégnées
de christianisme. «Le musulman n’est pas fraternel,
écrit-il dans un style un brin déplaisant: frère du coreligionnaire,
oui, mais pas des autres, tenus pour rien, quantités négligeables
ou détestables.» Or, à d’autres endroits du livre, il
formule exactement la même critique, d’ailleurs tout à fait
pertinente, à l’égard du judaïsme et du christianisme: dans
chaque religion, les commandements vertueux («tu ne tueras point»)
semblent devoir être compris implicitement comme n’ayant de
valeur qu’au sein même de la communauté, et ne jamais concerner
ceux qui pratiquent un culte différent. C’est ce «deux poids,
deux mesures» que les «sociétés issues des Lumières», justement,
tout en proclamant l’idéal d’universalité, ont été incapables
de dépasser dans les faits, continuant de dominer d’autres
peuples sous prétexte de leur prétendue infériorité raciale, puis
culturelle – et aujourd’hui, à nouveau, religieuse.
Au passage, Michel Onfray attribue aussi les attentats-suicides
palestiniens au désir d’accéder au paradis promis par le Coran,
oubliant que ceux qui les commettent, même s’ils habillent
leur acte d’un discours religieux, sont sans doute au moins
autant expulsés de ce bas monde par les conditions de vie qu’ils
y subissent qu’attirés par les charmes d’un au-delà
idyllique. Il reproduit ainsi l’effacement de l’histoire
et de la politique qui biaise désormais notre lecture du monde,
faisant de la religion un sésame d’explication unique et universel,
comme flottant dans l’abstraction. Il reprend à son compte
la thèse huntingtonienne d’un affrontement des civilisations
judéo-chrétienne et musulmane – même si c’est pour les
renvoyer dos à dos. On peut le déplorer de la part d’un auteur
qui vante les vertus du libre examen philosophique et du refus des
vérités imposées, et qui, en général, les met lui-même en pratique
avec talent.
En suivant sans lui le fil de sa réflexion, on pourrait même émettre
l’hypothèse que si les religions sont sources de problèmes,
aujourd’hui, la faute en incombe surtout au monde judéo-chrétien.
C’est ce dernier qui, sans doute parce que les conditions
historiques le lui autorisent, perpétue ce «deux poids, deux
mesures» monothéiste que la laïcisation a été impuissante à
abattre: l’occupation de la Palestine s’est faite au
départ dans une sorte d’aveuglement quant à la présence de
non-juifs sur cette terre («une terre sans peuple pour un peuple
sans terre»), et s’est poursuivie dans le déni de leur
légitimité; la mondialisation met en place un jeu de dupes généralisé
dans lequel les cultures non-occidentales se voient à la fois dévastées
économiquement et sommées d’uniformiser leurs modes de vie
et de pensée. Dans ce contexte, l’intégrisme musulman, sur
lequel on se focalise tant, apparaît comme «second»: de nature essentiellement
réactive, il sert à habiller une réplique aux situations d’oppression
politique et de violence culturelle créées par un impérialisme occidental
que ses protagonistes n’identifient même pas. Cela ne signifie
pas qu’il soit inoffensif, ni qu’il inspire la moindre
sympathie; mais est-ce qu’on ne se donnerait pas de meilleures
chances de venir à bout du fléau religieux en cernant précisément
les endroits où il prend sa source?
Vouloir parler de religion sans parler de politique, c’est
se condamner à reproduire de fausses symétries ravageuses. Onfray
peut ainsi déclarer dans un entretien au Point (10 février
2005): «Quand une religion appelle au meurtre des autres qualifiés
d’infidèles – christianisme d’hier et islam d’aujourd'hui,
par exemple –, elle est politiquement plus dangereuse que
quand elle se donne comme but la construction d'une religion nationale
sur la terre dite des ancêtres – judaïsme d’hier et
d’aujourd’hui.» Faut-il en conclure que si, en Israël,
la «construction d’une religion nationale sur la terre
dite des ancêtres» pose problème, la faute en revient à ceux
qui s’y opposent sous le prétexte négligeable qu’ils
vivaient là depuis des générations? Un athée qui justifie aussi
facilement l’utilisation d’un livre saint comme d’un
cadastre, c’est quand même un brin surprenant…
Eradiquer la «fonction fabulatrice»?
