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Origine : http://classiques.uqac.ca/contemporains/freitag_michel/la_societe/la_societe_texte.html
Une édition électronique réalisée à
partir de l'article du professeur Michel Freitag, professeur de
sociologie à l'UQAM, “ La société: réalité
sociale-historique et concept sociologique ”. Montréal:
juin 2003. TEXTE INÉDIT. [Autorisation accordée mercredi
le 23 juillet 2003].
Introduction
La question 4. de l'invitation du GÉODE est formulée
ainsi:
" Pensez-vous que l'objet de la sociologie a un lien avec
le concept de société et que ce dernier n'a pas de
consistance effective en dehors de l'idéal de l'État-nation?
Pensez-vous que l'identité de la sociologie a été
mise en question par le procès de globalisation? Qu'est-ce
que la sociologie a à dire en propre sur ce procès
de globalisation? Est-ce que la "société globalisée"
pourrait être un nouveau cadre de référence
pour la sociologie? Cela comporterait-il un nouveau départ
pour la discipline, ou est-ce que l'insistance sur ce niveau représente
la naissance d'une nouvelle discipline? Est-ce qu'une «sociologie
globale» est encore de la sociologie?"
A) Historicité et caractère générique
du concept de société.
B) Le fondement de l'existence objective de la société:
le symbolique, la réflexivité de l'action humaine
et la construction d'un monde commun.
C) Le fondement "écologique" de la société
: la différenciation et l'interdépendance fonctionnelle
des pratiques sociales.
D) Globalisation systémique et mondialisation sociétale:
les nouvelles frontières incertaines de l'intégration
et de la reproduction de la société.
E) Le maintien de la sociologie comme discipline critique face
à la globalisation.
F) L'engagement pour la mondialisation sociétale (plutôt
que pour une société mondialisée fortement
intégrée ou encore un "État mondial homogène"
- F. Fukuyama) comme projet d'une sociologie critique contemporaine.
Introduction
"À la différence de l'économie, de l'histoire
et de la philosophie, la sociologie se présente de plus en
plus comme une discipline éclatée, déchirée
entre de multiples écoles et courants de pensée. La
perspective d'une unification paradigmatique apparaît de plus
en plus lointaine avec le progrès de la globalisation et
la dissolution de l'idée même de société."
(...)
"Quelles sont maintenant les perspectives d'une théorie
sociologique générale, dans la mesure où cette
question engage l'identité même de notre discipline?"
Il y a plusieurs manières de comprendre ce constat (la dissolution
de la société) et de saisir le sens de la question
(la perspective d'une théorie sociologique générale).
Quelle est la nature de la réalité qui subsiste après
la dissolution de la société, ou se substitue à
celle-ci? Qu'implique l'idée d'une unification paradigmatique
de la sociologie dans une perspective de sociologie critique? Le
déclin de la théorie générale est-il
une question de fait (difficilement contestable) ou une question
de droit (ayant valeur d'injonction épistémologique
et politique)? D'une manière générale, le développement
des «sciences» représente-t-il désormais,
pour l'épistémologie puisque c'est bien sur son terrain
que se posent ces problèmes [note 1], une question purement
empirique dans laquelle s'abolirait, à travers le bouclage
de la science empirique sur elle-même, toute la dimension
d'idéalité ou de régulation normative qui soutenait
le projet de connaissance scientifique moderne, toute distance réflexive
et critique entre ce projet et ses divers objets «positifs»
parmi lesquels elle viendrait finalement se placer elle-même
en tant que simple méthodologie et pure procédure
opérationnelle de recherche? S'agissant des sciences sociales
et en particulier de la sociologie, le renoncement - empiriquement
motivé - à toute visée de théorisation
générale ne coïnciderait-il pas précisément
(dans un nouveau bouclage "cybernético-systémique")
avec un renoncement analogue de la société à
se saisir elle-même réflexivement dans ses procès
de transformations, qui se trouveraient du même coup immédiatement
naturalisés ou, en tout cas, «technologisés»
et «artificialisés»? Le thème de la disparition
de la société qui est évoqué dans le
document d'invitation au symposium ne représenterait-il pas
alors une nouvelle forme radicalisée de la self fullfilling
prophecy qui menace constamment la vigilance critique des sociologues,
et dont la «science économique» nous fournit
déjà le plus bel exemple? Faut-il alors transformer
cet exemple en modèle indiscutable? La globalisation qui
est également évoquée dans la mise en scène
de la question générale à laquelle nous sommes
invités à répondre, dans la mesure où
elle est d'abord une réalité économique, technologique
et médiatique, est-elle elle aussi un simple fait plus ou
moins incontestable, ou une nouvelle menace du «destin»
dont la concrétisation, comme dans le drame d'Oedipe à
la croisée des chemins, engage encore la responsabilité
de notre inconscience collective - pour ne pas parler ici abusivement
de notre Inconscient? Ces problèmes, auxquels on pourrait
en ajouter plusieurs autres de même ampleur, suffisent déjà
à jalonner, à structurer et à ouvrir ou polariser
dans un sens déterminé l'espace dans lequel nous sommes
conviés à développer notre interrogation.
Pour prendre mieux la mesure de ces questions et sans prétendre
leur apporter des solutions, je commencerai par répondre
à la quatrième question, puisqu'elle porte précisément
sur la réalité problématique de la société
et sur le statut en même temps scientifique et idéologique
de la sociologie. J'y consacrerai la plus grande partie de ma réflexion,
et les réponses que je ferai aux autres questions n'auront
ensuite qu'une valeur de complément.
* * *
La question 4. de l'invitation du GÉODE est formulée
ainsi:
"4. Pensez-vous que l'objet de la sociologie a un lien avec
le concept de société et que ce dernier n'a pas de
consistance effective en dehors de l'idéal de l'État-nation?
Pensez-vous que l'identité de la sociologie a été
mise en question par le procès de globalisation? Qu'est-ce
que la sociologie a à dire en propre sur ce procès
de globalisation? Est-ce que la "société globalisée"
pourrait être un nouveau cadre de référence
pour la sociologie? Cela comporterait-il un nouveau départ
pour la discipline, ou est-ce que l'insistance sur ce niveau représente
la naissance d'une nouvelle discipline? Est-ce qu'une «sociologie
globale» est encore de la sociologie?"
A)
Historicité et caractère générique du
concept de société.
Le concept de société, tel qu'il est ou a été
utilisé en sociologie mais aussi dans les autres sciences
sociales ainsi que dans la compréhension et la conversation
communes est une production moderne. Il en va d'ailleurs de même
en ce qui concerne le sens qui est donné au concept beaucoup
plus ouvert du social qui possède de manière évidente
une géométrie extrêmement variable: la réalité
sociale, le déterminisme social, le contexte social, les
rapports sociaux, la structure sociale, la question sociale, les
classes sociales, la stratification et la mobilité sociales,
les problèmes sociaux, etc. Toutes ces expressions représentent
d'abord des concepts sociologiques, mais ils sont aussi d'usage
tout-à-fait commun et ils traversent toutes nos représentations
de la vie collective, aussi bien privée que publique, administrative,
bureaucratique et même culturelle et littéraire. [note
2] Les concepts modernes de la société et du social
sont corrélatifs: la société désigne
en effet le tout du social, en tant qu'il est, en tous ses aspects,
structuré ou organisé d'une manière objective,
cohérente ou consistante et donc intelligible (ce qui n'exclut
pas, vu la réflexivité de l'action humaine significative,
l'existence de conflits intersubjectifs et de contradictions structurelles,
mais au contraire leur donne précisément une assise
objective, un lieu d'articulation et un sens). Le concept de société
désigne ainsi l'ordre d'ensemble qui régit toutes
les manifestations et accomplissements sociaux particuliers selon
un rapport d'appartenance ou de co-appartenance spécifique:
la société représente le champ objectif dans
lequel se déploient toutes les interactions sociales et où
s'opère l'intégration réelle de toutes les
manifestations sociales diversifiées selon leur forme, leur
nature ou leur sens. Ainsi, le concept de la "spécificité
du social" (chez Durkheim, par exemple) implique-t-il déjà
le concept de la société, car à défaut
de cette référence réaliste à un mode
et un lieu de totalisation, il n'y aurait en dernière instance
(c'est-à-dire "en réalité") dans
l'activité humaine que du "moral", ou du "psychologique",
ou du "biologique", ou du "physico-chimique",
et la notion même du "social" perdrait tout le sens
objectif global, ou globalisant, qu'il possède au fondement
même de l'intuition sociologique. Il faut ajouter que le concept
originel de la société implique la pluralité
des sociétés comprises comme des identités
particulières, constituées ou instituées selon
un principe de réflexivité et d'autoréférencialité
identitaire. La sociologie a certes d'abord emprunté à
la forme de l'État-nation la représentation qu'elle
s'est donnée de cette autoréférencialité
de la société, c'est-à-dire précisément
de son caractère unitaire (l'État) et identitaire
(la nation). Mais ce caractère unitaire et identitaire de
nature autoréflexive n'était pas spécifique
à cette forme historique particulière, il y était
seulement expressément mis en relief dans son procès
particulier, et spécifiquement politique, de construction
et d'institutionnalisation. Les sociétés traditionnelles
ou archaïques se resaisissaient également elles-mêmes
de manière réflexive à travers des récits,
sans s'attribuer en propre la responsabilité de leur auto-institution
et auto-reproduction.
