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Michel Onfray L'archipel des comètes Journal hédoniste, tome 3
Chapitre 1 et présentations

Origine : http://www.edition-grasset.fr/textes/022001.htm

Michel Onfray L'archipel des comètes Journal hédoniste, tome 3 journal

Michel Onfray publie son onzième livre chez Grasset. Depuis son prix Médicis de l'essai (pour La sculpture de soi), ses livres ont rencontré une audience nouvelle (entre autres : Politique du rebelle, Théorie du corps amoureux).

Dans ce troisième tome du journal hédoniste, Michel Onfray poursuit dans la voie qu'il avait ouverte avec Le désir d'être un volcan : proposer un genre d'encyclopédie militante de l'hédonisme en abordant tous les sujets possibles : d'où une théorie de la femme fatale, un éloge de l'enfance passée dans la nature pour tremper le caractère philosophique, une défense radicale et partisane de l'art contemporain actuellement mis à mal par la plupart des penseurs, une critique libertaire des travers libéraux de l'époque, la proposition d'une méthode de lecture des oeuvres philosophiques qui donne à l'autobiographie ses lettres de noblesse, une métaphysique des moeurs post-modernes, une célébration des vertus chevaleresques passées de mode - la loyauté, l'amitié, la fidélité, la fierté, le sens de l'honneur et de la parole donnée -, une volonté de donner au corps le rôle central dans l'élaboration d'une éthique post-chrétienne, etc...

Chaque nouveau tome du journal hédoniste est l'occasion d'un rendez-vous généraliste pour effectuer des travaux pratiques à partir des thèses hédonistes proposées dans d'autres ouvrages plus spécifiquement thématiques (l'éthique dans La sculpture de soi, la politique dans Politique du rebelle, l'érotique dans Théorie du corps amoureux).

http://www.edition-grasset.fr/chapitres/ch_onfray2.htm

Michel Onfray L'archipel des comètes Journal hédoniste, tome 3

Michel Onfray publie son onzième livre chez Grasset. Depuis son prix Médicis de l'essai (pour La sculpture de soi), ses livres ont rencontré une audience nouvelle (entre autres : Politique du rebelle, Théorie du corps amoureux).

1 CONSTRUIRE UNE DIVERSION FABULEUSE

Lettre à Philippe Lejeune

sur le roman autobiographique

Vous me demandez à quoi ressemble ce roman autobiographique auquel je fais référence dans Théorie du corps amoureux, car vous estimez ce concept inapproprié en vertu du fait qu'un roman et une autobiographie, s'ils existent nettement comme des genres séparés, se marient en revanche de la même manière que la carpe et le lapin... " J'imagine simplement, dites-vous, que pour vous le roman est une valeur et que dans votre enthousiasme vous décorez du nom de roman cette attitude exemplaire [mettre en perspective sa vie et sa pensée] comme vous lui donneriez la Légion d'honneur... " Vous vous doutez que je ne peux consentir à votre hypothèse appuyée sur une pure et simple définition de dictionnaire, qui plus est étroite et stricte, des termes roman et autobiographie. Or on doit parfois faire violence aux dictionnaires, notamment quand l'histoire donne tort aux notices ou quand on se propose d'élargir et de préciser des significations - péché mignon des philosophes comme vous le savez...

Ainsi pour la date de naissance du roman que Larousse, Bescherelle, Littré et Robert, qui tous se citent et se pillent, placent à l'époque du roman courtois. Avant ? Pas de roman, proclame la vulgate. Pas de roman, m'écrivez-vous, " mot d'ailleurs anachronique pour l'Antiquité ". Alors que faire du Satiricon de Pétrone ? Où placer Les Métamorphoses d'Apulée ? Comment classer Les Aventures de Chéréas et Callirphoé de Chariton d'Aphrodise ou Les Ethiopiques d'Héliodore ? Dans quelle rubrique rangez-vous Daphnis et Chloé de Longus, ou Les Aventures de Leucippe et de Clitophon d'Achille Tatius ? Pas romancier Philostrate, l'auteur de la Vie d'Apollonios de Tyane ? Pas un roman l'Histoire véritable de Lucien ? Tous pourtant ont été retenus par Pierre Grimal lui-même quand il a présenté, traduit, annoté et préparé l'édition de ces livres pour le volume de Pléiade dont le titre est... Romans grecs et latins. Sa bibliographie signale en plusieurs langues les ouvrages théoriques consacrés aux romans hellénistiques et latins.

