|
Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-02-04/2004-02-04-387435
Comment avez-vous découvert la philo ?
Michel Onfray. Sur le marché, à Argentan, où
j’habite. Je faisais le mur le mardi pour aller m’acheter
des livres d’occasion et je me suis aperçu très
tôt que et Nietzsche, Marx et Freud répondaient aux
questions que je me posais. Je n’avais pas la foi. Je ne pensais
pas que le christianisme était défendable. Je trouvais
donc dans Nietzsche des invectives contre Dieu, une critique du
christianisme, et cela m’emballait. Freud me parlait de moi
puisqu’il parlait à l’adolescent que j’étais
de masturbation, de sexualité infantile. Quant à Marx,
mon père était ouvrier agricole, ma mère femme
de ménage, l’exploitation, à la maison, on connaissait
et il y avait là un philosophe qui me disait que ce n’était
pas acceptable, que l’on pouvait faire autrement.
Une fois que vous avez eu votre thèse, pourquoi
n’avez vous pas enseigné à l’université
?
Michel Onfray. J’avais vu que l’université était
un endroit où l’on ne pensait pas, où il fallait
reproduire le système social. J’avais déjà
une sensibilité libertaire. Je n’aime ni commander
ni obéir, pas davantage guider.
Donc, vous démissionnez. Vous décidez de
créer l’université populaire. Pourquoi ? Après
tout, il y a déjà des cafés philo ?
Michel Onfray. J’ai eu envie de garder ce qu’il y a
de mieux dans l’université et ce qu’il y a de
mieux dans le café philo. Ce qu’il y a de mieux dans
l’université, c’est le contenu. Ce qu’il
y a de moins intéressant, c’est la transmission d’un
savoir officiel, souvent idéaliste, souvent spiritualiste,
souvent chrétien, souvent laïque au sens néo-chrétien.
Un certain nombre d’auteurs sont oubliés. Je trouve
très bien que l’on enseigne Platon, Descartes et Kant,
mais je trouverais bien qu’on enseigne les cyniques, Helvétius,
D’Holbach, Feuerbach. Cela ne ferait pas de mal, en cette
période de retour du religieux, de lire la Contagion sacrée.
Des cafés philo, je voulais garder l’absence de diplôme
à l’entrée ; à la sortie, l’absence
de contrôle des connaissances, la gratuité financière.
Mais aussi le fait qu’on vient si on veut, comme on veut,
quand on veut.
À Paris, le Collège de France propose, lui
aussi, des cours libres.
Michel Onfray. Oui. J’ai un copain qui me dit que ce je fais,
c’est le Collège de France d’en bas. Le Collège
de France, quand François Ier l’a créé,
c’était pour faire le pendant à la Sorbonne.
Aujourd’hui, pour un Bourdieu, et c’est tant mieux,
ils ont quand même refusé Deleuze, ils n’ont
rien proposé à Derrida !
Et alors, quel écho a rencontré l’université
populaire ?
Michel Onfray. Six cents personnes sont venues au premier cours
qui se déroulait dans l’amphithéâtre de
l’école des Beaux-Arts. C’était l’émeute.
C’était inespéré. On a passé l’année
à 350. France-Culture a enregistré tous les cours,
les a diffusés et a battu tous ses records d’audience
de l’été.
L’idée de l’université populaire
était chère aux utopistes du XIXe siècle. Pensez-vous
qu’après la déflagration du vote Le Pen le temps
est revenu d’aller vers les masses pour les éduquer
?
Michel Onfray. C’est très exactement cela. Il m’a
fallu batailler pour imposer le mot " populaire ". On
m’a dit " l’université populaire, c’est
gauchiste, c’est communiste, c’est démagogue,
c’est de la pub. Vous aurez du mal à trouver les fonds
". J’ai dit " tant pis ! ". Je propose le mot
populaire au sens que lui donne Michelet, parlant du sort du peuple,
c’est-à-dire ceux qui exercent le pouvoir minoritairement
dans la société.
