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TRAITÉ D’ATHÉOLOGIE
Michel Onfray, philosophe
I - L’ODYSSÉE DES ESPRITS FORTS
1 - Dieu respire encore.
Dieu est mort ? Voire… Pareille bonne Nouvelle aurait produit
des effets solaires dont on attend toujours et en vain la moindre
manifestation. En lieu et place d’un champ fécond découvert
par une pareille disparition on ne peut que déplorer le nihilisme,
le culte du rien, la passion pour le néant, le goût
morbide du nocturne des fins de civilisations, la fascination pour
les abîmes et les trous sans fonds où l’on perd
son âme, son corps, son identité, son être et
tout intérêt à quoi que ce soit.
La mort de Dieu fut un gadget ontologique, un effet de manche consubstantiel
à un XX° siècle qui voyait la mort partout : mort
de l’art, mort de la philosophie, mort du roman, mort de la
tonalité, mort de la politique. Qu’on décrète
donc aujourd’hui la mort de ces morts fictives !
Ces fausses nouvelles ont jadis servi à quelques uns pour
scénographier des paradoxes avant retournement de veste métaphysique.
La mort de la philosophie permettait des livres de philosophie,
la mort du roman a généré des romans, la mort
de l’art des oeuvres d’art, etc... La mort de Dieu,
elle, a produit du sacré, du divin, du religieux à
qui mieux mieux.
Nous nageons dans cette eau lustrale...
À l’évidence, l’annonce de la fin de
Dieu a été d’autant plus tonitruante qu’elle
était fausse... Trompettes embouchées, annonces théâtrales,
on a joué du tambour en se réjouissant trop tôt.
L’époque croule sous les informations vénérées
comme la parole autorisée de nouveaux oracles et l’abondance
se fait au détriment de la qualité et de la véracité
: jamais autant de fausses informations n’ont été
célébrées comme autant de vérités
révélées. Pour que la mort de Dieu fut avérée,
il eut fallu des certitudes, des indices, des pièces à
conviction.
Or rien de tout cela n’existe...
Qui a vu le cadavre ? À part Nietzsche...
À la manière du corps du Délit chez Ionesco,
on aurait subi sa présence, sa loi, il aurait envahi, empesté,
empuanti, il se serait défait petit à petit, jour
après jour, et l’on n’aurait pas manqué
d’assister à une réelle dé-composition
- au sens philosophique du terme également. Au lieu de cela,
le Dieu invisible de son vivant est resté invisible même
mort.
Effet d’annonce... On attend encore les preuves. Mais qui
pourra les donner ? Quel nouvel insensé pour cette impossible
tâche ?
Car Dieu n’est ni mort ni mourant - contrairement à
ce que pensent Nietzsche et Heine. Ni mort ni mourant parce que
non mortel. Une fiction ne meurt pas, une illusion ne trépasse
jamais, un conte pour enfant ne se réfute pas. Ni l’hippogriffe
ni le centaure ne subissent la loi des mammifères. Un paon,
un cheval oui, mais un animal du bestiaire mythologique, non.
Or Dieu relève du bestiaire mythologique, comme des milliers
d’autres créatures répertoriées dans
des dictionnaires aux innombrables entrées, entre Déméter
et Dionysos.
Le soupir de la créature opprimée durera autant que
la créature opprimée, autant dire toujours...
D’ailleurs, où serait-il mort ? Dans Le gai savoir
? Assassiné à Sils-Maria par un philosophe inspiré,
tragique et sublime dans la Seconde moitié du XIX° siècle
? Avec quelle arme ? Un livre, des livres, une oeuvre ? Des imprécations,
des analyses, des démonstrations, des réfutations
? À coup de boutoir idéologique ? L’arme blanche
des écrivains...
Seul, le tueur ? Embusqué ? En bande : avec l’abbé
Meslier et Sade en grand-parents du coupable ?
Ne serait-il pas un Dieu supérieur le meurtrier de Dieu s’il
existait ? Et ce faux crime, ne masque-t-il pas un désir
oedipien, une envie impossible, une irrépressible aspiration
impossible à mener à bien, une tâche nécessaire
pour générer de la liberté, de l’identité,
du sens ?
On ne tue pas un souffle, un vent, une odeur, on ne tue pas un
rêve, une aspiration. Dieu fabriqué par les mortels
à leur image hypostasiée n’existe que pour rendre
possible la vie quotidienne malgré le trajet de tout un chacun
vers le néant. Tant que les hommes auront à mourir,
une partie ne pourra soutenir cette idée en face et inventera
des subterfuges.
On n’assassine pas un subterfuge, on ne le tue pas. Ce serait
même Plutôt lui qui nous tue : car Dieu met à
mort. Quoi ? Tout ce qui lui résiste. En premier lieu la
Raison, l’Intelligence, l’Esprit Critique. Le reste
suit par la réaction en chaîne...
Le dernier dieu disparaîtra avec le dernier des hommes.
Et avec lui la crainte, la peur, l’angoisse, ces machines
à créer sans fin des divinités.
La terreur devant le néant, l’incapacité à
intégrer la mort comme un processus naturel, inévitable,
avec lequel il faut composer, devant quoi seule l’intelligence
peut produire des effets, mais également le déni,
l’absence de sens en dehors de celui qu’on donne, l’absurdité
a priori, voilà les faisceaux généalogiques
du divin. Dieu mort supposerait le néant apprivoisé.
Nous sommes à des années lumière de pareil
progrès ontologique...
2 - Le nom des esprits forts.
Dieu durera donc autant que les raisons qui le font exister ; ses
négateurs aussi... Toute généalogie paraît
fictive : il n’existe pas de date de naissance à Dieu.
Pas plus à l’athéisme.
Conjecturons : le premier homme - une autre fiction... - affirmant
Dieu doit en même temps ou successivement et alternativement
ne pas y croire. Douter coexiste avec croire.
Le sentiment religieux habite probablement le même individu
travaillé par l’incertitude ou hanté par le
refus.
Affirmer et nier, savoir et ignorer : un temps pour la génuflexion,
un autre pour la rébellion, en fonction des occasions de
créer une divinité ou de la brûler...
Dieu paraît donc immortel. Ses thuriféraires gagnent
sur ce point. Mais pas pour les raisons qu’ils imaginent,
car la névrose conduisant à forger des dieux résulte
du mouvement habituel des psychismes et des inconscients. La génération
du divin coexiste avec le sentiment angoissé devant le Vide
d’une vie qui s’arrête. Dieu naît des raideurs,
rigidités et Immobilités cadavériques des membres
de la tribu. Au spectacle du corps mort les songes et fumées
dont se nourrissent les dieux prennent de plus en plus consistance.
Quand s’effondre une âme devant la froideur d’un
être aimé, le déni prend le relais et transforme
cette fin en commencement, cet aboutissement en début d’une
aventure. Dieu, le ciel, les esprits mènent la danse pour
éviter la douleur et la violence du pire.
Et l’athée ? La négation de Dieu et des arrière-mondes
se partage probablement l’âme du premier homme qui croit.
Révolte, rébellion, refus de l’évidence,
raidissement devant les arrêtés du destin et de la
nécessité, la généalogie de l’athéisme
paraît tout aussi simple que celle de la croyance. Satan,
Lucifer, le porteur de clarté - le philosophe emblématique
des Lumières...-, celui qui dit non et ne veut pas se soumettre
à la loi de Dieu, évolue en contemporain de cette
période de gésines. Le Diable et Dieu fonctionnent
en avers et revers de la même médaille, comme théisme
et athéisme.
Pour autant, le mot n’est pas ancien dans l’histoire
et son acception précise - position de celui qui nie l’existence
de Dieu sinon comme fiction fabriquée par les hommes pour
tâcher de survivre malgré l’inéluctabilité
de la mort - tardive en occident.
Certes, l’athée existe dans la Bible - Psaumes (10-4
et 14-1) et Jérémie (5-12) -, mais dans l’antiquité
il qualifie parfois, souvent même, non pas celui qui ne croit
pas en Dieu, mais celui qui se refuse aux dieux dominants du moment.
Longtemps l’athée caractérise la personne qui
croit à un dieu voisin, étranger, hétérodoxe.
Pas celui qui vide le ciel, mais le peuple avec ses propres créatures...
De sorte que l’athéisme sert politiquement à
écarter, repérer ou fustiger l’individu croyant
à un autre dieu que celui dont l’autorité du
moment et du lieu se réclame pour asseoir son pouvoir. Car
Dieu invisible, inaccessible, donc silencieux sur ce qu’on
peut lui faire dire ou endosser, ne se rebelle pas quand d’aucuns
se prétendent investis par lui pour parler, édicter,
agir, pour le meilleur et le pire.
Le silence de Dieu permet le bavardage de ses ministres qui usent
et abusent de l’épithète : quiconque ne croit
pas à leur Dieu, donc à eux, devient immédiatement
un athée. Donc le pire des hommes, l’immoraliste, le
détestable, l’immonde, l’incarnation du mal...
Difficile dès lors de se dire athée... On est dit
tel, et toujours dans la perspective insultante d’une autorité
soucieuse de bannir, mettre à l’écart et condamner.
La construction du mot le précise d’ailleurs : a-thée.
Préfixe privatif, le mot suppose une négation, un
manque, un trou, une démarche d’opposition. Aucun terme
n’existe pour qualifier positivement le sujet qui ne sacrifie
pas aux chimères en dehors de cette construction linguistique
exacerbant l’amputation : a-thée donc, mais aussi mé-créant,
a-gnostique, in-croyant, ir-réligieux, in-crédule,
a-religieux, im-pie – l’a-dieu manque à l’appel
! - et tous les mots qui procèdent de ceux là : irréligion,
incroyance, impiété, etc... Rien pour signifier L’aspect
solaire, affirmateur, positif, libre, fort de l’individu Installé
au-delà de la pensée magique et des fables pour les
enfants.
L’athéisme relève donc d’une création
des déicoles.
Le mot ne découle pas d’une décision volontaire
et souveraine d’une personne qui se définit avec ce
terme dans l’histoire. L’athée qualifie l’autre
qui refuse le dieu local quand tout le monde ou la plupart y croient.
Et a intérêt à croire...
Car l’exercice théologique en cabinet s’appuie
toujours sur des Milices armées, des polices existentielles
et des soldats ontologiques qui dispensent de réfléchir
et invitent au plus vite à croire et bien souvent à
se convertir.
Or Baal et Yahvé, Zeus et Allah, Râ et Wotan, mais
aussi Manitou, doivent leurs patronymes à la géographie
et à l’histoire : au regard de la métaphysique
qui les rend possible, ils nomment avec des noms différents
une seule et même réalité fantasmatique. Et
aucun n’est plus vrai qu’un autre puisque tous évoluent
dans un panthéon où banquettent Ulysse et Zarathoustra,
Dionysos et Don Quichotte, Tristan et Lancelot du Lac, autant de
figures magiques comme le Renard des Dogons ou les Loas vaudous...
3 - Les effets de l’antiphilosophie.