Si le mot roman peut se dater - xiie siècle, 1135 pour être précis -, la chose que le nom qualifie préexiste au terme. Le roman courtois, s'il semble être le premier roman français, n'en demeure pas moins une création tardive en regard de la dizaine de siècles qui précède l'Eric et Enide de Chrétien de Troyes du roman de Chariton d'Aphrodise ou du Ramayana indien de Valkimi. Quel mot utiliser pour tous ces récits en prose qui racontent des histoires inventées où l'imagination joue un rôle de premier plan avec des héros, des péripéties, des voyages, de l'amour, des sentiments, des anecdotes, des rebonds, des intrigues ? Sinon celui qu'on utilise pour qualifier les œuvres de Balzac ou Zola ? Le temps qui passe imprime ses formes au roman comme il se pratique à tel ou tel moment de l'histoire, mais de Longus aux romanciers qui précèdent le Nouveau Roman, la forme perdure. Alain Robbe-Grillet tente un assassinat en 1963 avec Pour un nouveau roman mais ressuscite le cadavre puis retrouve sans sourciller le giron classique en 1988 avec Angélique ou l'enchantement. Depuis, nonobstant les discours sur la mort du roman et malgré l'impéritie carabinée de nombre d'individus installés dans la posture du romancier, le genre existe toujours, bien vivace.

Par ailleurs, on associe toujours le roman à l'affabulation, au mensonge, à l'invention et à l'imagination, il magnifie la prééminence de l'imaginaire sur le réel, mieux, il pose pour réel le monde issu des fantasmes et du délire, de l'hypothèse et de la licence intellectuelle ou mentale. Avec lui, grâce à lui, la fable et le merveilleux passent avant le trivial. D'où cette idée, la vôtre je pense, qu'un roman fictif paraît un pléonasme quand un roman autobiographique semble un oxymore. Je tiens qu'un roman peut être vrai et pas fictif (voyez L'Année de l'éveil de Charles Juliet), et une autobiographie fausse et imaginaire (considérez Le Miroir des limbes de Malraux). Que les registres ne sont pas aussi distincts qu'on ne puisse parler d'un roman autobiographique. Car un roman comprend plus de vérité qu'on ne le pense et une autobiographie plus de mensonge qu'on ne l'imagine.

Même remarque avec la question des origines de l'autobiographie, de sa date de naissance conventionnellement enseignée - notamment par vous dans Le Pacte autobiographique - et de l'apparition effective du genre. Là encore il s'agit de se défaire des lieux communs et d'en appeler à l'érudition libre pour ne pas consentir aux seules versions données dans les universités, centres de recherche, dictionnaires et encyclopédies, à savoir : début du xixe siècle, Angleterre, 1809 précisément, chez Southey. Je vous sais même tenant personnellement d'une généalogie enracinée dans les Confessions de Rousseau (1781-1788), ce qui de fait renvoie les Essais de Montaigne (1560-1595), mais aussi le livre d'Augustin (400) ad patres, ou dans un genre annexe qui serait franchement distinct - du genre confession et autobiographie spirituelle.

Or, je ne vois pas qu'on parle, dans les milieux autorisés de la question autobiographique, de celui qui, à mes yeux (et jusqu'à découverte d'une date antérieure à celle-ci), invente l'autobiographie moderne, à savoir Libanios qui écrit en 374 après Jésus-Christ - il est âgé d'une soixantaine d'années - une Vie de Libanios le sophiste ou sur sa propre fortune. On trouve dans cet ouvrage les ingrédients du genre autobiographique tel qu'il se pratique encore aujourd'hui et tel que vous le définissez vous-même dans L'Autobiographie en France : " récit introspectif en prose que quelqu'un fait de sa propre existence, quand il met l'accent principal sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité ". En effet, Libanios écrit à la première personne et annonce dans un avertissement au lecteur qu'il propose le " récit des événements passés et présents de [sa] vie ". Suivent des considérations sur l'origine géographique et les détails de sa parentèle, ses études, ses voyages, sa formation, ses universités ; ici il raconte une commotion occasionnée par la chute de la foudre, là il disserte sur les événements politiques du temps. La grande histoire et la petite se tissent et la narration du particulier permet d'aborder le continent de l'universel : la rivalité avec les hommes en vue de son époque, une forte attaque de goutte, une tentative d'assassinat sur sa personne, la mort de ses amis, de ses ennemis, de ses élèves, tout fournit le prétexte à l'élaboration d'une sagesse singulière.

