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TRAITÉ D’ATHÉOLOGIE
Michel Onfray

TRAITÉ D’ATHÉOLOGIE

Michel Onfray, philosophe

I - L’ODYSSÉE DES ESPRITS FORTS

1 - Dieu respire encore.

Dieu est mort ? Voire… Pareille bonne Nouvelle aurait produit des effets solaires dont on attend toujours et en vain la moindre manifestation. En lieu et place d’un champ fécond découvert par une pareille disparition on ne peut que déplorer le nihilisme, le culte du rien, la passion pour le néant, le goût morbide du nocturne des fins de civilisations, la fascination pour les abîmes et les trous sans fonds où l’on perd son âme, son corps, son identité, son être et tout intérêt à quoi que ce soit.
La mort de Dieu fut un gadget ontologique, un effet de manche consubstantiel à un XX° siècle qui voyait la mort partout : mort de l’art, mort de la philosophie, mort du roman, mort de la tonalité, mort de la politique. Qu’on décrète donc aujourd’hui la mort de ces morts fictives !
Ces fausses nouvelles ont jadis servi à quelques uns pour scénographier des paradoxes avant retournement de veste métaphysique. La mort de la philosophie permettait des livres de philosophie, la mort du roman a généré des romans, la mort de l’art des oeuvres d’art, etc... La mort de Dieu, elle, a produit du sacré, du divin, du religieux à qui mieux mieux.
Nous nageons dans cette eau lustrale...

À l’évidence, l’annonce de la fin de Dieu a été d’autant plus tonitruante qu’elle était fausse... Trompettes embouchées, annonces théâtrales, on a joué du tambour en se réjouissant trop tôt. L’époque croule sous les informations vénérées comme la parole autorisée de nouveaux oracles et l’abondance se fait au détriment de la qualité et de la véracité : jamais autant de fausses informations n’ont été célébrées comme autant de vérités révélées. Pour que la mort de Dieu fut avérée, il eut fallu des certitudes, des indices, des pièces à conviction.
Or rien de tout cela n’existe...
Qui a vu le cadavre ? À part Nietzsche...
À la manière du corps du Délit chez Ionesco, on aurait subi sa présence, sa loi, il aurait envahi, empesté, empuanti, il se serait défait petit à petit, jour après jour, et l’on n’aurait pas manqué d’assister à une réelle dé-composition - au sens philosophique du terme également. Au lieu de cela, le Dieu invisible de son vivant est resté invisible même mort.
Effet d’annonce... On attend encore les preuves. Mais qui pourra les donner ? Quel nouvel insensé pour cette impossible tâche ?

Car Dieu n’est ni mort ni mourant - contrairement à ce que pensent Nietzsche et Heine. Ni mort ni mourant parce que non mortel. Une fiction ne meurt pas, une illusion ne trépasse jamais, un conte pour enfant ne se réfute pas. Ni l’hippogriffe ni le centaure ne subissent la loi des mammifères. Un paon, un cheval oui, mais un animal du bestiaire mythologique, non.
Or Dieu relève du bestiaire mythologique, comme des milliers d’autres créatures répertoriées dans des dictionnaires aux innombrables entrées, entre Déméter et Dionysos.
Le soupir de la créature opprimée durera autant que la créature opprimée, autant dire toujours...
D’ailleurs, où serait-il mort ? Dans Le gai savoir ? Assassiné à Sils-Maria par un philosophe inspiré, tragique et sublime dans la Seconde moitié du XIX° siècle ? Avec quelle arme ? Un livre, des livres, une oeuvre ? Des imprécations, des analyses, des démonstrations, des réfutations ? À coup de boutoir idéologique ? L’arme blanche des écrivains...
Seul, le tueur ? Embusqué ? En bande : avec l’abbé Meslier et Sade en grand-parents du coupable ?
Ne serait-il pas un Dieu supérieur le meurtrier de Dieu s’il existait ? Et ce faux crime, ne masque-t-il pas un désir oedipien, une envie impossible, une irrépressible aspiration impossible à mener à bien, une tâche nécessaire pour générer de la liberté, de l’identité, du sens ?

On ne tue pas un souffle, un vent, une odeur, on ne tue pas un rêve, une aspiration. Dieu fabriqué par les mortels à leur image hypostasiée n’existe que pour rendre possible la vie quotidienne malgré le trajet de tout un chacun vers le néant. Tant que les hommes auront à mourir, une partie ne pourra soutenir cette idée en face et inventera des subterfuges.
On n’assassine pas un subterfuge, on ne le tue pas. Ce serait même Plutôt lui qui nous tue : car Dieu met à mort. Quoi ? Tout ce qui lui résiste. En premier lieu la Raison, l’Intelligence, l’Esprit Critique. Le reste suit par la réaction en chaîne...

Le dernier dieu disparaîtra avec le dernier des hommes.
Et avec lui la crainte, la peur, l’angoisse, ces machines à créer sans fin des divinités.
La terreur devant le néant, l’incapacité à intégrer la mort comme un processus naturel, inévitable, avec lequel il faut composer, devant quoi seule l’intelligence peut produire des effets, mais également le déni, l’absence de sens en dehors de celui qu’on donne, l’absurdité a priori, voilà les faisceaux généalogiques du divin. Dieu mort supposerait le néant apprivoisé. Nous sommes à des années lumière de pareil progrès ontologique...

2 - Le nom des esprits forts.

Dieu durera donc autant que les raisons qui le font exister ; ses négateurs aussi... Toute généalogie paraît fictive : il n’existe pas de date de naissance à Dieu. Pas plus à l’athéisme.
Conjecturons : le premier homme - une autre fiction... - affirmant Dieu doit en même temps ou successivement et alternativement ne pas y croire. Douter coexiste avec croire.
Le sentiment religieux habite probablement le même individu travaillé par l’incertitude ou hanté par le refus.
Affirmer et nier, savoir et ignorer : un temps pour la génuflexion, un autre pour la rébellion, en fonction des occasions de créer une divinité ou de la brûler...
Dieu paraît donc immortel. Ses thuriféraires gagnent sur ce point. Mais pas pour les raisons qu’ils imaginent, car la névrose conduisant à forger des dieux résulte du mouvement habituel des psychismes et des inconscients. La génération du divin coexiste avec le sentiment angoissé devant le Vide d’une vie qui s’arrête. Dieu naît des raideurs, rigidités et Immobilités cadavériques des membres de la tribu. Au spectacle du corps mort les songes et fumées dont se nourrissent les dieux prennent de plus en plus consistance. Quand s’effondre une âme devant la froideur d’un être aimé, le déni prend le relais et transforme cette fin en commencement, cet aboutissement en début d’une aventure. Dieu, le ciel, les esprits mènent la danse pour éviter la douleur et la violence du pire.
Et l’athée ? La négation de Dieu et des arrière-mondes se partage probablement l’âme du premier homme qui croit.
Révolte, rébellion, refus de l’évidence, raidissement devant les arrêtés du destin et de la nécessité, la généalogie de l’athéisme paraît tout aussi simple que celle de la croyance. Satan, Lucifer, le porteur de clarté - le philosophe emblématique des Lumières...-, celui qui dit non et ne veut pas se soumettre à la loi de Dieu, évolue en contemporain de cette période de gésines. Le Diable et Dieu fonctionnent en avers et revers de la même médaille, comme théisme et athéisme.
Pour autant, le mot n’est pas ancien dans l’histoire et son acception précise - position de celui qui nie l’existence de Dieu sinon comme fiction fabriquée par les hommes pour tâcher de survivre malgré l’inéluctabilité de la mort - tardive en occident.

Certes, l’athée existe dans la Bible - Psaumes (10-4 et 14-1) et Jérémie (5-12) -, mais dans l’antiquité il qualifie parfois, souvent même, non pas celui qui ne croit pas en Dieu, mais celui qui se refuse aux dieux dominants du moment.
Longtemps l’athée caractérise la personne qui croit à un dieu voisin, étranger, hétérodoxe. Pas celui qui vide le ciel, mais le peuple avec ses propres créatures...
De sorte que l’athéisme sert politiquement à écarter, repérer ou fustiger l’individu croyant à un autre dieu que celui dont l’autorité du moment et du lieu se réclame pour asseoir son pouvoir. Car Dieu invisible, inaccessible, donc silencieux sur ce qu’on peut lui faire dire ou endosser, ne se rebelle pas quand d’aucuns se prétendent investis par lui pour parler, édicter, agir, pour le meilleur et le pire.
Le silence de Dieu permet le bavardage de ses ministres qui usent et abusent de l’épithète : quiconque ne croit pas à leur Dieu, donc à eux, devient immédiatement un athée. Donc le pire des hommes, l’immoraliste, le détestable, l’immonde, l’incarnation du mal...

Difficile dès lors de se dire athée... On est dit tel, et toujours dans la perspective insultante d’une autorité soucieuse de bannir, mettre à l’écart et condamner.
La construction du mot le précise d’ailleurs : a-thée.
Préfixe privatif, le mot suppose une négation, un manque, un trou, une démarche d’opposition. Aucun terme n’existe pour qualifier positivement le sujet qui ne sacrifie pas aux chimères en dehors de cette construction linguistique exacerbant l’amputation : a-thée donc, mais aussi mé-créant, a-gnostique, in-croyant, ir-réligieux, in-crédule, a-religieux, im-pie – l’a-dieu manque à l’appel ! - et tous les mots qui procèdent de ceux là : irréligion, incroyance, impiété, etc... Rien pour signifier L’aspect solaire, affirmateur, positif, libre, fort de l’individu Installé au-delà de la pensée magique et des fables pour les enfants.

L’athéisme relève donc d’une création des déicoles.
Le mot ne découle pas d’une décision volontaire et souveraine d’une personne qui se définit avec ce terme dans l’histoire. L’athée qualifie l’autre qui refuse le dieu local quand tout le monde ou la plupart y croient. Et a intérêt à croire...
Car l’exercice théologique en cabinet s’appuie toujours sur des Milices armées, des polices existentielles et des soldats ontologiques qui dispensent de réfléchir et invitent au plus vite à croire et bien souvent à se convertir.
Or Baal et Yahvé, Zeus et Allah, Râ et Wotan, mais aussi Manitou, doivent leurs patronymes à la géographie et à l’histoire : au regard de la métaphysique qui les rend possible, ils nomment avec des noms différents une seule et même réalité fantasmatique. Et aucun n’est plus vrai qu’un autre puisque tous évoluent dans un panthéon où banquettent Ulysse et Zarathoustra, Dionysos et Don Quichotte, Tristan et Lancelot du Lac, autant de figures magiques comme le Renard des Dogons ou les Loas vaudous...

3 - Les effets de l’antiphilosophie.