À défaut de nom pour qualifier l’inqualifiable,
pour nommer l’innommable - le fou ayant l’audace de
ne pas croire - faisons donc avec athée..., des périphrases
existent ou des mots, mais les christicoles les ont forgés
et lancés sur le marché intellectuel avec la même
volonté dépréciatrice. Ainsi les esprits forts
si souvent fustigés par Pascal à longueur des paperolles
cousues dans la doublure de son manteau, ou encore les libertins,
voire les libres-penseurs ou, chez nos amis Belges d’aujourd’hui,
les partisans du libre-examen.
L’antiphilosophie - ce courant du XVIII° siècle
en avers sombre des Lumières qu’à tort on a
bien oublié et qu’on devrait pourtant remettre sous
les feux de l’actualité pour montrer combien la communauté
chrétienne ne recule devant aucun moyen, y compris les plus
moralement indéfendables, pour discréditer la pensée
des tempéraments indépendants qui n’ont pas
l’heur de sacrifier à leurs fables..., l’antiphilosophie,
donc, combat avec une violence sans nom la liberté de penser
et la réflexion découplée des dogmes chrétiens.
D’où, par exemple, le travail du Père Garasse,
ce Jésuite sans foi ni loi qui invente la propagande moderne
en plein Grand Siècle avec La Doctrine curieuse des Beaux
esprits de ce temps, ou prétendus tels (1623), un volume
pléthorique de plus de mille pages dans lequel il calomnie
la vie des philosophes libres présentés comme des
débauchés, sodomites, yvrognets, luxurieux, bâfreurs,
pédophiles – pauvre Charron...- et autres qualités
diaboliques afin de dissuader d’une fréquentation intellectuelle
de ces oeuvres progressistes. Le même Ministre de la Propagande
Jésuite commet une Apologie pour son livre contre les Athéistes
et Libertins de notre siècle l’année suivante.
Garasse ajoute une couche sur le même principe, nullement
étouffé par le mensonge, la calomnie, la vilenie et
l’attaque ad hominem. L’amour du prochain est sans limites...
D’Epicure, calomnié de son vivant par les bigots et
puissants de L’époque, aux philosophes libres qui,
- parfois sans renier le christianisme pour autant... - ne pensent
pas que la Bible constitue l’horizon indépassable de
toute intelligence, la méthode produit ses effets, encore
aujourd’hui.
Outre que certains philosophes attaqués et fusillés
par Garasse ne s’en sont toujours pas remis et croupissent
dans un oubli déplorable, que d’aucuns souffrent d’une
réputation fautive d’immoralistes et de gens infréquentables,
et que les calomnies ont également atteint leurs oeuvres,
le devenir négatif des athées se trouve celé
pour des siècles...
En philosophie, libertin constitue encore et toujours une qualification
dépréciative, polémique interdisant toute pensée
sereine et digne de ce nom.
À cause du pouvoir dominant de l’antiphilosophie dans
l’historiographie officielle de la pensée, des pans
entiers d’une réflexion vigoureuse, vivante, forte,
mais antichrétienne ou irrévérencieuse, voire
simplement indépendante, demeurent ignorés, y compris
bien souvent des professionnels de la philosophie, sauf une poignée
de spécialistes. Qui a lu Gassendi par exemple ? Ou La Mothe
Le Vayer ? Ou Cyrano de Bergerac - le philosophe, pas la fiction...-
? Si peu...
Et pourtant Pascal, Descartes, Malebranche et autres tenants de
la Philosophie officielle sont impensables sans la connaissance
de ces figures ayant travaillé à l’autonomie
de la philosophie à l’endroit de la théologie
- en l’occurrence de la religion judéo-chrétienne...
4 - La théologie et ses fétiches.
La pénurie de mot positif pour qualifier l’athéisme
et la déconsidération des épithètes
de substitution possibles va de pair avec l’abondance du vocabulaire
pour caractériser les croyants.
Pas une seule variation sur ce thème qui ne dispose de son
mot pour la qualifier : théiste, déiste, panthéiste,
monothéiste, polythéiste, à quoi on peut ajouter
animiste, totémiste, fétichiste ou encore, en regard
des cristallisations historiques : catholiques et protestants, évangélistes
et luthériens, calvinistes et bouddhistes, shintoïstes
et musulmans, chiites et, sunnites, bien sûr, juifs et témoins
de Jéhovah, orthodoxes et anglicans, méthodistes et
presbytériens, le catalogue ne connaît pas de fin...
Les uns adorent les pierres - des tribus les plus primitives aux
musulmans tournant autour du bétyle de la Ka’aba -,
d’autres la lune ou le soleil, certains un Dieu invisible,
impossible à représenter sous peine d’idolâtrie,
d’autres une figure anthropomorphe - blanche, mâle,
aryenne évidemment... -, tel voit dieu partout, en panthéiste
accompli, tel autre, adepte de la théologie négative,
nulle part, une fois il est adoré couvert de sang, couronné
d’épines, cadavre, une autre dans un brin d’herbe
sur le mode oriental shintô : il n’existe aucune facétie
inventée par les hommes qui n’ait été
mise à contribution pour étendre le champ des possibles
divins...
À ceux qui doutent encore des extravagances possibles des
religions en matière de supports, renvoyons à la danse
de l’urine chez les Zuni du Nouveau-Mexique, à la confection
d’amulettes avec les excréments du Grand Lama du Tibet,
à la bouse et à l’urine de vache pour les ablutions
de purification chez les hindouistes, au culte de Stercorius, Crepitus
et Cloacine chez les romains - respectivement divinités des
ordures, du pet et des égouts -, aux offrandes de fumier
offertes à Siva, la Vénus assyrienne, à la
consommation de ses excréments par Suchiquecal, la déesse
mexicaine mère des dieux, à la prescription divine
d’utiliser les matières fécales humaines pour
cuire les aliments dans le livre d’Ézéchiel
et autres voies impénétrables ou manières singulières
d’entretenir un rapport avec le divin et le sacré...
Devant ces noms multiples, ces pratiques sans fin, ces détails
Infinis dans la façon de concevoir Dieu, de penser la liaison
avec lui, face à ce déluge de variations sur le thème
religieux, en présence de tant de mots pour dire l’incroyable
passion croyante, l’athée expérimente cette
seule et pauvre épithète pour le discréditer
! Ceux qui adorent tout et n’importe quoi, les mêmes
qui, au nom de leurs fétiches, justifient leurs violences
intolérantes et leurs guerres depuis toujours contre les
sans-dieux, ceux-là donc réduisent l’esprit
fort à n’être étymologiquement qu’un
individu incomplet, amputé, morcelé, mutilé,
une entité à laquelle il manque Dieu...
Les tenants de Dieu disposent même d’une discipline
toute entière consacrée à examiner les noms
de Dieu, ses faits et gestes, ses dits mémorables, ses pensées,
ses paroles - car il parle ! -, et ses actions, ses penseurs affidés
et appointés, ses professionnels, ses lois, ses thuriféraires,
ses défenseurs, ses sicaires, ses dialecticiens, ses rhéteurs,
ses philosophes - et oui... -, ses hommes de mains, ses serviteurs,
ses représentants sur terre, ses institutions induites, ses
idées, ses diktats et autres : la théologie. La discipline
du discours sur Dieu...
Les rares moments dans l’histoire occidentale où le
christianisme a été mis à mal - 1793 par exemple
- a produit quelques activités philosophiques nouvelles,
donc généré quelques mots inédits, bien
vite renvoyés aux oubliettes.
On parle encore de déchristianisation, certes, mais en historien,
pour nommer cette période de la Révolution Française
au cours de laquelle les citoyens transforment les Églises
en hôpitaux, en écoles, en maisons pour les jeunes,
où les révolutionnaires remplacent les croix faîtières
par des drapeaux tricolores et les crucifix par des arbres.
L’athéiste des Essais de Montaigne et l’athéistique
de Voltaire disparaissent bien vite.
L’athéiste de la Révolution Française
aussi...
5 - Les noms de l’infamie .
La pauvreté du vocabulaire athéiste s’explique
par l’indéfectible domination historique des tenants
de Dieu : ils disposent des pleins pouvoirs politiques depuis plus
de quinze siècles, leur tolérance n’est pas
leur vertu première et ils mettent tout en œuvre pour
rendre impossible la chose, donc le mot. Athéisme date de
1532, athée existe au deuxième siècle de l’ère
commune chez les chrétiens qui dénoncent et stigmatisent
les athées : ceux qui ne croient pas en leur dieu ressuscité
le troisième jour. De là à conclure qu’ils
ne sacrifient à aucun dieu, le pas se trouve très
vite franchi. De sorte que les païens - ils rendent un culte
aux dieux de la campagne, l’étymologie le confirme
- passent pour des négateurs des dieux, puis de Dieu.
Le Jésuite Garasse fait de Luther un athée (!), Ronsard
de même avec les huguenots...
Le mot vaut comme une insulte absolue, l’athée, c’est
l’immoraliste, l’amoral, l’immonde personnage
dont il devient coupable de vouloir en savoir plus ou d’étudier
les livres une fois le couperet de l’épithète
tombée. Le mot suffit pour empêcher l’accès
à l’oeuvre. Il fonctionne en rouage d’une machine
de guerre lancée contre tout ce qui n’évolue
pas dans le registre de la plus pure orthodoxie catholique, apostolique
et romaine. Athée, hérétique, c’est finalement
tout un.
Ce qui finit par faire beaucoup !
Très tôt Epicure doit faire face à des accusations
d’athéisme. Or ni lui ni les épicuriens ne nient
l’existence des dieux : composés de matière
subtile, nombreux, installés dans les inter - mondes, impassibles,
insoucieux du destin des hommes et de la marche du monde, véritables
incarnations de l’ataraxie, idées de la raison philosophique,
modèles susceptibles de générer une sagesse
dans l’imitation, les dieux du philosophe et de ses disciples
existent bel et bien. Mais pas comme ceux de la cité grecque
qui invitent à vie leurs prêtres à se plier
aux exigences communautaires et sociales. Voilà leur tort...
L’historiographie de l’athéisme - rare, parcimonieuse
et plutôt mauvaise... - commet donc une erreur à dater
ses premiers repérages dans les temps les plus reculés
de l’humanité. Probablement l’athéisme
est une composante essentielle de l’homme des origines, autant
que sa propension au sacré et au religieux, à part
égale et simultanée.
Les cristallisations sociales appellent la transcendance : l’ordre,
la hiérarchie – étymologiquement : le pouvoir
du sacré... La politique, la cité peuvent d’autant
plus facilement fonctionner qu’ils en appellent au pouvoir
vengeur des dieux censément représentés sur
terre par les dominants qui fort opportunément disposent
des commandes.
Embarqués dans une entreprise de justification du pouvoir,
les dieux - ou Dieu - passent pour les interlocuteurs privilégiés
des chefs de tribu, des rois et des princes. Ces figures terrestres
prétendent détenir leur puissance des dieux qui le
leur confirmeraient pas des signes évidemment décodés
par la caste des prêtres intéressée elle aussi
aux bénéfices de l’exercice prétendu
légal de la force.
L’athéisme devient dès lors une arme, une menace,
une condamnation utile pour précipiter tel ou tel, pourvu
qu’ils résiste ou regimbe un peu, dans les geôles,
les cachots, voire le conduire aux bûchers.
L’athéisme ne commence pas avec ceux que l’Historiographie
Officielle condamne et identifie comme tels.
