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Origine : http://www.edition-grasset.fr/textes/022001.htm
Michel Onfray L'archipel des comètes Journal hédoniste,
tome 3 journal
Michel Onfray publie son onzième livre chez Grasset. Depuis
son prix Médicis de l'essai (pour La sculpture de soi), ses
livres ont rencontré une audience nouvelle (entre autres :
Politique du rebelle, Théorie du corps amoureux).
Dans ce troisième tome du journal hédoniste, Michel
Onfray poursuit dans la voie qu'il avait ouverte avec Le désir
d'être un volcan : proposer un genre d'encyclopédie militante
de l'hédonisme en abordant tous les sujets possibles : d'où
une théorie de la femme fatale, un éloge de l'enfance
passée dans la nature pour tremper le caractère philosophique,
une défense radicale et partisane de l'art contemporain actuellement
mis à mal par la plupart des penseurs, une critique libertaire
des travers libéraux de l'époque, la proposition d'une
méthode de lecture des oeuvres philosophiques qui donne à
l'autobiographie ses lettres de noblesse, une métaphysique
des moeurs post-modernes, une célébration des vertus
chevaleresques passées de mode - la loyauté, l'amitié,
la fidélité, la fierté, le sens de l'honneur
et de la parole donnée -, une volonté de donner au corps
le rôle central dans l'élaboration d'une éthique
post-chrétienne, etc...
Chaque nouveau tome du journal hédoniste est l'occasion d'un
rendez-vous généraliste pour effectuer des travaux pratiques
à partir des thèses hédonistes proposées
dans d'autres ouvrages plus spécifiquement thématiques
(l'éthique dans La sculpture de soi, la politique dans Politique
du rebelle, l'érotique dans Théorie du corps amoureux).
http://www.edition-grasset.fr/chapitres/ch_onfray2.htm
Michel Onfray L'archipel des comètes Journal hédoniste, tome
3
Michel Onfray publie son onzième livre chez Grasset. Depuis son
prix Médicis de l'essai (pour La sculpture de soi), ses livres
ont rencontré une audience nouvelle (entre autres : Politique
du rebelle, Théorie du corps amoureux).
1 CONSTRUIRE UNE DIVERSION FABULEUSE
Lettre à Philippe Lejeune
sur le roman autobiographique
Vous me demandez à quoi ressemble ce roman autobiographique
auquel je fais référence dans Théorie du corps amoureux,
car vous estimez ce concept inapproprié en vertu du fait qu'un roman
et une autobiographie, s'ils existent nettement comme des genres
séparés, se marient en revanche de la même manière que la carpe
et le lapin... " J'imagine simplement, dites-vous, que pour vous
le roman est une valeur et que dans votre enthousiasme vous décorez
du nom de roman cette attitude exemplaire [mettre en perspective
sa vie et sa pensée] comme vous lui donneriez la Légion d'honneur...
" Vous vous doutez que je ne peux consentir à votre hypothèse appuyée
sur une pure et simple définition de dictionnaire, qui plus est
étroite et stricte, des termes roman et autobiographie.
Or on doit parfois faire violence aux dictionnaires, notamment quand
l'histoire donne tort aux notices ou quand on se propose d'élargir
et de préciser des significations - péché mignon des philosophes
comme vous le savez...
Ainsi pour la date de naissance du roman que Larousse, Bescherelle,
Littré et Robert, qui tous se citent et se pillent, placent à l'époque
du roman courtois. Avant ? Pas de roman, proclame la vulgate. Pas
de roman, m'écrivez-vous, " mot d'ailleurs anachronique pour l'Antiquité
". Alors que faire du Satiricon de Pétrone ? Où placer
Les Métamorphoses d'Apulée ? Comment classer Les Aventures
de Chéréas et Callirphoé de Chariton d'Aphrodise ou Les Ethiopiques
d'Héliodore ? Dans quelle rubrique rangez-vous Daphnis et Chloé
de Longus, ou Les Aventures de Leucippe et de Clitophon
d'Achille Tatius ? Pas romancier Philostrate, l'auteur de la Vie
d'Apollonios de Tyane ? Pas un roman l'Histoire véritable
de Lucien ? Tous pourtant ont été retenus par Pierre Grimal
lui-même quand il a présenté, traduit, annoté et préparé l'édition
de ces livres pour le volume de Pléiade dont le titre est... Romans
grecs et latins. Sa bibliographie signale en plusieurs langues
les ouvrages théoriques consacrés aux romans hellénistiques et latins.
