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Interview de Michel Onfray


Michel Onfray, professeur de philosophie, écrivain, auteur notamment de « Politique du rebelle », a quitté en juin dernier l’Éducation nationale et a créé à Caen une université populaire. Nous avons profité de sa venue à Lille le 14 novembre 2002 d’une conférence sur Pierre Bourdieu dans le cadre de « Cité Philo », pour poser quelques questions à cet « affranchi » de la philosophie. Nous vous livrons notre échange…
xxxx  (CNT-Lille).


× Qu’est-ce qui a motivé votre démission de l’Éducation nationale ?
Michel Onfray (M.O.) : Une fatigue générale, une envie de ne plus avoir à supporter au quotidien la police de l’Éducation nationale : la direction, les surveillants, les prétendus conseillers d’éducation, l’inspection et autres garde-chiourmes du système comme il fonctionne. On se moque éperdument de la pratique de la philosophie en classe terminales dans un lycée technique, on se fiche de l’inadéquation de l’exercice de contrôle final (la dissertation ou le commentaire de texte) avec les possibilités des élèves, on n’a rien à faire des notes catastrophiques dans la matière, on se désintéresse du programme, des notions et des auteurs, mais on se polarise sur le remplissage des billets d’absence, des cahiers de présence et autres opérations de police... Ma directrice, accessoirement (à tous les sens du terme) ma collègue de philosophie, ajoutait brimades sur brimades : notes académiques baissées (l’équivalent de huit années en une fois !), appréciations perfides (« Essaie d’intéresser certains de ses élèves à la Culture », etc...), assistée dans sa tâche par les domestiques habituels (surveillants, responsables des études, responsables de niveau) sans parler de quelques collègues zélés...

× Quel état des lieux faites-vous de l’Éducation nationale aujourd’hui, en tant que fonctionnaire de cette institution, et en tant qu’enseignant de philosophie ?
M.O. : Le fonctionnaire est protégé par son statut et gère les affaires courantes : il bricole dans l’incurable pour le dire dans les termes de Cioran. Il attend l’avancement, le changement d’échelons avec la même impatience et le même intérêt avide que les vacances ; l’enseignant est infecté par son statut de fonctionnaire : il répète un cours fabriqué de longue date, corrige les copies le plus vite possible, en pestant de ce qu’il doit lire, il mesure l’écart entre son enseignement et ce qu¹il découvre dans les dissertations. Les deux – le fonctionnaire et l’enseignant – patientent en attendant la retraite et assistent à l’émoussage de leur passion : intacte dès l’entrée dans l’Éducation nationale, en lambeaux au bout d’un certain temps. Tout étant pour chacun dans le temps que recouvre ce « certain ».

× Dans quelle mesure ce système ne répond-t-il plus à votre « vocation » d’enseignant ?
M.O. : Je pense et agis en anti-platonicien : je ne crois pas à l’élève idéal, au professeur idéal, aux programmes idéaux et aux méthodes idéales, contrairement à l’administration de l’Éducation nationale. Je crois à la réalité et à la nature incarnée des élèves. Je ne pouvais plus faire le grand écart entre cette fiction pédagogique à laquelle croient – ou prétendent croire... – les enseignants, mais surtout les inspecteurs, et le quotidien, le vécu d’une classe de philo... On fabrique des individus formatés, y compris dans la classe de philosophie, où l’on prétend apprendre à penser, réfléchir, analyser mais où, de fait, on apprend l’obéissance, la soumission, la docilité, l’hypocrisie sociale...

× Quel regard portez-vous sur les tentatives de luttes internes concernant la trans- formation du système éducatif ?
M.O. : Je ne crois pas à la possibilité pour l’école d¹être autre chose que le lieu où se fabriquent des citoyens obéissants et disponibles pour le système et la machine sociale. Toute école agit en moule qui contraint l’incandescence naturelle des élèves. Pour elle, il s’agit d’extraire l’élite appelée à gouverner (les plus plastiques) et de rejeter ce qui subsiste (les plus rétifs). D’où les sections vers lesquelles on dirige les futurs chefs (les bonnes classes des sections classiques) puis les futurs esclaves (les lycées techniques...). Changer l’école ? Je n’y crois pas... En revanche sauver des individualités, des caractères, récupérer des tempéraments, j’y croyais – c’est ce qui me faisait tenir...