Il est aussi évident que l'État-nation est une forme
spécifiquement moderne d'organisation, de régulation,
d'intégration, d'orientation et de constitution identitaire
de la vie collective. [note 3] La formation du concept moderne de
société et la constitution moderne de l'État-nation
sont donc deux phénomènes congruants, d'où
il résulte aussi que c'est de manière privilégiée
le cadre de l'État-nation, avec sa double intégration
politique et territoriale relativement univoque, qui s'est imposé
dans la formation de l'image et de la perception concrètes
de cette réalité objective positive qu'était
la société pour la sociologie qui se proposait de
l'étudier. C'est notamment à partir du modèle
de l'État-nation que s'est formée l'idée -
problématique on va le voir, puisque le réalisme qu'il
faut conférer au concept de société a un tout
autre fondement et est donc d'une tout autre nature - d'une coïncidence
au moins potentielle de la société avec un cadre politico-territorial
qui permettrait de se la représenter comme une réalité
circonscrite, définissable à partir de ses limites
et possédant en soi un caractère relativement unifié
et continu - en somme à l'image de tout autre objet matériel
positif, et particulièrement à l'image d'un organisme
vivant. Il faudra donc "ouvrir" cette image substancialiste
vers celle d'une réalité dont le mode de constitution
et d'intégration dialectique est beaucoup plus diffus et
irradie à partir d'un centre, en exerçant une puissance
d'assujettissement variable sur ce qui tombe ou entre dans son champ
de polarisation. Et il faudra s'interroger sur la nature (le mode
existentiel et phénoménal) de ce champ de polarisation
et d'intégration, de diffusion et d'attraction, dans la mesure
où il n'est pas simplement d'ordre physique, biologique et
psycho-biologique, mais précisément social et sociologique
[note 4].
Mais cette congruence, cette réciprocité ou ce parallélisme
entre le concept de société et la réalité
socio-historique de l'État-nation ne sont aucunement impliqués
dans l'intuition sociologique, ni par conséquent dans les
descriptions sociologiques des objets sur lesquels porte la sociologie
et qu'elle unifie conceptuellement. La formation et la reconnaissance
de la réalité politique et même (parfois) culturelle
de l'État-nation a bien précédé la construction
du concept moderne de société, et elle a largement
- mais non exclusivement - servi de cadre à ce dernier. Mais
ce concept était à peine constitué qu'il fut
utilisé pour désigner des réalités «globales»
autoconsistantes (et pas seulement certaines dimensions institutionnelles
particulières) qui ne coïncidaient pas avec les cadres,
les structures, les espaces propres aux États-nations. Ainsi,
on a pu parler - assez tardivement - de la société
moderne (ou de la forme de société propre aux Modernes),
de la société capitaliste et de la société
féodale, et ceci non seulement au pluriel mais au singulier,
pour désigner par là des formes globales de la vie
collective, intégrant plus ou moins étroitement l'ensemble
de ses aspects (ou presque) de manière relativement cohérente
et réflexive. [note 5] On a parlé de la même
façon de la société chinoise, ou de la société
de l'Égypte ancienne, ou de la société Ashanti,
ou de la société grecque [note 6], alors qu'il ne
s'agissait pas de toute évidence d'États-nations.
Ainsi le concept, dès sa naissance, ne coïncidait pas
avec le complexe des institutions caractéristiques de l'État-nation,
il n'était d'aucune manière redondant avec celles-ci,
et il n'en perdait pas pour autant son caractère moderne,
en tant que nouvelle manière de comprendre, de percevoir,
d'objectiver de manière réflexive toute la dimension
"sociale" ou collective de la vie spécifiquement
humaine, c'est-à-dire précisément de la "vie
en société". Ainsi, le concept n'avait plus rien
à voir, principiellement, avec son sens traditionnel de "bonne
société" (cela n'empêche pas qu'on puisse
les mettre sociologiquement en rapport de manière critique,
structurelle et historique, mais alors la "bonne société"
devient un élément ou aspect particulier des "sociétés
traditionnelles", un fait ou un trait spécifique de
leur structure). Je tenterai de montrer pourquoi, malgré
toutes ces difficultés qu'il faudra aborder, il est principiellement
insatisfaisant de refuser au concept de société une
portée ou une valeur réaliste pour en faire, éventuellement,
un simple concept régulateur à caractère purement
méthodologique. À défaut de désigner
une réalité objective, il ne possèderait aucune
portée heuristique.
Le concept de société est donc d'origine moderne
en tant que concept, mais son intuition fondatrice débordait
d'emblée son cadre de formulation originel, et il s'est acquis
une portée ou une valeur cognitive rétrospective sur
le plan historique. Il comportait d'emblée la reconnaissance
au moins virtuelle d'une pluralité de modalités de
constitution des sociétés, et donc de leurs formes.
Ainsi, dans son application rétrospective ou extensive, il
a pu être rapidement sujet à un dédoublement.
Mais je n'ai pas à entrer ici dans la présentation
et la justification de l'opposition qui a été proposée
entre la Gemeinschaft et la Gesellschaft: disons seulement que cette
opposition est intérieure au concept de la société
entendu dans son sens sociologique le plus large et le plus réaliste.
D'ailleurs la question qui nous est posée ne revient pas
sur cette extension retrospective qui a été donnée
au concept moderne de la société, mais elle pose par
contre le problème de la validité d'une application
prospective de ce même concept à la réalité
nouvelle qui se déploie à travers ce qu'on nomme la
«globalisation», une réalité dont je ne
contesterai pas la nouveauté virtuellement radicale. Je traiterai
plus loin de cette question, en relevant explicitement le caractère
problématique qu'elle acquiert lorsqu'on la ressaisit dans
le cadre d'une reconnaissance de la dimension normative et expressive
ou identitaire qui est impliquée dans la nature même
de la réalité sociale. La réalité de
la société peut-elle disparaître (notamment
à travers l'extension généralisée d'une
réalité systémique opérant selon des
mécanismes autorégulateurs et autoréférentiels,
par exemple) en laissant subsister la socialité?
À cette dimension normative, expressive et identitaire de
la vie collective et donc de l'objet réel qu'est la société
selon le point de vue que je défendrai ici, se rattache aussi
la question de l'unité paradigmatique de la sociologie, et
donc celle de la légitimité épistémologique
d'une visée d'unification théorique. Le caractère
normatif et donc conflictuel et contingent qui est inhérent
à la réalité sociétale ne justifie-t-il
pas, voire n'impose-t-il pas, la reconnaissance d'un inévitable
ou nécessaire pluralisme théorique dans la discipline
qui vise à connaître cette réalité sociale
selon son propre mode social d'existence, et qui ne peut pas soustraire
sa propre démarche cognitive de la réalité
conflictuelle qu'elle prend pour objet? [note 7] La reconnaissance
d'un tel pluralisme théorique - où les théories
prennent valeur de doctrines [note 8] - n'implique-t-elle pas à
son tour un effort de synthèse et de dépassement critiques
de deuxième ou troisième degré, dont on doit
alors reconnaître qu'il est indéfiniment à reprendre
puisque ses propres résultats transitoires se réinscrivent
continuellement et doctrinairement dans la réalité
qu'il lui appartient non pas tant de décrire positivement
que de comprendre et de "transformer", de "réformer",
et même simplement de "conserver" face au risque
permanent de sa dégradation ou même de sa dissolution?