Si le mot roman peut se dater - xiie siècle, 1135 pour être
précis -, la chose que le nom qualifie préexiste au terme. Le roman
courtois, s'il semble être le premier roman français, n'en demeure
pas moins une création tardive en regard de la dizaine de siècles
qui précède l'Eric et Enide de Chrétien de Troyes du roman
de Chariton d'Aphrodise ou du Ramayana indien de Valkimi.
Quel mot utiliser pour tous ces récits en prose qui racontent des
histoires inventées où l'imagination joue un rôle de premier plan
avec des héros, des péripéties, des voyages, de l'amour, des sentiments,
des anecdotes, des rebonds, des intrigues ? Sinon celui qu'on utilise
pour qualifier les œuvres de Balzac ou Zola ? Le temps qui
passe imprime ses formes au roman comme il se pratique à tel ou
tel moment de l'histoire, mais de Longus aux romanciers qui précèdent
le Nouveau Roman, la forme perdure. Alain Robbe-Grillet tente un
assassinat en 1963 avec Pour un nouveau roman mais ressuscite
le cadavre puis retrouve sans sourciller le giron classique en 1988
avec Angélique ou l'enchantement. Depuis, nonobstant les
discours sur la mort du roman et malgré l'impéritie carabinée de
nombre d'individus installés dans la posture du romancier, le genre
existe toujours, bien vivace.
Par ailleurs, on associe toujours le roman à l'affabulation, au
mensonge, à l'invention et à l'imagination, il magnifie la prééminence
de l'imaginaire sur le réel, mieux, il pose pour réel le monde issu
des fantasmes et du délire, de l'hypothèse et de la licence intellectuelle
ou mentale. Avec lui, grâce à lui, la fable et le merveilleux passent
avant le trivial. D'où cette idée, la vôtre je pense, qu'un roman
fictif paraît un pléonasme quand un roman autobiographique semble
un oxymore. Je tiens qu'un roman peut être vrai et pas fictif (voyez
L'Année de l'éveil de Charles Juliet), et une autobiographie
fausse et imaginaire (considérez Le Miroir des limbes de
Malraux). Que les registres ne sont pas aussi distincts qu'on ne
puisse parler d'un roman autobiographique. Car un roman comprend
plus de vérité qu'on ne le pense et une autobiographie plus de mensonge
qu'on ne l'imagine.
Même remarque avec la question des origines de l'autobiographie,
de sa date de naissance conventionnellement enseignée - notamment
par vous dans Le Pacte autobiographique - et de l'apparition
effective du genre. Là encore il s'agit de se défaire des lieux
communs et d'en appeler à l'érudition libre pour ne pas consentir
aux seules versions données dans les universités, centres de recherche,
dictionnaires et encyclopédies, à savoir : début du xixe siècle,
Angleterre, 1809 précisément, chez Southey. Je vous sais même tenant
personnellement d'une généalogie enracinée dans les Confessions
de Rousseau (1781-1788), ce qui de fait renvoie les Essais
de Montaigne (1560-1595), mais aussi le livre d'Augustin (400) ad
patres, ou dans un genre annexe qui serait franchement distinct
- du genre confession et autobiographie spirituelle.
Or, je ne vois pas qu'on parle, dans les milieux autorisés de la
question autobiographique, de celui qui, à mes yeux (et jusqu'à
découverte d'une date antérieure à celle-ci), invente l'autobiographie
moderne, à savoir Libanios qui écrit en 374 après Jésus-Christ -
il est âgé d'une soixantaine d'années - une Vie de Libanios le
sophiste ou sur sa propre fortune. On trouve dans cet ouvrage
les ingrédients du genre autobiographique tel qu'il se pratique
encore aujourd'hui et tel que vous le définissez vous-même dans
L'Autobiographie en France : " récit introspectif en prose
que quelqu'un fait de sa propre existence, quand il met l'accent
principal sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire
de sa personnalité ". En effet, Libanios écrit à la première personne
et annonce dans un avertissement au lecteur qu'il propose le " récit
des événements passés et présents de [sa] vie ". Suivent des considérations
sur l'origine géographique et les détails de sa parentèle, ses études,
ses voyages, sa formation, ses universités ; ici il raconte une
commotion occasionnée par la chute de la foudre, là il disserte
sur les événements politiques du temps. La grande histoire et la
petite se tissent et la narration du particulier permet d'aborder
le continent de l'universel : la rivalité avec les hommes en vue
de son époque, une forte attaque de goutte, une tentative d'assassinat
sur sa personne, la mort de ses amis, de ses ennemis, de ses élèves,
tout fournit le prétexte à l'élaboration d'une sagesse singulière.
