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Michel Onfray du plaisir à la politique
Notes après une conférence débat

Origine : http://www.regards.fr/archives/1997/199711/199711ide01.html
Novembre 1997 - Les Idées

Rencontre philosophique

Michel Onfray: du plaisir à la politique

Par Jean-Paul Jouary

Jeudi 16 octobre dernier, dans les locaux de Regards, se tenait la première des seize rencontres philosophiques programmées cette année par notre mensuel et l'association Espaces Marx. Soirée confirmation d'une attente forte: plus de cent personnes ont débattu durant plusieurs heures avec l'auteur invité.

On pourrait croire que la diversité du public et la spontanéité de sa participation condamnent ce genre de rencontre au désordre éclectique. Il n'en est rien: de ce qui, par volonté délibérée, échappe à la programmation, se dégagent peu à peu un axe, une interrogation commune, une cohérence mouvante, une sorte de cheminement collectif où tout le monde découvre - pour peu que le philosophe invité et son public manifestent une volonté claire d'y avancer. Ce fut le cas ce soir-là...

" Jouir et faire jouir "

Michel Onfray était donc là pour présenter Politique du rebelle, Traité de résistance et d'insoumission (éditions Grasset, cf. Regards de septembre 1997), prolongement politique de l'hédonisme qu'il développe de livre en livre depuis presque dix ans (le Ventre des philosophes, Cynismes, l'Art de jouir, la Sculpture de soi, la Raison gourmande). Entendons-nous: Onfray est " hédoniste ", mais n'en reste pas à Aristippe de Cyrène; de même qu'il est "cynique" mais se démarque de Diogène sur bien des points; il est "libertaire", sans se satisfaire des cadres de pensée hérités des diverses traditions anarchistes; il est "de gauche", mais ni communiste ni socialiste; "non engagé", mais acteur de telle ou telle lutte, et semeur de résistances. Ni mouton ni berger, c'est bien comme pensée singulière que nous l'avions invité, comme artisan de ce que Deleuze appelait le "devenir révolutionnaire des individus", avec, en exergue, la devise nietzschéenne: "Il m'est odieux de suivre autant que de guider."

"Réconcilier chacun avec son corps en son entier", ainsi Onfray définissait-il l'hédonisme en ouverture. Ou encore: "Jouir et faire jouir" sans faire de mal à quiconque (Chamfort), puisque la jouissance de l'autre donne sens à la mienne. C'est ce qui, pour Onfray, fonde la possibilité de passer de l'hédonisme personnel à l'hédonisme politique: le monde est plein de misère "sale", non médiatique, celle des sans-grade, privés de tout et accablés dans leur corps, hors et dans la sphère du travail. Après Proudhon, Weyl et Bourdieu, Onfray entreprend de développer la philosophie dont cette misère est porteuse.

Michel Onfray parle à la première personne: il a connu la misère familiale, les dominations patronales, la vie dans l'entreprise, la tentation d'adhérer au PCF, détruite par sa découverte des réalités soviétiques, la découverte de la pensée libertaire française, de Deleuze et Foucault. Michel Onfray raconte tout cela avec simplicité et clarté, se réclame d'une "mystique de gauche", dans la mesure où cet engagement n'est pas illusoirement déduit de considérations théoriques, mais "épidermiques": "On ne choisit pas ses engagements, on est choisi par eux", résume-t-il.

Ses engagements: loin de toute "moralisation" comme de toute "théologie négative" sur l'horreur ineffable mais peuplant les discours, Onfray regarde aussi bien les camps de concentration que le capitalisme, d'abord comme une réduction du corps à l'état d'objet, et ne voit guère d'issue libératrice sans la révolution des individualités et de leur rapport à autrui: car les relations de pouvoir sont partout et il n'est pas de pouvoir central sans elles. Autrement dit, on se saurait espérer de révolution sociale authentique si ces relations "entre individus" se dissolvent dans des "fonctions" ou des "structures" hiérarchiques. D'où son "éloge absolu de Mai-68", non nostalgique (Onfray avait neuf ans...), comme trace à réactiver dans l'ensemble des relations inter-individuelles, à l'entreprise comme au lycée ou dans le couple. En ce sens, ajoute-t-il, "la révolution n'est pas pour demain mais pour ce soir, dans nos rapports à autrui".

Un tel projet ne saurait que se défier des petitesses politiques, de tout pouvoir (social, de parti, de syndicat, etc.), et de tout ce qui ne préserve pas l'individualité dans la lutte collective, pour des objectifs concrets (logement, droit des immigrés, emploi, 35 heures, etc.). Michel Onfray entend "faire entendre une voix libertaire au quotidien".