Et cet effort de compréhension synthétique et critique
ne s'apparente-t-il pas dès lors au sens le plus élevé
qui a été donné au concept grec de la praxis,
ou encore au concept arendtien de l'action, qui impliquent un engagement
solidaire et réfléchi dans la poursuite d'un idéal
de vie commune?
* * *
La formation de l'État-nation est un procès historique
concret, mais la construction du concept de société
possède d'abord un caractère épistémologique
qui s'apparente à une «découverte». Cette
découverte n'est cependant pas spécifique à
la sociologie - même si celle-ci vient greffer sur elle son
projet de connaissance objective et lui rattache par conséquent
sa spécificité - elle correspond d'abord à
la nouvelle forme que prend la connaissance de soi de la réalité
communautaire lorsqu'elle se redéfinit comme projet de reconstruction
de l'ensemble de ses régulations (normes, valeurs, institutions,
principes de légitimation), et ceci dans tous les domaines
de la vie collective, qui se trouvent du même coup formellement
distingués et spécifiés de manière systématique
les uns à l'égard des autres: le politique, le juridique,
l'économique, le culturel, l'idéologique, etc. La
"découverte" de la société (le "continent
du social", pour parler comme jadis les althussériens)
coïncide donc avec le procès réel de cette différenciation
institutionnelle des "instances" et il lui sert de référent
unificateur subjectif, donc en quelque sorte d'"idéologie"
[note 9]. La nature de cette «découverte» n'est
en effet pas identique à celles qui s'opèrent dans
le domaine de la connaissance de la nature, elle reste intérieure
à l'objet lui-même, elle s'inscrit, tout en la développant
et en l'unifiant de manière critique et systématique,
dans la réflexivité qui caractérise déjà
ontologiquement toutes les interactions significatives qui forment
la substance de la pratique humaine. La "découverte
de la société" possède donc non seulement
une portée cognitive, tant pour le sujet de la connaissance
scientifique que pour la société qui se ressaisit
à travers elle en intégrant dans la praxis [note 10]
qui la constitue la conceptualisation sociologique dont sa propre
intuition originelle a fait l'objet: elle acquiert aussi directement
une valeur normative-expressive et identitaire, c'est-à-dire
politique au plus haut sens du terme.
Ce qui, au cours du procès de la modernité, vaut
pour la société prise dans son ensemble, vaut aussi
et d'abord pour chacun des domaines institutionnels que le même
procès, en tant que praxis, va recomposer de manière
réfléchie. La substitution (lente et jamais achevée)
d'une référence nouvelle à des principes universalistes
aux anciennes références intégratives qui étaient
faites à des récits particuliers est vraie tout d'abord
pour la dimension politique, puisque c'est précisément
autour d'elle et largement à partir d'elle que s'opère
la recomposition moderne des normes qui régissent la vie
collective, et qui vont prendre la forme d'un système juridique
principiellement unifié par la concentration du pouvoir législatif
et judiciaire dans le pouvoir d'État (le concept de souveraineté
territorialisée), et où s'opère en même
temps une spécification systématique des domaines
et des formes du droit (droit privé et droit public, droit
substantiel et droit procédural, droit naturel universaliste
et réglementations particulières et contingentes...).
C'est pourquoi le débat sociétal qui a accompagné
la construction de la modernité et qui portait en même
temps sur son contenu substantiel et sur sa légitimité
a pris d'abord la double forme d'un révolutionnement de la
philosophie politique (contrat social et représentation)
et de la philosophie du droit (droit naturel subjectif), que l'on
peut considérer l'une comme l'autre en même temps comme
des "théories" et comme des "doctrines".
Cela restera vrai de toutes les productions institutionnelles dans
lesquelles s'expriment le projet d'auto-production de l'ordre social
et la nouvelle réflexivité consciente et systématique
qui caractérisent la société moderne, et cela
vaut donc également pour la "science économique"
[note 11] et pour la sociologie, et même pour l'histoire (qui
ne raconte plus des histoires mais veut établir méthodiquement
des faits historiques et leurs enchaînements), pour la philosophie
générale (qui prend conscience dès la seconde
moitié du XVIIIe siècle de son propre positionnement
socio-historique et normatif dans la volonté d'appréhension
de l'"universel", ce qui caractérise non seulement
les Lumières mais déjà toute la philosophie
moderne depuis Descartes) et pour l'esthétique (qui après
la Renaissance cherche à atteindre, à travers son
rejet de l'esthétique symbolique médiévale
et grâce à l'élaboration d'un espace unifié
de la représentation, l'universalité des principes
qui doivent régir l'expression subjectivement véridique
du beau, comme la philosophie grecque l'avait déjà
anticipé). Mais cela est aussi vrai pour la science moderne
de la nature, dont la visée de positivité s'inscrit
polémiquement dans l'idée normative du Progrès
et participe à l'essor doctrinal des Lumières, en
prétendant éventuellement le résumer et le
dominer.
* * *
Admettons donc qu'il se pourrait bien que tout ce qui caractérise
spécifiquement la réalité qui est désignée
par le concept de société soit effectivement menacé
de disparition par l'extension généralisée
du procès de globalisation, tel que nous le connaissons,
et que cela coïncide effectivement avec la perte de légitimité
et de puissance intégrative qu'avait possédée
la forme sociétale typiquement moderne qui s'était
incarnée dans l'État-nation. Mais il faut voir alors
que la réalisation de cette éventualité reste
encore dépendante d'un choix collectif que la sociologie,
comme la philosophie et les autres sciences sociales, ont précisément
pour vocation essentielle d'éclairer, en intervenant en tant
que telles [note 12] dans ce qu'on nomme un débat de société.
Confrontées au risque de disparition ou d'étiolement
d'une forme historique particulière de la société
et de la socialité, et donc à l'exigence de participer
à la formation d'une nouvelle modalité intégrative
de la vie humaine dans le monde, il leur revient aussi, comme à
l'ensemble de l'humanité qui est confrontée à
cette "crise" de la modernité et à ses conséquences,
de faire preuve d'imagination créatrice dans leur praxis.
Mais encore faut-il d'abord mettre en lumière ou en relief
les raisons qui peuvent justifier un éventuel refus de ce
qui se présenterait effectivement comme un procès
de dissolution de la société en tant que cadre objectif
où s'accomplit la vie humaine, et ces raisons, tout en étant
absolument pertinentes pour la sociologie et les sciences sociales,
sont d'abord et essentiellement de nature philosophique ou ontologique.
C'est pourquoi je ne pense pas qu'il soit possible de répondre
à la question de manière vraiment significative, ni
même d'en mesurer la portée, sans se porter sur le
terrain d'une compréhension philosophique et ontologique
de la nature de la vie humaine, et donc spécifiquement de
la nature de cette dimension sociale et "politique" (Aristote)
qui la constitue de manière spécifique. En répondant
à cette question en tant que sociologue plutôt que
comme philosophe, je montrerai seulement que la sociologie possède
déjà en elle-même un caractère éminemment
philosophique, et que ce caractère se manifeste expressément
lorsqu'elle ne se contente pas de décrire son objet, mais
qu'elle doit finalement s'interroger sur la possibilité de
sa disparition, ce qui l'amène nécessairement à
se poser la question de ses conditions les plus générales
de possibilité. Il se peut que les initiateurs de ce symposium
n'aient pas désiré ce déplacement de la problématique
sur le terrain de la philosophie, mais il se trouve que la question
qu'ils nous ont posée est de nature philosophique puisqu'elle
est celle de la nature de la société, et la question
de la nature ou du destin épistémologique de la sociologie
se greffe nécessairement à cette question ontologique
dès qu'on veut la formuler clairement et l'approfondir.