L'épais ouvrage de Libanios ne reste pas sans postérité. Bien évidemment,
le livre célèbre d'Augustin suit chronologiquement de peu, mais
on dispose également du volume d'Ethérie - ou plus sûrement d'Egérie
-, une femme languedocienne ou galicienne qui vivait à la fin ive
siècle ou au début du ve, on ne sait exactement. Elle raconte ses
pérégrinations dans le bassin méditerranéen en un Journal de
voyage généalogique de ce que Pierre Nora, Jacques Le Goff et
quelques autres appellent l'ego-histoire. Cette œuvre, malheureusement
fragmentaire, renseigne puissamment sur les rites chrétiens orientaux
du moment. L'ensemble se propose sous le signe d'une franche écriture
à la première personne. Pas plus que Libanios, je n'ai vu le nom
de cette femme cité quand, chez les spécialistes, le débat roule
sur l'origine de l'autobiographie. Je persiste à penser que l'Antiquité
a tout inventé et que nous nous contentons de retrouver, à la manière
des archéologues. Comment aurait-elle pu négliger le genre autobiographique
?
Sur ce sujet - l'autobiographie, et notamment dans sa modalité philosophique,
qui m'intéresse tout particulièrement -, nous vivons dans l'ombre
menaçante de quelques figures hautement sacrées. Ainsi des pages
qui ouvrent les Essais de Montaigne et invitent le lecteur
à entendre la déclaration faite par l'auteur : il revendique la
vérité, l'honnêteté, il déclare sa bonne foi, son désintérêt, sa
volonté modeste et discrète d'écrire pour les siens, ses proches
et sa famille, il écarte tout reproche d'orgueil d'auteur obsédé
par sa réputation ou sa postérité ; ainsi des lignes qui précèdent
le vif du sujet dans les Confessions de Rousseau et prennent
le liseur à témoin : en toute simplicité, l'ouvrage propose la vérité
avec laquelle le philosophe se présentera devant Dieu le jour du
Jugement dernier - debout sur ses ergots, le Genevois en appelle
à l'éternité et brandit un sauf-conduit pour le paradis ; ainsi
des paragraphes d'Ecce homo où Nietzsche annonce à son improbable
lecteur du moment qu'il se peint nu, cru, à vif, qu'il raconte père
et mère, sœur et ancêtres, lignage et hérédité, corps et âme
avec une absolue volonté de vérité, de sincérité.
Qui croira que ces trois livres majeurs de l'histoire de la philosophie
occidentale entretiennent un rapport plus intime avec la vérité
qu'A la recherche du temps perdu, Mort à crédit ou
Belle du Seigneur - ces trois chefs-d'œuvre romanesques
du xxe siècle eux aussi redevables du combat pour l'introspection
? Marcel Proust, Céline et Albert Cohen en disent autant sur eux
que Montaigne, Rousseau et Nietzsche. Autrement, certes, différemment,
bien sûr, mais au moins sans avoir pris la peine de jurer qu'ils
ne diraient que la vérité, toute la vérité, rien que la vérité,
avant d'aller se parjurer. Dans l'histoire des idées et de la littérature,
autobiographies fictives et romans vrais se partagent la tâche et
jouent avec la vérité comme l'enfant d'Héraclite lançant ses osselets.