Mais il est surtout dommage que Michel Onfray consacre l’essentiel
de son essai à fustiger les religions (ce en quoi il risque de ne
faire que prêcher des convertis, si l’on ose dire), au lieu
de développer et de préciser davantage la vision du monde qu’il
leur juge préférable. Et celle-ci, telle qu’il la présente,
est un peu courte. A la croyance obscurantiste, il se contente d’opposer
la «tradition rationaliste occidentale»: la raison, la science,
la culture… Il manifeste même un rationalisme exacerbé: il
fustige par exemple la pratique religieuse des «exercices de
mémoire», de la récitation et de la répétition, parce que, écrit-il,
«psalmodier, réciter, répéter n’est pas penser». Evidemment
que l’exercice de la pensée critique est une absolue nécessité;
mais doit-on pour autant ne faire que penser? N’a-t-il
jamais pris plaisir, par exemple, à apprendre par cœur un texte
ou un poème qu’il aimait et à se le répéter? La récitation
et la répétition sont critiquables lorsqu’elles servent à
l’endoctrinement religieux, mais, en elles-mêmes, elles sont
loin d’être dénuées de sens: elles permettent de s’approprier
un texte admiré, de se l’incorporer, de s’en imprégner,
de savourer ses sonorités; elles relèvent autant de l’univers
musical que du domaine intellectuel. Elles ne font pas obstacle
à la compréhension du sens, mais, au contraire, le soulignent et
le renforcent – l’étude des sonorités d’un texte,
et de ce qu’elles «disent» de plus à notre inconscient, ne
fait-elle pas partie intégrante de l’analyse littéraire?
Les termes dont il se sert de façon récurrente pour qualifier
les textes religieux laissent également perplexe: «fictions fabriquées»,
«fables», «mythes», «arrière-mondes», «histoires
pour enfants»…, représentent apparemment à ses yeux les
pires des abominations, alors qu’aux oreilles de beaucoup
de gens, il est vraisemblable qu’elles ont des résonances
plutôt agréables. Il propose aussi d’avoir recours à la psychanalyse
afin d’«envisager les mécanismes de la fonction fabulatrice»,
et affirme la nécessité urgente d’«empêcher l’errance
mentale et la coupure avec le seul et vrai monde». Du coup,
on s’interroge: quel est le rapport de Michel Onfray avec
la fiction? Ne lui arrive-t-il jamais de faire appel à sa propre
«fonction fabulatrice», et de s’évader du «seul
et vrai monde» pour s’adonner à l'«errance mentale»
en lisant un roman ou en regardant un film? Bien sûr, les films
et les romans, contrairement aux textes religieux, n’affichent
aucune prétention à être reçus comme des vérités littérales. Mais
ils nécessitent tout de même, pour être appréciés, que le lecteur
ou le spectateur y croie un minimum. Et il est difficile
de contrôler, de brider cette capacité à «croire», à se projeter
dans d’autres univers: en témoigne une longue méfiance (en
particulier des autorités religieuses…) vis-à-vis des effets
néfastes supposés de la lecture, ou encore, de plus fraîche date,
vis-à-vis des jeux de rôles. C’est pourquoi on reste sceptique
quand, interrogé dans un entretien (Télérama, 9 mars 2005)
sur cette faille de son livre, il lance: «Je ne suis pas contre
les mythes, je suis contre le fait qu’on y croie.» Mais
si on n’y croyait pas du tout, on ne les inventerait sans
doute pas… Il ajoute: «Créons des mythes parce qu’ils
sont fédérateurs, fabriquons des fables, mais surtout n’y
croyons pas!» Outre que le programme semble difficilement tenable,
n’est-il pas un peu réducteur et condescendant de considérer
que la seule utilité des mythes est leur rôle «fédérateur»?