À défaut de nom pour qualifier l’inqualifiable, pour nommer l’innommable - le fou ayant l’audace de ne pas croire - faisons donc avec athée..., des périphrases existent ou des mots, mais les christicoles les ont forgés et lancés sur le marché intellectuel avec la même volonté dépréciatrice. Ainsi les esprits forts si souvent fustigés par Pascal à longueur des paperolles cousues dans la doublure de son manteau, ou encore les libertins, voire les libres-penseurs ou, chez nos amis Belges d’aujourd’hui, les partisans du libre-examen.

L’antiphilosophie - ce courant du XVIII° siècle en avers sombre des Lumières qu’à tort on a bien oublié et qu’on devrait pourtant remettre sous les feux de l’actualité pour montrer combien la communauté chrétienne ne recule devant aucun moyen, y compris les plus moralement indéfendables, pour discréditer la pensée des tempéraments indépendants qui n’ont pas l’heur de sacrifier à leurs fables..., l’antiphilosophie, donc, combat avec une violence sans nom la liberté de penser et la réflexion découplée des dogmes chrétiens.
D’où, par exemple, le travail du Père Garasse, ce Jésuite sans foi ni loi qui invente la propagande moderne en plein Grand Siècle avec La Doctrine curieuse des Beaux esprits de ce temps, ou prétendus tels (1623), un volume pléthorique de plus de mille pages dans lequel il calomnie la vie des philosophes libres présentés comme des débauchés, sodomites, yvrognets, luxurieux, bâfreurs, pédophiles – pauvre Charron...- et autres qualités diaboliques afin de dissuader d’une fréquentation intellectuelle de ces oeuvres progressistes. Le même Ministre de la Propagande Jésuite commet une Apologie pour son livre contre les Athéistes et Libertins de notre siècle l’année suivante. Garasse ajoute une couche sur le même principe, nullement étouffé par le mensonge, la calomnie, la vilenie et l’attaque ad hominem. L’amour du prochain est sans limites...

D’Epicure, calomnié de son vivant par les bigots et puissants de L’époque, aux philosophes libres qui, - parfois sans renier le christianisme pour autant... - ne pensent pas que la Bible constitue l’horizon indépassable de toute intelligence, la méthode produit ses effets, encore aujourd’hui.
Outre que certains philosophes attaqués et fusillés par Garasse ne s’en sont toujours pas remis et croupissent dans un oubli déplorable, que d’aucuns souffrent d’une réputation fautive d’immoralistes et de gens infréquentables, et que les calomnies ont également atteint leurs oeuvres, le devenir négatif des athées se trouve celé pour des siècles...
En philosophie, libertin constitue encore et toujours une qualification dépréciative, polémique interdisant toute pensée sereine et digne de ce nom.
À cause du pouvoir dominant de l’antiphilosophie dans l’historiographie officielle de la pensée, des pans entiers d’une réflexion vigoureuse, vivante, forte, mais antichrétienne ou irrévérencieuse, voire simplement indépendante, demeurent ignorés, y compris bien souvent des professionnels de la philosophie, sauf une poignée de spécialistes. Qui a lu Gassendi par exemple ? Ou La Mothe Le Vayer ? Ou Cyrano de Bergerac - le philosophe, pas la fiction...- ? Si peu...
Et pourtant Pascal, Descartes, Malebranche et autres tenants de la Philosophie officielle sont impensables sans la connaissance de ces figures ayant travaillé à l’autonomie de la philosophie à l’endroit de la théologie - en l’occurrence de la religion judéo-chrétienne...

4 - La théologie et ses fétiches.

La pénurie de mot positif pour qualifier l’athéisme et la déconsidération des épithètes de substitution possibles va de pair avec l’abondance du vocabulaire pour caractériser les croyants.
Pas une seule variation sur ce thème qui ne dispose de son mot pour la qualifier : théiste, déiste, panthéiste, monothéiste, polythéiste, à quoi on peut ajouter animiste, totémiste, fétichiste ou encore, en regard des cristallisations historiques : catholiques et protestants, évangélistes et luthériens, calvinistes et bouddhistes, shintoïstes et musulmans, chiites et, sunnites, bien sûr, juifs et témoins de Jéhovah, orthodoxes et anglicans, méthodistes et presbytériens, le catalogue ne connaît pas de fin...
Les uns adorent les pierres - des tribus les plus primitives aux musulmans tournant autour du bétyle de la Ka’aba -, d’autres la lune ou le soleil, certains un Dieu invisible, impossible à représenter sous peine d’idolâtrie, d’autres une figure anthropomorphe - blanche, mâle, aryenne évidemment... -, tel voit dieu partout, en panthéiste accompli, tel autre, adepte de la théologie négative, nulle part, une fois il est adoré couvert de sang, couronné d’épines, cadavre, une autre dans un brin d’herbe sur le mode oriental shintô : il n’existe aucune facétie inventée par les hommes qui n’ait été mise à contribution pour étendre le champ des possibles divins...

À ceux qui doutent encore des extravagances possibles des religions en matière de supports, renvoyons à la danse de l’urine chez les Zuni du Nouveau-Mexique, à la confection d’amulettes avec les excréments du Grand Lama du Tibet, à la bouse et à l’urine de vache pour les ablutions de purification chez les hindouistes, au culte de Stercorius, Crepitus et Cloacine chez les romains - respectivement divinités des ordures, du pet et des égouts -, aux offrandes de fumier offertes à Siva, la Vénus assyrienne, à la consommation de ses excréments par Suchiquecal, la déesse mexicaine mère des dieux, à la prescription divine d’utiliser les matières fécales humaines pour cuire les aliments dans le livre d’Ézéchiel et autres voies impénétrables ou manières singulières d’entretenir un rapport avec le divin et le sacré...

Devant ces noms multiples, ces pratiques sans fin, ces détails Infinis dans la façon de concevoir Dieu, de penser la liaison avec lui, face à ce déluge de variations sur le thème religieux, en présence de tant de mots pour dire l’incroyable passion croyante, l’athée expérimente cette seule et pauvre épithète pour le discréditer ! Ceux qui adorent tout et n’importe quoi, les mêmes qui, au nom de leurs fétiches, justifient leurs violences intolérantes et leurs guerres depuis toujours contre les sans-dieux, ceux-là donc réduisent l’esprit fort à n’être étymologiquement qu’un individu incomplet, amputé, morcelé, mutilé, une entité à laquelle il manque Dieu...

Les tenants de Dieu disposent même d’une discipline toute entière consacrée à examiner les noms de Dieu, ses faits et gestes, ses dits mémorables, ses pensées, ses paroles - car il parle ! -, et ses actions, ses penseurs affidés et appointés, ses professionnels, ses lois, ses thuriféraires, ses défenseurs, ses sicaires, ses dialecticiens, ses rhéteurs, ses philosophes - et oui... -, ses hommes de mains, ses serviteurs, ses représentants sur terre, ses institutions induites, ses idées, ses diktats et autres : la théologie. La discipline du discours sur Dieu...

Les rares moments dans l’histoire occidentale où le christianisme a été mis à mal - 1793 par exemple - a produit quelques activités philosophiques nouvelles, donc généré quelques mots inédits, bien vite renvoyés aux oubliettes.
On parle encore de déchristianisation, certes, mais en historien, pour nommer cette période de la Révolution Française au cours de laquelle les citoyens transforment les Églises en hôpitaux, en écoles, en maisons pour les jeunes, où les révolutionnaires remplacent les croix faîtières par des drapeaux tricolores et les crucifix par des arbres.
L’athéiste des Essais de Montaigne et l’athéistique de Voltaire disparaissent bien vite.
L’athéiste de la Révolution Française aussi...

5 - Les noms de l’infamie .

La pauvreté du vocabulaire athéiste s’explique par l’indéfectible domination historique des tenants de Dieu : ils disposent des pleins pouvoirs politiques depuis plus de quinze siècles, leur tolérance n’est pas leur vertu première et ils mettent tout en œuvre pour rendre impossible la chose, donc le mot. Athéisme date de 1532, athée existe au deuxième siècle de l’ère commune chez les chrétiens qui dénoncent et stigmatisent les athées : ceux qui ne croient pas en leur dieu ressuscité le troisième jour. De là à conclure qu’ils ne sacrifient à aucun dieu, le pas se trouve très vite franchi. De sorte que les païens - ils rendent un culte aux dieux de la campagne, l’étymologie le confirme - passent pour des négateurs des dieux, puis de Dieu.
Le Jésuite Garasse fait de Luther un athée (!), Ronsard de même avec les huguenots...

Le mot vaut comme une insulte absolue, l’athée, c’est l’immoraliste, l’amoral, l’immonde personnage dont il devient coupable de vouloir en savoir plus ou d’étudier les livres une fois le couperet de l’épithète tombée. Le mot suffit pour empêcher l’accès à l’oeuvre. Il fonctionne en rouage d’une machine de guerre lancée contre tout ce qui n’évolue pas dans le registre de la plus pure orthodoxie catholique, apostolique et romaine. Athée, hérétique, c’est finalement tout un.
Ce qui finit par faire beaucoup !
Très tôt Epicure doit faire face à des accusations d’athéisme. Or ni lui ni les épicuriens ne nient l’existence des dieux : composés de matière subtile, nombreux, installés dans les inter - mondes, impassibles, insoucieux du destin des hommes et de la marche du monde, véritables incarnations de l’ataraxie, idées de la raison philosophique, modèles susceptibles de générer une sagesse dans l’imitation, les dieux du philosophe et de ses disciples existent bel et bien. Mais pas comme ceux de la cité grecque qui invitent à vie leurs prêtres à se plier aux exigences communautaires et sociales. Voilà leur tort...

L’historiographie de l’athéisme - rare, parcimonieuse et plutôt mauvaise... - commet donc une erreur à dater ses premiers repérages dans les temps les plus reculés de l’humanité. Probablement l’athéisme est une composante essentielle de l’homme des origines, autant que sa propension au sacré et au religieux, à part égale et simultanée.
Les cristallisations sociales appellent la transcendance : l’ordre, la hiérarchie – étymologiquement : le pouvoir du sacré... La politique, la cité peuvent d’autant plus facilement fonctionner qu’ils en appellent au pouvoir vengeur des dieux censément représentés sur terre par les dominants qui fort opportunément disposent des commandes.
Embarqués dans une entreprise de justification du pouvoir, les dieux - ou Dieu - passent pour les interlocuteurs privilégiés des chefs de tribu, des rois et des princes. Ces figures terrestres prétendent détenir leur puissance des dieux qui le leur confirmeraient pas des signes évidemment décodés par la caste des prêtres intéressée elle aussi aux bénéfices de l’exercice prétendu légal de la force.