Le fondement de l'existence réaliste de la société
peut être rapporté à deux dimensions qui se
recoupent et se superposent dialectiquement dans la constitution
de la réalité sociale: la dimension symbolique et
celle de la solidarité ou de l'interdépendance fonctionnelle.
Je commence par la première qui est seule spécifique
à la réalité humaine et lui est exclusive,
la seconde appartenant aussi à l'ensemble du vivant.
B)
Le fondement de l'existence objective de la société:
le symbolique, la réflexivité de l'action humaine
et la construction d'un monde commun.
Les êtres humains se distinguent [note 13] des choses physiques
et des autres êtres vivants par le fait que leurs interactions,
les rapports et échanges qu'ils ont entre eux et avec le
monde, se déploient dans l'ouverture du champ symbolique,
qui est l'espace de la réciprocité ou solidarité
de la reconnaissance et de la construction d'un monde commun fondé
sur cette reconnaissance et cette solidarité. C'est donc
cette question de la reconnaissance symbolique qui est au cœur
originel non seulement de la socialité et de l'humanité
des individus, mais de la constitution de l'espace commun de vie
dans lequel ils réalisent ensemble cette humanitude et cette
socialité : c'est dans la participation à cet espace
symbolique que l'homme s'affirme en même temps comme animal
sapiens (ce que la philosophie nomme l'entendement) et comme zoon
politikon (Aristote). Or, ce que désigne, à partir
de sa formulation moderne, le concept objectif et réaliste
de société, c'est cet espace de vie commun en tant
qu'il est objectivement constitué ou institué par
le symbolique en dehors des individus, et ceci vaut pour l'ensemble
des formes particulières qui lui ont été données
à travers l'histoire. [note 14]
La question ici décisive est que le symbolique n'est pas
simplement un médium formel [note 15], une simple modalité
abstraite et générale de la communication et de la
représentation [note 16] humaines et que, concurremment,
la socialité et la rationalité ne sont pas simplement
des dispositions ontologiques ou des "facultés"
des sujets humains. Comme le langage qui n'existe que dans la forme
et la matière de langues concrètes particulières,
comportant chacune leurs règles grammaticales et leurs lexiques
(ou du moins leurs règles de construction lexicale) déterminés
et donc un arrangement propre de tous leurs contenus significatifs
virtuels, le symbolique en général est une forme qui
se trouve toujours déjà structurée dans son
contenu ou sa substance sémantique, et il n'"opère"
en tant que mode de représentation et de communication qu'à
travers des formes substantielles déjà déterminées.
[note 17] Or si l'individu humain possède "génériquement"
cette ouverture au symbolique (qui est aussi un appel ontologique
au symbolique qui répond à l'incomplétude de
son animalité immédiate), la parole n'est pas seulement
pour lui une faculté subjective, c'est une réalité
sui generis qui possède son existence et sa consistance propres
en dehors de chaque sujet pris individuellement, et que tous ne
partagent principiellement qu'à la condition d'en avoir acquis
la maîtrise, d'y être entrés en se recréant
en quelque sorte eux-mêmes à son image, pour être
comme pétris de sa substance. C'est toujours déjà
formé et institué hors de lui que l'être humain
découvre l'univers symbolique en s'y engageant et en l'assumant
comme forme et condition de son identité concrète
d'être humain, en tant qu'être social et être
de raison. A la naissance biologique de l'être humain s'ajoute
donc le procès de l'acquisition d'un langage et d'une culture,
d'une parole "participée et participante" à
travers laquelle seulement il accède au monde proprement
humain. Or cette parole, en même temps mythos et logos, détermine
l'espace de la socialité, et c'est elle qui institue en étant
toujours déjà structurée de manière
déterminée, substantielle et consistante, la forme
concrète la plus élémentaire mais toujours
fondamentale du "commun" (koinon), c'est-à-dire
en langage sociologique de la société. Et cette forme
est ainsi liée à un espace. Le concept substantiel,
réaliste, de la société ou de la communauté
se trouve ainsi toujours déjà impliqué dans
celui de la socialité, en tant qu'il désigne une réalité
englobant en même temps les actions et interactions individuelles
(en tant qu'elles sont significatives), et l'humanité ou
l'identité spécifique des êtres sociaux. La
société n'est pas l'ensemble des faits sociaux, elle
en représente la condition ontologique ou existentielle.
On est ici en présence de la figure matricielle de l'existence
réelle de la société extérieurement
aux individus, et cette existence est toujours nécessairement
déjà déterminée et particularisée
concrètement, quelles que soient les formes diverses que
peut prendre cette particularisation. [note 18] Or il n'y a pas
que la réflexion philosophique et sociologique qui accède
à la découverte de ce domaine ontologique, toutes
les sociétés l'ont fait en se donnant une représentation
d'elles-mêmes à travers des "récits",
dont les formes on le sait ont significativement varié à
travers l'histoire (mythes, cosmogonies et cosmologies, religions,
lois, formes de légitimation de l'autorité et du pouvoir
social qui ne se réduisent pas à celles de l'assujettissement
direct ou de la violence nue, énoncés de normes, de
valeurs et de principes fondateurs et régulateurs, etc.).
[note 19] Cette objectivation réflexive de l'ordre social
n'a pas eu et ne possède pas toujours encore aujourd'hui
une simple valeur représentative et cognitive: elle possède
d'abord une portée normative et expressive, c'est-à-dire
une force constitutive à l'égard de l'identité
collective. En tant que nouvelle modalité des discours objectivant
la réalité sociale pour elle-même et à
partir d'elle, la sociologie et l'ensemble des sciences sociales
s'inscrivent à leur tour dans cet enchaînement des
formes d'objectivation productives de la société.
La question se pose alors éventuellement de savoir si leurs
nouveaux discours, qui se sont largement substitués aux anciennes
"mythologies fondatrices" (qu'il s'agisse des mythes,
des religions, des morales traditionnelles et des éthiques
rationnelles, ou encore des discours idéalistes des "humanités"
et des anciennes "sciences morales"), assument encore
effectivement la responsabilité de cet héritage, comme
les fondateurs de la discipline sociologique l'avaient encore généralement
fait (voir la question I et la question V).
À travers ces représentations narratives et leurs
élaborations normatives et esthétiques, c'est la forme
même du "commun" qui s'offre en objet pour la conscience
et pour l'action des sujets sociaux. Cela signifie que le "commun"
ne se présente pas seulement comme le partage factuel d'une
même réalité subjective et d'un même horizon
objectif: il est intériorisé par chaque individu comme
condition de son appartenance à la communauté et comme
forme instituante de sa propre humanité ou socialité.
Le discours philosophique nous éclaire aussi sur la nature
de cette intériorisation, sans doute mieux que ne l'a fait
la sociologie. Pour le montrer, je me contenterai ici d'ouvrir une
page de la philosophie grecque, en me servant de la réflexion
que Dario de Facendis a consacrée à la manière
dont le véritable accomplissement de l'être humain
en tant qu'être de raison et que citoyen est présenté
par Protagoras dans le dialogue de Platon. [note 20] Selon Protagoras,
cette intériorisation possède une double forme, celle
du sentiment de solidarité (aidos) et celle du sentiment
de la justice (dike). Ces deux sentiments président à
toute relation proprement humaine, elle en établissent spécifiquement
l'humanité. Par l'aidos, chaque individu se saisit lui-même
à travers la reconnaissance de l'Autre, il subordonne l'appréhension
intime de sa propre identité et l'orientation de son propre
désir à cette reconnaissance dont il est objet par
autrui compris comme alter ego (son désir est le "désir
du désir de l'autre", dit Hegel). [note 21] C'est encore
ce sentiment de partage d'une commune nature, médiatisé
par un engagement subjectif dans la reconnaissance réciproque,
qui se trouve au fondement dialectique de l'impératif catégorique
de Kant et qui lui sert de postulat. Mais ce sentiment de solidarité
ontologique suspendu à l'acte de la reconnaissance ne suffit
pas à fonder à lui seul la commune humanité
des sujets sociaux, il faut encore qu'il vienne s'inscrire dans
la commune reconnaissance de la Loi (nomos), qui désigne
ici, par delà toute forme juridique spécifique et
tout contenu substantif particulier, la reconnaissance et l'intériorisation
d'un ordre normatif commun en tant que fondement des rapports sociaux.