On peut aussi penser, avec l’écrivain et critique littéraire
italien Pietro Citati, que «nous avons besoin des mythes pour
rester des hommes», tant individuellement que collectivement;
que c’est «en transformant les instincts, les pulsions
de notre moi en personnages d’une comédie symbolique que nous
pouvons atteindre l’entière vérité sur nous-mêmes» (entretien
de Citati à Télérama, 10 février 1999).
Pourfendant le mythe d’Adam et Eve, Onfray, dans son livre,
raille avec une sorte de naïveté: «Tous les serpents parlent,
c’est bien connu…», comme si toute incursion hors
du domaine de la froide logique lui était inconcevable. Pourtant,
personne, aujourd’hui, pas même l’immense majorité des
croyants, ne prend au pied de la lettre cette histoire de serpent
qui parle: on la reçoit comme un mythe, doté d’une certaine
fonction, riche de sens, susceptible de recevoir une foule d’interprétations
différentes, détenteur de certains renseignements sur la formation
de notre mentalité et de notre vision du monde – une mentalité
et une vision du monde que certains revendiquent, tandis que d’autres
les critiquent. Peut-on imaginer une humanité sans mythes? Si Michel
Onfray prétend venir à bout de la «fonction fabulatrice»
chez l’être humain, on lui souhaite bonne chance…
C’est cette impression qui domine tout au long de la lecture:
dans sa critique des religions, il se comporte comme un médecin
qui amputerait le bras de son malade pour lui soigner une blessure
à la main. La vision qu’il esquisse d’un monde entièrement
peuplé de philosophes raisonneurs n’est ni très convaincante,
ni très enviable. On ne peut qu’acquiescer à son idéal de
connaissance, mais la vision idyllique qu’il donne de la science
moderne, la foi candide dans un «progrès» vertueux et sans tache
dont elle témoigne, laissent pantois. Comment nier qu’en laissant
libre cours à son fantasme de toute-puissance et de maîtrise absolue
de la nature, l’homme moderne joue à l’apprenti sorcier,
et cause d’incalculables dégâts? Comment nier les ravages
de la réification du monde, de sa réduction à une série d’utilitaires
inertes considérés le plus souvent comme autant de sources de profit?
Renforcer le nihilisme en prétendant lui faire échec
Onfray prend acte, pour le déplorer, du «nihilisme» qui
caractérise notre époque, de sa «passion pour le néant»,
de son «culte du rien» – bref, de la «négativité
contemporaine». Il l’attribue à l’influence encore
trop faible d’un athéisme assumé: «L’athéisme seul
rend possible la sortie du nihilisme.» Or, il est peu probable
que la vision du monde alternative qu’il esquisse –
le rationalisme comme unique mode d’appréhension des choses,
l’acceptation de la «cruauté du réel qui contraint à supporter
l’évidence tragique du monde» – soit à même de contrer
le nihilisme. On ne peut s’empêcher d’y entendre un
écho du «n’est que» systématique, réducteur et désabusé,
par lequel Nancy Huston, dans Professeurs
de désespoir http://www.peripheries.net/f-huston2.htm,
définit la posture existentielle des nihilistes, justement. Il a
raison de s’inquiéter de la «montée de l’irrationnel»
que l’on constate aujourd’hui, mais on peut se demander
si celle-ci ne relève pas largement d’une réponse confuse
et maladroite à ce que les gens pressentent d’insuffisance
dans le «n’est que» ultrarationaliste et nihiliste
– et si, du coup, les remèdes de cheval qu’il lui propose
ne seraient pas plutôt de nature à aggraver le mal.