L'épais ouvrage de Libanios ne reste pas sans postérité. Bien évidemment, le livre célèbre d'Augustin suit chronologiquement de peu, mais on dispose également du volume d'Ethérie - ou plus sûrement d'Egérie -, une femme languedocienne ou galicienne qui vivait à la fin ive siècle ou au début du ve, on ne sait exactement. Elle raconte ses pérégrinations dans le bassin méditerranéen en un Journal de voyage généalogique de ce que Pierre Nora, Jacques Le Goff et quelques autres appellent l'ego-histoire. Cette œuvre, malheureusement fragmentaire, renseigne puissamment sur les rites chrétiens orientaux du moment. L'ensemble se propose sous le signe d'une franche écriture à la première personne. Pas plus que Libanios, je n'ai vu le nom de cette femme cité quand, chez les spécialistes, le débat roule sur l'origine de l'autobiographie. Je persiste à penser que l'Antiquité a tout inventé et que nous nous contentons de retrouver, à la manière des archéologues. Comment aurait-elle pu négliger le genre autobiographique ?

Sur ce sujet - l'autobiographie, et notamment dans sa modalité philosophique, qui m'intéresse tout particulièrement -, nous vivons dans l'ombre menaçante de quelques figures hautement sacrées. Ainsi des pages qui ouvrent les Essais de Montaigne et invitent le lecteur à entendre la déclaration faite par l'auteur : il revendique la vérité, l'honnêteté, il déclare sa bonne foi, son désintérêt, sa volonté modeste et discrète d'écrire pour les siens, ses proches et sa famille, il écarte tout reproche d'orgueil d'auteur obsédé par sa réputation ou sa postérité ; ainsi des lignes qui précèdent le vif du sujet dans les Confessions de Rousseau et prennent le liseur à témoin : en toute simplicité, l'ouvrage propose la vérité avec laquelle le philosophe se présentera devant Dieu le jour du Jugement dernier - debout sur ses ergots, le Genevois en appelle à l'éternité et brandit un sauf-conduit pour le paradis ; ainsi des paragraphes d'Ecce homo où Nietzsche annonce à son improbable lecteur du moment qu'il se peint nu, cru, à vif, qu'il raconte père et mère, sœur et ancêtres, lignage et hérédité, corps et âme avec une absolue volonté de vérité, de sincérité.

Qui croira que ces trois livres majeurs de l'histoire de la philosophie occidentale entretiennent un rapport plus intime avec la vérité qu'A la recherche du temps perdu, Mort à crédit ou Belle du Seigneur - ces trois chefs-d'œuvre romanesques du xxe siècle eux aussi redevables du combat pour l'introspection ? Marcel Proust, Céline et Albert Cohen en disent autant sur eux que Montaigne, Rousseau et Nietzsche. Autrement, certes, différemment, bien sûr, mais au moins sans avoir pris la peine de jurer qu'ils ne diraient que la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, avant d'aller se parjurer. Dans l'histoire des idées et de la littérature, autobiographies fictives et romans vrais se partagent la tâche et jouent avec la vérité comme l'enfant d'Héraclite lançant ses osselets.