Où donc se niche la vérité d'un auteur ? Où se dissimule la vérité
d'Augustin : ici, dans les Confessions lyriques, ou là, dans
La Cité de Dieu théologique ? Où se dit plus et mieux la vérité
du philosophe Descartes : dans ses mémoires perdus ou dans le fameux
et désormais célèbre Discours de la méthode ? Et chez Kant,
dans les pages du Conflit des facultés où il théorise ses
ronflements, sa façon de respirer et son corps hypocondriaque, ou
dans l'analytique du sublime de la Critique de la faculté de
juger ? Où se cache la vérité de Maine de Biran : dans les considérations
météorologiques, climatologiques et médicales du Journal intime,
ou dans les passages théoriques sur le moi, le fait de conscience
ou les conditions de l'infini repérables dans l'Essai sur les
fondements de la psychologie et sur ses rapports avec l'étude de
la nature ? Et la vérité de Kierkegaard : dissimulée dans l'un
des vingt tomes du Journal ou dans les analyses de Crainte
et tremblement ? Et Sartre, est-il plus vrai dans Les Mots
ou dans la Critique de la raison dialectique ? Dans l'œuvre
autobiographique, dans le journal, les mémoires, les confessions,
les confidences, les lettres ou dans les gros ouvrages théoriques
où l'on tâche toujours de dissimuler l'origine personnelle et intime
des constructions théorétiques, l'injection de véracité et de fiction
est la même. Seules les proportions changent - et l'habileté à réaliser
les mélanges. On choisira entre romans vrais et romans autobiographiques,
fictions véridiques et autobiographies travesties, d'aucuns parleraient
de fausses confidences, d'autres de mensonge romanesque et de vérité
romantique.
L'autobiographie n'existe que pour conjurer la biographie, elle
a sa raison d'être dans la construction d'une diversion fabuleuse
destinée à détourner l'intérêt ou la curiosité des lecteurs - voici
du moins mon hypothèse. Elle suppose une vraisemblance installée
dans la lumière crue pour mieux laisser dans l'ombre une vérité
impossible ou difficile à regarder en face : car on ne peut tout
dire ; mieux, on ne doit pas tout dire, à moins de se réjouir d'avoir
à manier la plume comme un rasoir pour trancher la gorge de ceux
qui passent à notre portée. L'écriture d'un texte autobiographique
suppose le désir de sculpter sa propre statue selon ses désirs et
ses fantasmes sans laisser le soin à quiconque d'effectuer ce travail
à notre place. Conjurer la biographie, la rendre impossible, difficile,
la compliquer, voilà le dessein sourd et secret de tout amateur
de confidences littéraires : on montre pour mieux cacher. Raconter
bruyamment permet de taire tranquillement. Braquer la clarté du
scialytique sur un endroit lavé par la lumière permet de créer autant
d'ombre qu'on voudra, ou que nécessaire, à côté, dans la
zone choisie. Plus on inonde de luminosité ici, mieux on noie dans
l'obscurité là. Quiconque a raconté son histoire a d'abord exacerbé
une volonté de s'approprier ce qui lui échappe et de masquer ce
qui le travaille viscéralement.
Laissons de côté l'auteur malveillant, décidé à cacher, déterminé
à fausser le jeu, à travestir délibérément. Oublions l'homme que
mène le dessein de passer sous silence sciemment une vérité connue
de lui. Cet individu ne m'intéresse pas. Et retenons l'involontaire,
l'insu, l'inconscient, l'individu conduit par une force qui l'égare
et le trompe. Car on ne peut plus, depuis Freud, aborder le roman
ni l'autobiographie comme des genres purs, séparés, imperméables
: les eaux de l'un coulent dans les rigoles de l'autre, le sang
du premier roule dans les veines du second. Les deux registres se
nourrissent pareillement d'oublis, de lapsus, d'actes manqués, d'erreurs,
de bégaiements et autres symptômes d'une évidente et permanente
psychopathologie de la vie quotidienne.
Les souvenirs-écrans dissimulent l'essentiel, le cardinal, le généalogique
: derrière le miroir se trament de plus rudes enjeux que devant,
par-delà le tain se jouent les scènes primitives, les tragédies,
les monstruosités qui donnent naissance à l'écriture - roman ou
autobiographie, romans fictifs ou vrais, autobiographies fautives
ou véridiques, romans autobiographiques ou autobiographies romanesques,
peu importe... Là où crépite la lumière se prépare un meurtre, un
crime presque parfait, mais à côté. Tout ce qui se dit ou s'écrit
cache d'abord, masque, refoule, et exprime secondairement. Quand
ici un auteur écrit, là il étouffe un cri.