Pourtant, il mentionne lui-même des penseurs ayant esquissé des
théories qui semblent plus justes et plus intéressantes que son
cartésianisme caricatural: c’est le cas de Giordano Bruno,
dominicain brûlé par l’Inquisition en 1600 pour avoir affirmé
«la coextensivité de Dieu et du monde». Pour Giordano Bruno,
«la divinité existe, mais elle compose avec la matière, elle
en est le mystère résolu». Cette hypothèse de l’«immanence»
– sur laquelle, aujourd’hui, les militants altermondialistes
américains emmenés par Starhawk
http://www.peripheries.net/f-starhawk.htm font reposer
leur lutte – permet d’affirmer avec Onfray que «le
réel, la matière et le monde épuisent la totalité»; elle permet
de partager sa «conjuration de toute transcendance» et son
idéal de connaissance, mais en gardant à l’esprit le fond
de mystère qui imprègne la matière, dont on ne viendra probablement
jamais à bout (ce ne sont pas des religieux qui le disent, mais
des physiciens), et qui commande un minimum de précaution et d’humilité
dans les manipulations qu’on en fait. Lui-même, dans l’entretien
à Télérama cité précédemment, affirme que l’athéisme est «simplement
une vision immanente du monde». Mais il ne le précise nulle
part dans son livre (si on a bien lu, du moins), ce qui est quand
même dommage; d’autant que les présupposés implicites qu’on
y trouve semblent plutôt incompatibles avec cette adhésion déclarée
à l’immanence.
Les limites de l’interprétation psychanalytique
Le principal instrument dont se sert Michel Onfray pour dézinguer
les religions, c’est la psychanalyse: «pulsion de mort»,
«névrose obsessionnelle», «psychose hallucinatoire»…
Souvent, l’explication est peu satisfaisante: que le rigorisme
puritain de Saint-Paul de Tarse s’explique par le fait qu’il
était petit, moche et impuissant, peut-être; mais cela ne nous dit
pas comment ce petit bonhomme sans pouvoir a pu convertir au christianisme
une bonne partie du monde méditerranéen («deux millénaires de
punitions infligées aux femmes uniquement pour expier la névrose
d’un avorton!» se lamente Michel Onfray): il fallait pour
le moins que sa «névrose» rencontre un certain écho chez
ses contemporains, sans quoi ces derniers n’auraient eu aucun
mal à se débarrasser de l’emmerdeur en lui administrant soit
un solide cocktail d’aphrodisiaques, soit un bon coup de pied
au cul.
Il n’est pas question de le contester: la théorie psychanalytique,
en aidant le sujet à comprendre ce qui l’empêche de vivre,
représente une délivrance et une émancipation providentielles (diffusé
sur Arte en 2004, le téléfilm de Benoît Jacquot Princesse Marie,
avec Catherine Deneuve dans le rôle de Marie Bonaparte, disciple
et amie de Freud, en faisait encore la superbe démonstration). Mais
elle n’en est pas moins tributaire elle aussi d’une
certaine vision du monde, qui peut parfois lui imposer des limites
et nécessiter une certaine vigilance dans son maniement. Parmi les
«formatages devenus invisibles mais prégnants» que nous subissons,
et que pointe Michel Onfray, il n’y a pas que ceux hérités
directement du christianisme! Il existe peut-être aussi un seuil
au-delà duquel la psychanalyse peut se révéler réductrice, et se
rapprocher grandement du «n’est que» nihiliste.
C’est ce que mettent en lumière les chapitres passionnants
que Michel Hulin, dans La mystique sauvage, consacre à la
correspondance de Freud avec l’écrivain français Romain Rolland
(Prix Nobel de littérature en 1916). L’échange s’établit
en 1923, à l’initiative du premier, qui assure le second de
sa vive admiration; ce qui, remarque Hulin, a de quoi surprendre:
Romain Rolland est un idéaliste, un théoricien de l’amour
universel, très porté sur les utopies politiques et religieuses,
alors que Freud, comme il l’écrit lui-même dans une lettre
à son ami, considère qu’il a «passé une très grande partie
de sa vie à travailler à la destruction de ses propres illusions
et de celles de l’humanité». Hulin estime que l’œuvre
freudienne, si elle postule au premier abord un équilibre entre
«pulsion de mort» et «principe de plaisir», donne
en même temps la primauté à l’inorganique, à l’inerte,
considéré comme plus «stable», sur le vivant et l’organique;
elle repose «sur une intuition fondamentalement matérialiste
et réductrice», qui l’oblige à conclure «que le principe
de plaisir lui-même est au service de la pulsion de mort». Et
c’est la conscience de cette insuffisance, la quête d’un
moyen de rétablir l’équilibre entre Eros et Thanatos, qui
auraient poussé Freud à rechercher l’amitié d’un Romain
Rolland, perçu comme «l’antithèse de son propre scepticisme
désillusionné», comme «un porteur d’illusions, mais
d’illusions bénéfiques».