La nature anthropologique de l'être humain est ainsi liée
à cette reconnaissance partagée (à travers
la réciprocité) d'un ordre commun ayant pour tous
valeur de norme objective, et c'est seulement à l'intérieur
de cette reconnaissance fondant la communauté que peut s'accomplir
la reconnaissance mutuelle des individus comme sujets des rapports
sociaux et donc comme êtres proprement humains.
Le lien qui se noue dans la (re)connaissance de la Loi (on pourrait
dire dans cette "connaissance partagée du bien et du
mal", en évoquant cette fois-ci cet autre discours fondateur
qu'est la Genèse) est ce que l'on nomme le "lien social",
et celui-ci a donc aussi son assise dans l'existence objective de
la Loi en dehors de chaque individu particulier qui doit la reconnaître
comme ce qui fonde sa propre identité d'être humain
et sa capacité d'agir en tant que tel dans tous ses rapports
avec autrui. Pour changer encore de domaine de référence,
c'est encore cette reconnaissance de la Loi commune fondatrice que
Freud désigne sous le nom du "principe de réalité"
auquel tout individu se trouve confronté pour accéder
à la maîtrise de sa propre identité et à
son unité, par delà son abandon au principe de plaisir
qui régit sa simple "animalité". Bien sûr,
en tant qu'elle désigne une normativité objective,
la Loi est ici entendue comme un concept qui transcende et intègre
dans son sens anthropologique générique toutes les
formes particulières, historiques, de son énoncé;
elle intègre ce que les Grecs nommaient les Lois "écrites
et non écrites" et donc aussi leurs conflits (Antigone),
elle désigne en fin de compte toute mise en forme objectivée
et sanctionnée de la normativité qui régit
les interactions humaines à l'intérieur d'une appartenance
sociale impliquant le moment réflexif d'une reconnaisance
et d'un engagement subjectif inconditionnels [note 22], et qui fonde
ainsi l'identité proprement humaine, qui est toujours une
identification de soi à l'autre médiatisée
par une reconnaissance réciproque à l'intérieur
d'un monde commun.
On voit ici que l'être humain individuel ne coïncide
pas immédiatement avec ce qui constitue son genre spécifique:
il s'en tient à distance dans le mouvement même où
il s'y rapporte pour l'intérioriser dans son identité,
une identité qui se trouve structurée réflexivement
par le rapport en miroir à travers lequel il advient à
sa propre subjectivité humaine sous le regard d'Autrui. C'est
la condition fondatrice du caractère proprement humain des
relations empiriques qu'il entretient avec les autres individus
particuliers qui sont a priori déjà liés avec
lui comme "membres" de la société, c'est-à-dire
d'une société qui est précisément la
sienne. Ainsi il appartient ultimement à l'être humain
de choisir son être ou d'y adhérer, mais l'enjeu de
ce choix ou de cette adhésion ne le concerne pas de manière
seulement particulière ou singulière: il touche directement
à la construction collective du «commun», du
champ symbolique global dans lequel chaque sujet inscrit son existence,
son identité, ses valeurs, bref les conditions de sa reconnaissance
comme être humain et de la reconnaissance de son action comme
action humaine significative.
Ceci vaut de manière générale autant pour
les représentations normatives et expressives qui sont culturellement
transmises et reprises que pour celles qui résultent partiellement
de l'expérience personnelle du sujet, ou qui sont les effets
de sa propre réflexion "critique". Cela signifie
que la "socialité" n'est pas seulement une capacité
du sujet (sociabilité), mais une donnée objective
de son être effectif, que le sujet individuel intériorise
parce qu'elle lui est d'abord donnée, proposée ou
imposée extérieurement, et qu'en raison de cette objectivité
même, elle est aussi sujette à son adhésion,
à son jugement et à son action. Sa propre socialité
ne lui est donc jamais donnée seulement comme une forme virtuelle,
mais toujours aussi comme un contenu substantiel, à caractère
cognitif, normatif et expressif ou esthétique. Cette réflexivité
constitutivement associée à l'objectivité des
médiations signifiantes (ce que nous nommons la société)
est impliquée dans le concept wébérien de l'orientation
significative de l'action, un concept qui n'est d'ailleurs que la
reprise sociologique d'une conception philosophique beaucoup plus
ancienne qui portait directement sur l'essence sociale, symbolique
et "politique" de l'être humain. C'est cette configuration
dialectique de l'expérience socio-symbolique qui représente
la matrice originelle de ce que nous nommons la liberté humaine,
et c'est à elle que nous sommes renvoyés, ultimement,
chaque fois que nous parlons de la société. Mais rien
ne nous autorise - comme Weber tend à le faire - à
la rabattre unilatéralement sur le sujet individuel, puisqu'elle
est le lieu et le mode de sa constitution comme sujet humain, c'est-à-dire
social.
C)
Le fondement "écologique" de la société:
la différenciation et l'interdépendance fonctionnelle
des pratiques sociales.
Une des premières images qui s'offre à la représentation
réaliste de la société est fournie par l'analogie
organique, ou organiciste. Une autre, qui en est dérivée,
est celle de l'interdépendance fonctionnelle des diverses
instances ou modalités différenciées de la
pratique qui "concourent" de manière spécifique
à l'existence et à la perdurance de la vie collective.
Toutes deux font référence au soubassement biologique
de la vie humaine, la première à travers la métaphore
du "corps social" avec ses organes, la seconde à
travers celle de la solidarité de genre qui s'exprime dans
la coopération des individus au maintien de l'existence collective,
à commencer dans le procès de reproduction. En tant
qu'analogies organiques, toutes deux réfèrent également
à l'exigence d'un échange sélectif avec le
milieu extérieur qui découle de l'autonomie caractéristique
du vivant. [note 23] Cette exigence vitale d'échange avec
le milieu extérieur détermine les "conditions
de vie" propres à chaque genre animal (où elles
sont prises en charge par les orientations comportementales "instinctuelles"
et par la structure physiologique particulière qui résulte
de l'évolution [note 24], et c'est d'abord elle, sous sa
double dimension de la réalisation d'un être-dans-le
monde spécifique et de la formation d'une identité
générique, qui forme l'objet de la symbolisation.
