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Origine :
http://www.nouvelobs.com/articles/p2038/a226279.html
Semaine du jeudi 27 novembre 2003 - n°2038 - Livres
Quand Diogène fait trembler le Bocage
Les habits neufs du professeur Onfray
A Caen, à l’Université populaire qu’il
a fondée, ses cours font un triomphe. Rebelle et pédagogue,
il publie aujourd’hui deux essais philosophiques sur le corps
et l’art. Jean-Louis Ezine l’a suivi en Normandie
Tous les mardis, Michel Onfray, philosophe hédoniste, quitte
la djellaba rapportée d’Egypte, son bleu de chauffe
d’écrivain, comme Flaubert, embrasse sa compagne Marie-Claude,
monte dans son vieux coupé Mercedes (380000 kilomètres),
s’engage dans la rue des Fleurs, à Argentan (Orne),
qu’il parfume de ses volutes bleues, et par la route de Falaise,
familière jadis aux ducs de Normandie, rejoint Caen, où
l’attendent la coiffeuse retraitée, l’infirmière
de nuit, le neurochirurgien honoraire, l’employé des
pompes funèbres, le pilote d’Airbus qui aménage
ses rotations à Air France en fonction de ce rendez-vous
et 250 autres élèves qui pour rien au monde ne manqueraient
le cours du professeur Onfray, à l’Université
populaire qu’il a fondée en 2002 et anime sans relâche.
Avec un objectif emprunté à la première expérience
du genre, à la fin du xixe siècle, lors de l’affaire
Dreyfus: démocratiser la culture, «la vivre, dit-il,
comme un auxiliaire de la construction de soi, et non comme une
occasion de signature sociale».
Après vingt ans de sacerdoce à l’Education
nationale, Michel Onfray n’a pas hésité à
en démissionner pour s’engager à fond dans l’aventure.
Résultat: un succès d’une ampleur telle que
quelques membres de l’establishment intellectuel ont pu en
prendre ombrage. Pas tous. Le Musée des Beaux-Arts de la
métropole normande, qui avait prêté une salle,
n’y suffisant plus, c’est l’université
officielle qui, à l’initiative de sa sympathique présidente,
Nicole Le Querler, accueille désormais ces étudiants
sans statut, regroupés au sein de l’association Diogène
and Co. «L’université, se justifie-t-elle, a
une vocation à l’universalité. De toute façon,
l’Université populaire dispense du savoir, et je trouve
ça très bien.» Ici, la gratuité est le
principe de base: pas d’âge requis, pas de titre ni
de niveau demandés, pas d’inscription ni de contrôle
des connaissances, pas d’examen ni de diplôme délivré.
Lors de la présentation du programme de l’année,
les 500 places de l’amphithéâtre Tocqueville
ont été prises d’assaut. Le lendemain, la rumeur
courait toute la fac de lettres: «Tocqueville était
bourré!»
Quant à Michel Onfray, en nietzschéen de gauche (pas
facile à vivre, encore moins à penser), il assume
d’autant mieux le paradoxe de cette situation qu’il
adore les défis, de cette sorte de challenges qui paraissent
rebelles à tout système. «De toute façon,
parler d’"université populaire", c’est
comme parler de "douce violence" ou d’"obscure
clarté". On crée ce qu’on appelle en rhétorique
un oxymore: une figure qui allie deux mots de sens contradictoire.»
Des oxymores, son œuvre en est pleine: Michel Onfray est l’auteur
de «Splendeur de la catastrophe», des «Icônes
païennes» et de «Politique du rebelle». Et
c’est de ce même goût pour la contradiction violente
et sauvage dont témoignent aujourd’hui ses deux nouveaux
titres: «Archéologie du présent» et «Féeries
anatomiques». Il est même arrivé à Michel
Onfray de se sortir d’un oxymore qui n’avait rien de
verbal, celui-là. Un jour, le téléphone sonne
à Argentan. Les Québécois invitent l’ermite
du Perche à prononcer à Montréal une conférence
sur le cynisme. Les philosophes de cette école de pensée.