L’athéisme devient dès lors une arme, une menace, une condamnation utile pour précipiter tel ou tel, pourvu qu’ils résiste ou regimbe un peu, dans les geôles, les cachots, voire le conduire aux bûchers.
L’athéisme ne commence pas avec ceux que l’Historiographie Officielle condamne et identifie comme tels.
Le nom de Socrate ne peut figurer décemment dans une histoire de l’athéisme. Ni celui d’Epicure et des siens.
Pas plus celui de Protagoras qui se contente d’affirmer dans Sur les Dieux qu’à leur propos il ne peut rien conclure, ni leur existence, ni leur inexistence. Ce qui pour le moins définit un agnosticisme, une indétermination, un scepticisme même si l’on veut, mais sûrement pas l’athéisme qui suppose une franche affirmation de l’inexistence des dieux.

Le Dieu des philosophes entre souvent en conflit avec celui d’Abraham, de Jésus et de Mahomet. D’abord parce que le premier procède de l’intelligence, de la raison, de la déduction, du raisonnement, ensuite parce que le second suppose plutôt le dogme, la révélation, l’obéissance - pour cause de collusion entre pouvoirs spirituel et temporel. Le Dieu d’Abraham qualifie plutôt celui de Constantin, puis des Papes ou des Princes guerriers très peu chrétiens. Pas grand chose à voir avec les constructions extravagantes bricolées avec des causes incausées, des premiers moteurs immobiles, des idées innées, des harmonies préétablies et autres preuves cosmologiques, ontologiques ou physico- théologiques...

Souvent toute velléité philosophique de penser Dieu en dehors du Modèle politique dominant devient athéisme.
Ainsi lorsque l’Église coupe la langue du prêtre Jules - César Vanini, le pend puis l’envoie au bûcher à Toulouse le 19 février 1619, elle assassine l’auteur d’un ouvrage dont le titre est : Amphithéâtre de l’éternelle Providence divino-magique, christiano-physique et non moins astrologico-catholique, contre les philosophes, les athées, les épicuriens, les péripatéticiens et les stoïciens (1615).
Sauf si l’on tient ce titre pour rien - un tort vu sa longueur explicite... - il faut comprendre que cette pensée oxymorique ne récuse pas la providence, le christianisme, le catholicisme, mais qu’elle refuse en revanche nettement l’athéisme, l’épicurisme, et autres écoles philosophiques païennes.
Or tout cela ne fait pas un athée - motif pour lequel on le met à mort -, mais plus probablement un genre de panthéiste éclectique. De toute façon hérétique parce qu’hétérodoxe...

Spinoza, panthéiste lui aussi - et avec une intelligence inégalée - se voit également condamné pour athéisme.
Le 27 juillet 1656, les Parnassim siégeant au mahamad - les autorités juives d’Amsterdam- lisent en hébreu, devant l’arche de la synagogue, sur le Houtgracht, un texte d’une effroyable violence : on lui reproche d’horribles hérésies, des actes monstrueux, des opinions dangereuses, une mauvaise conduite, en conséquence de quoi un, herem est prononcé - jamais annulé à ce jour ! La communauté prononce des mots d’une extrême brutalité : exclus, chassé, exécré, maudit le jour et la nuit, pendant son sommeil et sa veille, en entrant et en sortant de chez lui... Les hommes de Dieu en appellent à la colère de leur fiction et à sa malédiction déchaînée sans limite.
Pour compléter le cadeau, les parnassim veulent que le nom de Spinoza soit effacé de la surface de la planète et pour toujours. Raté...
À quoi les Rabbins, tenants théoriques de l’amour du prochain, ajoutent à cette excommunication l’interdiction pour quiconque d’avoir des relations écrites ou verbales avec le philosophe. Personne n’ayant le droit non plus de lui rendre service, de l’approcher à moins de deux mètres ou de se trouver sous le même toit que lui... Interdit, bien sûr, de lire ses écrits : à l’époque Spinoza a vingt-trois ans, il n’a encore rien publié. L’Ethique paraîtra de manière posthume vingt et un an plus tard en 1677. Aujourd’hui on lit son oeuvre sur toute la planète...

Où est l’athéisme de Spinoza ?
Nulle part. On chercherait en vain dans son oeuvre complète une seule phrase qui affirme clairement l’inexistence de Dieu. Certes, il nie l’immortalité d’une âme et affirme l’impossibilité d’un châtiment ou d’une récompense post-mortem ; il avance l’idée que la Bible est un ouvrage composé par divers auteurs et relève d’une composition historique, donc non révélée ; il ne sacrifie aucunement à la notion de peuple élu et l’affirme clairement dans le Traité théologico-politique ; il enseigne une morale hédoniste de la joie par-delà le bien et le mal ; il ne sacrifie pas à la haine judéo-chrétienne de soi, du monde et du corps ; bien que Juif, il trouve des qualités à Jésus. Mais rien de tout cela ne fait un négateur de Dieu, un athée...

La liste des malheureux mis à mort pour cause d’athéisme dans L’histoire de la planète et qui étaient prêtres, croyants, pratiquants, sincèrement convaincus de l’existence d’un Dieu unique, catholiques, apostoliques et romains ; celle des tenants du Dieu d’Abraham ou d’Allah eux aussi passés par les armes en quantités incroyables pour n’avoir pas professé une foi dans les normes et dans les règles ; celle des anonymes pas même rebelles ou opposants aux pouvoirs qui se réclamaient du monothéisme, ni réfractaires, pas plus rétifs - toutes ces comptabilités macabres témoignent : l’athée, avant de qualifier le négateur de Dieu, sert à poursuivre et condamner la pensée de l’individu affranchi, même de la façon la plus infime, de l’autorité et de la tutelle sociale en matière de pensée et de réflexion.

L’athée ? Un homme libre devant Dieu - y compris pour en nier bientôt l’existence...

II - ATHÉISME ET SORTIE DU NIHILISME

1- L’invention de l’athéisme.

Le christianisme épicurien de Montaigne, celui de Gassendi, Chanoine de Digne, le christianisme pyrrhonien de Pierre Charron, théologal de Condom, écolâtre de Bordeaux, le déisme du protestant Bayle, celui de Hobbes l’anglican méritent parfois à leurs auteurs de passer pour des impies, des athées. Là encore le terme ne convient pas.
Croyants hétérodoxes, penseurs libres, certes, mais chrétiens, philosophes affranchis bien que chrétiens par tradition, cette large gamme permet de croire en Dieu sans la contrainte d’une orthodoxie appuyée sur une armée, une police et un pouvoir.
L’auteur des Essais passe pour un athée ? Quid de son pèlerinage privé à Notre-Dame de Lorette ? De ses professions de foi catholiques dans son maître livre, de sa chapelle privée ? Non, tout ce beau monde philosophique croit en Dieu...

Or il faut un premier, un inventeur, un nom propre telle une borne à partir de laquelle on peut affirmer : voici le premier athée, celui qui dit l’inexistence de Dieu, le philosophe qui le pense, l’affirme, l’écrit clairement, nettement, sans fioritures, et non avec moult sous entendus, une infinie prudence et d’interminables contorsions. Un athée radical, franc du collier, avéré ! Voire fier. Un homme dont la profession de foi - si je puis dire... - ne se déduit pas, ne se suppute pas, ne procède pas d’hypothèses alambiquées de lecteurs en chasse d’un début de pièce à conviction.
Et il me plaît que cette généalogie de l’athéisme philosophique procède d’un prêtre : l’Abbé Meslier, saint, héros et martyr de la cause athée enfin repérable...
Curé d’Etrépigny dans les Ardennes, discret pendant toute la durée de son ministère, sauf une altercation avec le seigneur du village, Jean Meslier (1664-1729) écrit un volumineux Testament dans lequel il conchie l’Eglise, la Religion, Jésus, Dieu mais aussi l’aristocratie, la Monarchie, l’Ancien régime, il dénonce avec une violence sans nom l’injustice sociale, la pensée idéaliste, la morale chrétienne doloriste et professe en même temps un communalisme anarchiste, une authentique et inaugurale philosophie matérialiste et un athéisme hédoniste d’une étonnante modernité.
Pour la première fois dans l’histoire des idées, un philosophe - quand en conviendra-t-on ? - consacre un ouvrage à la question de l’athéisme : il le professe, le prouve, le démontre, argumente, cite, fait part de ses lectures, de ses réflexions, mais s’appuie également sur ses commentaires du monde comme il va.
Le titre le dit nettement : Mémoire des pensées et sentiments de Jean Meslier et son développement aussi qui annonce des démonstrations claires et évidentes de la Vanité et de la Fausseté de toutes les Divinités et de toutes les Religions du Monde. Le livre paraît en 1729, Meslier y a travaillé une grande partie de son existence.
L’histoire de l’athéisme véritable commence...

2 - L’organisation de l’oubli.

L’historiographie dominante occulte la philosophie athée.
Outre l’oubli pur et simple de l’abbé Meslier, vaguement cité comme une curiosité, un oxymore d’école - un prêtre mécréant ! - quand on lui fait l’honneur d’une mention, en passant, on cherche en vain les preuves et les traces d’un travail digne de ce nom autour des figures du matérialisme français par exemple : La Mettrie le furieux jubilatoire, Dom Deschamps l’inventeur d’un hégélianisme communaliste, D’Holbach l’imprécateur de Dieu, Helvetius le matérialiste voluptueux, Sylvain Maréchal et son Dictionnaire des athées, mais aussi les Idéologues Cabanis, Volney ou Destutt de Tracy habituellement passés sous silence alors que, entre autres, la bibliographie de l’idéalisme allemand déborde de titres, travaux et recherches.

Exemple : le travail du Baron d’Holbach n’existe pas dans l’Université : pas d’édition savante ou scientifique chez un éditeur philosophique ayant pignon sur rue ; pas de travaux, de thèses ou de recherches actuelles d’un professeur prescripteur dans l’institution ; pas d’ouvrages en collections de poche, évidemment, encore moins en Pléiade - quand Rousseau, Voltaire, Kant ou Montesquieu disposent de leurs éditions ; pas de cours ou de séminaires consacrés au démontage et à la diffusion de sa pensée ; pas une seule biographie... Affligeant !

L’Université rabâche toujours, pour en rester au seul siècle dit des Lumières, le contrat social rousseauiste, la tolérance voltairienne, le criticisme kantien ou a séparation des pouvoirs du penseur de la Brède, ces scies musicales, ces images d’Épinal philosophiques.
Et rien sur l’athéisme de D’Holbach, sur sa lecture décapante et historique des textes bibliques ; rien sur la critique de la théocratie chrétienne, de la collusion de l’État et de l’Église, de la nécessité d’une séparation des deux instances; rien sur l’autonomisation de l’éthique et du religieux ; rien sur le démontage des fables catholiques ; rien sur le comparatisme des religions; rien sur les critiques faites sur son travail par Rousseau, Diderot, Voltaire et la clique déiste prétendument éclairée ; rien sur le concept d’éthocratie ou la possibilité d’une morale post-chrétienne ; rien sur le pouvoir de la science utile pour combattre celui de la croyance ; rien sur la généalogie physiologique de la pensée ; rien sur l’intolérance constitutive du monothéisme chrétien ; rien sur la nécessaire soumission de la politique à l’éthique ; rien sur l’invitation à utiliser une partie des biens de l’Église au profit des pauvres ; rien sur le féminisme et la critique de la misogynie catholique.
Autant de thèses holbachiques d’une actualité surprenante...
Silence sur Meslier l’imprécateur (Le Testament, 1729), silence sur D’Holbach le démystificateur (La contagion sacrée date de 1768), silence également dans l’historiographie sur Feuerbach le déconstructeur (L’essence du christianisme, 1841) ce troisième grand moment de l’athéisme occidental, un pilier considérable d’une athéologie digne de ce nom : car Ludwig Feuerbach propose une explication de ce qu’est Dieu.