Celle-ci réassume donc à son propre niveau représentatif
et normatif l'accomplissement cette exigence biologique d'inscription
dans le monde, qui s'y trouve désormais médiatisée
par l'élaboration des formes communes de représentation
du monde et par la constitution d'une solidarité médiatisée
par la reconnaissance identitaire. Ce que réalise le symbolique,
c'est donc d'abord la mise en commun de la dépendance biologique
à l'égard du monde, qui prend à travers lui
une valeur conditionnelle et peut désormais se déployer
dans une ouverture inventive indéfinie, alors qu'elle représente
pour l'animal une donnée immédiate de son genre aussi
bien sur le plan physiologique que comportemental. Disons que sous
cette double forme, le genre de l'animal est "en lui",
alors que pour l'être humain il est hors de lui et qu'il doit
y accéder en y prenant place, ce qui lui impose aussi de
participer à sa perpétuelle recréation et lui
permet d'agir en vue de sa transformation. Mais si cette ouverture
du symbolique est indéfinie, elle reste toujours attachée
à son point d'origine
Mon propos n'est pas ici d'analyser les implications de cette métaphore
organique qui caractérise le fonctionnalisme sociologique,
mais seulement de montrer sous quelle condition son application
à la connaissance de la réalité sociale est
justifiée et à vrai dire inévitable. Ce qui
rend cette métaphore inévitable coïncide avec
ce que Durkheim a nommé "la division du travail social"
qui est au fondement de la "solidarité sociale"
qui est elle-même objectivée dans la "structure
sociale", le tout balisant précisément les contours
du concept réaliste de la société. Mais tous
ces concepts tourneraient simplement en rond en se renvoyant les
uns aux autres les réalités qu'ils désignent
si les "faits" qu'on peut leur faire correspondre dans
la description "positive" des pratiques, des relations
et des échanges sociaux n'étaient pas tous déjà
inscrits dans le cadre des médiations symboliques qui régissent
subjectivement l'ensemble des accomplissements sociaux. C'est donc
pour les êtres humains la structuration concrète du
"champ symbolique" et son intégration significative
qui circonscrit l'unité du domaine empirique de la solidarité
fonctionnelle-structurelle qui correspond au concept de la société,
de telle sorte que cette unité est continuellement reprise
en charge de manière structurante dans chaque pratique sociale
particulière, en autant que cette pratique soit effectivement
orientée significativement (Weber). Si c'est le concept de
"culture commune" qui correspond à la forme élémentaire
de cette mise en pli structurelle du champ symbolique, les sociétés
humaines se sont complexifiées en procédant, au long
de l'histoire, à une diversification des modalités
des pratiques qui s'inscrivaient dans leur procès de reproduction
global, en les assujettissant à des régulations institutionnelles
spécifiques. À travers cette institutionnalisation,
la symbolisation de la solidarité qu'implique la vie collective
se trouve réalisée au second degré, de manière
explicitement réflexive, puisque chaque domaine différencié
de la pratique sociale s'y trouve régi par des normes spécifiques,
dont l'intégration est réalisée par la référence
qui y est faite à des principes ou à des modèles
idéaux spécifiques, qui assurent la relative autonomie
des pratiques particulières que leur différenciation
même rend interdépendantes. C'est ainsi dans l'autonomie
relative [note 25] des instances ou des institutions, et spécifiquement
dans la référence à une finalité idéale
qui régit chacune d'elle en fondant sa spécificité
et son identité sociétale, qu'est désormais
accomplie la solidarité qui caractérise l'ensemble
de la société. Ainsi, dans la modernité, et
nonobstant les théories ou doctrines qui peuvent affirmer
le contraire, il n'y a sociologiquement de droit que par référence
à une représentation commune de la justice; il n'y
a de connaissance scientifique que par rapport à une référence
épistémologique aux conditions de la vérité
[note 26] ou du moins de la connaissance objective; il n'y a de
pouvoir que relativement à un principe de légitimité;
il n'y a d'économie que par référence à
une reconnaissance commune des besoins, ou au moins de la valeur
et de l'utilité. Par dessus toutes ces modalités "fonctionnellement"
différenciées des idéalités partagées
qui sous-tendent la reconnaissance du caractère social des
instances ou institutions qui sont consacrées à leur
réalisation et qui reçoivent d'elles leur sens commun,
c'est-à-dire précisément leur dimension de
socialité et d'humanité, il y a leur commune inscription
dans le symbolique, qui coïncide principiellement (et non pas
toujours factuellement) avec celle des sujets sociaux, ou plus profondément
encore, avec le caractère symbolique de leur constitution
en tant que sujets sociaux à travers la reconnaissance.
C'est donc à travers le partage d'une référence
symbolique unifiante que se trouve défini et circonscrit
le "cercle" des interrelations sociales qui sont intégrées
dans un même champ d'interdépendances structurelles-fonctionnelles,
correspondant au concept réaliste de la société.
Le problème est alors, pour l'anayse sociologique, de se
mettre en mesure de "lire" comment est instituée
cette référence symbolique unifiante, ou plutôt,
comment se trouve concrètement réalisée l'unification
des références significatives qui régissent
l'ensemble des pratiques sociales constitutives d'une même
société. L'histoire humaine nous met ici en présence
de deux modèles qui possèdent chacun un caractère
limite, ou idéal-typique. D'un coté, il y a le modèle
de la société "primitive" qui serait entièrement
régie par l'intériorisation d'une même culture
significative par tous ses membres. De l'autre, on aurait précisément
le modèle de l'État-nation moderne, considéré
lui aussi de manière idéale-typique et non dans ses
multiples variantes empiriques soit locales, soit historiques. Dans
le cas de l'État-nation, l'ensemble des institutions régulatrices
de la vie sociale fortement différenciée se trouvent
unifiée de deux manières complémentaires: d'une
part parce que leur définition et leur sanctionnement en
dernière instance est réalisé par le pouvoir
d'État unifié, cette responsabilité suprême
et exclusive correspondant au concept de la souveraineté;
d'autre part parce que les institutions sont déjà,
en elles-mêmes, placées sous l'égide de principes
régulateurs de type universaliste, qui les harmonisent entre
elles en tant qu'expressions particularisées d'un même
"principe de raison" (ou principe de rationnalité)
à valeur transcendantale. L'État, dans l'exercice
de son pouvoir législatif, juridictionnel et administratif
ainsi que dans son action en tant que représentant de la
société (de la "volonté générale")
trouve lui-même sa légitimité dans sa capacité
à justifier ses interventions par leur correspondance à
ce même principe de raison. Dans un cas, c'est donc la culture
qui institue l'unité de la société et qui en
définit les limites, dans l'autre c'est la souveraineté
dont est investi le pouvoir d'État, qui place sous son autorité
univoque l'ensemble des régulations institutionnelles qui
régissent la vie sociale, ou du moins son procès global
de reproduction. Dans ces deux cas limite, et bien qu'ils renvoient
à des modalités d'unification différentes de
la sphère des relations sociales qui sont inclues dans le
champ d'une société déterminée, l'identification
de la société découle directement de son mode
de constitution, et elle est donc évidente par principe:
il suffit de nommer soit la culture, soit le pouvoir d'État.
Mais dans la réalité, les choses se présentent
toujours de manière beaucoup plus complexe, et l'identification
empirique d'"une" société cesse de correspondre
à un ensemble restreint de paramètres univoques. Les
sociétés traditionnelles, par exemple, comprennent
de nombreux degrés de régulation des pratiques sociales,
qui n'y sont pas tous subsumés à une même modalité
d'intégration. Les pouvoirs traditionnels ne pénètrent
pas en effet la totalité de la texture des pratiques et des
rapports sociaux, qui obéissent aux régulations traditionnelles
ou coutumières qui leurs sont propres et qui ne se recoupent
le plus souvent pas, ni dans un même domaine d'action, ni
sur un même espace géographique ou écologique.
On a alors des sociétés locales communautaires qui
s'inscrivent, de manière plus ou moins contraignante (ou
contrainte) dans une société "politique"
plus large, ou encore, des domaines d'action qui échappent
plus ou moins à l'emprise des instances d'autorité
unificatrices les plus puissantes formellement, soit pour se référer
à des systèmes de régulation plus particuliers
et vernaculaires, soit au contraire pour s'inscrire dans des espaces
normatifs beaucoup plus larges et ouverts (comme ceux qui régissent
les échanges économiques ou la vie religieuse, ou
encore ceux qui correspondent à l'idée de "civilisation",
qui transcende les diverses sociétés historiques qui
vivent plus ou moins sous leur "influence" et lui servent
de manière plus ou moins probante d'illustration). Il faut
donc admettre que le concept de société, sans cesser
d'être compris dans un sens réaliste, possède
lui aussi une "géométrie variable" et qu'il
désigne des réalités dont les modalités
et les formes d'intégration ne se recoupent pas nécessairement
sur un même espace social, ni sur l'ensemble des champs de
la pratique. A mon sens, cela ne pose aucun problème en ce
qui concerne la reconnaissance sociologique du caractère
réel de la société: il suffit d'en rapporter
le concept à l'existence effective de structures (variées,
multiples et pas nécessairement toutes intégrées
dans un même domaine de sens ou sous une même autorité
exclusive et souveraine) de régulations objectives des pratiques
sociales. Le degré d'intégration de l'ensemble des
régulations normatives et expressives-identitaires qui régissent
les rapports sociaux dans une société donnée
représente ainsi une caractéritique particulière
de sa structure sociale. Je dirais donc que la conception réaliste
de la société correspond tout simplement, et de manière
anthropologiquement très générale, au constat
de l'objectivité, pour les acteurs particuliers, des médiations
significatives qui d'un côté régissent ou orientent
significativement leur agir social, et de l'autre assurent la reproduction
d'un ordre d'ensemble à travers l'accomplissement de ces
pratiques. Et il faut rappeler ici que l'existence de modalités
d'intégration globale des pratiques sociales particulières,
dans la mesure où ces modalités se déploient
dans l'espace symbolique et où elles n'opèrent qu'à
travers leur intériorisation dans l'orientation significative
de l'action sociale subjective, n'excluent en aucune manière
mais postulent au contraire l'autonomie de cette action et sa capacité
d'auto-orientation et auto-organisation locale, avec toute la potentialité
de contradictions et de conflits que cela comporte. Ce critère
(ou cette définition) de l'existence de la société
permet d'aborder de manière claire la question théorique
de son éventuelle disparition dans le procès contemporain
de la globalisation.