Le nom de Socrate ne peut figurer décemment dans une histoire
de l’athéisme. Ni celui d’Epicure et des siens.
Pas plus celui de Protagoras qui se contente d’affirmer dans
Sur les Dieux qu’à leur propos il ne peut rien conclure,
ni leur existence, ni leur inexistence. Ce qui pour le moins définit
un agnosticisme, une indétermination, un scepticisme même
si l’on veut, mais sûrement pas l’athéisme
qui suppose une franche affirmation de l’inexistence des dieux.
Le Dieu des philosophes entre souvent en conflit avec celui d’Abraham,
de Jésus et de Mahomet. D’abord parce que le premier
procède de l’intelligence, de la raison, de la déduction,
du raisonnement, ensuite parce que le second suppose plutôt
le dogme, la révélation, l’obéissance
- pour cause de collusion entre pouvoirs spirituel et temporel.
Le Dieu d’Abraham qualifie plutôt celui de Constantin,
puis des Papes ou des Princes guerriers très peu chrétiens.
Pas grand chose à voir avec les constructions extravagantes
bricolées avec des causes incausées, des premiers
moteurs immobiles, des idées innées, des harmonies
préétablies et autres preuves cosmologiques, ontologiques
ou physico- théologiques...
Souvent toute velléité philosophique de penser Dieu
en dehors du Modèle politique dominant devient athéisme.
Ainsi lorsque l’Église coupe la langue du prêtre
Jules - César Vanini, le pend puis l’envoie au bûcher
à Toulouse le 19 février 1619, elle assassine l’auteur
d’un ouvrage dont le titre est : Amphithéâtre
de l’éternelle Providence divino-magique, christiano-physique
et non moins astrologico-catholique, contre les philosophes, les
athées, les épicuriens, les péripatéticiens
et les stoïciens (1615).
Sauf si l’on tient ce titre pour rien - un tort vu sa longueur
explicite... - il faut comprendre que cette pensée oxymorique
ne récuse pas la providence, le christianisme, le catholicisme,
mais qu’elle refuse en revanche nettement l’athéisme,
l’épicurisme, et autres écoles philosophiques
païennes.
Or tout cela ne fait pas un athée - motif pour lequel on
le met à mort -, mais plus probablement un genre de panthéiste
éclectique. De toute façon hérétique
parce qu’hétérodoxe...
Spinoza, panthéiste lui aussi - et avec une intelligence
inégalée - se voit également condamné
pour athéisme.
Le 27 juillet 1656, les Parnassim siégeant au mahamad - les
autorités juives d’Amsterdam- lisent en hébreu,
devant l’arche de la synagogue, sur le Houtgracht, un texte
d’une effroyable violence : on lui reproche d’horribles
hérésies, des actes monstrueux, des opinions dangereuses,
une mauvaise conduite, en conséquence de quoi un, herem est
prononcé - jamais annulé à ce jour ! La communauté
prononce des mots d’une extrême brutalité : exclus,
chassé, exécré, maudit le jour et la nuit,
pendant son sommeil et sa veille, en entrant et en sortant de chez
lui... Les hommes de Dieu en appellent à la colère
de leur fiction et à sa malédiction déchaînée
sans limite.
Pour compléter le cadeau, les parnassim veulent que le nom
de Spinoza soit effacé de la surface de la planète
et pour toujours. Raté...
À quoi les Rabbins, tenants théoriques de l’amour
du prochain, ajoutent à cette excommunication l’interdiction
pour quiconque d’avoir des relations écrites ou verbales
avec le philosophe. Personne n’ayant le droit non plus de
lui rendre service, de l’approcher à moins de deux
mètres ou de se trouver sous le même toit que lui...
Interdit, bien sûr, de lire ses écrits : à l’époque
Spinoza a vingt-trois ans, il n’a encore rien publié.
L’Ethique paraîtra de manière posthume vingt
et un an plus tard en 1677. Aujourd’hui on lit son oeuvre
sur toute la planète...
Où est l’athéisme de Spinoza ?
Nulle part. On chercherait en vain dans son oeuvre complète
une seule phrase qui affirme clairement l’inexistence de Dieu.
Certes, il nie l’immortalité d’une âme
et affirme l’impossibilité d’un châtiment
ou d’une récompense post-mortem ; il avance l’idée
que la Bible est un ouvrage composé par divers auteurs et
relève d’une composition historique, donc non révélée
; il ne sacrifie aucunement à la notion de peuple élu
et l’affirme clairement dans le Traité théologico-politique
; il enseigne une morale hédoniste de la joie par-delà
le bien et le mal ; il ne sacrifie pas à la haine judéo-chrétienne
de soi, du monde et du corps ; bien que Juif, il trouve des qualités
à Jésus. Mais rien de tout cela ne fait un négateur
de Dieu, un athée...
La liste des malheureux mis à mort pour cause d’athéisme
dans L’histoire de la planète et qui étaient
prêtres, croyants, pratiquants, sincèrement convaincus
de l’existence d’un Dieu unique, catholiques, apostoliques
et romains ; celle des tenants du Dieu d’Abraham ou d’Allah
eux aussi passés par les armes en quantités incroyables
pour n’avoir pas professé une foi dans les normes et
dans les règles ; celle des anonymes pas même rebelles
ou opposants aux pouvoirs qui se réclamaient du monothéisme,
ni réfractaires, pas plus rétifs - toutes ces comptabilités
macabres témoignent : l’athée, avant de qualifier
le négateur de Dieu, sert à poursuivre et condamner
la pensée de l’individu affranchi, même de la
façon la plus infime, de l’autorité et de la
tutelle sociale en matière de pensée et de réflexion.
L’athée ? Un homme libre devant Dieu - y compris pour
en nier bientôt l’existence...
II - ATHÉISME ET SORTIE DU NIHILISME
1- L’invention de l’athéisme.
Le christianisme épicurien de Montaigne, celui de Gassendi,
Chanoine de Digne, le christianisme pyrrhonien de Pierre Charron,
théologal de Condom, écolâtre de Bordeaux, le
déisme du protestant Bayle, celui de Hobbes l’anglican
méritent parfois à leurs auteurs de passer pour des
impies, des athées. Là encore le terme ne convient
pas.
Croyants hétérodoxes, penseurs libres, certes, mais
chrétiens, philosophes affranchis bien que chrétiens
par tradition, cette large gamme permet de croire en Dieu sans la
contrainte d’une orthodoxie appuyée sur une armée,
une police et un pouvoir.
L’auteur des Essais passe pour un athée ? Quid de son
pèlerinage privé à Notre-Dame de Lorette ?
De ses professions de foi catholiques dans son maître livre,
de sa chapelle privée ? Non, tout ce beau monde philosophique
croit en Dieu...
Or il faut un premier, un inventeur, un nom propre telle une borne
à partir de laquelle on peut affirmer : voici le premier
athée, celui qui dit l’inexistence de Dieu, le philosophe
qui le pense, l’affirme, l’écrit clairement,
nettement, sans fioritures, et non avec moult sous entendus, une
infinie prudence et d’interminables contorsions. Un athée
radical, franc du collier, avéré ! Voire fier. Un
homme dont la profession de foi - si je puis dire... - ne se déduit
pas, ne se suppute pas, ne procède pas d’hypothèses
alambiquées de lecteurs en chasse d’un début
de pièce à conviction.
Et il me plaît que cette généalogie de l’athéisme
philosophique procède d’un prêtre : l’Abbé
Meslier, saint, héros et martyr de la cause athée
enfin repérable...
Curé d’Etrépigny dans les Ardennes, discret
pendant toute la durée de son ministère, sauf une
altercation avec le seigneur du village, Jean Meslier (1664-1729)
écrit un volumineux Testament dans lequel il conchie l’Eglise,
la Religion, Jésus, Dieu mais aussi l’aristocratie,
la Monarchie, l’Ancien régime, il dénonce avec
une violence sans nom l’injustice sociale, la pensée
idéaliste, la morale chrétienne doloriste et professe
en même temps un communalisme anarchiste, une authentique
et inaugurale philosophie matérialiste et un athéisme
hédoniste d’une étonnante modernité.
Pour la première fois dans l’histoire des idées,
un philosophe - quand en conviendra-t-on ? - consacre un ouvrage
à la question de l’athéisme : il le professe,
le prouve, le démontre, argumente, cite, fait part de ses
lectures, de ses réflexions, mais s’appuie également
sur ses commentaires du monde comme il va.
Le titre le dit nettement : Mémoire des pensées et
sentiments de Jean Meslier et son développement aussi qui
annonce des démonstrations claires et évidentes de
la Vanité et de la Fausseté de toutes les Divinités
et de toutes les Religions du Monde. Le livre paraît en 1729,
Meslier y a travaillé une grande partie de son existence.
L’histoire de l’athéisme véritable commence...
2 - L’organisation de l’oubli.
L’historiographie dominante occulte la philosophie athée.
Outre l’oubli pur et simple de l’abbé Meslier,
vaguement cité comme une curiosité, un oxymore d’école
- un prêtre mécréant ! - quand on lui fait l’honneur
d’une mention, en passant, on cherche en vain les preuves
et les traces d’un travail digne de ce nom autour des figures
du matérialisme français par exemple : La Mettrie
le furieux jubilatoire, Dom Deschamps l’inventeur d’un
hégélianisme communaliste, D’Holbach l’imprécateur
de Dieu, Helvetius le matérialiste voluptueux, Sylvain Maréchal
et son Dictionnaire des athées, mais aussi les Idéologues
Cabanis, Volney ou Destutt de Tracy habituellement passés
sous silence alors que, entre autres, la bibliographie de l’idéalisme
allemand déborde de titres, travaux et recherches.
Exemple : le travail du Baron d’Holbach n’existe pas
dans l’Université : pas d’édition savante
ou scientifique chez un éditeur philosophique ayant pignon
sur rue ; pas de travaux, de thèses ou de recherches actuelles
d’un professeur prescripteur dans l’institution ; pas
d’ouvrages en collections de poche, évidemment, encore
moins en Pléiade - quand Rousseau, Voltaire, Kant ou Montesquieu
disposent de leurs éditions ; pas de cours ou de séminaires
consacrés au démontage et à la diffusion de
sa pensée ; pas une seule biographie... Affligeant !
L’Université rabâche toujours, pour en rester
au seul siècle dit des Lumières, le contrat social
rousseauiste, la tolérance voltairienne, le criticisme kantien
ou a séparation des pouvoirs du penseur de la Brède,
ces scies musicales, ces images d’Épinal philosophiques.
Et rien sur l’athéisme de D’Holbach, sur sa lecture
décapante et historique des textes bibliques ; rien sur la
critique de la théocratie chrétienne, de la collusion
de l’État et de l’Église, de la nécessité
d’une séparation des deux instances; rien sur l’autonomisation
de l’éthique et du religieux ; rien sur le démontage
des fables catholiques ; rien sur le comparatisme des religions;
rien sur les critiques faites sur son travail par Rousseau, Diderot,
Voltaire et la clique déiste prétendument éclairée
; rien sur le concept d’éthocratie ou la possibilité
d’une morale post-chrétienne ; rien sur le pouvoir
de la science utile pour combattre celui de la croyance ; rien sur
la généalogie physiologique de la pensée ;
rien sur l’intolérance constitutive du monothéisme
chrétien ; rien sur la nécessaire soumission de la
politique à l’éthique ; rien sur l’invitation
à utiliser une partie des biens de l’Église
au profit des pauvres ; rien sur le féminisme et la critique
de la misogynie catholique.