Où donc se niche la vérité d'un auteur ? Où se dissimule la vérité d'Augustin : ici, dans les Confessions lyriques, ou là, dans La Cité de Dieu théologique ? Où se dit plus et mieux la vérité du philosophe Descartes : dans ses mémoires perdus ou dans le fameux et désormais célèbre Discours de la méthode ? Et chez Kant, dans les pages du Conflit des facultés où il théorise ses ronflements, sa façon de respirer et son corps hypocondriaque, ou dans l'analytique du sublime de la Critique de la faculté de juger ? Où se cache la vérité de Maine de Biran : dans les considérations météorologiques, climatologiques et médicales du Journal intime, ou dans les passages théoriques sur le moi, le fait de conscience ou les conditions de l'infini repérables dans l'Essai sur les fondements de la psychologie et sur ses rapports avec l'étude de la nature ? Et la vérité de Kierkegaard : dissimulée dans l'un des vingt tomes du Journal ou dans les analyses de Crainte et tremblement ? Et Sartre, est-il plus vrai dans Les Mots ou dans la Critique de la raison dialectique ? Dans l'œuvre autobiographique, dans le journal, les mémoires, les confessions, les confidences, les lettres ou dans les gros ouvrages théoriques où l'on tâche toujours de dissimuler l'origine personnelle et intime des constructions théorétiques, l'injection de véracité et de fiction est la même. Seules les proportions changent - et l'habileté à réaliser les mélanges. On choisira entre romans vrais et romans autobiographiques, fictions véridiques et autobiographies travesties, d'aucuns parleraient de fausses confidences, d'autres de mensonge romanesque et de vérité romantique.

L'autobiographie n'existe que pour conjurer la biographie, elle a sa raison d'être dans la construction d'une diversion fabuleuse destinée à détourner l'intérêt ou la curiosité des lecteurs - voici du moins mon hypothèse. Elle suppose une vraisemblance installée dans la lumière crue pour mieux laisser dans l'ombre une vérité impossible ou difficile à regarder en face : car on ne peut tout dire ; mieux, on ne doit pas tout dire, à moins de se réjouir d'avoir à manier la plume comme un rasoir pour trancher la gorge de ceux qui passent à notre portée. L'écriture d'un texte autobiographique suppose le désir de sculpter sa propre statue selon ses désirs et ses fantasmes sans laisser le soin à quiconque d'effectuer ce travail à notre place. Conjurer la biographie, la rendre impossible, difficile, la compliquer, voilà le dessein sourd et secret de tout amateur de confidences littéraires : on montre pour mieux cacher. Raconter bruyamment permet de taire tranquillement. Braquer la clarté du scialytique sur un endroit lavé par la lumière permet de créer autant d'ombre qu'on voudra, ou que nécessaire, à côté, dans la zone choisie. Plus on inonde de luminosité ici, mieux on noie dans l'obscurité là. Quiconque a raconté son histoire a d'abord exacerbé une volonté de s'approprier ce qui lui échappe et de masquer ce qui le travaille viscéralement.

Laissons de côté l'auteur malveillant, décidé à cacher, déterminé à fausser le jeu, à travestir délibérément. Oublions l'homme que mène le dessein de passer sous silence sciemment une vérité connue de lui. Cet individu ne m'intéresse pas. Et retenons l'involontaire, l'insu, l'inconscient, l'individu conduit par une force qui l'égare et le trompe. Car on ne peut plus, depuis Freud, aborder le roman ni l'autobiographie comme des genres purs, séparés, imperméables : les eaux de l'un coulent dans les rigoles de l'autre, le sang du premier roule dans les veines du second. Les deux registres se nourrissent pareillement d'oublis, de lapsus, d'actes manqués, d'erreurs, de bégaiements et autres symptômes d'une évidente et permanente psychopathologie de la vie quotidienne.

Les souvenirs-écrans dissimulent l'essentiel, le cardinal, le généalogique : derrière le miroir se trament de plus rudes enjeux que devant, par-delà le tain se jouent les scènes primitives, les tragédies, les monstruosités qui donnent naissance à l'écriture - roman ou autobiographie, romans fictifs ou vrais, autobiographies fautives ou véridiques, romans autobiographiques ou autobiographies romanesques, peu importe... Là où crépite la lumière se prépare un meurtre, un crime presque parfait, mais à côté. Tout ce qui se dit ou s'écrit cache d'abord, masque, refoule, et exprime secondairement. Quand ici un auteur écrit, là il étouffe un cri.