La réflexion à cent voix

Comment donner idée du débat qui suivit ? Certaines questions étaient fort précises et spécialisées (sur Descartes ou Rousseau, Spinoza ou Nietzsche, Striner ou Proudhon), et invitaient à penser autrement les rapports désir/politique, plaisir/bonheur. D'autres intervenants se firent critiques quant à la " rigueur de pensée " des livres d'Onfray, y opposant la cohérence de son exposé." Je sacrifie la précision à l'élégance - explique Onfray - et peux lui sacrifier 500 pages pour des raccourcis qui font bondir l'institution universitaire." Une professeur de philosophie avoue trouver de la joie dans ses livres; un syndicaliste ouvrier confie avoir été ému par ce qu'on y lit sur Mai-68. Le débat a su ainsi mêler toutes les approches et tous les tons, autour d'un Onfray attentif et incisif.

Paroles perdues et dispersées ? Pas sûr: car, lorsqu'on les reprend toutes, une véritable démarche collective se révèle, dont la cohérence peu à peu construite fut fort logiquement repérée vers la fin de la soirée, au travers d'une question d'un jeune philosophe: comment transformer une conception philosophique élaborée dès l'Antiquité de façon individualiste (l'hédonisme), en une conception publique, politique ? Le plaisir comme fondement de l'éthique personnelle n'est-il pas perpétuellement menacé d'être perçu comme incompatible avec la démarche politique ?

A bien y réfléchir, c'est ce problème qui aura guidé ces deux heures de débat. Débat sur Mai-68, et ses empreintes contradictoires sur la vie idéologique et politique développée depuis. Débat sur l'apparente contradiction qui affecte le passage du plaisir individuel à l'action pour transformer la société. Par exemple, une militante associative qui déclare: "Je viens de découvrir que je suis une hédoniste libertaire", pose néanmoins la question: "Comment, avec le principe du "jouir et faire jouir", obtenir une efficacité qui permette la jouissance collective la plus large ?". Un syndicaliste se demande aussi comment "réactiver les sillons de Mai-68 en inventant autre chose ?". Un ingénieur, qui déclare avoir lu avec intérêt tous les livres d'Onfray, interroge aussi "l'impasse de toute démarche anarchiste quant à la question du pouvoir". Autres questions sur les "structures nécessairement un peu contraignantes pour agir collectivement", ou encore sur les risques de "geler la pensée" en théorisant "les deux camps de la barricade droite/gauche" qu'avait évoquée Michel Onfray. Un psychanalyste évoque de son côté la nécessité d'un " grand choc ", puisque " la gauche est morte ", "l'école est morte", etc. Finalement, ce bouquet d'interventions manifestait une vive volonté d'épanouir la personnalité individuelle sans lui opposer celle de transformer la société elle-même. Ce qui n'était pas pour déplaire à Michel Onfray...

Eloge de la révolte

Loin de prêter le flanc aux caricatures libertaires, Michel Onfray était ainsi conduit à préciser sa pensée: "La gauche n'est pas morte, mais en mutation", diagnostiquait-il. Revendiquant sa "sensibilité de rebelle", il refusait pour autant d'ignorer le pouvoir, tout en invitant à "ne pas le figer". Il avait de même écarté l'idée qu'on puisse encore "économiser la nécessité d'un individu qui cristallise les énergies collectives", tout en appelant de ses voeux des "mandats électifs révocables"."La diversité doit pouvoir être exprimée de façon une, tout en étant préservée comme diversité". Même souci social: "Je suis pour l'égalité, et contre l'égalitarisme". Même préoccupation politique: "Je partage l'hédonisme d'un Aristippe, conçu pour chacun, et non celui de Fourier qui prétendait organiser le bonheur de tous. Il faut laisser à chacun le soin d'inventer sa propre existence."

La soirée s'achevait par un long échange sur les rapports révolte/révolution. Michel Onfray remarquait que le révolté demeure révolté, tandis que bien des révolutionnaires victorieux sont devenus les réactionnaires du lendemain. Après discussion avec la salle, Onfray précisait son idée: il a de la sympathie pour les révolutionnaires, nécessaires, mais s'insurge contre l'idée que tout révolté est inactif. L'animateur de la soirée ajoutait que, sans révolte intérieure, parfois douloureuse, le révolutionnaire cesse de l'être (cf. Julia Kristeva, la Révolte intime...).

A une ultime question sur le rôle des philosophes, Michel Onfray répondait dans un esprit qui définissait finalement fort bien l'ambiance de cette première des seize "Rencontres philosophiques" de cette année: "Le philosophe a un rôle critique à assurer contre les aliénations, les dominations, le rôle de l'argent; pour analyser de façon critique ce qui fonctionne et comment cela fonctionne. Le philosophe doit apprendre à se déprendre des maîtres".

Quant à la diversité des bonheurs, dont il fut souvent question, chacun convint que cette soirée y trouvait sa place...

J.-P. J


* Marie Richard, commissaire du gouvernement auprès du groupement d'intérêt public pour l'aide à l'initiative des jeunes, est déléguée nationale du Parti socialiste à l'intégration et à l'immigration auprès de la secrétaire nationale aux questions de société.

** Serge Guichard, conseiller municipal de Palaiseau (Essonne), est membre du comité national du Parti communiste français.Il est chargé des questions de l'immigration, de la lutte contre le racisme et la xénophobie.