Autant de thèses holbachiques d’une actualité
surprenante...
Silence sur Meslier l’imprécateur (Le Testament, 1729),
silence sur D’Holbach le démystificateur (La contagion
sacrée date de 1768), silence également dans l’historiographie
sur Feuerbach le déconstructeur (L’essence du christianisme,
1841) ce troisième grand moment de l’athéisme
occidental, un pilier considérable d’une athéologie
digne de ce nom : car Ludwig Feuerbach propose une explication de
ce qu’est Dieu.
Il ne nie pas son existence, il dissèque la chimère.
Pas question de dire Dieu n’existe pas, mais qu’est-ce
que ce Dieu auquel la plupart croient ? Et de répondre :
une fiction, une création des hommes, une fabrication obéissant
à des lois particulières, en l’occurrence la
projection et l’hypostase : les hommes créent Dieu
à leur image inversée.
Mortels, finis, limités, douloureux de ces contraintes,
les humains travaillés par la complétude inventent
une puissance dotée très exactement des qualités
opposées : avec leurs défauts retournés comme
les doigts d’une paire de gants, ils fabriquent les qualités
devant lesquelles ils s’agenouillent puis se prosternent.
Je suis mortel ? Dieu est immortel ; je suis fini ? Dieu est infini
; je suis limité ? Dieu est illimité ; je ne sais
pas tout ? Dieu est omniscient ; je ne peux pas tout ? Dieu est
omnipotent ; je ne suis pas doué du talent d’ubiquité
? Dieu est omniprésent ; je suis créé ? Dieu
est incréé; je suis faible ? Dieu incarne la Toute-Puissance
; je suis sur terre ? Dieu est au Ciel ; je suis imparfait ? Dieu
est parfait ; etc.
La religion devient donc la pratique d’aliénation
par excellence : elle suppose la coupure de l’homme avec lui-même
et la création d’un monde imaginaire dans lequel la
vérité se trouve fictivement investie.
La théologie, affirme Feuerbach, est une pathologie psychique
à quoi il oppose son anthropologie appuyée sur un
genre de chimie analytique. Non sans humour, il invite à
une hydrothérapie pneumatique - utiliser l’eau froide
de la raison naturelle contre les chaleurs et vapeurs religieuses,
notamment chrétiennes...
Malgré cet immense chantier philosophique, Feuerbach demeure
un grand oublié de l’histoire de la philosophie dominante.
Certes son nom apparaît parfois, mais parce qu’aux temps
de la splendeur d’Althusser, le Caïman de Normale Sup
avait jeté son dévolu sur lui comme maillon hégélien
utile pour vendre son jeune Marx via sa lecture des Manuscrits de
1844 et de l’idéologie allemande.
Ce furent moins des occasions pour Althusser de préparer
le Grand soir que l’oral d’agrégation de philosophie
de ses élèves en 1967... Le génie propre de
Feuerbach disparaît sous les considérations utilitaires
du professeur.
Parfois l’oubli pur et simple vaut mieux que le malentendu
ou la mauvaise et fausse réputation...
3 - Tremblement de terre philosophique.
Et Nietzsche vint... Après les imprécations du curé,
la démythologisation du chimiste – D’Holbach
pratiquait la géologie et la science de haute volée
-, la déconstruction du chef d’entreprise - Feuerbach
n’était pas philosophe de profession, refusé
par l’Université pour avoir publié Les pensées
sur la mort et l’immortalité dans lequel il nie toute
immortalité personnelle, mais propriétaire de gauche
d’une usine de porcelaine aimé des ouvriers...-, Nietzsche
apparaît.
Avec lui, la pensée idéaliste, spiritualiste, judéo-chrétienne,
dualiste, autant dire la pensée dominante, peut se faire
du souci: son monisme dionysiaque, sa logique des forces, sa méthode
généalogique, son éthique athée permettent
d’envisager une sortie du christianisme.
Pour la première fois, une pensée post-chrétienne
radicale apparaît dans le paysage occidental.
Pour plaisanter (?), Nietzsche écrit dans Ecce homo qu’il
ouvre l’histoire en deux et qu’à la manière
du Christ il y a un avant et un Après lui... Il manque au
philosophe de Sils-Maria son Paul et son Constantin, son voyageur
de commerce hystérique et son Empereur planétaire
pour transformer sa conversion en métamorphose de l’univers.
Ce qui n’est nullement souhaitable historiquement parlant.
La dynamite de sa pensée représente un danger trop
grand pour ces brutes que sont toujours les acteurs de l’histoire
concrète.
Mais sur le terrain philosophique, le père de Zarathoustra
a raison : avant et après Par-delà le bien et le mal
et L’Antéchrist, ça n’est plus le même
monde idéologique : Nietzsche ouvre une brèche dans
l’édifice judéo-chrétien.
Sans accomplir toute la tâche athéologique à
lui seul, il la rend enfin possible. D’où l’utilité
d’être nietzschéen.
À savoir ? Être nietzschéen - ce qui ne veut
pas dire être Nietzsche comme le croient les imbéciles...
- exclut de reprendre à son compte les thèses majeures
du philosophe au serpent : le ressentiment, l’éternel
retour, le surhomme, la volonté de puissance, la physiologie
de l’art et autres grands moments du système philosophique.
Nul besoin - quel intérêt ? - de se prendre pour lui,
de se croire Nietzsche, et de devoir endosser, puis assumer toute
sa pensée.
Seuls les esprits courts imaginent cela...
Être nietzschéen suppose penser à partir de
lui, là même où le chantier de la philosophie
a été transfiguré par son passage.
Il appelait des disciples infidèles qui, par leur seule trahison,
prouveraient leur fidélité, il voulait des gens qui
lui obéissent en se suivant eux-seuls et personne d’autre,
pas même lui. Surtout pas lui. Le chameau, le lion et l’enfant
d’Ainsi parlait Zarathoustra enseignent une dialectique et
une poétique à pratiquer : le conserver et le dépasser,
se souvenir de son oeuvre, certes, mais surtout s’appuyer
sur elle comme on prend appui sur un formidable levier pour déplacer
les montagnes philosophiques.
D’où un chantier nouveau et supérieur pour
l’athéisme : Meslier a nié toute divinité,
D’Holbach a démonté le christianisme, Feuerbach
a déconstruit Dieu, Nietzsche révèle la transvaluation
: l’athéisme ne doit pas fonctionner comme une fin
seulement.
Supprimer Dieu, certes, mais pour quoi faire ?
Une autre morale, une nouvelle éthique, des valeurs inédites,
impensées car impensables, voilà ce que permet la
réalisation et le dépassement de l’athéisme.
Une tâche redoutable et à venir.
L’Antéchrist raconte le nihilisme européen -
le nôtre encore... - et propose une pharmacopée à
cette pathologie métaphysique et ontologique de notre civilisation.
Nietzsche donne ses solutions. On les connaît, elles accusent
plus d’un siècle. Être nietzschéen, c’est
proposer d’autres hypothèses, nouvelles, post-nietzschéennes,
mais en intégrant son combat sur les cimes. Les formes du
nihilisme contemporain appellent plus que jamais une transvaluation
qui dépasse enfin les solutions et les hypothèses
religieuses ou laïques issues des monothéismes.
Zarathoustra doit reprendre du service : l’athéisme
seul rend possible la sortie du nihilisme.
4 - Enseigner le fait athée.
Alors que le 11 septembre vu par les États-Unis, donc l’Occident,
somme tout un chacun de choisir son camp dans la guerre de religion
qui opposerait le judéo-christianisme et l’islam, on
peut vouloir échapper aux termes de l’alternative posés
par les protagonistes et opter pour une position nietzschéenne
: ni judéo-chrétien, ni musulman pour la bonne raison
que ces belligérants continuent leur guerre de religion entamée
depuis les invites juives des Nombres - originellement titré
Le Livre de guerre du Seigneur et constitutifs de la Torah - qui
justifie le combat sanglant contre les ennemis, jusqu’aux
variations récurrentes sur ce thème dans le Coran
- à massacrer les infidèles - Soit tout de même
près de vingt-cinq siècles d’appels au crime
!
Leçon de Nietzsche : entre les trois monothéismes,
on peut ne pas vouloir choisir. Et ne pas opter pour Israël
et les USA n’oblige pas de fait à devenir compagnon
de route des Talibans...
Le Talmud et la Torah, la Bible et le Nouveau Testament, le Coran
et les Hadith ne paraissent pas des garanties suffisantes pour la
philosophie, la pensée, la raison, l’intelligence pour
qu’on choisisse entre la misogynie juive, chrétienne
ou musulmane, qu’on opte contre le porc et l’alcool
mais pour le voile ou la burka, qu’on fréquente la
Synagogue, le Temple, l’Église ou la Mosquée,
tous endroits où l’intelligence se porte mal et où
l’on préfère depuis des siècles l’obéissance
aux dogmes et la soumission à la Loi - donc à ceux
qui se prétendent les élus, les envoyés et
la parole de Dieu.
À l’heure où se pose la question de l’enseignement
du fait religieux à l’école sous prétexte
de fabriquer du lien social, de ressouder une communauté
en déshérence - à cause d’un libéralisme
qui produit la négativité au quotidien, rappelons-le...
-, de générer un nouveau type de contrat social, de
retrouver des sources communes - monothéistes en l’occurrence...
-, il me semble qu’on peut préférer l’enseignement
du fait athée.
Plutôt la Généalogie de la morale que les Épîtres
aux Corinthiens.
Le désir de faire rentrer par la fenêtre la Bible
et autres colifichets monothéistes que plusieurs siècles
d’efforts philosophiques ont fait sortir par la porte - dont
les Lumières et la Révolution française, le
socialisme et la Commune, la gauche et le Front Populaire, l’esprit
libertaire et Mai 68, mais aussi Freud et Marx, l’École
de Francfort et celle du soupçon des nietzschéens
de gauche français... -, c’est proprement et étymologiquement
consentir à la pensée réactionnaire.
Pas sur le mode Joseph de Maistre, Louis de Bonald ou Blanc de Saint
Bonnet, - trop grosses ficelles... - mais sur celui, gramscien,
du retour des idéaux dilués, dissimulés, travestis,
hypocritement réactivés du judéo-christianisme.
On ne vante pas clairement les mérites de la théocratie,
on n’assassine pas 1789 - encore que... -, on ne publie pas
ouvertement un ouvrage intitulé Du Pape pour célébrer
l’excellence de la puissance politique du Souverain Pontife,
mais on stigmatise l’individu, on lui dénie des droits
et lui inflige des devoirs à la pelle, on célèbre
la communauté contre la monade, on en appelle à la
transcendance, on dispense l’État et ses parasites
de rendre des comptes sous prétexte de son extra-territorialité
ontologique, on néglige le peuple et qualifie de populiste
et de démagogue quiconque s’en soucie, on méprise
les intellectuels et les philosophes qui effectuent leur travail
et résistent, la liste pourrait continuer...