C’est du moins ce qu’il comprend. Un régal pour
ce spécialiste reconnu de l’Antiquité grecque.
Diogène, Antisthène, le mépris des conventions
sociales, l’immoralité brute, le portrait du penseur
en chien, l’orgueil solitaire, l’ascétisme famélique.
Michel Onfray se met au travail, fait sa niche dans un long éloge
de ces bourrus d’un autre âge et traverse l’Atlantique
pour s’apercevoir, seulement à l’instant de prendre
la parole, devant un aréopage gourmand, qu’on attend
de lui une conférence sur l’hédonisme. Epicure,
les plaisirs, l’art de jouir, le libertinage, la bombance.
Le même abandon aux instincts mais par des voies contraires,
en somme. Au moins au plan de l’ambiance et de la couleur.
«Evidemment catastrophé par ce que je me suis refusé
d’admettre, sur le coup, comme une confusion dont j’étais
seul responsable, j’ai improvisé sous la contrainte
une sorte de conciliation des deux écoles, qui m’a
en fait ouvert, dans la suite, des perspectives nouvelles sur l’hédonisme.
J’ai compris que la première importance d’Epicure
était de réaliser la synthèse de ces écoles
qui se voulaient, chacune dans son coin, des alternatives au platonisme.
Et je me suis mis à travailler dans ce sens.»
«Féeries anatomiques», son nouvel essai, se
propose comme une apologie du corps faustien, contre «la chair
chrétienne», récusée pour cause d’interdit
sur la jouissance, de goût de la mort et d’entretien
servile de la douleur. Au-delà des références
dont il outille son discours (les hédonistes cyrénaïques,
les matérialistes des Lumières, Nietzsche), en sorte
de «déchristianiser la chair», Michel Onfray
fait le récit du cancer de Marie-Claude, et la philosophie
devient tout d’un coup un exercice vital, charnel même,
où les mots livrent dans le tumulte un combat de tous les
instants contre les preuves techniques, les mauvais résultats,
les consolations palliatives, quand un beau jour Plutarque et John
Locke s’effacent derrière Lance Armstrong, le champion
cycliste miraculeusement guéri du cancer qui avait envahi
son corps d’athlète, lequel s’invite par télévision
interposée dans la chambre du CHU aux odeurs fades, et avec
sa façon butée de vaincre les fantômes, ses
airs d’assassin en maraude, dans le délire d’un
mois de juillet, donne sur son vélo à Marie-Claude,
en direct de la route du Tour, le signal de la rébellion.
Ces pages-là ne sont pas qu’émouvantes et belles.
Elles continuent de penser, en toute déraison, dans les larmes.
On voit par là que Michel Onfray bouscule avec allégresse
les idées reçues sur la philosophie, et même
celles qui ne le sont pas. «Ce qui tombe, encore on doit le
pousser», ainsi parlait Zarathoustra. C’est bien l’avis
de notre professeur d’hédonisme, qui persiste et signe
dans un deuxième ouvrage, «Archéologie du présent»,
un manifeste très illustré qui évoque les brûlots
dadaïstes de la haute époque et dans lequel, constatant
après Marcel Duchamp la mort du Beau, comme Nietzsche avait
annoncé celle de Dieu, Michel Onfray se prononce pour un
art cynique et polymorphe. L’auteur nous convie là
à un très endiablé bœuf philosophique,
une façon de music-hall du concept, un jazz de l’esprit
auprès de quoi les «Propos» d’Alain, né
Emile Chartier, fils de vétérinaire et immortalissime
voisin de Mortagne-au-Perche, ne paraissent plus dispenser que la
pénible gaieté de l’harmonium, quand la soufflerie
épuisée fait craquer bois et jointures. Michel Onfray
s’inscrit plutôt dans la tradition rebelle et joyeuse
d’Argentan, qu’incarnèrent avant lui les deux
enfants terribles de la ville: Mézeray, un historien du Grand
Siècle connu pour ses libertinages, et Fernand Léger,
le peintre des biscoteaux ouvriers. En hommage à Onfray,
à son mépris des honneurs et à son esprit caustique,
un maire de la cité dentellière, l’ancien ministre
François Doubin, voulut naguère rebaptiser la rue
des Fleurs, où il réside, en rue Diogène. Du
nom du rustre génial («pétomane, onaniste, cannibale,
farceur», précise son lointain disciple) qui allait
pieds nus dans Athènes, une lanterne à la main en
plein midi, et qui habitait une barrique. L’affaire provoqua
dans la sous-préfecture de l’Orne et ses environs un
tollé si exemplairement général qu’on
dut y renoncer. Et c’est ainsi que Diogène, par un
malheureux coup du sort, fut récusé au pays même
des tonneaux. Qu’à cela ne tienne, François
Doubin, le diplômé de l’ENA, l’ancien grand
serviteur de la République, est devenu le trésorier
de l’association Diogène and Co.