× En octobre dernier vous avez ouvert une « université populaire » à Caen, dans la droite lignée du libertaire Georges Deherme. Comment vous positionnez-vous face à cette tradition ?
M.O. : Je me sens effectivement anarchiste, au sens de Sébastien Faure, Jean Grave ou Han Ryner. Une tradition française moins « marxiste » que celle d’un Bakounine par exemple. J’aime aussi Proudhon qui malgré des options définitivement indéfendables (antisémitisme, misogynie) propose des idées intéressantes avec le fédéralisme, le mutuellisme, la coopération, la justice. Cette tradition française m’intéresse. Mais je crois qu’un libertaire qui lirait ces auteurs comme les prophètes d’une religion révélée se tromperait... D’autant que l’anarchisme est une dynamique, un état d’esprit – ne pas obéir, ne pas commander, récuser autant l’obéissance que le commandement – qui, après Auschwitz, Hiroshima, le Goulag, les purifications ethniques du XX° siècle, appelle des redéfinitions. J’ai essayé de proposer la mienne dans « Politique du rebelle ». Cette université populaire procède du geste joint à la parole : proposer un savoir démocratique (pour faire pièce aux propositions démagogiques) sans obligation ni sanction. Gratuité intégrale : on ne demande rien à personne, ni niveau, ni diplôme, ni ausweiss de quelque sorte que ce soit, et l¹on ne distribue rien, ni sésame social ou autre papier monnayable sur le marché du travail. Le savoir y est dispensé pour le plaisir de l’édification personnelle et du partage. L’anarchisme ne se professe pas, il se pratique. J’essaie, dans ma vie quotidienne, mais aussi dans ma vie publique, de pratiquer mes idées.

× Quelle est la finalité d’une telle entreprise?
M.O. : Constituer ce que Bourdieu appelait un « intellectuel collectif ». Réconcilier l’intellectuel et le public qui n’est pas habituellement le sien : la province (la Basse-Normandie où je vis et habite), les non spécialistes, les demandeurs anonymes d’un contenu à la hauteur de l’université et d’une convivialité proche de celle des cafés philo – sans la reproduction du système assurée par les facultés, ni les examens, et sans la thérapie verbale ou le happening social des réunions de la plupart des cafés philo, ni les improvisations verbeuses...

× Quels sont les cours dispensés dans cette université ?
M.O. : Nous sommes cinq : un atelier de philosophie pour les enfants (de sept à treize ans), et des séminaires de philosophie générale, d’idées féministes, d’idées politique. Pour ma part, j’assure un séminaire de philosophie hédoniste où nous examinons les conditions d¹une histoire non platonicienne de la philosophie (matérialisme, athéisme, hédonisme, utilitarisme, pragmatisme, anarchisme, nietzschéisme, etc...) . J’ai également des projets: en l’occurence ajouter des séminaires qui ont trait à la danse, au cinéma, mais aussi à l’art contemporain et à la psychanalyse, ou à la médiologie. Pour la suite - si suite il y a...

× Quel est son public ?
M.O. : Impossible de faire une sociologie... Des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux, des actifs, des retraités, des diplômés du supérieur, des gens intellectuellement modestes... Ce que je sais pour leur avoir parlé ou avoir entendu parler d’eux constitue un inventaire à la Prévert : une retraitée des pompes funèbres, un pilote d’Airbus, une visiteuse médicale, un chirurgien, des enseignants, des femmes au foyer, des bourgeoises qui s’ennuient, des étudiants de l’université voisine (!), d¹anciens élèves, des chômeurs, des comptables, du moins pour ceux qui se sont fait connaître...