Jamais autant qu’aujourd’hui ce que le XVIII° siècle
connaissait sous le nom d’Antiphilosophie n’a connu
à ce point de vitalité : le retour du religieux, la
preuve que Dieu n’est pas mort, mais qu’il fut seulement
quelque temps somnolent et que son réveil annonce des lendemains
qui déchantent, tout cela oblige à reprendre des positions
qu’on croyait révolues et à remonter au créneau
athée.
L’enseignement du fait religieux réintroduit le loup
dans la bergerie : ce que les prêtres ne peuvent plus commettre
ouvertement ils pourraient désormais le faire en douce, en
enseignant les fables de l’Ancien et du Nouveau Testament,
celles du Coran et des Hadiths sous prétexte de permettre
aux scolaires d’accéder plus facilement à Marc
Chagall, à la Divine comédie, à la Chapelle
Sixtine ou à la musique de Ziryab...
Or les religions devraient s’enseigner dans le cursus déjà
existant - philosophie, histoire, littérature, arts plastiques,
langues, etc... - comme on enseigne des proto-sciences : par exemple
l’alchimie dans le cours de chimie, la phytognomonique et
la phrénologie en science naturelle, le totémisme
et la pensée magique en philosophie, la géométrie
euclidienne en mathématique, la mythologie en histoire...
Ou comment épistémologiquement raconter de quelle
manière le mythe, la fable, la fiction, la déraison
précèdent la raison, la déduction et l’argumentation.
La religion procède d’un mode de rationalité
primitif, généalogique et daté. Réactiver
cette histoire d’avant l’histoire induit le retard,
voire le ratage de l’histoire d’aujourd’hui et
de demain.
Enseigner le fait athée supposerait une archéologie
du sentiment religieux : la peur, la crainte, l’incapacité
à regarder la mort en face, l’impossible conscience
de l’incomplétude et de la finitude chez les hommes,
le rôle majeur et moteur de l’angoisse existentielle.
La religion, cette création de fictions, appellerait un démontage
en bonne et due forme de ces placebos ontologiques - comme en philosophie
on aborde la question de la sorcellerie, de la folie et des marges
pour produire une définition de la raison.
5 - Tectonique des plaques.
Nous vivons toujours dans un stade théologique ou religieux
de la civilisation. Des signes montrent des mouvements apparentés
à la tectonique des plaques : rapprochements, éloignements,
mouvements, chevauchements, craquements. Le continent pré-chrétien
existe comme tel : de la mythologie des présocratiques au
stoïcisme impérial, de Parménide à Épictète,
le secteur païen se dessine nettement.
Entre celui-ci et le continent chrétien, on repère
des zones de turbulences : des millénarismes prophétiques
du IIème siècle de l’ère commune à
la décapitation de Louis XVI (janvier 1793) qui marque la
fin ouverte de la théocratie, la géographie semble
également cohérente : des Pères de l’Église
au déisme laïc des Lumières, la logique paraît
évidente.
Ce troisième temps vers lequel nous nous acheminons - un
continent post-chrétien - fonctionne de la même manière
que ce qui sépare les continents païens et chrétien.
La fin du pré-chrétien et le début du post-chrétien
se ressemblent étrangement : même nihilisme, même
angoisse, mêmes jeux dynamiques entre conservatisme, tentation
réactionnaire, désir du passé, religion de
l’immobilité et progressisme, positivisme, goût
du futur. La religion tient le rôle philosophique de la nostalgie
; la philosophie, celui de la futurition.
Les forces en jeu sont clairement repérables : non pas
judéo-christianisme occidental, progressiste, éclairé,
démocratique contre islam oriental, passéiste, obscurantiste,
mais monothéismes d’hier contre athéisme de
demain.
Non pas Bush contre Ben Laden, mais Moïse, Jésus, Mahomet
et leurs religions du Livre contre D’Holbach, Feuerbach, Nietzsche
et leur formules philosophiques de déconstruction des mythes
et fictions.
Le post-chrétien va se déployer historiquement comme
le pré-chrétien le fit : le continent monothéiste
n’est pas insubmersible, indépassable et immortel.
La religion du Dieu unique ne saurait devenir – comme jadis
le communisme pour certains, ou pour d’autres le libéralisme
aujourd’hui ... - l’horizon indépassable de la
philosophie.
Une ère chrétienne ayant succédé à
une ère païenne, une ère post-chrétienne
va prendre la suite. La période de turbulence dans laquelle
nous nous trouvons indique que l’heure est aux recompositions
continentales.
III VERS UNE ATHÉOLOGIE
1 - Spectrographie du nihilisme.
L’époque semble athée, mais seulement aux yeux
des chrétiens ou des croyants. En fait, elle est nihiliste.
Les tenants d’hier et d’avant-hier ont tout intérêt
à faire passer le pire et la négativité contemporaine
pour un produit de l’athéisme. La vieille idée
persiste de l’athée immoral, amoral, sans foi ni loi
éthique. Le lieu commun pour classes terminales en vertu
de quoi Si dieu n’existe pas, alors tout est permis - rengaine
prélevée dans les Frères Karamazov de Dostoïevski
- continue à produire des effets et l’on associe effectivement
la mort, la haine, la misère et la pauvreté à
des individus qui se réclameraient de l’absence de
Dieu pour commettre leurs forfaits.
Cette thèse fautive mériterait une démonstration
en bonne et due forme. Car l’inverse me semble bien plutôt
vrai : Parce que Dieu existe, alors tout est permis... Je m’explique.
Trois millénaires témoignent des premiers textes de
l’Ancien Testament à aujourd’hui : l’affirmation
d’un Dieu unique, violent, jaloux, querelleur, intolérant,
belliqueux a généré plus de haine, de sang,
de morts, de brutalité que de paix... Le fantasme juif du
peuple élu qui légitime le colonialisme, l’expropriation,
la haine, l’animosité entre les peuples, puis la théocratie
autoritaire et armée ; la référence chrétienne
des marchands du temple ou d’un Jésus paulinien prétendant
venir pour apporter le glaive qui justifie les Croisades, l’Inquisition,
les guerres de Religion, la Saint-Barthélémy, les
bûchers, l’index, mais aussi le colonialisme planétaire,
les ethnocides nord-américains, et la toute puissance temporelle
du Vatican depuis des siècles dans le moindre détail
de la vie quotidienne; la revendication claire à presque
toutes les pages du Coran d’un appel à détruire
les infidèles, leur religion, leur culture, leur civilisation
- au nom d’un Dieu miséricordieux !
Voilà autant de pistes pour creuser cette idée que,
justement, à cause de l’existence de Dieu tout est
permis - en lui, par lui, en son nom, sans que ni les fidèles,
ni le clergé, ni le petit peuple ni les hautes sphères
ne trouvent à redire...
Si l’existence de Dieu, indépendamment de sa forme
juive, chrétienne ou musulmane, prémunissait un tant
soit peu de la haine, du mensonge, du viol, du pillage, de l’immoralité,
de la concussion, du parjure, de la violence, du mépris,
de la méchanceté, du crime, de la corruption, de la
rouerie, du faux témoignage, de la dépravation, de
la pédophilie, de l’infanticide, de la crapule, de
la perversion, on aurait vu non pas les athées - puisqu’ils
sont intrinsèquement vicieux... -, mais les rabbins, les
prêtres, les papes, les évêques, les pasteurs,
les imams, et avec eux leurs fidèles, pratiquer le bien,
exceller dans la vertu, montrer l’exemple et prouver aux pervers
sans Dieu que la moralité se trouve de leur côté
: qu’ils respectent scrupuleusement le décalogue et
obéissent à l’invite des sourates, donc ne mentent
ni ne pillent, ne volent ni ne violent, ne font de faux témoignage
ni ne tuent - encore moins ne fomentent des attentats terroristes
à Manhattan, des expéditions punitives dans la bande
de Gaza ou ne couvrent leurs prêtres pédophiles.
On verrait dès lors les fidèles convertir autour d’eux
par leur comportements radieux, exemplaires !
Au lieu de cela... Qu’on cesse donc d’associer le mal
sur la planète et l’athéisme !
L’existence de Dieu, me semble-t-il, a bien plus généré
en son nom de batailles, de massacres, de conflits et de guerres
dans l’histoire que de paix, de sérénité,
d’amour du prochain, de pardon des péchés ou
de tolérance.
Je ne sache pas que les Papes, les Princes, les Rois, les Califes,
les Émirs aient majoritairement brillé dans la vertu
tant déjà Moïse, Paul et Mahomet excellaient
respectivement pour leur part dans le meurtre, les passages à
tabac ou les razzias.
Autant de variations sur le thème de l’amour du prochain...
L’histoire de l’humanité enseigne sans aucun
doute les prospérités du vice et les malheurs de la
vertu... Il n’existe pas plus de justice transcendante qu’immanente.
Dieu ou non, aucun homme n’a jamais eu à payer de l’avoir
insulté, négligé, méprise, oublié
ou contrarié ! Les théistes ont fort à faire
en contorsions métaphysiques pour justifier le mal sur la
planète tout en affirmant l’existence d’un Dieu
à qui rien n’échappe...
Les déistes paraissent moins aveugles, les athées
semblent plus lucides.
2 - Une épistémé judéo-chrétienne.
L’époque dans laquelle nous vivons n’est donc
pas athée. Elle ne paraît pas encore post-chrétienne
non plus, ou si peu.
En revanche, elle demeure chrétienne, et beaucoup plus qu’il
n’y paraît. Le nihilisme provient de ces turbulences
enregistrées dans la zone de passage entre le judéo-chrétien
encore très présent et le post-chrétien qui
pointe modestement, e tout dans une ambiance où s’entrecroisent
l’absence des dieux, leur présence, leur prolifération,
leur multiplicité fantasque et leur extravagance.
Le ciel n’est pas vide, mais au contraire plein de divinités
fabriquées au jour le jour. La négativité procède
du nihilisme consubstantiel à la coexistence d’un judéo-christianisme
déliquescent et d’un post-chrétien encore dans
les limbes.
En attendant une ère franchement athée, nous devons
compter et composer avec une épistémé judéo-chrétienne
très prégnante. D’autant plus que les institutions
et les hommes de main qui l’ont incarnée et transmise
pendant des siècles ne disposent plus d’une exposition
et d’une visibilité qui les rend identifiables. L’effacement
de la pratique religieuse, l’apparente autonomie de l’éthique
envers la religion, la prétendue indifférence à
l’endroit des invites papales, les Églises vides le
dimanche - mais pas pour les mariages, encore moins les enterrements...-,
la séparation de l’Église et de l’État,
tous ces signes donnent l’impression d’une époque
insoucieuse de religion. Qu’on y prenne garde... Jamais peut-être
cette apparent effacement n’a caché la présence
forte, puissante et déterminante du judéo-christianisme.
La désaffection de la pratique ne témoigne pas du
recul de la croyance.
Mieux : la corrélation entre la fin de l’une et la
disparition de l’autre semble une erreur d’interprétation.
On peut même penser que la fin du monopole des professionnels
de la religion sur le religieux a libéré l’irrationnel
et généré une plus grande profusion de sacré,
de religiosité et de soumission généralisée
à la déraison.
Le retrait des troupes judéo-chrétiennes ne modifie
en rien leur pouvoir et leur empire sur les territoires conquis,
conserves et gérés par eux depuis presque deux millénaires.