Il ne nie pas son existence, il dissèque la chimère.
Pas question de dire Dieu n’existe pas, mais qu’est-ce que ce Dieu auquel la plupart croient ? Et de répondre : une fiction, une création des hommes, une fabrication obéissant à des lois particulières, en l’occurrence la projection et l’hypostase : les hommes créent Dieu à leur image inversée.

Mortels, finis, limités, douloureux de ces contraintes, les humains travaillés par la complétude inventent une puissance dotée très exactement des qualités opposées : avec leurs défauts retournés comme les doigts d’une paire de gants, ils fabriquent les qualités devant lesquelles ils s’agenouillent puis se prosternent. Je suis mortel ? Dieu est immortel ; je suis fini ? Dieu est infini ; je suis limité ? Dieu est illimité ; je ne sais pas tout ? Dieu est omniscient ; je ne peux pas tout ? Dieu est omnipotent ; je ne suis pas doué du talent d’ubiquité ? Dieu est omniprésent ; je suis créé ? Dieu est incréé; je suis faible ? Dieu incarne la Toute-Puissance ; je suis sur terre ? Dieu est au Ciel ; je suis imparfait ? Dieu est parfait ; etc.

La religion devient donc la pratique d’aliénation par excellence : elle suppose la coupure de l’homme avec lui-même et la création d’un monde imaginaire dans lequel la vérité se trouve fictivement investie.
La théologie, affirme Feuerbach, est une pathologie psychique à quoi il oppose son anthropologie appuyée sur un genre de chimie analytique. Non sans humour, il invite à une hydrothérapie pneumatique - utiliser l’eau froide de la raison naturelle contre les chaleurs et vapeurs religieuses, notamment chrétiennes...

Malgré cet immense chantier philosophique, Feuerbach demeure un grand oublié de l’histoire de la philosophie dominante. Certes son nom apparaît parfois, mais parce qu’aux temps de la splendeur d’Althusser, le Caïman de Normale Sup avait jeté son dévolu sur lui comme maillon hégélien utile pour vendre son jeune Marx via sa lecture des Manuscrits de 1844 et de l’idéologie allemande.
Ce furent moins des occasions pour Althusser de préparer le Grand soir que l’oral d’agrégation de philosophie de ses élèves en 1967... Le génie propre de Feuerbach disparaît sous les considérations utilitaires du professeur.
Parfois l’oubli pur et simple vaut mieux que le malentendu ou la mauvaise et fausse réputation...

3 - Tremblement de terre philosophique.

Et Nietzsche vint... Après les imprécations du curé, la démythologisation du chimiste – D’Holbach pratiquait la géologie et la science de haute volée -, la déconstruction du chef d’entreprise - Feuerbach n’était pas philosophe de profession, refusé par l’Université pour avoir publié Les pensées sur la mort et l’immortalité dans lequel il nie toute immortalité personnelle, mais propriétaire de gauche d’une usine de porcelaine aimé des ouvriers...-, Nietzsche apparaît.

Avec lui, la pensée idéaliste, spiritualiste, judéo-chrétienne, dualiste, autant dire la pensée dominante, peut se faire du souci: son monisme dionysiaque, sa logique des forces, sa méthode généalogique, son éthique athée permettent d’envisager une sortie du christianisme.
Pour la première fois, une pensée post-chrétienne radicale apparaît dans le paysage occidental.
Pour plaisanter (?), Nietzsche écrit dans Ecce homo qu’il ouvre l’histoire en deux et qu’à la manière du Christ il y a un avant et un Après lui... Il manque au philosophe de Sils-Maria son Paul et son Constantin, son voyageur de commerce hystérique et son Empereur planétaire pour transformer sa conversion en métamorphose de l’univers.
Ce qui n’est nullement souhaitable historiquement parlant. La dynamite de sa pensée représente un danger trop grand pour ces brutes que sont toujours les acteurs de l’histoire concrète.

Mais sur le terrain philosophique, le père de Zarathoustra a raison : avant et après Par-delà le bien et le mal et L’Antéchrist, ça n’est plus le même monde idéologique : Nietzsche ouvre une brèche dans l’édifice judéo-chrétien.
Sans accomplir toute la tâche athéologique à lui seul, il la rend enfin possible. D’où l’utilité d’être nietzschéen.
À savoir ? Être nietzschéen - ce qui ne veut pas dire être Nietzsche comme le croient les imbéciles... - exclut de reprendre à son compte les thèses majeures du philosophe au serpent : le ressentiment, l’éternel retour, le surhomme, la volonté de puissance, la physiologie de l’art et autres grands moments du système philosophique. Nul besoin - quel intérêt ? - de se prendre pour lui, de se croire Nietzsche, et de devoir endosser, puis assumer toute sa pensée.
Seuls les esprits courts imaginent cela...

Être nietzschéen suppose penser à partir de lui, là même où le chantier de la philosophie a été transfiguré par son passage.
Il appelait des disciples infidèles qui, par leur seule trahison, prouveraient leur fidélité, il voulait des gens qui lui obéissent en se suivant eux-seuls et personne d’autre, pas même lui. Surtout pas lui. Le chameau, le lion et l’enfant d’Ainsi parlait Zarathoustra enseignent une dialectique et une poétique à pratiquer : le conserver et le dépasser, se souvenir de son oeuvre, certes, mais surtout s’appuyer sur elle comme on prend appui sur un formidable levier pour déplacer les montagnes philosophiques.

D’où un chantier nouveau et supérieur pour l’athéisme : Meslier a nié toute divinité, D’Holbach a démonté le christianisme, Feuerbach a déconstruit Dieu, Nietzsche révèle la transvaluation : l’athéisme ne doit pas fonctionner comme une fin seulement.

Supprimer Dieu, certes, mais pour quoi faire ?
Une autre morale, une nouvelle éthique, des valeurs inédites, impensées car impensables, voilà ce que permet la réalisation et le dépassement de l’athéisme.
Une tâche redoutable et à venir.
L’Antéchrist raconte le nihilisme européen - le nôtre encore... - et propose une pharmacopée à cette pathologie métaphysique et ontologique de notre civilisation.
Nietzsche donne ses solutions. On les connaît, elles accusent plus d’un siècle. Être nietzschéen, c’est proposer d’autres hypothèses, nouvelles, post-nietzschéennes, mais en intégrant son combat sur les cimes. Les formes du nihilisme contemporain appellent plus que jamais une transvaluation qui dépasse enfin les solutions et les hypothèses religieuses ou laïques issues des monothéismes.
Zarathoustra doit reprendre du service : l’athéisme seul rend possible la sortie du nihilisme.

4 - Enseigner le fait athée.

Alors que le 11 septembre vu par les États-Unis, donc l’Occident, somme tout un chacun de choisir son camp dans la guerre de religion qui opposerait le judéo-christianisme et l’islam, on peut vouloir échapper aux termes de l’alternative posés par les protagonistes et opter pour une position nietzschéenne : ni judéo-chrétien, ni musulman pour la bonne raison que ces belligérants continuent leur guerre de religion entamée depuis les invites juives des Nombres - originellement titré Le Livre de guerre du Seigneur et constitutifs de la Torah - qui justifie le combat sanglant contre les ennemis, jusqu’aux variations récurrentes sur ce thème dans le Coran - à massacrer les infidèles - Soit tout de même près de vingt-cinq siècles d’appels au crime !

Leçon de Nietzsche : entre les trois monothéismes, on peut ne pas vouloir choisir. Et ne pas opter pour Israël et les USA n’oblige pas de fait à devenir compagnon de route des Talibans...

Le Talmud et la Torah, la Bible et le Nouveau Testament, le Coran et les Hadith ne paraissent pas des garanties suffisantes pour la philosophie, la pensée, la raison, l’intelligence pour qu’on choisisse entre la misogynie juive, chrétienne ou musulmane, qu’on opte contre le porc et l’alcool mais pour le voile ou la burka, qu’on fréquente la Synagogue, le Temple, l’Église ou la Mosquée, tous endroits où l’intelligence se porte mal et où l’on préfère depuis des siècles l’obéissance aux dogmes et la soumission à la Loi - donc à ceux qui se prétendent les élus, les envoyés et la parole de Dieu.

À l’heure où se pose la question de l’enseignement du fait religieux à l’école sous prétexte de fabriquer du lien social, de ressouder une communauté en déshérence - à cause d’un libéralisme qui produit la négativité au quotidien, rappelons-le... -, de générer un nouveau type de contrat social, de retrouver des sources communes - monothéistes en l’occurrence... -, il me semble qu’on peut préférer l’enseignement du fait athée.
Plutôt la Généalogie de la morale que les Épîtres aux Corinthiens.

Le désir de faire rentrer par la fenêtre la Bible et autres colifichets monothéistes que plusieurs siècles d’efforts philosophiques ont fait sortir par la porte - dont les Lumières et la Révolution française, le socialisme et la Commune, la gauche et le Front Populaire, l’esprit libertaire et Mai 68, mais aussi Freud et Marx, l’École de Francfort et celle du soupçon des nietzschéens de gauche français... -, c’est proprement et étymologiquement consentir à la pensée réactionnaire.
Pas sur le mode Joseph de Maistre, Louis de Bonald ou Blanc de Saint Bonnet, - trop grosses ficelles... - mais sur celui, gramscien, du retour des idéaux dilués, dissimulés, travestis, hypocritement réactivés du judéo-christianisme.

On ne vante pas clairement les mérites de la théocratie, on n’assassine pas 1789 - encore que... -, on ne publie pas ouvertement un ouvrage intitulé Du Pape pour célébrer l’excellence de la puissance politique du Souverain Pontife, mais on stigmatise l’individu, on lui dénie des droits et lui inflige des devoirs à la pelle, on célèbre la communauté contre la monade, on en appelle à la transcendance, on dispense l’État et ses parasites de rendre des comptes sous prétexte de son extra-territorialité ontologique, on néglige le peuple et qualifie de populiste et de démagogue quiconque s’en soucie, on méprise les intellectuels et les philosophes qui effectuent leur travail et résistent, la liste pourrait continuer...