On sait, depuis Freud, quelle méfiance redoublée il faut activer
devant ce qui se cache, s'oublie et disparaît de la mémoire, réapparaît
parfois, mais travesti, lisible dans un rêve ou perceptible dans
un mot introuvable, en déséquilibre sur le bout de la langue. Le
mobilier de l'inconscient souffre d'incroyables brutalités : torsions,
étirements, tiraillements, combustions, glaciations, réductions,
expansions, liquéfactions. De perpétuelles métamorphoses surgissent
après le travail maintenant connu et décrit des condensations et
déplacements. Que vaut la mémoire dans ce théâtre de transmutations
? Qu'en est-il de la vérité ? De l'erreur ? De la certitude ? De
la bonne foi ? Plus rien de ce vocabulaire n'a cours sur le continent
vaste du jeu avec le " je ". L'autobiographie et le roman s'y nourrissent,
puis se cristallisent dans des formes dissemblables et apparaissent
dans des modes distincts.
Si dans mes livres j'ai raconté mon enfance normande, ma proximité
avec la nature, mes premiers émois sensuels et sexuels, si j'ai
mis en scène, même ironiquement, le ventre maternel et ma vie intra-utérine,
si j'ai écrit sur mon père, son corps, si j'ai décrit ma mère et
sa généalogie familiale fantasmatique puis réelle, si j'ai relaté
mes universités, mon vieux maître plotinien, si j'ai disséqué mon
infarctus, mes douleurs, mon hospitalisation, mon sentiment devant
la mort attendue, si j'ai rapporté mon expérience en usine, si j'ai
pris le soin de consigner sur le papier des voyages, des souvenirs,
des rencontres, si l'on sait le nom de mes amis et l'affection que
je leur porte, si l'on peut suivre l'histoire de mes sentiments
et de mes émotions le temps passant, si j'écris le dépliage mental
de fragments de mon quotidien dans un journal hédoniste, si chacun
de mes livres s'ouvre par un texte autobiographique destiné à présenter
au lecteur les raisons existentielles de la pensée théorique que
je propose ensuite, c'est évidemment pour mieux cacher.
L'histoire montrée vaut moins que l'histoire cachée - et que je
conserverai cachée. Plus je parle, moins je dis ; plus je raconte
le racontable, mieux je dissimule l'indicible qui doit le demeurer.
L'autobiographie protège ce que l'on doit maintenir sous le boisseau,
puis sous la cendre, coûte que coûte. Le bruit fabriqué par mes
soins en un lieu autorise une diversion qui permet ailleurs le silence
auquel je tiens plus que tout. Et ce bruit n'est pas volontaire,
il suppose une généalogie inconsciente, une impulsion aveugle, une
force brutale et un précurseur sombre. L'autobiographie surnage,
en partie émergée de l'iceberg. Mais sous l'eau se jouent des combats
titanesques entre des courants monstrueux.
Roman autobiographique, donc. Je précise que cette notion procède
chez moi d'un décalque et d'une démarque du Freud qui parle d'un
roman familial. Ma référence ironique vaut comme une révérence
théorique. Très tôt - en 1897, dans une lettre à Fliess - le philosophe
viennois propose ce concept pour caractériser le processus par lequel
le sujet, la plupart du temps un enfant, modifie imaginairement
ses liens avec ses parents pour conjurer en lui la puissance d'un
désir œdipien. Certes, cette expression suppose une vérité
des parents, mais celle-ci renvoie à des évidences : on a un père
pasteur ou délinquant, une mère sainte ou prostituée, objectivement,
et l'on fait du pasteur un délinquant ou de la sainte une prostituée,
et vice versa. Cette torsion du réel, cette distorsion du fait avéré
trahit, chez le sujet habité par cette furie, une angoisse devant
l'abîme ouvert sous ses pieds par les risques incestueux. On travestit
pour éviter de succomber à la tentation, on fabrique une illusion
salvatrice afin de ne pas se trouver englouti dans une réalité effective.
Le roman familial s'écrit dans la logique d'une autobiographie fictive
afin de réaliser une histoire vraie en économisant les dégâts potentiels.
Mon roman autobiographique, du moins celui dont je parle dans les
dernières pages de la Théorie du corps amoureux, nécessite
ce mouvement perpétuel entre la vie et l'œuvre, entre vie rêvée
et vie réelle, entre l'œuvre exposée et l'œuvre fermée,
l'exotérique revendiqué et l'ésotérique pratiqué. Il suppose les
registres de la fiction et de la vérité mélangés. Les composantes
fantasmatiques et les faits constatables se solidifient sur le principe
des alliages. On tâche de vivre ce que l'on enseigne, on essaie
d'être à la hauteur de ce que l'on écrit, on se propose de mettre
en perspective l'existentiel du quotidien et l'écriture de l'exception,
on tente la coïncidence entre la théorie et la pratique, mais quel
que soit le degré d'intimité et de rapprochement entre ces deux
continents perpétuellement en mouvement, chacun croupit dans le
roman autobiographique. On aspire à l'excellence, on réalise le
possible.