La terre est un acquis, la géographie un témoignage
d’une présence ancienne et d’une infusion idéologique,
mentale, conceptuelle, spirituelle. Absents, les conquérants
demeurent présents car ils ont conquis les corps, les âmes,
les chairs, les esprits du plus grand nombre. Leur repli stratégique
ne signifie pas la fin de leur empire effectif. Le judéo-christianisme
laisse derrière lui une épistémé, un
socle sur lequel tout échange mental et symbolique s’effectue.
Sans le Prêtre, ni son ombre, sans les religieux ni leurs
thuriféraires, les sujets demeurent soumis, fabriqués,
formatés par deux millénaires d’histoire et
de domination idéologique.
D’où la permanence et l’actualité d’un
combat contre cette force d’autant plus menaçante qu’elle
donne l’impression d’être caduque.
Certes, plus grand monde ne croit à la transsubstantiation,
à la virginité de Marie, à l’immaculée
conception, à l’infaillibilité papale et autres
dogmes de l’Église catholique, apostolique et romaine.
La présence effective et non symbolique du corps du Christ
dans l’hostie ou dans le calice ? L’existence d’un
Enfer, d’un Paradis ou d’un Purgatoire avec géographies
associées et logiques propres ? L’existence des Limbes
où stagnent l’âme des enfants morts avant le
baptême ?
Plus personne ne sacrifie à ces billevesées, même
et surtout parmi nombre des catholiques fervents de messes dominicales...
Où donc demeure le substrat catholique ? Quid d’une
épistémé judéo-chrétienne ? Dans
cette idée que la matière, le réel et le monde
n’épuisent pas la totalité. Que quelque chose
demeure en-dehors des instances explicatives dignes de ce nom :
une force, une puissance, une énergie, un déterminisme,
une volonté, un vouloir. Après la mort ?
Non, sûrement pas rien, mais quelque chose... Pour expliquer
ce qui advient : une série de causes, d’enchaînements
rationnels et déductibles ? Pas totalement, quelque chose
déborde la série logique. Le spectacle du monde :
absurde, irrationnel, illogique, monstrueux, insensé ? Sûrement
pas...
Quelque chose doit bien exister qui justifie, légitime, fasse
sens. Sinon...
Cette croyance à quelque chose génère une
superstition vivace qui explique qu’à défaut,
l’européen sacrifie à la religion dominante
– de son roi et de sa nourrice écrit Descartes... -
du pays dans lequel il voit le jour. Montaigne affirme qu’on
est chrétien comme Picard ou Breton !
Et nombre d’individus qui se croient athées professent
sans s’en apercevoir une éthique, une pensée,
une vision du monde imbibées de judéo-christianisme.
Entre le prêche d’un prêtre sincère sur
l’excellence de Jésus et les éloges du Christ
effectués par l’anarchiste Kropotkine dans L’Éthique,
on cherche en vain l’abîme...
L’athéisme suppose la conjuration de toute transcendance.
Sans exclusive. Il oblige également à un dépassement
des acquis chrétiens. Du moins à un droit d’inventaire,
à un libre examen des vertus présentées comme
telles et des vices affirmés péremptoirement. La mise
à plat laïque et philosophique des valeurs de la Bible
et leur conservation, puis leur usage ne suffit pas à produire
une éthique post-chrétienne.
Dans la religion dans les limites de la simple raison Kant propose
une éthique laÏque.
Qu’on lise ce texte majeur pour la constitution d’une
morale laïque dans l’histoire de l’Europe, on y
découvrira la formulation philosophique d’un inextinguible
fonds judéo-chrétien. La révolution se repère
dans la forme, le style, le vocabulaire, elle paraît évidente
en regard de l’allure et de l’apparence, oui. Mais en
quoi l’éthique chrétienne et celle de Kant diffèrent-elles
? En rien... La montagne kantienne accouche d’une souris chrétienne.
On rit des propos du Pape sur la condamnation du préservatif
? Mais on se marie encore beaucoup à l’Église
- pour faire plaisir aux familles et belles-familles prétendent
les hypocrites. On sourit à la lecture du Catéchisme
- du moins si on a la curiosité de compulser l’ouvrage...-
?
Mais on enregistre un nombre infime d’enterrements civils...
On moque les curés et leurs croyances ? Mais c’est
eux qu’on sollicite pour les bénédictions, ces
indulgences modernes qui réconcilient les tartufes des deux
bords : les demandeurs composent avec leur entourage et, par la
même occasion, les officiants récupèrent quelques
clients...
3 - Traces de l’empire.
Michel Foucault nommait épistémé ce dispositif
invisible mais efficace de discours, de vision des choses et du
monde, de
représentation du réel, qui verrouillent, cristallisent
et durcissent une époque sur des représentations figées.
L’épistémé judéo-chrétienne
nomme ce qui, depuis les crises d’hystérie de Paul
de Tarse sur le chemin de Damas jusqu’aux interventions planétairement
télévisées de Jean-Paul II sur la Place Saint-Pierre
constitue un empire conceptuel et mental diffus dans l’ensemble
des rouages d’une civilisation et d’une culture.
Deux exemples, parmi une multitude possible, pour illustrer mon
hypothèse de l’imprégnation : le corps et le
droit.
La chair occidentale est chrétienne. Y compris celle des
athées, des musulmans, des déistes, des agnostiques
éduqués, élevés ou dressés dans
la zone géographique et idéologique judéo-chrétienne...
Le corps que nous habitons, le schéma corporel platonico-chrétien
dont nous héritons, la symbolique des organes et leurs fonctions
hiérarchisées - la noblesse du coeur et du cerveau,
la trivialité des viscères et du sexe, neurochirurgien
contre proctologue... -, la spiritualisation et la dématérialisation
de l’âme, l’articulation d’une matière
peccamineuse et d’un esprit lumineux, la connotation ontologique
de ces deux instances artificiellement opposés, les forces
troublantes d’une économie libidinale moralement appréhendée,
tout cela structure le corps en regard de deux mille ans de discours
chrétiens : l’anatomie, la médecine, la physiologie,
certes, mais également la philosophie, la théologie,
l’esthétique contribuent à la sculpture chrétienne
de la chair.
Le regard porté sur soi, celui du médecin, du technicien
de l’imagerie médicale, la philosophie de la santé
et de la maladie, la conception de la souffrance, le rôle
consenti à la douleur, donc le rapport à la pharmacie,
aux substances, aux drogues, le langage du soignant avec le soigné,
mais aussi le rapport de soi à soi, l’intégration
d’une image de soi et la construction d’un idéal
du moi physiologique, anatomique et psychologique, rien de tout
cela ne se constitue sans les discours pré-cités.
De sorte que la chirurgie ou la pharmacologie, la médecine
allopathique et les soins palliatifs, la gynécologie et la
thanatologie, l’urgentisme et l’oncologie, la psychiatrie
et la clinique subissent la loi judéo-chrétienne sans
visibilité particulière des symptômes de cette
contamination ontologique. La frilosité bioéthique
contemporaine procède de cette domination invisible. Les
décisions politiques laïques sur ce sujet correspondent
à peu de choses près aux positions formulées
par l’Église sur ces grands sujets. On ne s’en
étonnera pas car l’éthique de la bioéthique
reste fondamentalement judéo-chrétienne.
À part la légalisation de l’avortement et de
la contraception artificielle, ces deux avancées en direction
d’un corps post-chrétien - que j’ai appelé
par ailleurs un corps faustien -, la médecine occidentale
colle de très près aux invites de l’Eglise.
La Charte des personnels de la santé élaborée
par le Vatican condamne la transgénèse, l’expérimentation
sur l’embryon, la FIVETE, les mères porteuses, la procréation
médicalement assistée pour les couples non mariés
ou homosexuels, le clonage reproductif, mais aussi thérapeutique,
les cocktails analgésiques qui suspendent la conscience en
fin de vie, l’usage thérapeutique du cannabis, l’euthanasie,
elle célèbre en revanche les soins palliatifs et insiste
sur le rôle salvifique de la douleur : autant de positions
reprises en choeur par les comités d’éthique
prétendument laïcs et faussement indépendants
des religions...
Certes, quand en Occident les soignants abordent un corps malade,
ils ignorent la plupart du temps qu’ils pensent, agissent
et diagnostiquent à partir de leur formation qui suppose
l’épistémé chrétienne. La conscience
n’entre pas en jeu, mais une série de déterminismes
plus profonds, plus anciens qui renvoient aux heures d’élaboration
d’un tempérament, d’un caractère et d’une
conscience. L’inconscient du thérapeute et celui du
patient procèdent d’un même bain métaphysique.
L’athéisme suppose un travail sur ces formatages devenus
invisibles mais prégnants dans le détail d’une
vie quotidienne corporelle - une analyse circonstanciée du
corps sexué, sexuel et des relations afférentes occuperait
un livre entier...
4 - Une torture issue du Paradis-.
Second exemple : le droit. Dans les palais de justice, les signes
religieux ostentatoires et ostensibles sont interdits.
Quand une décision de justice se rend, ce ne peut être
sous un crucifix, encore moins sous un verset de la Thora ou une
sourate du Coran affichés sur les murs. Code civil et Code
pénal affirment prétendument le droit et la loi indépendamment
de la religion et de l’Église.
Or rien n’existe dans la juridiction française qui
contredit fondamentalement les prescriptions de l’Église
catholique, apostolique et romaine.
L’absence de croix dans le prétoire ne certifie pas
l’indépendance de la justice à l’endroit
de la religion dominante.
Car les fondations même de la logique juridique procèdent
des premières lignes de la Genèse. D’où
une généalogie juive - le Pentateuque - et chrétienne
- la Bible - du Code civil français. L’appareillage,
la technique, la logique, la métaphysique du droit découlent
en droite ligne de ce qu’enseigne la fable du Paradis originel
: un homme libre, donc responsable, donc possiblement coupable.
Parce que doué de liberté, l’individu peut choisir,
élire et préférer ceci plutôt que cela
dans le champ des possibles.
Toute action procède donc d’un libre choix, d’une
volonté libre, informée et manifeste.
Le postulat du libre arbitre est indispensable pour envisager la
Suite de toute opération répressive.
Car la consommation du fruit défendu, la désobéissance,
la faute commise dans le Jardin des Délices, découlent
d’un acte volontaire et éclairé donc susceptible
d’être reproché et puni.
Adam et Eve pouvaient ne pas pécher, car ils ont été
créés libres, mais ils ont préféré
le vice à la vertu. Ainsi peut-on leur demander des comptes.
Voir les faire payer. Et Dieu ne s’en prive pas qui condamne
à la pudeur, à la honte, au travail, à l’enfantement
dans la douleur, à la souffrance, au vieillissement, à
la soumission des femmes aux hommes, à la difficulté
de toute intersubjectivité sexuée.
Dès lors, sur ce schéma, et en vertu du principe édicté
dans les premiers moments des Écritures, le juge peut jouer
à Dieu sur terre...
Quand un tribunal fonctionne sans signes religieux, il s’active
pourtant en regard de cette métaphysique : le violeur d’enfant
est libre, il a le choix entre une sexualité normale avec
un partenaire consentant et une violence ahurissante avec des victimes
détruites pour toujours. En son âme et conscience,
doté d’un libre-arbitre qui lui permet de vouloir ceci
plutôt que cela, il préfère - quand il aurait
pu décider autrement.