Jamais autant qu’aujourd’hui ce que le XVIII° siècle connaissait sous le nom d’Antiphilosophie n’a connu à ce point de vitalité : le retour du religieux, la preuve que Dieu n’est pas mort, mais qu’il fut seulement quelque temps somnolent et que son réveil annonce des lendemains qui déchantent, tout cela oblige à reprendre des positions qu’on croyait révolues et à remonter au créneau athée.
L’enseignement du fait religieux réintroduit le loup dans la bergerie : ce que les prêtres ne peuvent plus commettre ouvertement ils pourraient désormais le faire en douce, en enseignant les fables de l’Ancien et du Nouveau Testament, celles du Coran et des Hadiths sous prétexte de permettre aux scolaires d’accéder plus facilement à Marc Chagall, à la Divine comédie, à la Chapelle Sixtine ou à la musique de Ziryab...

Or les religions devraient s’enseigner dans le cursus déjà existant - philosophie, histoire, littérature, arts plastiques, langues, etc... - comme on enseigne des proto-sciences : par exemple l’alchimie dans le cours de chimie, la phytognomonique et la phrénologie en science naturelle, le totémisme et la pensée magique en philosophie, la géométrie euclidienne en mathématique, la mythologie en histoire...
Ou comment épistémologiquement raconter de quelle manière le mythe, la fable, la fiction, la déraison précèdent la raison, la déduction et l’argumentation.
La religion procède d’un mode de rationalité primitif, généalogique et daté. Réactiver cette histoire d’avant l’histoire induit le retard, voire le ratage de l’histoire d’aujourd’hui et de demain.

Enseigner le fait athée supposerait une archéologie du sentiment religieux : la peur, la crainte, l’incapacité à regarder la mort en face, l’impossible conscience de l’incomplétude et de la finitude chez les hommes, le rôle majeur et moteur de l’angoisse existentielle. La religion, cette création de fictions, appellerait un démontage en bonne et due forme de ces placebos ontologiques - comme en philosophie on aborde la question de la sorcellerie, de la folie et des marges pour produire une définition de la raison.

5 - Tectonique des plaques.

Nous vivons toujours dans un stade théologique ou religieux de la civilisation. Des signes montrent des mouvements apparentés à la tectonique des plaques : rapprochements, éloignements, mouvements, chevauchements, craquements. Le continent pré-chrétien existe comme tel : de la mythologie des présocratiques au stoïcisme impérial, de Parménide à Épictète, le secteur païen se dessine nettement.
Entre celui-ci et le continent chrétien, on repère des zones de turbulences : des millénarismes prophétiques du IIème siècle de l’ère commune à la décapitation de Louis XVI (janvier 1793) qui marque la fin ouverte de la théocratie, la géographie semble également cohérente : des Pères de l’Église au déisme laïc des Lumières, la logique paraît évidente.

Ce troisième temps vers lequel nous nous acheminons - un continent post-chrétien - fonctionne de la même manière que ce qui sépare les continents païens et chrétien. La fin du pré-chrétien et le début du post-chrétien se ressemblent étrangement : même nihilisme, même angoisse, mêmes jeux dynamiques entre conservatisme, tentation réactionnaire, désir du passé, religion de l’immobilité et progressisme, positivisme, goût du futur. La religion tient le rôle philosophique de la nostalgie ; la philosophie, celui de la futurition.

Les forces en jeu sont clairement repérables : non pas judéo-christianisme occidental, progressiste, éclairé, démocratique contre islam oriental, passéiste, obscurantiste, mais monothéismes d’hier contre athéisme de demain.
Non pas Bush contre Ben Laden, mais Moïse, Jésus, Mahomet et leurs religions du Livre contre D’Holbach, Feuerbach, Nietzsche et leur formules philosophiques de déconstruction des mythes et fictions.
Le post-chrétien va se déployer historiquement comme le pré-chrétien le fit : le continent monothéiste n’est pas insubmersible, indépassable et immortel.
La religion du Dieu unique ne saurait devenir – comme jadis le communisme pour certains, ou pour d’autres le libéralisme aujourd’hui ... - l’horizon indépassable de la philosophie.
Une ère chrétienne ayant succédé à une ère païenne, une ère post-chrétienne va prendre la suite. La période de turbulence dans laquelle nous nous trouvons indique que l’heure est aux recompositions continentales.

III VERS UNE ATHÉOLOGIE

1 - Spectrographie du nihilisme.

L’époque semble athée, mais seulement aux yeux des chrétiens ou des croyants. En fait, elle est nihiliste.
Les tenants d’hier et d’avant-hier ont tout intérêt à faire passer le pire et la négativité contemporaine pour un produit de l’athéisme. La vieille idée persiste de l’athée immoral, amoral, sans foi ni loi éthique. Le lieu commun pour classes terminales en vertu de quoi Si dieu n’existe pas, alors tout est permis - rengaine prélevée dans les Frères Karamazov de Dostoïevski - continue à produire des effets et l’on associe effectivement la mort, la haine, la misère et la pauvreté à des individus qui se réclameraient de l’absence de Dieu pour commettre leurs forfaits.
Cette thèse fautive mériterait une démonstration en bonne et due forme. Car l’inverse me semble bien plutôt vrai : Parce que Dieu existe, alors tout est permis... Je m’explique.
Trois millénaires témoignent des premiers textes de l’Ancien Testament à aujourd’hui : l’affirmation d’un Dieu unique, violent, jaloux, querelleur, intolérant, belliqueux a généré plus de haine, de sang, de morts, de brutalité que de paix... Le fantasme juif du peuple élu qui légitime le colonialisme, l’expropriation, la haine, l’animosité entre les peuples, puis la théocratie autoritaire et armée ; la référence chrétienne des marchands du temple ou d’un Jésus paulinien prétendant venir pour apporter le glaive qui justifie les Croisades, l’Inquisition, les guerres de Religion, la Saint-Barthélémy, les bûchers, l’index, mais aussi le colonialisme planétaire, les ethnocides nord-américains, et la toute puissance temporelle du Vatican depuis des siècles dans le moindre détail de la vie quotidienne; la revendication claire à presque toutes les pages du Coran d’un appel à détruire les infidèles, leur religion, leur culture, leur civilisation - au nom d’un Dieu miséricordieux !
Voilà autant de pistes pour creuser cette idée que, justement, à cause de l’existence de Dieu tout est permis - en lui, par lui, en son nom, sans que ni les fidèles, ni le clergé, ni le petit peuple ni les hautes sphères ne trouvent à redire...

Si l’existence de Dieu, indépendamment de sa forme juive, chrétienne ou musulmane, prémunissait un tant soit peu de la haine, du mensonge, du viol, du pillage, de l’immoralité, de la concussion, du parjure, de la violence, du mépris, de la méchanceté, du crime, de la corruption, de la rouerie, du faux témoignage, de la dépravation, de la pédophilie, de l’infanticide, de la crapule, de la perversion, on aurait vu non pas les athées - puisqu’ils sont intrinsèquement vicieux... -, mais les rabbins, les prêtres, les papes, les évêques, les pasteurs, les imams, et avec eux leurs fidèles, pratiquer le bien, exceller dans la vertu, montrer l’exemple et prouver aux pervers sans Dieu que la moralité se trouve de leur côté : qu’ils respectent scrupuleusement le décalogue et obéissent à l’invite des sourates, donc ne mentent ni ne pillent, ne volent ni ne violent, ne font de faux témoignage ni ne tuent - encore moins ne fomentent des attentats terroristes à Manhattan, des expéditions punitives dans la bande de Gaza ou ne couvrent leurs prêtres pédophiles.
On verrait dès lors les fidèles convertir autour d’eux par leur comportements radieux, exemplaires !
Au lieu de cela... Qu’on cesse donc d’associer le mal sur la planète et l’athéisme !
L’existence de Dieu, me semble-t-il, a bien plus généré en son nom de batailles, de massacres, de conflits et de guerres dans l’histoire que de paix, de sérénité, d’amour du prochain, de pardon des péchés ou de tolérance.
Je ne sache pas que les Papes, les Princes, les Rois, les Califes, les Émirs aient majoritairement brillé dans la vertu tant déjà Moïse, Paul et Mahomet excellaient respectivement pour leur part dans le meurtre, les passages à tabac ou les razzias.
Autant de variations sur le thème de l’amour du prochain...

L’histoire de l’humanité enseigne sans aucun doute les prospérités du vice et les malheurs de la vertu... Il n’existe pas plus de justice transcendante qu’immanente. Dieu ou non, aucun homme n’a jamais eu à payer de l’avoir insulté, négligé, méprise, oublié ou contrarié ! Les théistes ont fort à faire en contorsions métaphysiques pour justifier le mal sur la planète tout en affirmant l’existence d’un Dieu à qui rien n’échappe...
Les déistes paraissent moins aveugles, les athées semblent plus lucides.

2 - Une épistémé judéo-chrétienne.

L’époque dans laquelle nous vivons n’est donc pas athée. Elle ne paraît pas encore post-chrétienne non plus, ou si peu.
En revanche, elle demeure chrétienne, et beaucoup plus qu’il n’y paraît. Le nihilisme provient de ces turbulences enregistrées dans la zone de passage entre le judéo-chrétien encore très présent et le post-chrétien qui pointe modestement, e tout dans une ambiance où s’entrecroisent l’absence des dieux, leur présence, leur prolifération, leur multiplicité fantasque et leur extravagance.
Le ciel n’est pas vide, mais au contraire plein de divinités fabriquées au jour le jour. La négativité procède du nihilisme consubstantiel à la coexistence d’un judéo-christianisme déliquescent et d’un post-chrétien encore dans les limbes.

En attendant une ère franchement athée, nous devons compter et composer avec une épistémé judéo-chrétienne très prégnante. D’autant plus que les institutions et les hommes de main qui l’ont incarnée et transmise pendant des siècles ne disposent plus d’une exposition et d’une visibilité qui les rend identifiables. L’effacement de la pratique religieuse, l’apparente autonomie de l’éthique envers la religion, la prétendue indifférence à l’endroit des invites papales, les Églises vides le dimanche - mais pas pour les mariages, encore moins les enterrements...-, la séparation de l’Église et de l’État, tous ces signes donnent l’impression d’une époque insoucieuse de religion. Qu’on y prenne garde... Jamais peut-être cette apparent effacement n’a caché la présence forte, puissante et déterminante du judéo-christianisme. La désaffection de la pratique ne témoigne pas du recul de la croyance.
Mieux : la corrélation entre la fin de l’une et la disparition de l’autre semble une erreur d’interprétation. On peut même penser que la fin du monopole des professionnels de la religion sur le religieux a libéré l’irrationnel et généré une plus grande profusion de sacré, de religiosité et de soumission généralisée à la déraison.
Le retrait des troupes judéo-chrétiennes ne modifie en rien leur pouvoir et leur empire sur les territoires conquis, conserves et gérés par eux depuis presque deux millénaires.
La terre est un acquis, la géographie un témoignage d’une présence ancienne et d’une infusion idéologique, mentale, conceptuelle, spirituelle. Absents, les conquérants demeurent présents car ils ont conquis les corps, les âmes, les chairs, les esprits du plus grand nombre. Leur repli stratégique ne signifie pas la fin de leur empire effectif. Le judéo-christianisme laisse derrière lui une épistémé, un socle sur lequel tout échange mental et symbolique s’effectue.