J'avance cette idée que toute autobiographie suppose le roman écrit
pour l'accueillir comme dans un écrin, car je sais qu'il n'existe
pas de vérité absolue sur un être. Les tentatives sartriennes de
psychanalyse existentielle me passionnent. Pourtant - est-ce la
raison de l'inachèvement du Flaubert ? peut-être en partie...
-, aussi loin qu'on aille, parvienne ou remonte, on achoppe sur
un noyau dur d'obscurité. Pour quelles raisons ce projet originaire
qui induit toute une existence, plutôt qu'un autre ? Pourquoi la
liberté, posée comme un article de foi ou un postulat de la raison
pure pratique (en quoi Sartre reste kantien...), élirait-elle plutôt
ce projet qu'un autre, son contraire par exemple ? Rien ne permet
de résoudre ce problème. Si l'on opte pour la nécessité intégrale
et le déterminisme absolu, la liberté n'existe pas - c'est impensable
; si l'on croit à la toute-puissance de la liberté, pourquoi tel
déterminisme en lieu et place de tel autre ? Dans ses deux termes,
l'alternative condamne à l'abîme.
Théorie des motifs, logique des préférables, projet originaire,
tout ceci suppose de la métaphysique quand on fracasse tout bonnement
son intelligence sur l'irréductible primitif : le corps, sa matière,
la chair, la mémoire de toutes ces puissances. Rien ne peut rendre
compte absolument de l'objectivité d'un être. Jean Genet n'apparaît
pas plus, pas moins non plus, dans Saint Genet, comédien et martyr
que dans Notre-Dame-des-Fleurs, dans sa correspondance
ou dans les livres critiques qui lui sont consacrés. La biographie
tout autant que l'autobiographie triomphent en moindres maux. Reste
le roman autobiographique comme cache-misère de notre impuissance
à dire le vrai sur les êtres et les objets, le réel et le monde.
Seules existent sur un être des perspectives et la possibilité de
les croiser. Tout un chacun, quand il raconte son enfance sans intention
de travestir ou de mentir, produit un discours apparenté au roman
: une histoire avec des personnages secondaires et un personnage
principal, des péripéties, des anecdotes, des odyssées, des voyages
initiatiques et des expériences mises en verbe, le tout organisé
dans un violent mouvement de spirale autour de ce point aveugle
sur lequel s'enroule l'individu se racontant. Littré donne une définition
du roman intime qui me plaît : " un roman où l'on peint l'intérieur
d'une âme, les pensées, les mobiles ", etc.
Qui nierait, dans cet esprit et selon toutes les considérations
préalables, que les Pensées pour moi-même ne procèdent pas
du roman autobiographique - à savoir d'une construction de soi apparentée
à une reconstruction de soi, d'une tentative pour faire coexister
des fragments épars, des morceaux dispersés par l'existence, des
éclats multiples, d'un essai de donner une forme, une force et une
cohérence à ce qui, a priori, s'expérimente sur le mode de
l'énergie violente et brutale, de la pulsion aveugle et dangereuse,
de l'instinct fébrile et dévastateur ? Et si le stoïcisme de l'empereur
procédait d'un genre d'auto-analyse qui use du verbe, du mot, de
l'écriture comme d'une occasion de thérapie ? Si toute tentative
pour philosopher et écrire de la philosophie s'apparentait à une
volonté de conjurer le malaise et le désordre en soi, de produire
du sens et de l'ordre, de la paix et de la cohérence, maladroitement
certes, mais du moins sûrement ? Ecrire pour tâcher de structurer
son inconscient comme un langage : on ne sort pas de ce mirage,
fasciné par lui et hanté par le roman autobiographique ou le théâtre
biographique. Puis on meurt assoiffé au bord de la vérité comme
auprès d'un point d'eau auquel on a cru, et qui n'existe pas.