Freud: «La mystique m’est aussi fermée que la musique»
Un phénomène va cristalliser les différences de vues entre les
deux hommes: dans l’une de ses lettres, Rolland demande à
Freud comment il analyserait ce qu’il appelle «le sentiment
océanique», cette sensation de l’infini, hors de toute
croyance religieuse structurée, qu’il dit éprouver fréquemment,
et qui reste inconnue au maître de la psychanalyse – de même,
d’ailleurs, que la musique le laisse de marbre. «Combien
me sont étrangers les mondes dans lesquels vous évoluez! La mystique
m’est aussi fermée que la musique», écrit-il à Romain
Rolland, qui répondra: «Je puis à peine penser que la mystique
et la musique vous soient étrangères… je crois plutôt que
vous vous en méfiez, pour l’intégrité de la raison critique
dont vous maniez l’instrument.» En lui jetant entre les
pattes le «sentiment océanique», il a mis Freud dans un embarras
dont celui-ci ne réussira jamais vraiment à se dépêtrer, comme le
montre Michel Hulin. Il essaiera de l’assimiler à un retour
à la quiétude intra-utérine, sans convaincre son ami, qui fera valoir
que le «sentiment océanique» est aussi «une expansion
illimitée, positive, consciente d’elle-même» (c’est
Hulin qui résume) et qu’elle s’accompagne «d’un
bien-être souverain irréductible à une quiétude infantile».
Pire, Rolland contre-attaque en retournant contre son ami ses armes
de prédilection: «Vous, docteurs de l’Inconscient, au lieu
de vous faire, pour mieux le posséder, citoyens de cet empire illimité,
vous n’y entrez jamais qu’en étrangers, imbus d’une
idée préconçue de la supériorité de la partie dont vous venez…
La méfiance que manifestent certains maîtres de la psychanalyse
pour le libre jeu naturel de l’esprit, qui jouit de sa propre
possession, traduit, à leur insu, une sorte d’ascétisme et
de renoncement religieux à rebours.»
S’il y a une sortie possible du nihilisme, c’est chez
Michel Hulin, bien davantage que chez Michel Onfray, qu’on
a le sentiment de l’entrevoir. Dans La mystique sauvage,
ce normalien, professeur de philosophie indienne et comparée à la
Sorbonne, recense et commente les innombrables récits d’«extases
laïques» – assimilables au «sentiment océanique»
de Romain Rolland – qu’ont laissés dans la littérature
(autobiographique ou spécialisée) ceux qui les ont vécues. Les larges
extraits qu’il en cite rendent d’ailleurs la lecture
de son livre assez euphorisante. Le phénomène peut sublimer les
paysages les plus banals, comme cette arrière-cour d’un immeuble
décrépit que contemple un intellectuel américain dans les années
cinquante: «Soudain, chaque objet dans mon champ de vision se
mit à assumer une forme d’existence d’une curieuse intensité.
En fait, toutes choses se présentaient munies d’un «dedans»,
semblaient exister sur le même mode que moi-même, avec une intériorité
propre, une sorte de vie individuelle. Et, vues sous cet aspect,
elles paraissaient toutes extraordinairement belles. Il y avait
là, dans la cour, un chat, qui, la tête levée, suivait nonchalamment
le vol d’une guêpe qui se mouvait, sans vraiment se mouvoir,
juste au-dessus de lui. Une même tension vitale animait le chat,
la guêpe, les bouteilles cassées… toutes choses rougeoyaient
d’un éclat qui émanait de l’intérieur d’elles-mêmes.»
L’écrivain J.C. Powys évoque, lui, devant un paysage de
crépuscule à la nuit tombante, «une satisfaction mystérieuse
que semble dégager l’être intime de vieux poteaux, de vieux
tas de pierres, de vieilles meules coiffées de chaume. Elles jaillissent,
ces sensations, de la blancheur mate des routes qui va s’effaçant
dans le crépuscule et aussi des fossés, des mares solitaires, des
arbres isolés, de moulins à vent qui se découpent sur le ciel».