Sans le Prêtre, ni son ombre, sans les religieux ni leurs thuriféraires, les sujets demeurent soumis, fabriqués, formatés par deux millénaires d’histoire et de domination idéologique.
D’où la permanence et l’actualité d’un combat contre cette force d’autant plus menaçante qu’elle donne l’impression d’être caduque.
Certes, plus grand monde ne croit à la transsubstantiation, à la virginité de Marie, à l’immaculée conception, à l’infaillibilité papale et autres dogmes de l’Église catholique, apostolique et romaine. La présence effective et non symbolique du corps du Christ dans l’hostie ou dans le calice ? L’existence d’un Enfer, d’un Paradis ou d’un Purgatoire avec géographies associées et logiques propres ? L’existence des Limbes où stagnent l’âme des enfants morts avant le baptême ?
Plus personne ne sacrifie à ces billevesées, même et surtout parmi nombre des catholiques fervents de messes dominicales...

Où donc demeure le substrat catholique ? Quid d’une épistémé judéo-chrétienne ? Dans cette idée que la matière, le réel et le monde n’épuisent pas la totalité. Que quelque chose demeure en-dehors des instances explicatives dignes de ce nom : une force, une puissance, une énergie, un déterminisme, une volonté, un vouloir. Après la mort ?
Non, sûrement pas rien, mais quelque chose... Pour expliquer ce qui advient : une série de causes, d’enchaînements rationnels et déductibles ? Pas totalement, quelque chose déborde la série logique. Le spectacle du monde : absurde, irrationnel, illogique, monstrueux, insensé ? Sûrement pas...
Quelque chose doit bien exister qui justifie, légitime, fasse sens. Sinon...

Cette croyance à quelque chose génère une superstition vivace qui explique qu’à défaut, l’européen sacrifie à la religion dominante – de son roi et de sa nourrice écrit Descartes... - du pays dans lequel il voit le jour. Montaigne affirme qu’on est chrétien comme Picard ou Breton !
Et nombre d’individus qui se croient athées professent sans s’en apercevoir une éthique, une pensée, une vision du monde imbibées de judéo-christianisme. Entre le prêche d’un prêtre sincère sur l’excellence de Jésus et les éloges du Christ effectués par l’anarchiste Kropotkine dans L’Éthique, on cherche en vain l’abîme...

L’athéisme suppose la conjuration de toute transcendance. Sans exclusive. Il oblige également à un dépassement des acquis chrétiens. Du moins à un droit d’inventaire, à un libre examen des vertus présentées comme telles et des vices affirmés péremptoirement. La mise à plat laïque et philosophique des valeurs de la Bible et leur conservation, puis leur usage ne suffit pas à produire une éthique post-chrétienne.
Dans la religion dans les limites de la simple raison Kant propose une éthique laÏque.
Qu’on lise ce texte majeur pour la constitution d’une morale laïque dans l’histoire de l’Europe, on y découvrira la formulation philosophique d’un inextinguible fonds judéo-chrétien. La révolution se repère dans la forme, le style, le vocabulaire, elle paraît évidente en regard de l’allure et de l’apparence, oui. Mais en quoi l’éthique chrétienne et celle de Kant diffèrent-elles ? En rien... La montagne kantienne accouche d’une souris chrétienne.

On rit des propos du Pape sur la condamnation du préservatif ? Mais on se marie encore beaucoup à l’Église - pour faire plaisir aux familles et belles-familles prétendent les hypocrites. On sourit à la lecture du Catéchisme - du moins si on a la curiosité de compulser l’ouvrage...- ?
Mais on enregistre un nombre infime d’enterrements civils... On moque les curés et leurs croyances ? Mais c’est eux qu’on sollicite pour les bénédictions, ces indulgences modernes qui réconcilient les tartufes des deux bords : les demandeurs composent avec leur entourage et, par la même occasion, les officiants récupèrent quelques clients...

3 - Traces de l’empire.

Michel Foucault nommait épistémé ce dispositif invisible mais efficace de discours, de vision des choses et du monde, de
représentation du réel, qui verrouillent, cristallisent et durcissent une époque sur des représentations figées.
L’épistémé judéo-chrétienne nomme ce qui, depuis les crises d’hystérie de Paul de Tarse sur le chemin de Damas jusqu’aux interventions planétairement télévisées de Jean-Paul II sur la Place Saint-Pierre constitue un empire conceptuel et mental diffus dans l’ensemble des rouages d’une civilisation et d’une culture.
Deux exemples, parmi une multitude possible, pour illustrer mon hypothèse de l’imprégnation : le corps et le droit.

La chair occidentale est chrétienne. Y compris celle des athées, des musulmans, des déistes, des agnostiques éduqués, élevés ou dressés dans la zone géographique et idéologique judéo-chrétienne... Le corps que nous habitons, le schéma corporel platonico-chrétien dont nous héritons, la symbolique des organes et leurs fonctions hiérarchisées - la noblesse du coeur et du cerveau, la trivialité des viscères et du sexe, neurochirurgien contre proctologue... -, la spiritualisation et la dématérialisation de l’âme, l’articulation d’une matière peccamineuse et d’un esprit lumineux, la connotation ontologique de ces deux instances artificiellement opposés, les forces troublantes d’une économie libidinale moralement appréhendée, tout cela structure le corps en regard de deux mille ans de discours chrétiens : l’anatomie, la médecine, la physiologie, certes, mais également la philosophie, la théologie, l’esthétique contribuent à la sculpture chrétienne de la chair.
Le regard porté sur soi, celui du médecin, du technicien de l’imagerie médicale, la philosophie de la santé et de la maladie, la conception de la souffrance, le rôle consenti à la douleur, donc le rapport à la pharmacie, aux substances, aux drogues, le langage du soignant avec le soigné, mais aussi le rapport de soi à soi, l’intégration d’une image de soi et la construction d’un idéal du moi physiologique, anatomique et psychologique, rien de tout cela ne se constitue sans les discours pré-cités.
De sorte que la chirurgie ou la pharmacologie, la médecine allopathique et les soins palliatifs, la gynécologie et la thanatologie, l’urgentisme et l’oncologie, la psychiatrie et la clinique subissent la loi judéo-chrétienne sans visibilité particulière des symptômes de cette contamination ontologique. La frilosité bioéthique contemporaine procède de cette domination invisible. Les décisions politiques laïques sur ce sujet correspondent à peu de choses près aux positions formulées par l’Église sur ces grands sujets. On ne s’en étonnera pas car l’éthique de la bioéthique reste fondamentalement judéo-chrétienne.
À part la légalisation de l’avortement et de la contraception artificielle, ces deux avancées en direction d’un corps post-chrétien - que j’ai appelé par ailleurs un corps faustien -, la médecine occidentale colle de très près aux invites de l’Eglise.
La Charte des personnels de la santé élaborée par le Vatican condamne la transgénèse, l’expérimentation sur l’embryon, la FIVETE, les mères porteuses, la procréation médicalement assistée pour les couples non mariés ou homosexuels, le clonage reproductif, mais aussi thérapeutique, les cocktails analgésiques qui suspendent la conscience en fin de vie, l’usage thérapeutique du cannabis, l’euthanasie, elle célèbre en revanche les soins palliatifs et insiste sur le rôle salvifique de la douleur : autant de positions reprises en choeur par les comités d’éthique prétendument laïcs et faussement indépendants des religions...
Certes, quand en Occident les soignants abordent un corps malade, ils ignorent la plupart du temps qu’ils pensent, agissent et diagnostiquent à partir de leur formation qui suppose l’épistémé chrétienne. La conscience n’entre pas en jeu, mais une série de déterminismes plus profonds, plus anciens qui renvoient aux heures d’élaboration d’un tempérament, d’un caractère et d’une conscience. L’inconscient du thérapeute et celui du patient procèdent d’un même bain métaphysique.

L’athéisme suppose un travail sur ces formatages devenus invisibles mais prégnants dans le détail d’une vie quotidienne corporelle - une analyse circonstanciée du corps sexué, sexuel et des relations afférentes occuperait un livre entier...

4 - Une torture issue du Paradis-.

Second exemple : le droit. Dans les palais de justice, les signes religieux ostentatoires et ostensibles sont interdits.
Quand une décision de justice se rend, ce ne peut être sous un crucifix, encore moins sous un verset de la Thora ou une sourate du Coran affichés sur les murs. Code civil et Code pénal affirment prétendument le droit et la loi indépendamment de la religion et de l’Église.
Or rien n’existe dans la juridiction française qui contredit fondamentalement les prescriptions de l’Église catholique, apostolique et romaine.
L’absence de croix dans le prétoire ne certifie pas l’indépendance de la justice à l’endroit de la religion dominante.

Car les fondations même de la logique juridique procèdent des premières lignes de la Genèse. D’où une généalogie juive - le Pentateuque - et chrétienne - la Bible - du Code civil français. L’appareillage, la technique, la logique, la métaphysique du droit découlent en droite ligne de ce qu’enseigne la fable du Paradis originel : un homme libre, donc responsable, donc possiblement coupable.
Parce que doué de liberté, l’individu peut choisir, élire et préférer ceci plutôt que cela dans le champ des possibles.
Toute action procède donc d’un libre choix, d’une volonté libre, informée et manifeste.
Le postulat du libre arbitre est indispensable pour envisager la Suite de toute opération répressive.
Car la consommation du fruit défendu, la désobéissance, la faute commise dans le Jardin des Délices, découlent d’un acte volontaire et éclairé donc susceptible d’être reproché et puni.

Adam et Eve pouvaient ne pas pécher, car ils ont été créés libres, mais ils ont préféré le vice à la vertu. Ainsi peut-on leur demander des comptes. Voir les faire payer. Et Dieu ne s’en prive pas qui condamne à la pudeur, à la honte, au travail, à l’enfantement dans la douleur, à la souffrance, au vieillissement, à la soumission des femmes aux hommes, à la difficulté de toute intersubjectivité sexuée.
Dès lors, sur ce schéma, et en vertu du principe édicté dans les premiers moments des Écritures, le juge peut jouer à Dieu sur terre...