Origine : Éditions Grasset & Fasquelle
http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/851
Archipel des comètes (L') de Michel Onfray
Critique par Jules, le 23 avril 2001 (Bruxelles - 61 ans)
Un livre à lire pour le plaisir et pour son originalité
de pensée
Que de plaisirs réserve ce livre !… Vous me direz que
c'est normal puisqu'il est écrit par un penseur hédoniste.
Ce que j’aime surtout chez Michel Onfray, c'est son refus
des conformismes, de la morale bourgeoise. Chaque fois que cela
lui est possible, il choisit les ruptures. Que ce soit en art ou
dans d'autres domaines, cet écrivain est pour la sécession.
C’est un espoir chaque fois renouvelé d’aller
plus loin, de trouver autre chose, un nouvel enrichissement. Il
nous dit que c'est bien souvent dans la reconstruction que de grandes
choses se font.
D'ailleurs, de façon générale, l’auteur
est contre la morale quand elle aboutit à écraser
l'individu, quand elle sert à asseoir ou à défendre
une institution, une caste, un ordre social. La loi du plus grand
nombre est bien loin d’être nécessairement la
bonne !
Vous apprécierez le texte d’ouverture qui nous montre
un auteur pour qui écrire est une véritable nécessité
physique. En outre, il ne peut écrire qu'en passant par la
plume, l’encre et le papier, normal pour un hédoniste,
non ?…
Ce livre est composé d'un grand nombre de textes d'à
peine quelques pages. Parfois un peu plus courts, parfois un peu
plus longs, ils ont tous une source d’inspiration assez concrète
ou ont une finalité tournée vers le concret. L’idée
de départ vient d'un événement de la vie courante,
d’une
réflexion qui naît d’une rencontre, d'une pensée
en réaction contre une attitude conformiste etc. Il y a du
Montaigne et du La Bruyère dans ces textes.
Vous ne manquerez pas de sourire à la lecture de ses opinions
sur les critiques ainsi que sur le monde intellectuel parisien.
Michel Onfray est un penseur hédoniste, mais cela ne veut
aucunement dire qu’il pourrait être le défenseur
d’une jouissance effrénée et sans morale aucune.
L'amoralisme représente pour lui un vrai danger.
« Au commencement était le Verbe » nous dit-il.
Il poursuit : « Et juste après, le pouvoir de dire
non. » C'est là que l’homme peut se surpasser,
se grandir, dans la mesure où les circonstances extérieures
le lui permettraient.
Un excellent livre, très bien écrit, qui nous donne
une solide base de réflexion pour tenter de voir le monde
autrement.
Archipel des comètes (L') Grasset
Connaissance par les gouffres
Mes collègues-lecteurs ont longuement présenté
Michel Onfray, le philosophe hédoniste, apôtre d'une
jouissance qui est présence au monde et affirmation de la
vie, en-dehors de toute recherche de transcendance. Ils vous ont
dit tout le bien qu'ils pensaient de son style plein de sève,
de la vigueur avec laquelle il bat en brèche les conventions
et les idées reçues ("Dans la bouche des femmes"
a beaucoup amusé la féministe qui sommeille en moi).
Ils ont bien raison, mais ce qu'ils n'ont pas dit, et la raison
pour laquelle je tiens à ajouter cette critique, c'est que
l'hédonisme de Michel Onfray est aussi une philosophie du
corps souffrant, du corps marqué par la mort mais qui choisit
la vie de toutes ses forces... ou pour laisser la parole à
Michel Onfray lui-même:
"J'aime la philosophie incarnée, vivante, de chair
et d'os, engagée dans le réel, susceptible de produire
des effets immédiats, de modifier une vie quotidienne, d'infléchir
une existence tout entière. Après Nietzsche, j'en
appelle à l'avènement du philosophe-artiste, de l'individu
requis par la création entendue comme une question de vie
ou de mort, de survie donc. Avec pareille figure, la pensée
et le corps connaissent d'intimes épousailles par lesquelles
la chair devient le matériau privilégié de
l'oeuvre. Le créateur de livre ne mérite le détour
et l'intérêt que s'il permet de créer une vie,
la sienne, et peut-être aussi celle des amateurs de sculpture
de soi. Un tel tempérament écrit son oeuvre avec son
sang - il n'a pas le choix.