On sait, depuis Freud, quelle méfiance redoublée il faut activer devant ce qui se cache, s'oublie et disparaît de la mémoire, réapparaît parfois, mais travesti, lisible dans un rêve ou perceptible dans un mot introuvable, en déséquilibre sur le bout de la langue. Le mobilier de l'inconscient souffre d'incroyables brutalités : torsions, étirements, tiraillements, combustions, glaciations, réductions, expansions, liquéfactions. De perpétuelles métamorphoses surgissent après le travail maintenant connu et décrit des condensations et déplacements. Que vaut la mémoire dans ce théâtre de transmutations ? Qu'en est-il de la vérité ? De l'erreur ? De la certitude ? De la bonne foi ? Plus rien de ce vocabulaire n'a cours sur le continent vaste du jeu avec le " je ". L'autobiographie et le roman s'y nourrissent, puis se cristallisent dans des formes dissemblables et apparaissent dans des modes distincts.

Si dans mes livres j'ai raconté mon enfance normande, ma proximité avec la nature, mes premiers émois sensuels et sexuels, si j'ai mis en scène, même ironiquement, le ventre maternel et ma vie intra-utérine, si j'ai écrit sur mon père, son corps, si j'ai décrit ma mère et sa généalogie familiale fantasmatique puis réelle, si j'ai relaté mes universités, mon vieux maître plotinien, si j'ai disséqué mon infarctus, mes douleurs, mon hospitalisation, mon sentiment devant la mort attendue, si j'ai rapporté mon expérience en usine, si j'ai pris le soin de consigner sur le papier des voyages, des souvenirs, des rencontres, si l'on sait le nom de mes amis et l'affection que je leur porte, si l'on peut suivre l'histoire de mes sentiments et de mes émotions le temps passant, si j'écris le dépliage mental de fragments de mon quotidien dans un journal hédoniste, si chacun de mes livres s'ouvre par un texte autobiographique destiné à présenter au lecteur les raisons existentielles de la pensée théorique que je propose ensuite, c'est évidemment pour mieux cacher.

L'histoire montrée vaut moins que l'histoire cachée - et que je conserverai cachée. Plus je parle, moins je dis ; plus je raconte le racontable, mieux je dissimule l'indicible qui doit le demeurer. L'autobiographie protège ce que l'on doit maintenir sous le boisseau, puis sous la cendre, coûte que coûte. Le bruit fabriqué par mes soins en un lieu autorise une diversion qui permet ailleurs le silence auquel je tiens plus que tout. Et ce bruit n'est pas volontaire, il suppose une généalogie inconsciente, une impulsion aveugle, une force brutale et un précurseur sombre. L'autobiographie surnage, en partie émergée de l'iceberg. Mais sous l'eau se jouent des combats titanesques entre des courants monstrueux.

Roman autobiographique, donc. Je précise que cette notion procède chez moi d'un décalque et d'une démarque du Freud qui parle d'un roman familial. Ma référence ironique vaut comme une révérence théorique. Très tôt - en 1897, dans une lettre à Fliess - le philosophe viennois propose ce concept pour caractériser le processus par lequel le sujet, la plupart du temps un enfant, modifie imaginairement ses liens avec ses parents pour conjurer en lui la puissance d'un désir œdipien. Certes, cette expression suppose une vérité des parents, mais celle-ci renvoie à des évidences : on a un père pasteur ou délinquant, une mère sainte ou prostituée, objectivement, et l'on fait du pasteur un délinquant ou de la sainte une prostituée, et vice versa. Cette torsion du réel, cette distorsion du fait avéré trahit, chez le sujet habité par cette furie, une angoisse devant l'abîme ouvert sous ses pieds par les risques incestueux. On travestit pour éviter de succomber à la tentation, on fabrique une illusion salvatrice afin de ne pas se trouver englouti dans une réalité effective. Le roman familial s'écrit dans la logique d'une autobiographie fictive afin de réaliser une histoire vraie en économisant les dégâts potentiels.

Mon roman autobiographique, du moins celui dont je parle dans les dernières pages de la Théorie du corps amoureux, nécessite ce mouvement perpétuel entre la vie et l'œuvre, entre vie rêvée et vie réelle, entre l'œuvre exposée et l'œuvre fermée, l'exotérique revendiqué et l'ésotérique pratiqué. Il suppose les registres de la fiction et de la vérité mélangés. Les composantes fantasmatiques et les faits constatables se solidifient sur le principe des alliages. On tâche de vivre ce que l'on enseigne, on essaie d'être à la hauteur de ce que l'on écrit, on se propose de mettre en perspective l'existentiel du quotidien et l'écriture de l'exception, on tente la coïncidence entre la théorie et la pratique, mais quel que soit le degré d'intimité et de rapprochement entre ces deux continents perpétuellement en mouvement, chacun croupit dans le roman autobiographique. On aspire à l'excellence, on réalise le possible.