Quand un tribunal fonctionne sans signes religieux, il s’active pourtant en regard de cette métaphysique : le violeur d’enfant est libre, il a le choix entre une sexualité normale avec un partenaire consentant et une violence ahurissante avec des victimes détruites pour toujours. En son âme et conscience, doté d’un libre-arbitre qui lui permet de vouloir ceci plutôt que cela, il préfère - quand il aurait pu décider autrement.
De sorte qu’au tribunal, on peut lui demander des comptes, vaguement l’écouter, ne pas l’entendre et l’envoyer passer des années dans une prison où probablement il se fera violer en guise de bienvenue avant de croupir dans une cellule d’où on le sortira après avoir négligé absolument la maladie qui l’afflige.

Qui accepterait d’un hôpital qu’il enferme un homme ou une femme à qui l’on découvrirait une tumeur au cerveau - pas plus choisie qu’un tropisme pédophilique - dans une cellule, l’exposant à la violence répressive de quelques compagnons de chambre entretenus dans la sauvagerie éthologique d’un confinement cellulaire avant de l’abandonner, un quart de son existence, au travail du cancer sans soin, sans souci, sans thérapie ?
Qui ?
Réponse : tout ceux qui activent la machine judiciaire et la font fonctionner comme une mécanique trouvée aux portes du jardin d’Eden sans se demander ce qu’elle est, pourquoi elle se trouve là, de quelle manière elle fonctionne...

Cette machine de la colonie pénitentiaire de Kafka produit ses effets au quotidien dans les palais dits de justices européens et dans leurs prisons attenantes.
Cette collusion entre libre-arbitre et préférence volontaire du Mal au Bien qui légitime la responsabilité, donc la culpabilité, donc la punition, suppose le fonctionnement d’une pensée magique ignorant ce que la démarche post-chrétienne de Freud éclaire avec la psychanalyse et d’autres philosophes qui mettent en évidence la puissance des déterminismes sociaux. Marx par exemple.

Le corps et le droit même et surtout quand ils se pensent, se croient et se disent laïcs, procèdent de l’épistémé judéo-chrétienne. À quoi l’on pourrait ajouter, pour compléter l’inventaire des domaines concernés, mais ça n’est pas le lieu, des analyses sur la pédagogie, l’esthétique, la philosophie, la politique - ah ! la sacro-sainte trinité : travail, famille, patrie...-, et tant d’autres activités dont on pourrait montrer l’imprégnation religieuse biblique.

Encore un effort pour être vraiment républicain...

5 - Sur l’ignorance chrétienne.

La méconnaissance du fonctionnent de ces logiques d’imprégnation peut se comprendre si l’on souligne que nombre de ces déterminations se propagent sur le registre inconscient, en échappant aux niveaux de clarté de la conscience informée et lucide.
Les interférences entre les sujets et cette idéologie se manifestent hors langage, sans les signes d’une revendication ouverte. Hors cas de théocratie revendiquée - les régimes politiques clairement inspirés par l’un des trois Livres -, la généalogie judéo-chrétienne des pratiques laïques échappe la plupart du temps au plus grand nombre, y compris aux praticiens, acteurs et individus concernés.

L’invisibilité de ce processus ne tient pas qu’à son mode de diffusion inconscient. Il suppose également l’inculture judéo-chrétienne de nombre des parties prenantes. Y compris chez les croyants et pratiquants souvent sous informés voire informés par les seuls brouets idéologiques infligés par l’institution et ses relais.
La messe dominicale n’a jamais brillé comme un lieu de réflexion, d’analyse, de culture, de savoir diffusé et échangé, le catéchisme non plus, ni même les autres occasions cultuelles des autres religions monothéistes.
Mêmes remarques avec les prières au Mur des Lamentations ou les Cinq occasions quotidiennes des Musulmans : on prie, on pratique la réitération des invocations, on exerce sa mémoire, mais pas son intelligence.
Pour les Chrétiens, le prêche de Bossuet constitue une exception au milieu d’un flot de platitudes deux fois millénaires... Et pour un Averroès, ou un Avicenne - ces prétextes tellement utiles... - combien d’imams hyper-mnésiques ?

La construction de leur religion, la connaissance des débats et controverses, les invitations à réfléchir, analyser, critiquer, les confrontations d’informations contradictoires, les débats polémiques brillent par leur absence dans la communauté où triomphe plutôt le psittacisme et le recyclage des fables à l’aide d’une mécanique bien huilée qui répète mais n’innove pas, qui sollicite la mémoire et non l’intelligence.
Psalmodier, réciter, répéter n’est pas penser. Loin de là.

Entendre pour la xième fois un texte de Paul et ignorer l’existence du nom de Grégoire de Naziance ; reconstituer la crèche tous les ans et ne pas savoir ce qu’étaient les querelles fondatrices de l’arianisme ou le concile sur l’iconophilie ; communier avec du pain azyme et méconnaître l’existence du dogme de l’infaillibilité papale ; assister à la messe de Noël et ne rien savoir de la récupération par l’Église de cette date païenne du solstice d’hiver où se fêtait sol invictus ; assister aux baptêmes, mariages et enterrements familiaux devant l’autel et ne jamais avoir entendu parler des évangiles apocryphes ; s’exposer sous des crucifix et passer à côté de l’information que pour le motif retenu contre Jésus à son procès on ne crucifiait pas, mais on lapidait ; et tant d’autres impasses culturelles pour cause de fétichisation des rites et des pratiques, voilà qui pose problème pour un exercice éclairé de sa religion...

L’antique invite de la Genèse à ne pas vouloir savoir, à se contenter de croire et d’obéir, à préférer la Foi à la Connaissance, à récuser le goût de la science et à célébrer la passion pour la soumission et l’obéissance ne contribue pas à rehausser le débat ; l’étymologie de musulman qui signifie, dixit Littré, soumis à Dieu et à Mahomet ; l’impossibilité de penser et d’agir dans le moindre détail du quotidien en dehors des prescriptions millimétriques de la Torah ; tout cela dissuade de préférer la Raison à la soumission... Comme si la religion avait besoin d’innocence, d’inculture et d’ignorance pour proliférer et exister plus sûrement !

Quand par ailleurs la culture religieuse et historique existe - souvent chez des professionnels de la religion... -, elle est mise au service d’un arsenal jésuitique sans nom !
Des siècles de rhétorique, un millénaire de sophisteries théologiques, des bibliothèques de pinaillages scolastiques permettent l’usage du savoir comme d’une arme : le souci tient moins de l’argumentation honnête que de l’apologétique, un art dont Tertullien a posé les bases pour le christianisme, et qui suppose la soumission de toute l’Histoire et de toutes les références au présupposé idéologique du polémiste.
Voir la double acception de l’épithète jésuite...

Fait-on remarquer à un chrétien que depuis la conversion de Constantin l’Église a choisi le camp des puissants en négligeant les petits, les misérables ?
Il répond : théologie de la libération - oubliant en même temps sa condamnation par Jean-Paul II.
Avance-t-on cette évidence que le christianisme paulinien, l’officiel donc, a discrédité le corps, la chair, le plaisir, qu’il méprise les femmes ?
Le même rétorque : extase mystique - passant sous silence que toute manifestation mystique a suscité au Vatican une condamnation du vivant de l’érotomane avant récupération via canonisation, béatification et autres cérémonies de récupération des égarés d’hier.
Lui parle-t-on des génocides amérindiens au nom de la religion très catholique, du déni de l’âme et de l’humanité des indiens professé par les colonisateurs dévots ?
Il s’esclaffe : Bartolomeo de Las Casas - négligeant en passant que tout défenseur théorique des indiens qu’il était, ce brave chrétien n’en a pas moins nourri les bûchers des livres écrits par les Guatémaltèques tout en prenant soin qu’on découvre après sa mort seulement, et par testament, qu’il considérait la cause des Noirs identique à celle des Indiens...

La même logique anime les interprètes de la loi coranique - ayatollahs et mollahs - qui tâchent de donner sens et cohérence à des textes contradictoires dans le corps même de leur livre saint en jonglant avec les sourates, les versets et les milliers de hadiths ou en finassant avec versets abrogeants et versets abrogés !
On attire leur attention sur la haine des Juifs et des non musulmans qui truffent à longueur de pages le Coran ?
Ils renvoient à la pratique de la dhimma qui permet aux gens du livre non musulman d’exister et d’être protégés.
Mais ils évitent soigneusement d’expliquer que cette protection existe seulement après le versement sonnant et trébuchant d’un impôt - la gizya. Ce qui apparente cette prétendue loi de tolérance à une pratique mafieuse de protection de l’individu soumise au financement de l’entreprise qui le rackette...
Ou comment inventer l’impôt révolutionnaire !
Ces oublis, cette déperdition d’informations, cette soumission à l’obéissance plus qu’à l’intelligence vide la religion de ses contenus authentiques pour ne plus produire qu’une pâle vulgate vaguement susceptible d’être accommodée à toutes les sauces métaphysiques et sociologiques.
À la manière de marxistes qui se croient tels et nient la lutte des classes puis abandonnent la dictature du prolétarait, nombre de juifs et de chrétiens - des musulmans aussi, mais moins semble-t-il – se fabriquent une morale sur mesure qui suppose à leur convenance le prélèvement dans le corpus pour constituer une règle du jeu et une appartenance communautaire au détriment de l’essentiel - la référence à Dieu par exemple.
D’où le double mouvement d’une disparition des pratiques visibles coextensif au renforcement de l’épistémé dominante. Ainsi l’athéisme chrétien...

6 - L’athéisme chrétien.

Trop longtemps l’athée a fonctionné en inversion du prêtre point par point. Le négateur de Dieu, fasciné par son ennemi, lui a souvent emprunté nombre de ses tics et travers.
Or le cléricalisme athée ne présente aucune forme d’intérêt.
Les chapelles de Libre-pensée, les Unions rationalistes aussi prosélytes que le clergé, les Loges maçonniques sur le modèle de la III° République ne méritent guère l’attention.

Désormais il s’agit de viser ce que Deleuze nomme un athéisme tranquille, à savoir un souci moins statique de négation ou de combat de Dieu qu’une méthode dynamique débouchant sur une proposition positive destinée à construire après le combat.
La négation de Dieu n’est pas une fin, mais un moyen pour viser une éthique post-chrétienne ou franchement laïque.
Pour dessiner les contours de l’athéisme post-chrétien, arrêtons-nous sur ce qu’il faut dépasser encore aujourd’hui : l’athéisme chrétien – ou le christianisme sans Dieu.
Quelle étrange chimère une fois encore !

La chose existe, elle caractérise un négateur de Dieu qui affirme en même temps l’excellence des valeurs chrétiennes et le caractère indépassable de la morale évangélique.
Son travail suppose la dissociation de la morale et de la transcendance : le bien n’a pas besoin de Dieu, du ciel ou d’un ancrage intelligible, il se suffit à lui-même et relève d’une nécessité immanente - proposer une règle du jeu, un code de conduite entre les hommes.
La théologie cesse d’être généalogique de la morale, la philosophie prend le relais. Quand la lecture judéo-chrétienne suppose une logique verticale - du bas des humains vers le haut des valeurs -, l’hypothèse de l’athéisme chrétien annonce une exposition horizontale : rien en dehors du rationnellement déductible, pas d’agencements sur un autre terrain que le monde réel et sensible. Dieu n’existe pas, les vertus ne découlent pas d’une révélation, elles ne descendent pas du ciel, mais procèdent d’une mise au point utilitariste et pragmatique.