Qui est qui, exactement, dans cette vie? Les années ont
passé. Depuis son premier essai paru en 1989, aux Editions
Folle Avoine, l’œuvre de Michel Onfray occupe désormais
vingt-cinq volumes. La rue des Fleurs s’appelle toujours la
rue des Fleurs, et chez l’auteur du «Portrait du philosophe
en chien», c’est un chat qui attend derrière
la porte et l’accueille à chacun de ses retours de
Caen. Le chat du philosophe est d’ailleurs une chatte. Elle
s’appelle Maya. Il n’y a pas de hasard. Chez les penseurs
orientaux, «maya» est le voile qui dissimule la réalité
sous les apparences et nous condamne aux illusions des sens. «Nos
certitudes ne tiennent à rien, pratiquement. Locke pose l’hypothèse
d’un cerveau de Roi transféré dans le corps
d’un savetier. Au réveil, dans quel lit se trouve le
Roi? Et le savetier? Peut-on affirmer l’un et l’autre
disparus? Si le savetier se réveille en demandant son Premier
ministre, est-il fou? Se prend-il pour un autre? Est-il un autre?
Qui des deux sait gouverner? Et lequel répare correctement
les chaussures?» Il pleut, Marie-Claude va bientôt rentrer,
Maya s’est endormie dans la djellaba de son maître.
«Je suis peut-être mon chat», dit-il.
«Féeries anatomiques. Généalogie du
corps faustien», par Michel Onfray, Grasset, 382 p., 22 euros.
Du même auteur: «Archéologie du présent.
Manifeste pour une esthétique cynique», Grasset-Adam
Birot, 128 p., 30 euros.
Michel Onfray, né à Argentan en 1959,s’est
fait connaître en 1989 avec «le Ventre des philosophes».
Docteur en philosophie, il a enseigné pendant vingt ans aux
terminales d’un lycée technique de Caen. Ses 26 ouvrages
sont traduits notamment en espagnol, allemand, japonais et chinois.
Il dirige aux Editions Grasset-Mollat la collection «la Grande
Raison». Son livre «la Sculpture de soi» a obtenu
le prix Médicis de l’essai en 1993. Il a écrit
pour le musicien Eric Tanguy le texte d’une cantate, un livret
d’opéra, des mélodies.
Jean-Louis Ezine
La fac de tous les plaisirs
Fondée par Michel Onfray, l’Université populaire
de Caen, présidée cette année par l’écrivain
et sociologue Jacques Païtra, dispense un cours de philosophie
générale (confié à Raphaël Enthoven),
a ouvert un atelier philo pour enfants (Gilles Geneviève),
organise des séminaires sur les idées féministes
(Séverine Auffret) et les idées politiques (Gérard
Poulouin). On s’y occupe même de jazz classique (Nicolas
Béniès) et bien entendu d’art contemporain (Régine
Bellier et Philippe Piguet). Michel Onfray donne un cours de philosophie
hédoniste, consacré pour l’année 2003-2004
à la résistance au christianisme (le mardi, de 18
heures à 20 heures, amphithéâtre Tocqueville,
université de Caen, campus I).
Pour tous renseignements: up.caen@wanadoo.fr.
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