J'avance cette idée que toute autobiographie suppose le roman écrit pour l'accueillir comme dans un écrin, car je sais qu'il n'existe pas de vérité absolue sur un être. Les tentatives sartriennes de psychanalyse existentielle me passionnent. Pourtant - est-ce la raison de l'inachèvement du Flaubert ? peut-être en partie... -, aussi loin qu'on aille, parvienne ou remonte, on achoppe sur un noyau dur d'obscurité. Pour quelles raisons ce projet originaire qui induit toute une existence, plutôt qu'un autre ? Pourquoi la liberté, posée comme un article de foi ou un postulat de la raison pure pratique (en quoi Sartre reste kantien...), élirait-elle plutôt ce projet qu'un autre, son contraire par exemple ? Rien ne permet de résoudre ce problème. Si l'on opte pour la nécessité intégrale et le déterminisme absolu, la liberté n'existe pas - c'est impensable ; si l'on croit à la toute-puissance de la liberté, pourquoi tel déterminisme en lieu et place de tel autre ? Dans ses deux termes, l'alternative condamne à l'abîme.

Théorie des motifs, logique des préférables, projet originaire, tout ceci suppose de la métaphysique quand on fracasse tout bonnement son intelligence sur l'irréductible primitif : le corps, sa matière, la chair, la mémoire de toutes ces puissances. Rien ne peut rendre compte absolument de l'objectivité d'un être. Jean Genet n'apparaît pas plus, pas moins non plus, dans Saint Genet, comédien et martyr que dans Notre-Dame-des-Fleurs, dans sa correspondance ou dans les livres critiques qui lui sont consacrés. La biographie tout autant que l'autobiographie triomphent en moindres maux. Reste le roman autobiographique comme cache-misère de notre impuissance à dire le vrai sur les êtres et les objets, le réel et le monde.

Seules existent sur un être des perspectives et la possibilité de les croiser. Tout un chacun, quand il raconte son enfance sans intention de travestir ou de mentir, produit un discours apparenté au roman : une histoire avec des personnages secondaires et un personnage principal, des péripéties, des anecdotes, des odyssées, des voyages initiatiques et des expériences mises en verbe, le tout organisé dans un violent mouvement de spirale autour de ce point aveugle sur lequel s'enroule l'individu se racontant. Littré donne une définition du roman intime qui me plaît : " un roman où l'on peint l'intérieur d'une âme, les pensées, les mobiles ", etc.

Qui nierait, dans cet esprit et selon toutes les considérations préalables, que les Pensées pour moi-même ne procèdent pas du roman autobiographique - à savoir d'une construction de soi apparentée à une reconstruction de soi, d'une tentative pour faire coexister des fragments épars, des morceaux dispersés par l'existence, des éclats multiples, d'un essai de donner une forme, une force et une cohérence à ce qui, a priori, s'expérimente sur le mode de l'énergie violente et brutale, de la pulsion aveugle et dangereuse, de l'instinct fébrile et dévastateur ? Et si le stoïcisme de l'empereur procédait d'un genre d'auto-analyse qui use du verbe, du mot, de l'écriture comme d'une occasion de thérapie ? Si toute tentative pour philosopher et écrire de la philosophie s'apparentait à une volonté de conjurer le malaise et le désordre en soi, de produire du sens et de l'ordre, de la paix et de la cohérence, maladroitement certes, mais du moins sûrement ? Ecrire pour tâcher de structurer son inconscient comme un langage : on ne sort pas de ce mirage, fasciné par lui et hanté par le roman autobiographique ou le théâtre biographique. Puis on meurt assoiffé au bord de la vérité comme auprès d'un point d'eau auquel on a cru, et qui n'existe pas.