D)
Globalisation systémique et mondialisation sociétale:
les nouvelles frontières incertaines de l'intégration
et de la reproduction de la société.
La globalisation fait partie du procès de formation d'une
société élargie au niveau mondial (mondialisation),
tout en représentant, par les modalités de régulations
systémiques et opérationnelles qui la caractérisent
actuellement, une forme de dissolution de la société
et de la socialité. Dans l'usage courant que nous faisons
actuellement des termes de globalisation et de mondialisation, on
les utilise souvent comme des équivalents, mais l'analyse
sociologique gagnerait à les distinguer, voir à les
opposer. Le terme "mondialisation" réfère
encore à l'idée d'un monde commun (world, Welt, cosmos)
qui possède une unité et une ordonnance propres. C'est
le monde concret, social et naturel, qui nous entoure et que nous
habitons. Par contre le mot "globalisation" me semble
désigner le procès et le résultat d'une activité
de généralisation, comme la généralisation
de la régulation par le marché ou la généralisation
extensive de certaines procédures, de certaines techniques,
de certaines règles appréhendées d'un point
de vue strictement opérationnel. On a ici d'abord l'idée
d'un phénomène à caractère processuel,
qui se produit de manière autonome (autoréférentielle)
et virtuellement automatique, notamment dans les domaines de l'économie,
des technologies, des systèmes de communication et d'information.
Il n'y est plus fait référence à une exigence
ou une finalité d'intégration harmonieuse du divers
et du multiple, d'unité synthétique des contraires,
d'ouverture sur la diversité et d'élargissement des
horizons: c'est au contraire l'idée d'une homogénéisation
qui prévaut, à l'encontre de la diversité qui
a caractérisé jusqu'à présent les sociétés.
C'est donc de manière critique que j'utiliserai ici le concept
de globalisation pour désigner un procès historique
qui tend à assujettir la totalité de l'espace social
(et largement aussi naturel) à certaines logiques formelles
et abstraites qui sont celles de l'économie de marché,
des développements technologiques, des moyens de communication
et d'information. Ces logiques "systémiques" régissent
des processus impersonnels et auto-référentiels qui
tendent vers leur propre développement illimité et
leur extension indéfinie, sans égard à la complexité
et à la richesse concrète du monde social et naturel
qu'elles ont la puissance de transformer, de bouleverser et virtuellement
de détruire en le réduisant à l'"environnement"
qui tombe directement sous leur emprise. Je réserverai par
contre le concept de mondialisation pour désigner un procès
qui viserait à un réaménagement des structures
normatives (culturelles et politiques) qui régissent réflexivement
la vie collective au niveau mondial, en réponse à
l'élargissement des champs de l'expérience collective
et des solidarités qui résultent d'une commune confrontation
aux problèmes nouveaux qui résultent précisément
de la globalisation économique, technologique et médiatique.
Il s'agirait ici de jeter les bases d'une organisation sociale qui
permette la réalisation de finalités humaines réfléchies,
comme l'accroissement de la justice, de la liberté, du bien-être,
et d'abord dans la reconnaissance du partage d'une même dignité
humaine et de l'obligation de son respect.
On peut croire que la mondialisation, telle que je la situe, répond
encore à un idéal universaliste qui fut déjà
celui des Lumières, mais il se trouve que l'universalisme
abstrait et formel des Lumières a précisément
ouvert la voie à l'extension illimitée de la logique
instrumentale dont témoigne le procès définalisé
de la globalisation contemporaine. Habermas a justement constaté
que le développement de la rationalité instrumentale
dans tous les champs de la vie sociale impliquait la consommation-consummation
accélérée des "réserves non renouvelables
de tradition" qui nourissaient la vie individuelle et collective
en valeurs et finalités substantielles, à commencer
par cette valeur première de la solidarité qui est
au fondement de l'humanitude. Les progrès de la modernité
ont ainsi été nourris d'humanisme, mais ils ont conduit
à la déshumanisation virtuellement radicale des "procès
sans sujets ni fins" auxquels la globalisation nous forcerait
maintenant à nous soumettre pour survivre. Si les philosophies
anti-humanistes de la déconstruction peuvent nous enseigner
quelque chose, c'est précisément cet échec
de l'émancipation négative et non pas la victoire
sur l'aliénation et la voie de la liberté. Ce n'est
donc pas dans l'horizon de l'universalisme abstrait des Lumières
que doit être cherché le chemin qui pourrait conduire
vers la construction des institutions réalisant effectivement
une solidarité humaine élargie et approfondie. C'est
plutôt à partir de toutes les formes de socialité
et de toutes les modalités, traditionnelles et modernes,
de structuration de la société qui résistent
encore à la dissolution systémique. La globalisation
est un mouvement où nous sommes enjoints de nous laisser
entraîner sous l'emprise d'une idéologie bien spécifique,
qui est l'idéologie néo-libérale; la mondialisation
est de son côté une tâche à accomplir
avec patience dans l'incertitude, puisque cette tâche devra
être menée non dans le vide, mais à travers
l'affrontement des traditions et des sociétés qui
occupent l'espace diversifié du monde social-historique,
et que cet affrontement devra (et il ne va pas de soi qu'il le pourra)
être régi par la reconnaissance des altérités
et polarisé par une volonté partagée de construction
d'un monde commun accueillant pour tous. Le procès de la
globalisation et le projet de la mondialisation sont deux mouvements
qui font partie de la réalité du monde social contemporain,
mais ils y sont radicalement antinomiques, même si le second
trouve sa nécessité dans l'exigence humaine de répondre
à l'extension massive du premier et de refuser la nouvelle
menace de domination totalitaire qu'elle comporte.
Pour appuyer et justifier cette mise en contraste, il est peut-être
nécessaire de référer ici à ce qu'on
peut d'ores et déjà considérer comme des expressions
idéales-typiques du régime de réalité
vers lequel pointe le procès de la globalisation, et de la
forme théorique qui en représenterait une description
adéquate. Dans la réalité, c'est le programme
de l'AMI qui a le mieux illustré l'orientation caractéristique
de la globalisation économique qui est préconisée
par l'idéologie néo-libérale. Dans le domaine
de la théorie sociologique, c'est la théorie systémique
de Niklas Luhmann qui préfigure le plus rigoureusement le
mode de régulation immédiatement opérationnel
auquel obéirait une humanité dont la vie collective
serait dominée par des logiques économiques, technologiques
et organisationnelle rendues autoréférentielles par
la suppression de toutes les régulations normatives de nature
synthétique qui pourraient interférer avec elles et
en limiter l'expansion.
Par opposition à la mondialisation, la globalisation apparaît
en effet d'abord comme la généralisation de l'idéologie
économique libérale, qu'il faut comprendre ici malgré
son nom comme une pure chrématistique [note 27] depuis qu'elle
fut formulée par Adam Smith. Le slogan de la "main invisible"
peut lui servir de résumé: c'est le libre jeu du marché,
où les acteurs individuels sont mus par la recherche exclusive
de leur intérêt immédiat ou "égoïste",
qui est seul susceptible de réaliser le "bonheur"
auquel tend l'humanité et qui est la finalité de la
vie en société; c'est donc à la loi naturelle
du marché que doit s'en remettre exclusivement tout législateur
soucieux du bonheur de l'humanité. Or comme cette loi s'impose
d'elle-même à travers la logique du profit qui régit
les transactions marchandes pourvu que soient garanties partout
la propriété privée et la liberté de
contracter, le rôle du législateur consistera exclusivement
à reconnaître l'inviolabilité de ces libertés,
et à lever partout les obstacles qui pourraient s'opposer
à leur exercice effectif. Parmi ces obstacles, il faut placer
en première ligne toutes les régulations et limitations
supposément arbitraires et irrationnelles auxquelles les
pouvoirs traditionnels et les coutumes avaient soumis ces deux fondements
d'un ordre social vraiment naturel et rationnel. Cela paraît
sociologiquement tout à fait grossier mais correspond pourtant
au ressort essentiel du libéralisme classique et des politiques
qui furent menées en son nom pour faire libre place au développement
du capitalisme d'abord mercantile puis industriel dans les sociétés
modernes.