Et Hugo von Hofmansthal, dans la Lettre de Lord Chandos,
en 1901: «Lorsque l’autre soir, sous un noyer, je trouve
un arrosoir à moitié plein, oublié là par quelque jardinier, avec
son eau assombrie par l’ombre de l’arbre et sillonnée
d’un bord à l’autre par un insecte aquatique, tout cet
assemblage de choses insignifiantes me communique si fort la présence
de l’infini qu’un frisson sacré me parcourt de la racine
des cheveux à la base des talons, au point que je voudrais éclater
en paroles dont je sais que, si je les trouvais, elles terrasseraient
ces Chérubins auxquels je ne crois pas!»
Si ces moments surgissent toujours par surprise, leurs protagonistes
y ont été préparés par des conditions particulières: solitude, convalescence,
période de doute ou d’angoisse, perte des repères habituels
de leur quotidien… Concernant l’expérience elle-même,
Hulin relève des caractéristiques communes récurrentes, qu’il
résume ainsi, entre tous les témoignages: «Soudaineté, dépaysement
radical, sensation d’être soustrait au cours normal du temps,
certitude intuitive d’être entré en contact avec un Réel d’ordinaire
caché, joie surabondante, sérénité, émerveillement.» Pour la
théorie freudienne, ce sentiment, «d’essence régressive»,
s’assimile à une recherche de consolation: le sujet s’imagine
que lui-même et le monde ne font qu’un, afin de se persuader
que ce dernier ne saurait représenter une menace. Hulin objecte
pourtant qu’aucun de ces récits ne parle d’une «confusion»,
mais plutôt de la révélation d’une interrelation profonde:
«Un rapport mystérieux se révélait entre ces choses et moi»,
écrit par exemple J.C. Powys, tandis que le héros de Hofmansthal
dit avoir perçu «une harmonie entre moi et l’univers entier».
On assiste à une intensification de la conscience de soi et de la
présence aux choses, et non à leur effacement, établit Michel Hulin:
«Bien plus qu’une mythique confusion entre le Moi et le
non-Moi, c’est le sentiment d’une co-appartenance essentielle
entre moi-même et l’univers ambiant qui se dégage.»
Un «afflux de félicité» impossible à réduire ou à expliquer
Mais ce qui pose surtout problème à ceux qui tentent de démystifier
le «sentiment océanique», c’est ce surgissement, unanimement
décrit, d’une «joie brute, massive, suffocante, indicible»,
cet «afflux de félicité en dehors de tout succès extérieur, social
ou autre, en dehors même de toute découverte ou compréhension intellectuelle
particulière». Freud la renvoie au «narcissisme primaire»
de la petite enfance, ce qui, remarque Hulin, ne fait que déplacer
le problème: d’où vient ce plaisir qui submerge le nourrisson?
C’est là une interprétation qui «présuppose ce qu’elle
a la charge d’expliquer». Il souligne les difficultés
de Freud – qu’il juge prisonnier d’une «conception
mécaniste et réductrice du fonctionnement de la psyché» –
à concevoir «l’idée d’une joie fondamentale, non
réactive, non événementielle», qui ne soit pas d’une manière
ou d’une autre la résolution d’une tension psychique.
Cette incapacité, on la retrouve, portée à un degré presque comique,
dans les observations qu’a laissées un autre médecin, Pierre
Janet, au sujet d’une malade internée dans son service, à
la Salpêtrière, au début du XXe siècle. Sujette à de fréquentes
crises mystiques, cette femme manifeste alors une béatitude qui
fait écrire à son médecin qu’il s’agit là d’une
joie «incorrecte» ou «erronée», et même d’un
fâcheux «gaspillage de forces»: il voit ces extases, résume
Hulin, comme «des fêtes splendides que la pauvre malade se donne
à elle-même alors qu’elle n’a en fait aucun succès particulier
à célébrer». Or, peut-on dire qu’une joie est «juste»
ou «fausse»? Elle est, point! Mais le médecin, ajoute-t-il,
«n’accorde d’attention réelle qu’à l’affectivité
en mouvement, celle qui prépare l’action, l’accompagne,
la module et la relance sans cesse en direction de nouveaux objets»;
à ses yeux, «l’élaboration de la conduite humaine dans
la durée l’emporte en intérêt et en valeur sur la jouissance
confinée dans l’instant».