Un corps certes, mais un corps défaillant, fragile, d'une
hypersensibilité maladive: le philosophe-artiste pratique
la connaissance par les gouffres. Chez lui, l'oeuvre vaut thérapie,
exercice médical, pharmacopée salutaire. Allopathie
violente, brutale, homéopathie douce, délicate, l'une
ou l'autre, peu importe. Ce qui compte pour le créateur?
Le salut, la rédemption, l'équilibre, même précaire,
pourvu qu'il évite de périr sous le coup violent des
forces monumentales qui le travaillent. Créer, c'est sublimer,
pratiquer la catharsis, la purification de soi, puis métamorphoser
d'étranges et souveraines pulsions de mort en énergies
vitales, vivantes et positives. Le corps pense, la chair écrit,
l'oeuvre laisse un trace et témoigne."
Lecture oh combien salutaire!
Fee carabine - Hamilton (Ontario) - 30 ans - 19 juillet 2004
Un certain art de jouir
"L'archipel des comètes" est le troisième
tome du "Journal hédoniste" de Michel Onfray, les
deux premiers étant "Le désir d'être un
volcan" et "Les vertus de la foudre". Journal, mais
pas intime. Vous ne trouverez ici ni dates, ni confessions honteuses,
ni ragots. 37 chapitres en forme d'articles ou brefs essais divisent
ce livre et traitent de tout, dans un joyeux mais très cohérent
désordre, en un style d'une très haute tenue littéraire
et, pour employer un terme récurrent chez Onfray : jubilatoire.
Beaucoup de grands moments dans ce livre. Onfray a tous les talents,
magnifique dans l'éloge, pugnace et parfois venimeux dans
la critique, toujours superbement, sans jamais relâcher une
pensée qui reste ferme et vigoureuse, pleine de sève
et d'allant.
Le chapitre 8 ("Là où se consume l'histoire")
est un remarquable coup de pied dans la fourmilière des intellectuels,
auxquels Michel Onfray reproche de se soumettre aux pouvoirs politiques,
économiques ou médiatiques (parfois les trois ensemble),
ce qui va à l'encontre du rôle de l'intellectuel dans
la cité.
Le chapitre 17 ("Le cliquetis des petits sentiments desséchés")
est une charge impitoyable et drôle contre les... critiques
littéraires ("Je tiens la caste d'un certain nombre
de critiques littéraires propriétaires des rubriques
idées dans les supports médiatiques contemporains
pour une engeance de rats et de chiens".)
Le chapitre 22 ("À ceux qui ne veulent pas jouir",
sous-titré "Comment peut-on ne pas être hédoniste
?") procède de la même virulence et frappe de
taille et d'estoc ceux-là qui refusent le plaisir, hantés
qu'ils sont par des pulsions mortifères et la haine de soi.
Onfray en profite pour résumer lumineusement ce qu'est pour
lui l'hédonisme, en six points : 1° un sensualisme, 2¡
un volontarisme, 3¡ un individualisme, 4¡ un surhumanisme,
5¡ un vitalisme athée, 6° une esthétique.
Il ne fait en cela que réitérer avec force, arguments
à l'appui, des thèmes qui lui sont chers et qu'il
exploite depuis son tout premier livre, dans sa volonté de
promouvoir une philosophie utile, eudémoniste (philosophie
du bonheur), contre tous les nihilismes contemporains.
Le chapitre 27 ("Sur la haine de la langue française")
est un autre grand moment du livre. Sont fustigés les fossoyeurs
de la langue et les écrivains sans vocabulaire, au style
au suplus filandreux.
Le chapitre 34 ("Aux gardiens du temple anarchiste")
est une salutaire et magistrale charge contre l'anarchisme contemporain
et doctrinaire.
Et tant d'autres choses encore : réflexions sur les femmes
qui fument le cigare, portrait du peintre Clovis Trouille, relation
d'un voyage en Libye sur les terres d'Aristippe de Cyrène,
père fondateur de l'hédonisme philosophique, etc.
Michel Onfray est un jeune philosophe de 42 ans, auteur d'une quinzaine
d'ouvrages dont pas un ne radote (je sais de quoi je parle : j'en
ai lu douze). Ceux qui professent que la philosophie ne sert à
rien feraient bien de lire Michel Onfray : ils découvriraient
dans son Ïuvre tout un arsenal thérapeutique propre
à soigner durablement jusqu'aux âmes les plus encroûtées.
Et dire qu'on avait oublié de jouir...
Syllah-o - Liège - 43 ans - 5 décembre 2001
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