Je veux réactiver les universités populaires du temps
de l’affaire Dreyfus. Les deux époques se ressemblent
assez. Le Pen au second tour de la présidentielle fait la
démonstration qu’on n’est pas très éloigné
d’un antisémitisme aussi violent que celui qui sévissait
du temps de l’affaire Dreyfus.
Les pauvres, les chômeurs de Moulinex, de Tréfimétaux
poussent-ils la porte de l’amphi ?
Michel Onfray. La semaine dernière, un homme, à la
fin du cours, est venu et m’a dit qu’il était
ouvrier au chômage, qu’il avait pas mal galéré.
Il y a un jeune, aussi, qui reste tout le cours avec son casque
sur la tête, et qui a mis un an à poser une question.
C’était tellement bien, d’ailleurs, qu’il
ait osé le faire, qu’il ait pris le risque de s’exposer
devant 500 personnes ! En même temps, je comprends que le
type qui fait sa journée à l’usine n’ait
pas envie de venir faire de la philo à 18 heures. Je ne suis
pas ouvriériste. Il faut arrêter de dire : " Votre
université est faussement populaire parce qu’il n’y
a pas de beurs, pas de blacks, pas d’ouvriers ".
Ce n’est pas ce que je dis...
Michel Onfray. Si, un peu. Il se fait que le prolétariat
n’est pas là. Je n’y peux rien. Même les
syndicalistes, si enthousiastes au début, ils ne sont pas
venus me voir en me disant : " Ça marche, qu’est-ce
qu’on pourrait faire ensemble ? "
La classe ouvrière est pourtant particulièrement
éprouvée dans la région...
Michel Onfray. Ce n’est pas spécifique à Caen
que les ouvriers pensent s’en sortir en votant Le Pen. Ils
ont tout essayé : la droite, la gauche plurielle, le Parti
communiste qui, dans la gauche plurielle, a avalé toutes
les couleuvres de Jospin. Aujourd’hui, ils disent : "
Il y en a marre ! " Et ils savent bien qu’ils ne s’en
sortiront pas avec un cours sur le chrétien épicurien
Lorenzo Valla.
Ce sont donc les classes moyennes qui viennent ?
Michel Onfray. Oui. Et ce n’est déjà pas mal
de pouvoir renouer avec elles, alors que la culture, d’ordinaire,
est plutôt réservée à la bourgeoisie...
De la fromagerie d’Argentan à l’université
populaire, en passant par le lycée technique, vous n’avez
finalement jamais trahi votre classe ?
Michel Onfray. Oui. Et je n’ai jamais voté à
droite, y compris au second tour de la présidentielle. Dans
ma vie, je n’ai jamais rien fait qui puisse amener Chirac
et Le Pen au second tour. Vous savez, il y a deux catégories
d’intellectuels en France : ceux qui s’occupent de la
misère " propre ", celle du tiers-monde, du conflit
israélo-palestinien, de la Tchétchénie... Et
puis il y a la misère " sale " des sans-logement,
de la pauvreté, la misère sexuelle, affective, les
effets du libéralisme au quotidien, celle dont s’occupait
Bourdieu. Quand l’intellectuel ne s’occupe plus que
des grandes questions du monde, qu’il n’en a rien à
faire des gens qui votent Le Pen à 20 %, je me sens un peu
seul, mais cela m’est égal.
Ne pensez-vous pas qu’une partie de votre public
vient suivre votre cours comme s’il suivait une psychothérapie
?
Michel Onfray. Absolument. Je reste freudo-marxiste. Il n’y
a pas de philosophie sans politique et sans psychanalyse. Servan-Schreiber
voudrait que je fasse des chroniques dans Psychologies. Je lui réponds
: " Non. Parce que, dans votre revue, il n’y a jamais
place pour le social. " La philosophie est d’abord un
art de vivre et de mieux vivre. Elle permet de se débarrasser
des illusions. Les gens viennent effectivement à l’université
populaire parce qu’ils en constatent les effets sur leur vie
quotidienne. La philosophie peut être une thérapie.
Tant mieux si on y fabrique du sens, si on y fabrique du lien social,
si on rencontre des gens qui ne désespèrent pas !
Entretien réalisé par M. J.
|