Michel Hulin conteste évidemment cette vision des choses. A ses
yeux, l’affectivité ne se greffe pas sur le rationnel: elle
le précède. A la racine de toute discipline intellectuelle, fait-il
valoir, même la plus carrée, la plus rigoureuse, il y a une préférence
affective – ne serait-ce que celle qui nous fait préférer
«l’ordonné au chaotique, le clair au confus, le complet
à l’incomplet, le cohérent au contradictoire». Il précise:
«Plus profondément, l’affectivité, avec son inévitable
dimension de partialité, est au cœur même de l’acte de
comprendre, en ce sens qu’une conscience parfaitement neutre
et inaccessible à toute considération de valeurs se bornerait à
laisser les choses dans l’état où elles se présentent à nous.»
Et il conclut: «C’est sur le sol mouvant de la préférence
affective que repose l’édifice entier de nos constructions
théoriques dans toutes les provinces du savoir.» Or, si l’affectivité
est première, cela signifie que certaines vérités ne peuvent être
démontrées, mais seulement révélées.
La vie humaine, une alternance de «refus crispés» et d’«approbations
bruyantes»
Ce que retirent de leur expérience nos «mystiques laïques»,
c’est à la fois la sensation d’avoir entraperçu l’ordre
caché du monde, «l’essence de la Réalité», et une identification
«du Bien et du Réel» – d’où décollage extatique.
Comment, alors, par là-dessus, se débrouiller avec l’existence
du mal? «Dans sa langue qui se passe de mots, la joie se prononce
sur l’Etre puisqu’elle affirme sa réciprocité avec le
Bien, écrit Michel Hulin. Négativement, cela implique qu’elle
n’est en aucune manière prête à faire sa place au mal, à la
souffrance, fût-ce à titre d’antagoniste. Pourtant la souffrance
existe et impose sa présence. La joie doit souffrir la présence
de la souffrance à ses côtés, doit endurer cette limitation et négation
d’elle-même. (…) C’est ainsi qu’unipolaire
en droit elle devient bipolaire en fait.»
Ce coup de force de la souffrance, explique-t-il, est dû au fait
que l’être humain, en tant qu’organisme vivant luttant
pour sa propre conservation, est sans cesse en train d’interpréter
son environnement en termes de bienfaits et de dangers, d’agréments
et de désagréments. C’est cela qui le projette dans la durée:
un être qui resterait complètement indifférent à ce qui l’environne,
qui ne se laisserait affecter par rien, ne vivrait plus dans le
temps. C’est cela aussi qui rend possible l’existence
du mal: même si on ne l’éprouve que fugitivement, le plaisir,
dans son essence, est au contraire toujours quelque chose qui nous
soustrait au passage du temps. Le surgissement de la vision mystique
correspondrait alors à un moment où, pour toutes sortes de raisons,
l’être humain abaisse sa garde, et cesse d’interpréter
son environnement en termes de favorable/défavorable; l’épisode
mystique «fait s’évanouir toutes les significations inscrites
dans le paysage, tous les repères existentiels et tous les rôles
préfabriqués»; il «délivre le regard de ses œillères
pragmatiques».