De sorte qu’au tribunal, on peut lui demander des comptes,
vaguement l’écouter, ne pas l’entendre et l’envoyer
passer des années dans une prison où probablement
il se fera violer en guise de bienvenue avant de croupir dans une
cellule d’où on le sortira après avoir négligé
absolument la maladie qui l’afflige.
Qui accepterait d’un hôpital qu’il enferme un
homme ou une femme à qui l’on découvrirait une
tumeur au cerveau - pas plus choisie qu’un tropisme pédophilique
- dans une cellule, l’exposant à la violence répressive
de quelques compagnons de chambre entretenus dans la sauvagerie
éthologique d’un confinement cellulaire avant de l’abandonner,
un quart de son existence, au travail du cancer sans soin, sans
souci, sans thérapie ?
Qui ?
Réponse : tout ceux qui activent la machine judiciaire et
la font fonctionner comme une mécanique trouvée aux
portes du jardin d’Eden sans se demander ce qu’elle
est, pourquoi elle se trouve là, de quelle manière
elle fonctionne...
Cette machine de la colonie pénitentiaire de Kafka produit
ses effets au quotidien dans les palais dits de justices européens
et dans leurs prisons attenantes.
Cette collusion entre libre-arbitre et préférence
volontaire du Mal au Bien qui légitime la responsabilité,
donc la culpabilité, donc la punition, suppose le fonctionnement
d’une pensée magique ignorant ce que la démarche
post-chrétienne de Freud éclaire avec la psychanalyse
et d’autres philosophes qui mettent en évidence la
puissance des déterminismes sociaux. Marx par exemple.
Le corps et le droit même et surtout quand ils se pensent,
se croient et se disent laïcs, procèdent de l’épistémé
judéo-chrétienne. À quoi l’on pourrait
ajouter, pour compléter l’inventaire des domaines concernés,
mais ça n’est pas le lieu, des analyses sur la pédagogie,
l’esthétique, la philosophie, la politique - ah ! la
sacro-sainte trinité : travail, famille, patrie...-, et tant
d’autres activités dont on pourrait montrer l’imprégnation
religieuse biblique.
Encore un effort pour être vraiment républicain...
5 - Sur l’ignorance chrétienne.
La méconnaissance du fonctionnent de ces logiques d’imprégnation
peut se comprendre si l’on souligne que nombre de ces déterminations
se propagent sur le registre inconscient, en échappant aux
niveaux de clarté de la conscience informée et lucide.
Les interférences entre les sujets et cette idéologie
se manifestent hors langage, sans les signes d’une revendication
ouverte. Hors cas de théocratie revendiquée - les
régimes politiques clairement inspirés par l’un
des trois Livres -, la généalogie judéo-chrétienne
des pratiques laïques échappe la plupart du temps au
plus grand nombre, y compris aux praticiens, acteurs et individus
concernés.
L’invisibilité de ce processus ne tient pas qu’à
son mode de diffusion inconscient. Il suppose également l’inculture
judéo-chrétienne de nombre des parties prenantes.
Y compris chez les croyants et pratiquants souvent sous informés
voire informés par les seuls brouets idéologiques
infligés par l’institution et ses relais.
La messe dominicale n’a jamais brillé comme un lieu
de réflexion, d’analyse, de culture, de savoir diffusé
et échangé, le catéchisme non plus, ni même
les autres occasions cultuelles des autres religions monothéistes.
Mêmes remarques avec les prières au Mur des Lamentations
ou les Cinq occasions quotidiennes des Musulmans : on prie, on pratique
la réitération des invocations, on exerce sa mémoire,
mais pas son intelligence.
Pour les Chrétiens, le prêche de Bossuet constitue
une exception au milieu d’un flot de platitudes deux fois
millénaires... Et pour un Averroès, ou un Avicenne
- ces prétextes tellement utiles... - combien d’imams
hyper-mnésiques ?
La construction de leur religion, la connaissance des débats
et controverses, les invitations à réfléchir,
analyser, critiquer, les confrontations d’informations contradictoires,
les débats polémiques brillent par leur absence dans
la communauté où triomphe plutôt le psittacisme
et le recyclage des fables à l’aide d’une mécanique
bien huilée qui répète mais n’innove
pas, qui sollicite la mémoire et non l’intelligence.
Psalmodier, réciter, répéter n’est pas
penser. Loin de là.
Entendre pour la xième fois un texte de Paul et ignorer
l’existence du nom de Grégoire de Naziance ; reconstituer
la crèche tous les ans et ne pas savoir ce qu’étaient
les querelles fondatrices de l’arianisme ou le concile sur
l’iconophilie ; communier avec du pain azyme et méconnaître
l’existence du dogme de l’infaillibilité papale
; assister à la messe de Noël et ne rien savoir de la
récupération par l’Église de cette date
païenne du solstice d’hiver où se fêtait
sol invictus ; assister aux baptêmes, mariages et enterrements
familiaux devant l’autel et ne jamais avoir entendu parler
des évangiles apocryphes ; s’exposer sous des crucifix
et passer à côté de l’information que
pour le motif retenu contre Jésus à son procès
on ne crucifiait pas, mais on lapidait ; et tant d’autres
impasses culturelles pour cause de fétichisation des rites
et des pratiques, voilà qui pose problème pour un
exercice éclairé de sa religion...
L’antique invite de la Genèse à ne pas vouloir
savoir, à se contenter de croire et d’obéir,
à préférer la Foi à la Connaissance,
à récuser le goût de la science et à
célébrer la passion pour la soumission et l’obéissance
ne contribue pas à rehausser le débat ; l’étymologie
de musulman qui signifie, dixit Littré, soumis à Dieu
et à Mahomet ; l’impossibilité de penser et
d’agir dans le moindre détail du quotidien en dehors
des prescriptions millimétriques de la Torah ; tout cela
dissuade de préférer la Raison à la soumission...
Comme si la religion avait besoin d’innocence, d’inculture
et d’ignorance pour proliférer et exister plus sûrement
!
Quand par ailleurs la culture religieuse et historique existe -
souvent chez des professionnels de la religion... -, elle est mise
au service d’un arsenal jésuitique sans nom !
Des siècles de rhétorique, un millénaire de
sophisteries théologiques, des bibliothèques de pinaillages
scolastiques permettent l’usage du savoir comme d’une
arme : le souci tient moins de l’argumentation honnête
que de l’apologétique, un art dont Tertullien a posé
les bases pour le christianisme, et qui suppose la soumission de
toute l’Histoire et de toutes les références
au présupposé idéologique du polémiste.
Voir la double acception de l’épithète jésuite...
Fait-on remarquer à un chrétien que depuis la conversion
de Constantin l’Église a choisi le camp des puissants
en négligeant les petits, les misérables ?
Il répond : théologie de la libération - oubliant
en même temps sa condamnation par Jean-Paul II.
Avance-t-on cette évidence que le christianisme paulinien,
l’officiel donc, a discrédité le corps, la chair,
le plaisir, qu’il méprise les femmes ?
Le même rétorque : extase mystique - passant sous silence
que toute manifestation mystique a suscité au Vatican une
condamnation du vivant de l’érotomane avant récupération
via canonisation, béatification et autres cérémonies
de récupération des égarés d’hier.
Lui parle-t-on des génocides amérindiens au nom de
la religion très catholique, du déni de l’âme
et de l’humanité des indiens professé par les
colonisateurs dévots ?
Il s’esclaffe : Bartolomeo de Las Casas - négligeant
en passant que tout défenseur théorique des indiens
qu’il était, ce brave chrétien n’en a
pas moins nourri les bûchers des livres écrits par
les Guatémaltèques tout en prenant soin qu’on
découvre après sa mort seulement, et par testament,
qu’il considérait la cause des Noirs identique à
celle des Indiens...
La même logique anime les interprètes de la loi coranique
- ayatollahs et mollahs - qui tâchent de donner sens et cohérence
à des textes contradictoires dans le corps même de
leur livre saint en jonglant avec les sourates, les versets et les
milliers de hadiths ou en finassant avec versets abrogeants et versets
abrogés !
On attire leur attention sur la haine des Juifs et des non musulmans
qui truffent à longueur de pages le Coran ?
Ils renvoient à la pratique de la dhimma qui permet aux gens
du livre non musulman d’exister et d’être protégés.
Mais ils évitent soigneusement d’expliquer que cette
protection existe seulement après le versement sonnant et
trébuchant d’un impôt - la gizya. Ce qui apparente
cette prétendue loi de tolérance à une pratique
mafieuse de protection de l’individu soumise au financement
de l’entreprise qui le rackette...
Ou comment inventer l’impôt révolutionnaire !
Ces oublis, cette déperdition d’informations, cette
soumission à l’obéissance plus qu’à
l’intelligence vide la religion de ses contenus authentiques
pour ne plus produire qu’une pâle vulgate vaguement
susceptible d’être accommodée à toutes
les sauces métaphysiques et sociologiques.
À la manière de marxistes qui se croient tels et nient
la lutte des classes puis abandonnent la dictature du prolétarait,
nombre de juifs et de chrétiens - des musulmans aussi, mais
moins semble-t-il – se fabriquent une morale sur mesure qui
suppose à leur convenance le prélèvement dans
le corpus pour constituer une règle du jeu et une appartenance
communautaire au détriment de l’essentiel - la référence
à Dieu par exemple.
D’où le double mouvement d’une disparition des
pratiques visibles coextensif au renforcement de l’épistémé
dominante. Ainsi l’athéisme chrétien...
6 - L’athéisme chrétien.
Trop longtemps l’athée a fonctionné en inversion
du prêtre point par point. Le négateur de Dieu, fasciné
par son ennemi, lui a souvent emprunté nombre de ses tics
et travers.
Or le cléricalisme athée ne présente aucune
forme d’intérêt.
Les chapelles de Libre-pensée, les Unions rationalistes aussi
prosélytes que le clergé, les Loges maçonniques
sur le modèle de la III° République ne méritent
guère l’attention.
Désormais il s’agit de viser ce que Deleuze nomme un
athéisme tranquille, à savoir un souci moins statique
de négation ou de combat de Dieu qu’une méthode
dynamique débouchant sur une proposition positive destinée
à construire après le combat.
La négation de Dieu n’est pas une fin, mais un moyen
pour viser une éthique post-chrétienne ou franchement
laïque.
Pour dessiner les contours de l’athéisme post-chrétien,
arrêtons-nous sur ce qu’il faut dépasser encore
aujourd’hui : l’athéisme chrétien –
ou le christianisme sans Dieu.
Quelle étrange chimère une fois encore !
La chose existe, elle caractérise un négateur de Dieu
qui affirme en même temps l’excellence des valeurs chrétiennes
et le caractère indépassable de la morale évangélique.
Son travail suppose la dissociation de la morale et de la transcendance
: le bien n’a pas besoin de Dieu, du ciel ou d’un ancrage
intelligible, il se suffit à lui-même et relève
d’une nécessité immanente - proposer une règle
du jeu, un code de conduite entre les hommes.