Origine : Éditions Grasset & Fasquelle


http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/851

Archipel des comètes (L') de Michel Onfray

Critique par Jules, le 23 avril 2001 (Bruxelles - 61 ans)

Un livre à lire pour le plaisir et pour son originalité de pensée
Que de plaisirs réserve ce livre !… Vous me direz que c'est normal puisqu'il est écrit par un penseur hédoniste.
Ce que j’aime surtout chez Michel Onfray, c'est son refus des conformismes, de la morale bourgeoise. Chaque fois que cela lui est possible, il choisit les ruptures. Que ce soit en art ou dans d'autres domaines, cet écrivain est pour la sécession. C’est un espoir chaque fois renouvelé d’aller plus loin, de trouver autre chose, un nouvel enrichissement. Il nous dit que c'est bien souvent dans la reconstruction que de grandes choses se font.
D'ailleurs, de façon générale, l’auteur est contre la morale quand elle aboutit à écraser l'individu, quand elle sert à asseoir ou à défendre une institution, une caste, un ordre social. La loi du plus grand nombre est bien loin d’être nécessairement la bonne !

Vous apprécierez le texte d’ouverture qui nous montre un auteur pour qui écrire est une véritable nécessité physique. En outre, il ne peut écrire qu'en passant par la plume, l’encre et le papier, normal pour un hédoniste, non ?…

Ce livre est composé d'un grand nombre de textes d'à peine quelques pages. Parfois un peu plus courts, parfois un peu plus longs, ils ont tous une source d’inspiration assez concrète ou ont une finalité tournée vers le concret. L’idée de départ vient d'un événement de la vie courante, d’une
réflexion qui naît d’une rencontre, d'une pensée en réaction contre une attitude conformiste etc. Il y a du Montaigne et du La Bruyère dans ces textes.
Vous ne manquerez pas de sourire à la lecture de ses opinions sur les critiques ainsi que sur le monde intellectuel parisien.
Michel Onfray est un penseur hédoniste, mais cela ne veut aucunement dire qu’il pourrait être le défenseur d’une jouissance effrénée et sans morale aucune. L'amoralisme représente pour lui un vrai danger.

« Au commencement était le Verbe » nous dit-il. Il poursuit : « Et juste après, le pouvoir de dire non. » C'est là que l’homme peut se surpasser, se grandir, dans la mesure où les circonstances extérieures le lui permettraient.

Un excellent livre, très bien écrit, qui nous donne une solide base de réflexion pour tenter de voir le monde autrement.



Archipel des comètes (L') Grasset

Connaissance par les gouffres

Mes collègues-lecteurs ont longuement présenté Michel Onfray, le philosophe hédoniste, apôtre d'une jouissance qui est présence au monde et affirmation de la vie, en-dehors de toute recherche de transcendance. Ils vous ont dit tout le bien qu'ils pensaient de son style plein de sève, de la vigueur avec laquelle il bat en brèche les conventions et les idées reçues ("Dans la bouche des femmes" a beaucoup amusé la féministe qui sommeille en moi).

Ils ont bien raison, mais ce qu'ils n'ont pas dit, et la raison pour laquelle je tiens à ajouter cette critique, c'est que l'hédonisme de Michel Onfray est aussi une philosophie du corps souffrant, du corps marqué par la mort mais qui choisit la vie de toutes ses forces... ou pour laisser la parole à Michel Onfray lui-même:

"J'aime la philosophie incarnée, vivante, de chair et d'os, engagée dans le réel, susceptible de produire des effets immédiats, de modifier une vie quotidienne, d'infléchir une existence tout entière. Après Nietzsche, j'en appelle à l'avènement du philosophe-artiste, de l'individu requis par la création entendue comme une question de vie ou de mort, de survie donc. Avec pareille figure, la pensée et le corps connaissent d'intimes épousailles par lesquelles la chair devient le matériau privilégié de l'oeuvre. Le créateur de livre ne mérite le détour et l'intérêt que s'il permet de créer une vie, la sienne, et peut-être aussi celle des amateurs de sculpture de soi. Un tel tempérament écrit son oeuvre avec son sang - il n'a pas le choix.

