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Origine : http://www.nouvelobs.com/articles/p1948/a12485.htmlEsthétique
de l’iceberg
Semaine du jeudi 7 mars 2002 - n°1948 - Livres
Onfray plein Nord
Sur la glace arctique exaltée par le cinéaste inuit
d’«Atanarjuat», le philosophe a emmené son
père, âgé de 80 ans, et rédigé un
livre visionnaire
Depuis que, à 28 ans, il a été victime d’un
infarctus, Michel Onfray refuse de mourir de son vivant. Il y réussit
avec jubilation mais aussi philosophie, laquelle emprunte à
la fois à Nietzsche et à Brillat-Savarin, au matérialisme
hédoniste et à la politique du rebelle, à la
phénoménologie et à la «gastrosophie»,
au cynisme grec et à l’œnologie.
Ce sculpteur de soi, ce boulimique au ventre plat a déjà
publié, à 43 ans, une vingtaine d’essais inactuels,
d’antimanuels socratiques et de journaux très intimes.
On y trouve de la volonté de jouissance, de la provocation,
du libertinage, des colères, et la conviction qu’une
pensée doit être incarnée dans un corps en marche,
mais on y chercherait en vain de l’atrabile. Onfray ne perd
pas de temps à se lamenter. En quoi il diffère vraiment
de ses contemporains.
Son enfance pauvre – dont il égrène dans chacun
de ses livres, avec une précaution d’horloger, quelques
souvenirs marquants – lui a toujours inspiré de belles
pages, tantôt douloureuses, tantôt bienheureuses, jamais
misérabilistes. Si, dans «le Désir d’être
un volcan», ce fils d’une femme de ménage et
d’un ouvrier agricole raconte combien, embusqué autrefois
derrière une haie, il souffrait de ne pouvoir soulager son
père au dos brisé par le travail des champs, dans
«la Raison gourmande», il remercie au contraire le ciel
bas-normand d’avoir appris très tôt les vertus
de la terre qu’on retourne et l’art avec lequel sa mère
métamorphosait de modestes légumes en plats savants,
magnifiait l’éphémère dans une vieille
casserole. A ce père, humble, soumis et taciturne, qui s’est
sacrifié afin que son fils pût faire des études
et rédiger un jour tout ce que l’ouvrier gardait pour
lui, Michel Onfray, devenu professeur de bonheur dans un lycée
de Caen, a voulu offrir un cadeau pour ses 80 ans. Le seul dont
Gaston Onfray, qui n’avait jamais quitté son village
natal de Chambois, ait avoué un jour rêver: un voyage
au pôle Nord, comme Glenn Gould aspirait à jouer du
Bach «dans la nuit perpétuelle de la glace arctique».
«Esthétique du pôle Nord» est le récit
de cette aventure intime et philosophique à la fois en terre
de Baffin où un père et son fils emmitouflés
se tiennent la main en silence.
Dans une prose bachelardienne, Michel Onfray explore le puissant
secret du temps élémentaire, de l’éternel
minéral, de ce lieu métaphysique, des liens qui unissent
les Inuits aux ours et aux pétrels, de la glace qui préfigure
la mort, d’un peuple voué au néant, d’une
civilisation que les temps modernes ont condamnée. On voit
aussi l’amateur de truffes et de Dom Pérignon s’initier,
sous la tente, à la viande de baleine crue, à l’omble
grillé, au caribou, et découvrir, sans frémir,
la manière de gober un œil de phoque.
Mais ce qu’il y a de plus juste dans ce traité d’esthétique
et d’éthique, c’est la rencontre neigeuse de
deux taiseux: le Normand Gaston Onfray et l’Inuit Pauloosie.
S’ils ne parlent pas la même langue, ils communiquent
par le regard, les gestes, les larmes retenues, et la respectueuse
attention qu’ils se portent l’un à l’autre.
On ne pouvait pas écrire un livre plus brûlant sur
une si froide banquise ni un texte plus généreux sous
une température si inhumaine. Onfray souffle le chaud.
JÉRÔME GARCIN
«Esthétique du pôle Nord», par Michel
Onfray, Grasset, 188 p., 14,80 euros. Du même auteur, Grasset
réédite la «Physiologie de Georges Palante»
(voir Lectures pour tous p. 132).
Michel Onfray, né en 1959 à Argentan, a reçu
le prix Médicis essai en 1993 pour «la Sculpture de
soi».Il a publié en 2000 une «Théorie
du corps amoureux». A paraître : «Féeries
anatomiques».
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