La théologie cesse d’être généalogique
de la morale, la philosophie prend le relais. Quand la lecture judéo-chrétienne
suppose une logique verticale - du bas des humains vers le haut
des valeurs -, l’hypothèse de l’athéisme
chrétien annonce une exposition horizontale : rien en dehors
du rationnellement déductible, pas d’agencements sur
un autre terrain que le monde réel et sensible. Dieu n’existe
pas, les vertus ne découlent pas d’une révélation,
elles ne descendent pas du ciel, mais procèdent d’une
mise au point utilitariste et pragmatique.
Les hommes se donnent à eux-mêmes des lois et n’ont
pas besoin pour cela d’en appeler à une puissance extra-terrestre.
L’écriture immanente du monde distingue l’athée
chrétien du Chrétien croyant.
Mais pas les valeurs qui restent communes. Le prêtre et le
philosophe, le Vatican et Kant, les Évangiles et la Critique
de la raison pratique, Mère Teresa et Paul Ricoeur, l’amour
du prochain catholique et l’humanisme transcendantal de Luc
Ferry exposé dans L’Homme-Dieu, l’éthique
chrétienne et les grandes vertus d’André Comte-Sponville
évoluent sur un terrain commun : la charité, la tempérance,
la compassion, la miséricorde, l’humilité, mais
aussi l’amour du prochain et le pardon des offenses, l’autre
joue tendue quand on est frappé une fois, le désintérêt
pour les biens de ce monde, l’ascèse éthique
qui récuse le pouvoir, les honneurs, les richesses comme
autant de fausses valeurs qui détournent de la sagesse véritable.
Voilà leurs options théoriques…
Cet athéisme chrétien évacue la plupart du
temps la haine paulinienne du corps, son refus des désirs,
des plaisirs, des pulsions et des passions. Plus en phase avec son
époque sur les questions de morale sexuelle que les chrétiens
avec Dieu, ces tenants d’un retour aux Évangiles considèrent
que le remède au nihilisme de notre époque ne nécessite
pas un effort post-chrétien mais une relecture laïque,
immanente du contenu et du message laissé par le Christ.
Venus du continent juif, Vladimir Jankélévitch –
voir son Traité des vertus - et Emmanuel Levinas - lire Humanisme
de l’autre homme ou Totalité et infini fournissent
à ce judéo-christianisme sans Dieu une partie de ses
modèles.
7 - Un athéisme post-moderne.
Le dépassement de cet athéisme chrétien -
pas assez athée et encore trop chrétien à mon
goût - permet d’envisager sans qu’il soit redondant
de le qualifier ainsi, un authentique athéisme athée...
Ce presque pléonasme pour signifier une négation de
Dieu couplée à une négation d’une partie
des valeurs qui en découlent, certes, mais aussi pour changer
d’épistémé, puis déplacer la morale
et la politique sur un autre socle non pas nihiliste, mais post-chrétien.
Non pas aménager les Églises, pas plus les détruire,
mais construire ailleurs, autrement, autre chose pour ceux qui ne
voudraient pas continuer de loger intellectuellement dans des lieux
de culte ayant beaucoup servi.
L’athéisme post-moderne abolit la référence
théologique, mais aussi scientifique, pour construire une
morale.
Ni Dieu ni la Science, ni le ciel intelligible ni l’agencement
de propositions mathématiques, ni Thomas d’Aquin ni
Auguste Comte ou Marx. Mais la philosophie, la Raison, l’Utilité,
le Pragmatisme, autant d’invitations à évoluer
sur le terrain de l’immanence pure, dans le souci des hommes,
par eux, pour eux, et non par Dieu, pour Dieu.
Le dépassement des modèles religieux et géométriques
s’effectue dans l’histoire du côté des
anglo-saxons Jeremy Bentham - lire et relire Déontologie
! - par exemple - ou son disciple John-Stuart Mill. Tous deux échafaudent
des constructions intellectuelles ici et maintenant, ils visent
des édifices modestes, certes, mais habitables : non pas
d’immenses cathédrales invivables, belles à
voir, - ainsi les édifices de l’idéalisme allemand
! - impraticables, mais des bâtisses à même d’être
réellement habitées.
Bien et Mal existent non plus parce qu’ils coïncident
avec les notions de fidèle ou d’infidèle dans
une religion, mais en regard de l’utilité et du bonheur
du plus grand nombre possible. Le contrat hédoniste, - on
ne peut plus immanent… -, légitime toute intersubjectivité,
il conditionne la pensée et l’action, il se passe tout
à fait de Dieu, de la religion et des prêtres.
Nul besoin de menacer d’un Enfer ou de faire miroiter un Paradis,
pas utile de mettre sur pied une ontologie de la récompense
et de la punition post-mortem pour inviter à l’action
bonne, juste et droite.
8 - Principes d’athéologie.
L’athéologie se propose trois tâches : d’abord
- première partie - déconstruire les trois monothéismes
et montrer combien, malgré leurs diversités historiques
et géographiques, malgré la haine animant les protagonistes
des trois religions depuis des siècles, malgré l’apparente
irréductibilité en surface de la loi mosaïque,
des dits de Jésus et de la parole du Prophète, malgré
les temps généalogiques différents de ces trois
variations effectuées sur dix siècles avec un seul
et même thème, le fonds demeure le même.
Qu’en est-il de ce fonds, justement ?
Une série de haines violemment imposées dans l’histoire
par des hommes qui se prétendent dépositaires et interprètes
de la parole de Dieu - les Clergés : haine de l’intelligence
à laquelle les monothéistes préfèrent
l’obéissance et la soumission ; haine de la vie doublée
d’une indéfectible passion thanatophilique ; haine
de l’ici-bas sans cesse dévalorisé en regard
d’un au-delà, seul réservoir de sens, de vérité,
de certitude et de béatitude possibles ; haine du corps corruptible
déprécié dans le moindre détail quand
l’âme éternelle, immortelle et divine est parée
de toutes les qualités et de toutes les vertus; haine des
femmes enfin, du sexe libre et libéré au nom de l’Ange,
cet anticorps archétypal commun aux trois religions.
Après le démontage de la réactivité
des monothéismes à l’endroit de la vie immanente
et possiblement jubilatoire, l’athéologie peut s’occuper
particulièrement de l’une des trois religions pour
regarder comment elle se constitue, s’installe et s’enracine
sur des principes qui supposent toujours la falsification, l’hystérie
collective, le mensonge, la fiction et les mythes auxquels on donne
les pleins pouvoir.
La réitération d’une somme d’erreurs par
le plus grand nombre finit par devenir un corpus de vérités
auquel il est interdit de toucher, sous peine des dangers les plus
graves pour les esprits forts - des bûchers chrétiens
d’avant-hier aux fatwas musulmanes d’aujourd’hui.
Pour tâcher de voir comment se fabrique une mythologie,
on peut proposer - deuxième partie - une déconstruction
du christianisme. En effet, la construction de Jésus procède
d’une forgerie réductible à des moments visibles
dans l’histoire pendant un ou deux siècles : la cristallisation
de l’hystérie d’une époque dans une figure
qui catalyse le merveilleux, ramasse les aspirations millénaristes,
prophétiques et apocalyptique du moment dans un personnage
conceptuel nommé Jésus ; l’existence méthodologique
et nullement historique de cette fiction ; l’amplification
et la promotion de cette fable par Paul de Tarse qui se croit mandaté
par Dieu quand il se contente de gérer sa propre névrose
; sa haine de soi transformée en haine du monde; son impuissance,
son ressentiment, la revanche d’un avorton - selon son propre
terme... - transformés en moteur d’une individualité
qui se répand dans tout le bassin méditerranéen
; la jouissance masochiste d’un homme étendue à
la dimension d’une secte parmi des milliers à l’époque
: tout cela surgit quand on réfléchit un tant soit
peu et qu’en matière de religion on récuse l’obéissance
ou la soumission pour réactiver un acte ancien et défendu
: goûter du fruit de l’arbre de la connaissance...
Cette déconstruction du christianisme suppose certes un
démontage de la fabrication de la fiction, mais aussi une
analyse du devenir planétaire de cette névrose.
D’où des considérations historiques sur la conversion
politique de Constantin à la religion sectaire pour de pures
raisons d’opportunisme historique. Conséquemment, le
devenir impérial d’une pratique limitée à
une poignée d’illuminés devient clair : de persécutés
et minoritaires les chrétiens deviennent persécuteurs
et majoritaires grâce à l’intercession d’un
Empereur devenu l’un des leurs.
Le Treizième apôtre, comme Constantin se proclame en
un Concile, met sur pied un Empire totalitaire qui édicte
des lois violentes à l’endroit des non-chrétiens
et pratique une politique systématique d’éradication
de la différence culturelle.
Bûchers et autodafés, persécutions physiques,
confiscations des biens, exils contraints et forcés, assassinats
et voies de faits, destructions d’édifices païens,
profanation de lieux et d’objets de culte, incendie de bibliothèques,
recyclages architecturaux de bâtiments religieux antiques
dans les nouveaux monuments ou dans le remblayage des routes, etc.
Avec les pleins pouvoirs pendant plusieurs siècles, le spirituel
se confond au temporel...
D’où - troisième partie - une déconstruction
des théocraties qui supposent la revendication pratique et
politique du pouvoir prétendument issu de Dieu qui ne parle
pas, et pour cause, mais que font parler les prêtres et le
clergé. Au nom de Dieu, mais via ses prétendus serviteurs,
le Ciel commande ce qui doit être fait, pensé, vécu
et pratiqué sur Terre pour Lui être agréable
! Et les mêmes qui prétendent porter Sa parole affirment
leur compétence dans l’interprétation de ce
qu’Il pense des actions effectuées en Son nom...
La Théocratie trouve son remède dans la démocratie
: le pouvoir du peuple, la souveraineté immanente des citoyens
contre le prétendu magistère de Dieu, en fait de ceux
qui s’en réclament... Au nom de Dieu, l’histoire
témoigne, les trois monothéismes font couler pendant
des siècles d’incroyables fleuves de sang ! Des guerres,
des expéditions punitives, des massacres, des assassinats
- Moïse lui même, Mahomet également, Paul probablement
-, du colonialisme, des ethnocides, des génocides, des Croisades,
des Inquisitions, aujourd’hui l’hyper-terrorisme planétaire...
Déconstruire les monothéismes, démystifier
le judéo-christianisme - mais aussi l’islam, bien sûr-,
puis démonter la théocratie, voilà trois chantiers
inauguraux pour l’athéologie.
De quoi travailler ensuite à une nouvelle donne éthique
et produire en Occident les conditions d’une véritable
morale post-chrétienne où le corps cesse d’être
une punition, la terre une vallée de larmes, la vie une catastrophe,
le plaisir un péché, les femmes une malédiction,
l’intelligence une présomption, la volupté une
damnation.
À quoi pourrait dès lors s’ajouter une politique
moins fascinée par la pulsion de mort que par la pulsion
de vie.
L’Autre ne s’y penserait pas comme un ennemi, un adversaire,
une différence à supprimer, réduire et soumettre,
mais comme la chance d’une intersubjectivité à
construire ici et maintenant, non pas sous le regard de Dieu ou
des dieux, mais sous celui des seuls protagonistes, dans l’immanence
la plus radicale. De sorte que le Paradis fonctionne moins en fiction
pour le Ciel qu’en idéal de la raison ici-bas.
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