× Quelles sont les motivations des étudiants ?
M.O. : Je parlerai moins d’étudiants que d’auditeurs... Je ne sais leurs motivations... Un désir de reprendre des études, selon l’expression consacrée, de renouer - ou nouer - avec une discipline mésestimée à l’époque de sa terminale ou qu’on n’a pas rencontrée si on n’a pas fait d’études jusqu’au bac... Je constate que la régularité, l’assiduité, les prises de notes, l’achat et la lecture des livres que je signale en bibliographie montre une détermination à s’engager dans un processus long pour faire un travail durable sur soi et la culture alternative.

× Y a-t-il des échanges et quelles formes prennent-ils ?
M.O. : La première heure est constituée par le cours à proprement parler (cette semaine : les raisons de l’oubli de la pensée cyrénaïque dans l¹histoire de la pensée occidentale ; la dernière séance : l’invention de la psychanalyse par Antiphon d’Athènes, la prochaine : le contenu de la philosophie hédoniste d’Aristippe...). La deuxième heure est consacrée à la critique, au commentaire ou à l’éclaircissement de l¹exposé à partir des questions du public.

× Comment ce projet a été financé ? Avez-vous des partenaires ?
M.O. : Pour l’instant, nous sommes dans le bénévolat... Les salles sont prêtées par la Ville de Caen – en l’occurence par le Musée des Beaux Arts – et des subventions ont été demandées à la Ligue de l’enseignement, au Centre Régional des Lettres, à la Direction Régionale de Affaires Culturelles, à la Comédie de Caen. Deux mois après le commencement, nous attendons les chèques...

× Ce projet a t-il vocation à s’étendre à d’autres régions ?
M.O. : Oui, bien sûr. Il appartient à qui s’en empare...

× Quels problèmes avez-vous rencontré lors de la construction de cette université ?
M.O. : Les problèmes habituels dès qu’on crée, agit, s’engage ou travaille : l’inertie des fainéants, la jalousie des impuissants, la méchanceté des envieux, la perfidie des imbéciles, le double langage des officiels, la courtisanerie des arrivistes, la bêtise de la plupart, l’hystérie du plus grand nombre, l’étrange perversion qui transforme les amis en ennemis, les ennemis en amis d’un jour, etc... Rien que de très normal...

× Avez-vous rencontré des résistances ou des oppositions de la part des institutions ?
M.O. : Oui, bien sûr. Mais la chose n’a jamais été dite ouvertement. La pratique habituelle de ce petit monde sous toutes les latitudes consiste à tenir un langage d’ouverture, de tolérance, de générosité (« Comment pourrait-on ne pas être avec vous, à vos côtés ! ») en même temps qu’on manœuvre pour rendre les choses difficiles, voire impossibles...

× Qui gère une telle entreprise ?
M.O. : Moi tout seul, malheureusement... Avec deux ou trois intimes de ma garde rapprochée...

× Comment rémunérez-vous les intervenants ?
M.O. : Je vous dirai tout ça quand nous aurons reçu les subventions... On tâchera de procéder sur le principe de l’autogestion, de la cogestion... On verra...

× Jack Lang soutient votre initiative. Est-il plus ouvert à l’innovation depuis qu’il n’est plus Ministre de l’éducation ?
M.O. : Je crois que pendant son Ministère, déjà, il était curieux des innovations. Mais ne rêvez pas : un Ministre ne décide de rien, n’a pas d’idée, n’innove pas ; il est le domestique de ses supérieurs - le Ministre du Budget, le Président, le Premier Ministre, eux-mêmes les domestiques des sondages de popularité.

La position médiatique de Michel Onfray provoque des reproches de la part de certains libertaires à son égard :
"une morale individualiste molle et une méconnaissance de l’action syndicale"

Je ne connais pas sa réponse à cet égard.

ARTICLE PARU DANS LE BULLETIN DE L’UNION REGIONALE CNT DU NORD / PAS-DE-CALAIS (1er TRIMESTRE 2003)