A la lumière de ces hypothèses, Michel Hulin interprète le comportement
des ascètes comme une tentative de retrouver l’extase mystique,
qu’ils ont auparavant connue fugitivement, en se forçant à
ne plus opérer ce tri – inconscient, le plus souvent –
entre ce qui favorise leur propre conservation et ce qui la menace,
à ne plus alterner sans cesse le «refus crispé» et l’«approbation
bruyante». En se privant de ce que leur corps réclame pour subsister
et s’épanouir (eau, nourriture, vêtements, plaisir sexuel…)
et en se forçant à aller au-devant de ce qui, de prime abord, les
rebute (ils se roulent nus dans la neige en hiver, s’obligent
à rester assis près d’un feu en plein été…), ils s’efforceraient
de retrouver cette forme de joie particulière qui se nourrit du
«déclin de la pertinence du clivage naturel entre agréable et
désagréable», de la «déliaison totale des forces dont la
synergie maintenait en place le moi». Le masochisme des pratiques
ascétiques ne serait donc qu’apparent: elles viseraient en
fait une forme de gratification supérieure…
Accepter les règles du jeu
Et voilà qu’à ce stade de la démonstration de Michel Hulin,
malgré la distance qu’il garde vis-à-vis du bien-fondé ou
non de ces pratiques, on se sent à nouveau totalement solidaire
de Michel Onfray lorsque celui-ci proclame l’absolue dignité
de l’existence terrestre, si fragile et imparfaite soit-elle,
et la légitimité des pulsions que bafouent les pratiques ascétiques.
Quelles que soient les nobles visées théoriques de l’ascétisme,
il revient dans les faits à considérer que, comme le déplore Onfray,
«le corps est une punition, la terre une vallée de larmes, la
vie une catastrophe, le plaisir un péché, les femmes une malédiction,
l’intelligence une présomption, la volupté une damnation».
Si les ascètes veulent réellement en finir avec la servitude que
représente, à leurs yeux, la nécessité de maintenir aussi longtemps
que possible l’unité du moi, ne devraient-ils pas, pour être
cohérents, en venir au suicide pur et simple? Tant qu’ils
sont vivants, ne sont-ils pas forcément encore dans cette quête
de gratifications à laquelle ils prétendent échapper, mais qu’ils
ont simplement pervertie?
Pourquoi ceux qui éprouvent de temps à autre le «sentiment
océanique» ne se contenteraient-ils pas de ces brefs aperçus
d’autre chose, et ne continueraient-ils pas, le reste du temps,
à mener sereinement, et le mieux possible, leur vie ordinaire? Michel
Hulin précise bien, de toute façon, que les extases mystiques ne
se commandent pas, «ne se donnent comme la récompense d’aucun
effort particulier», mais sont caractérisées par une «pure
gratuité»… Les ascètes, en voulant à tout prix leur forcer
la main, ne se montrent-ils pas puérils et capricieux? Le combat
que mène le vivant individuel pour se maintenir lui-même le plus
longtemps possible, écrit Michel Hulin, est un «combat perdu
d’avance contre l’ordre du monde»; certes. Mais
pourquoi ne pas accepter les règles du jeu? Pourquoi ne pas admettre
qu’il en vaut la chandelle? Ce mépris à l’égard des
péripéties dérisoires survenant entre le berceau et la tombe est
un trait commun aux religieux et aux nihilistes, comme si ces derniers,
tout en faisant profession d’athéisme, avaient reproduit sous
une autre forme le renoncement et le puritanisme religieux –
c’est encore Nancy Huston qui le pointe dans Professeurs
de désespoir.
Et puis, il reste aux hommes un moyen de rester en contact avec
cet «autre chose» dont ils ont parfois l’intuition. Ce moyen,
à en croire Pietro Citati, ce sont… les mythes – ces
mythes dont se méfie tant Michel Onfray. Les mythes, déclare Citati,
sont «l’ultime reflet» d’une lumière cachée,
«une sorte de souvenir-réflexe, de magique mémoire intuitive».
Cela expliquerait pourquoi les écrivains, et tous ceux qui prennent
en charge l’élaboration fictionnelle, sont à ce point exténués
par leur tâche, qui consiste à assumer à la fois les limites parfois
rageantes de l’existence humaine et l’intuition déstabilisante
de tout ce qui la dépasse; à assumer, en résumé, ce tiraillement
des extrêmes, ce mélange hétérogène, impur, qui fait la condition
humaine, et devant lequel les religions, refusant l’évidence,
n’ont jamais voulu s’incliner.
Mona Chollet
Michel Onfray, Traité d’athéologie, Grasset, 2005.
Michel Hulin, La mystique sauvage, Presses universitaires
de France, 1993.
Origine :vPériphéries, mars 2005
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