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Origine : http://info.club-corsica.com/index.php?art=65onfray001
On se demande parfois comment certains pouvaient collaborer avec le
régime fasciste de Vichy, envoyer des copains d’école
en camp de concentration, des amis à l’abattoir nazi
ou des maîtresses dans les chambres à gaz. Pendant que
d’aucuns plastiquaient les pylônes électriques,
minaient les voies de chemin de fer, transportaient des courriers
pour la Résistance, de précieux dandys, d’ineffables
opportunistes, des ratés et minables bas de gamme, des envieux
ravagés par leurs passions mauvaises, trouvaient là
l’occasion d’une revanche sur le monde et se retrouvaient
Rue Lauriston, non loin des caves et baignoires de sinistre mémoire.
Le traître, l’ordure, le salaud existent depuis toujours.
Nommons ce tropisme le principe de Judas qui, lui, eut juste assez
de morale pour se haïr d’être ce qu’il était,
puis se pendre aux branches d’un figuier. L’infidèle
trahit, il fut fidèle et dans ce qui fut cherchons la raison
de ce qui advient un jour apparemment en dépit de toute logique.
Apparemment seulement, car je crois que la déloyauté,
chez le pitoyable qui s’en rend coupable, apure les comptes
d’une loyauté qui lui a coûté un jour.
Je ne compte plus autour de moi, le temps passant, la liste de
ceux qui m’ont un jour trahi. Ce jour là n’a
rien de spécifique, il est tout simplement chez le malade
celui de la goutte d’eau qui fait déborder le vase
d’une âme déjà pleine de mauvaisetés
accumulées. Tous ces fils de Judas ont un point commun :
je ne me suis jamais économisé pour leur donner, leur
faire du bien, les aider, les soutenir, les faire avancer : une
rubrique tenue dans une revue ou à la télévision
que j’avais refusée en soufflant à l’oreille
de celui qui me l’avait proposée le nom d’un
qui pourrait s’en occuper ; un ouvrage publié en collaboration
; une dédicace imprimée en exergue à l’un
de mes livres ; le cadeau de vrais et beaux voyages ; des hommages
publics appuyés ; des compagnonnages intellectuels –
attelage d’un éléphant et d’une souris
bien souvent ; des expositions rendues possibles par mon entregent
; des préfaces et textes de circonstance ; de l’argent
prêté ; mon appartement mis à disposition, le
lit parfois… Et passim !
Pourquoi donc cette méchanceté en guise de paiement
à toute gentillesse ? Probablement parce que, de fait, le
don crée systématiquement l’obligation d’un
contre don dont chacun s’offusque d’avoir à s’en
acquitter. Car seules les natures équilibrées, nobles,
grandes et généreuses savent recevoir simplement sans
que la vertu prodiguée chatouille et réveille en eux
le vice qui toujours affleure. Le réel est ainsi fait : il
existe d’évidentes prospérités aux vices
et de perpétuels malheurs à la vertu. Faut-il donc
cesser d’être vertueux ? Sûrement pas, car dans
un univers sans Dieu seul compte pour toute morale de ne pas avoir
contribué à la méchanceté du monde.
Michel ONFRAY
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