Les hommes se donnent à eux-mêmes des lois et n’ont pas besoin pour cela d’en appeler à une puissance extra-terrestre.
L’écriture immanente du monde distingue l’athée chrétien du Chrétien croyant.
Mais pas les valeurs qui restent communes. Le prêtre et le philosophe, le Vatican et Kant, les Évangiles et la Critique de la raison pratique, Mère Teresa et Paul Ricoeur, l’amour du prochain catholique et l’humanisme transcendantal de Luc Ferry exposé dans L’Homme-Dieu, l’éthique chrétienne et les grandes vertus d’André Comte-Sponville évoluent sur un terrain commun : la charité, la tempérance, la compassion, la miséricorde, l’humilité, mais aussi l’amour du prochain et le pardon des offenses, l’autre joue tendue quand on est frappé une fois, le désintérêt pour les biens de ce monde, l’ascèse éthique qui récuse le pouvoir, les honneurs, les richesses comme autant de fausses valeurs qui détournent de la sagesse véritable. Voilà leurs options théoriques…

Cet athéisme chrétien évacue la plupart du temps la haine paulinienne du corps, son refus des désirs, des plaisirs, des pulsions et des passions. Plus en phase avec son époque sur les questions de morale sexuelle que les chrétiens avec Dieu, ces tenants d’un retour aux Évangiles considèrent que le remède au nihilisme de notre époque ne nécessite pas un effort post-chrétien mais une relecture laïque, immanente du contenu et du message laissé par le Christ.
Venus du continent juif, Vladimir Jankélévitch – voir son Traité des vertus - et Emmanuel Levinas - lire Humanisme de l’autre homme ou Totalité et infini fournissent à ce judéo-christianisme sans Dieu une partie de ses modèles.

7 - Un athéisme post-moderne.

Le dépassement de cet athéisme chrétien - pas assez athée et encore trop chrétien à mon goût - permet d’envisager sans qu’il soit redondant de le qualifier ainsi, un authentique athéisme athée... Ce presque pléonasme pour signifier une négation de Dieu couplée à une négation d’une partie des valeurs qui en découlent, certes, mais aussi pour changer d’épistémé, puis déplacer la morale et la politique sur un autre socle non pas nihiliste, mais post-chrétien.
Non pas aménager les Églises, pas plus les détruire, mais construire ailleurs, autrement, autre chose pour ceux qui ne voudraient pas continuer de loger intellectuellement dans des lieux de culte ayant beaucoup servi.

L’athéisme post-moderne abolit la référence théologique, mais aussi scientifique, pour construire une morale.
Ni Dieu ni la Science, ni le ciel intelligible ni l’agencement de propositions mathématiques, ni Thomas d’Aquin ni Auguste Comte ou Marx. Mais la philosophie, la Raison, l’Utilité, le Pragmatisme, autant d’invitations à évoluer sur le terrain de l’immanence pure, dans le souci des hommes, par eux, pour eux, et non par Dieu, pour Dieu.

Le dépassement des modèles religieux et géométriques s’effectue dans l’histoire du côté des anglo-saxons Jeremy Bentham - lire et relire Déontologie ! - par exemple - ou son disciple John-Stuart Mill. Tous deux échafaudent des constructions intellectuelles ici et maintenant, ils visent des édifices modestes, certes, mais habitables : non pas d’immenses cathédrales invivables, belles à voir, - ainsi les édifices de l’idéalisme allemand ! - impraticables, mais des bâtisses à même d’être réellement habitées.

Bien et Mal existent non plus parce qu’ils coïncident avec les notions de fidèle ou d’infidèle dans une religion, mais en regard de l’utilité et du bonheur du plus grand nombre possible. Le contrat hédoniste, - on ne peut plus immanent… -, légitime toute intersubjectivité, il conditionne la pensée et l’action, il se passe tout à fait de Dieu, de la religion et des prêtres.
Nul besoin de menacer d’un Enfer ou de faire miroiter un Paradis, pas utile de mettre sur pied une ontologie de la récompense et de la punition post-mortem pour inviter à l’action bonne, juste et droite.
8 - Principes d’athéologie.

L’athéologie se propose trois tâches : d’abord - première partie - déconstruire les trois monothéismes et montrer combien, malgré leurs diversités historiques et géographiques, malgré la haine animant les protagonistes des trois religions depuis des siècles, malgré l’apparente irréductibilité en surface de la loi mosaïque, des dits de Jésus et de la parole du Prophète, malgré les temps généalogiques différents de ces trois variations effectuées sur dix siècles avec un seul et même thème, le fonds demeure le même.

Qu’en est-il de ce fonds, justement ?
Une série de haines violemment imposées dans l’histoire par des hommes qui se prétendent dépositaires et interprètes de la parole de Dieu - les Clergés : haine de l’intelligence à laquelle les monothéistes préfèrent l’obéissance et la soumission ; haine de la vie doublée d’une indéfectible passion thanatophilique ; haine de l’ici-bas sans cesse dévalorisé en regard d’un au-delà, seul réservoir de sens, de vérité, de certitude et de béatitude possibles ; haine du corps corruptible déprécié dans le moindre détail quand l’âme éternelle, immortelle et divine est parée de toutes les qualités et de toutes les vertus; haine des femmes enfin, du sexe libre et libéré au nom de l’Ange, cet anticorps archétypal commun aux trois religions.

Après le démontage de la réactivité des monothéismes à l’endroit de la vie immanente et possiblement jubilatoire, l’athéologie peut s’occuper particulièrement de l’une des trois religions pour regarder comment elle se constitue, s’installe et s’enracine sur des principes qui supposent toujours la falsification, l’hystérie collective, le mensonge, la fiction et les mythes auxquels on donne les pleins pouvoir.
La réitération d’une somme d’erreurs par le plus grand nombre finit par devenir un corpus de vérités auquel il est interdit de toucher, sous peine des dangers les plus graves pour les esprits forts - des bûchers chrétiens d’avant-hier aux fatwas musulmanes d’aujourd’hui.

Pour tâcher de voir comment se fabrique une mythologie, on peut proposer - deuxième partie - une déconstruction du christianisme. En effet, la construction de Jésus procède d’une forgerie réductible à des moments visibles dans l’histoire pendant un ou deux siècles : la cristallisation de l’hystérie d’une époque dans une figure qui catalyse le merveilleux, ramasse les aspirations millénaristes, prophétiques et apocalyptique du moment dans un personnage conceptuel nommé Jésus ; l’existence méthodologique et nullement historique de cette fiction ; l’amplification et la promotion de cette fable par Paul de Tarse qui se croit mandaté par Dieu quand il se contente de gérer sa propre névrose ; sa haine de soi transformée en haine du monde; son impuissance, son ressentiment, la revanche d’un avorton - selon son propre terme... - transformés en moteur d’une individualité qui se répand dans tout le bassin méditerranéen ; la jouissance masochiste d’un homme étendue à la dimension d’une secte parmi des milliers à l’époque : tout cela surgit quand on réfléchit un tant soit peu et qu’en matière de religion on récuse l’obéissance ou la soumission pour réactiver un acte ancien et défendu : goûter du fruit de l’arbre de la connaissance...

Cette déconstruction du christianisme suppose certes un démontage de la fabrication de la fiction, mais aussi une analyse du devenir planétaire de cette névrose.
D’où des considérations historiques sur la conversion politique de Constantin à la religion sectaire pour de pures raisons d’opportunisme historique. Conséquemment, le devenir impérial d’une pratique limitée à une poignée d’illuminés devient clair : de persécutés et minoritaires les chrétiens deviennent persécuteurs et majoritaires grâce à l’intercession d’un Empereur devenu l’un des leurs.
Le Treizième apôtre, comme Constantin se proclame en un Concile, met sur pied un Empire totalitaire qui édicte des lois violentes à l’endroit des non-chrétiens et pratique une politique systématique d’éradication de la différence culturelle.
Bûchers et autodafés, persécutions physiques, confiscations des biens, exils contraints et forcés, assassinats et voies de faits, destructions d’édifices païens, profanation de lieux et d’objets de culte, incendie de bibliothèques, recyclages architecturaux de bâtiments religieux antiques dans les nouveaux monuments ou dans le remblayage des routes, etc.
Avec les pleins pouvoirs pendant plusieurs siècles, le spirituel se confond au temporel...

D’où - troisième partie - une déconstruction des théocraties qui supposent la revendication pratique et politique du pouvoir prétendument issu de Dieu qui ne parle pas, et pour cause, mais que font parler les prêtres et le clergé. Au nom de Dieu, mais via ses prétendus serviteurs, le Ciel commande ce qui doit être fait, pensé, vécu et pratiqué sur Terre pour Lui être agréable ! Et les mêmes qui prétendent porter Sa parole affirment leur compétence dans l’interprétation de ce qu’Il pense des actions effectuées en Son nom...
La Théocratie trouve son remède dans la démocratie : le pouvoir du peuple, la souveraineté immanente des citoyens contre le prétendu magistère de Dieu, en fait de ceux qui s’en réclament... Au nom de Dieu, l’histoire témoigne, les trois monothéismes font couler pendant des siècles d’incroyables fleuves de sang ! Des guerres, des expéditions punitives, des massacres, des assassinats - Moïse lui même, Mahomet également, Paul probablement -, du colonialisme, des ethnocides, des génocides, des Croisades, des Inquisitions, aujourd’hui l’hyper-terrorisme planétaire...
Déconstruire les monothéismes, démystifier le judéo-christianisme - mais aussi l’islam, bien sûr-, puis démonter la théocratie, voilà trois chantiers inauguraux pour l’athéologie.
De quoi travailler ensuite à une nouvelle donne éthique et produire en Occident les conditions d’une véritable morale post-chrétienne où le corps cesse d’être une punition, la terre une vallée de larmes, la vie une catastrophe, le plaisir un péché, les femmes une malédiction, l’intelligence une présomption, la volupté une damnation.

À quoi pourrait dès lors s’ajouter une politique moins fascinée par la pulsion de mort que par la pulsion de vie.
L’Autre ne s’y penserait pas comme un ennemi, un adversaire, une différence à supprimer, réduire et soumettre, mais comme la chance d’une intersubjectivité à construire ici et maintenant, non pas sous le regard de Dieu ou des dieux, mais sous celui des seuls protagonistes, dans l’immanence la plus radicale. De sorte que le Paradis fonctionne moins en fiction pour le Ciel qu’en idéal de la raison ici-bas.