Un corps certes, mais un corps défaillant, fragile, d'une hypersensibilité maladive: le philosophe-artiste pratique la connaissance par les gouffres. Chez lui, l'oeuvre vaut thérapie, exercice médical, pharmacopée salutaire. Allopathie violente, brutale, homéopathie douce, délicate, l'une ou l'autre, peu importe. Ce qui compte pour le créateur? Le salut, la rédemption, l'équilibre, même précaire, pourvu qu'il évite de périr sous le coup violent des forces monumentales qui le travaillent. Créer, c'est sublimer, pratiquer la catharsis, la purification de soi, puis métamorphoser d'étranges et souveraines pulsions de mort en énergies vitales, vivantes et positives. Le corps pense, la chair écrit, l'oeuvre laisse un trace et témoigne."

Lecture oh combien salutaire!

Fee carabine - Hamilton (Ontario) - 30 ans - 19 juillet 2004


Un certain art de jouir

"L'archipel des comètes" est le troisième tome du "Journal hédoniste" de Michel Onfray, les deux premiers étant "Le désir d'être un volcan" et "Les vertus de la foudre". Journal, mais pas intime. Vous ne trouverez ici ni dates, ni confessions honteuses, ni ragots. 37 chapitres en forme d'articles ou brefs essais divisent ce livre et traitent de tout, dans un joyeux mais très cohérent désordre, en un style d'une très haute tenue littéraire et, pour employer un terme récurrent chez Onfray : jubilatoire.

Beaucoup de grands moments dans ce livre. Onfray a tous les talents, magnifique dans l'éloge, pugnace et parfois venimeux dans la critique, toujours superbement, sans jamais relâcher une pensée qui reste ferme et vigoureuse, pleine de sève et d'allant.

Le chapitre 8 ("Là où se consume l'histoire") est un remarquable coup de pied dans la fourmilière des intellectuels, auxquels Michel Onfray reproche de se soumettre aux pouvoirs politiques, économiques ou médiatiques (parfois les trois ensemble), ce qui va à l'encontre du rôle de l'intellectuel dans la cité.

Le chapitre 17 ("Le cliquetis des petits sentiments desséchés") est une charge impitoyable et drôle contre les... critiques littéraires ("Je tiens la caste d'un certain nombre de critiques littéraires propriétaires des rubriques idées dans les supports médiatiques contemporains pour une engeance de rats et de chiens".)

Le chapitre 22 ("À ceux qui ne veulent pas jouir", sous-titré "Comment peut-on ne pas être hédoniste ?") procède de la même virulence et frappe de taille et d'estoc ceux-là qui refusent le plaisir, hantés qu'ils sont par des pulsions mortifères et la haine de soi. Onfray en profite pour résumer lumineusement ce qu'est pour lui l'hédonisme, en six points : 1° un sensualisme, 2¡ un volontarisme, 3¡ un individualisme, 4¡ un surhumanisme, 5¡ un vitalisme athée, 6° une esthétique. Il ne fait en cela que réitérer avec force, arguments à l'appui, des thèmes qui lui sont chers et qu'il exploite depuis son tout premier livre, dans sa volonté de promouvoir une philosophie utile, eudémoniste (philosophie du bonheur), contre tous les nihilismes contemporains.

Le chapitre 27 ("Sur la haine de la langue française") est un autre grand moment du livre. Sont fustigés les fossoyeurs de la langue et les écrivains sans vocabulaire, au style au suplus filandreux.

Le chapitre 34 ("Aux gardiens du temple anarchiste") est une salutaire et magistrale charge contre l'anarchisme contemporain et doctrinaire.

Et tant d'autres choses encore : réflexions sur les femmes qui fument le cigare, portrait du peintre Clovis Trouille, relation d'un voyage en Libye sur les terres d'Aristippe de Cyrène, père fondateur de l'hédonisme philosophique, etc.

Michel Onfray est un jeune philosophe de 42 ans, auteur d'une quinzaine d'ouvrages dont pas un ne radote (je sais de quoi je parle : j'en ai lu douze). Ceux qui professent que la philosophie ne sert à rien feraient bien de lire Michel Onfray : ils découvriraient dans son Ïuvre tout un arsenal thérapeutique propre à soigner durablement jusqu'aux âmes les plus encroûtées. Et dire qu'on avait oublié de jouir...

Syllah-o - Liège - 43 ans - 5 décembre 2001