Le néo-libéralisme contemporain n'a pas changé
de credo, mais seulement de contexte sociétal et d'adversaire,
puisque la cible que vise sa doctrine n'est plus un ordre socio-politique
dont les assises restaient traditionnelles et médiévales,
mais l'ensemble des mesures que les sociétés modernes
nationales ont été amenées à prendre
pour répondre aux conséquences sociales de l'application
débridée du libéralisme "manchestérien"
et au "capitalisme sauvage" qui en était résulté.
Cette cible a reçu un nom: c'est l'État social ou
l'État providence qui est né des luttes sociales-démocratiques
menées à partir du milieu du XIXe siècle, au
nom du maintien de la solidarité sociale et sociétale
dans un environnement capitaliste qui tend à l'abolir. Cette
action politique fut menée et a conduit à des résultats
effectifs dans le cadre des États-nations, mais dans une
perspective qui était clairement internationaliste ou universaliste.
Il n'y a aucune raison sérieuse de juger que le résultat
de ces luttes fut un échec tant sur le plan économique
que social (les "trente glorieuses"!), en évoquant
par exemple les difficultés fiscales qu'éprouvèrent
sous le régime social-démocratique les États
capitalistes les plus développés; mais il y a de bonnes
raisons de penser que les institutions régulatrices créées
sur une base qui est restée pratiquement purement nationale
(puisque c'était seulement dans le cadre des États
nationaux que pouvait s'exercer une vie politique démocratique)
[note 28] ont été débordées par l'internationalisation
effective du capitalisme qui mettait directement les différents
États en concurrence les uns avec les autres [note 29], et
n'avait à répondre de son mode de fonctionnement spécifique
et de son expansion devant aucun corps social constitué,
ni à assumer aucune responsabilité à l'égard
d'une exigence concrète de solidarité sociétale
(qui implique, répétons-le, le partage d'un même
univers symbolique et l'intégration dans une même structure
d'interdépendances fonctionnelles, définie en dernière
instance par la participation à une même référence
identitaire et à un même système de valeurs).
Le projet de l'AMI devait consacrer l'autonomie du capitalisme,
et plus spécifiquement du capitalisme financier, à
l'égard de l'ensemble des pouvoirs d'États existants,
et donc abolir la souveraineté des membres de la communauté
politique internationale en toutes les matières pouvant interférer
directement ou indirectement avec les "lois du marché"
qui sont censées régir l'économie. C'était
du même coup vouloir établir la souveraineté
du marché capitaliste sur l'ensemble du monde. Je ne peux
pas résumer ici les dispositions fondamentales de ce projet
d'Accord sur les Investissements, qui a échoué très
peu avant sa conclusion mais qui fixe encore le programme qui est
suivi dans tous les projets, désormais plus locaux et plus
partiels, qui ont toujours pour objectif la réalisation du
libre marché [note 30] au niveau mondial, à quoi se
résume ce dont il est concrètement question lorsqu'on
parle de globalisation. [note 31] J'en relèverai cependant
les aspects les plus radicaux. L'AMI définissait les droits
unilatéraux des "investisseurs" à l'égard
des États, et soumettait les litiges à un tribunal
arbitral dont tous les membres devaient être choisis parmi
le personnel dirigeant des grandes corporations, des organisations
patronales et des organismes économiques internationaux déjà
inféodés au capitalisme transnationnal. Il établissait
le droit des investisseurs à maximiser le rendement de leurs
investissements hors de toute entrave politique, législative
ou réglementaire: toute mesure ayant pour effet possible
de diminuer le rendement escompté d'un investissement y était
considérée comme équivalente à une expropriation.
[note 32] Les décisions du tribunal arbitral institué
par l'AMI devaient avoir préséance sur celles des
tribunaux nationaux, y compris des Cours Suprêmes (ceci en
application expresse du principe pacta sunt servanda). Ainsi, c'en
était fait de la souveraineté législative et
judiciaire des États à l'égard des "investisseurs"
(et donc du monde économique en général), puisque
toutes les interventions de l'État dans le domaine des droits
sociaux, de la protection de l'environnement, des politiques économiques
nationales tombaient virtuellement sous le couperet de la responsabilité
instituée par l'AMI. Cela ne signifiait pas pour autant la
disparition des États, puisque précisément
c'est eux qui devenaient responsables vis-à-vis des investisseurs
(pratiquement : vis-à-vis des multinationales). Au contraire,
ils voyaient renforcées leur autorité et leur responsabilité
répressive. Le texte de l'accord prévoyait en effet
que les États étaient responsable non seulement concernant
leurs propres législations et réglementations, mais
aussi des "troubles sociaux", avec référence
explicite aux troubles politiques et aux grèves qui devaient
donner droit à une indemnisation. En somme, conformément
à la doctrine libérale, l'État se voyait cantonné
à son rôle d'État gendarme, la différence
relativement à la tradition étant que cette fois-ci,
ce n'est pas en vue de la protection de leurs propres citoyens [note
33] qu'ils devaient assumer ce rôle de police, mais au service
de la sécurité des investissements!
La signature de l'AMI (en 1999) aurait été un gros
coup, mais le projet a succombé finalement à sa divulgation
(Citizen Watch, etc.) et donc à son excessive prétention,
où la candeur se mêlait à l'arrogance. Il n'en
éclaire pas moins encore le sens réel qu'il faut donner
au procès contemporain de la globalisation, à celle
qui se déploie effectivement à travers toutes les
négociations qui invoquent ce terme à titre de justification.
Rien n'y est plus aussi global ni aussi systématique que
dans le projet de l'AMI, dont la réalisation s'est trouvée
stratégiquement décomposée (par régions
et par domaines) et a été soumise à des échéanciers
plus flexibles et plus réalistes. Mais la portée radicale
des enjeux est restée la même, notamment à travers
la concentration des objectifs sur des questions aussi cruciales
à long terme que le sont la "propriété
intellectuelle" (les brevets et les marques), l'extension de
la propriété et de la gestion privée aux domaines
de la santé, de l'éducation, de la recherche, l'appropriation
privée des ressources communes vitales comme l'eau, les êtres
vivants, le génome humain, etc. Or, et il est absolument
essentiel d'insister là-dessus, il ne s'agit pas dans tout
cela d'établir à un niveau supra-national un ensemble
de réglementations visant à protéger la vie
sociale et naturelle en harmonisant des politiques dont la portée
se restreignait jusqu'ici aux espaces couverts par des souverainetés
nationales ou étatiques, mais tout au contraire de soustraire
uniformément la logique immanente du capitalisme (et spécialement
sa logique financière spéculative) à la puissance
législative des États particuliers, tout en étendant
au maximum l'emprise de cette logique sur les domaines les plus
larges de la vie collective. En un mot, le procès de la globalisation
telle qu'elle est activement pratiquée vise à assurer
l'hégémonie de la logique économique sur l'ensemble
de la vie collective au niveau mondial, et le mode de fonctionnement
d'une économie autonomisée de manière globale
n'est précisément plus une "logique sociale",
mais une logique systémique! La réalisation de la
globalisation telle qu'elle est allée et telle qu'elle va
jusqu'à présent [note 34] implique ainsi la dissolution
des sociétés dans des régulations systémiques
auto-référentielles, qui fonctionnent de manière
virtuellement informatique et automatique, comme c'est le cas notamment
dans la spéculation financière qui régit les
investissements et par là commande tous les mouvements économiques,
qui se ramènent à une chrématistique généralisée.
Le procès réel de la globalisation coïncide donc,
dans le champ économique qui est son domaine privilégié,
à la réalisation effective d'une politique de conversion
systématique de l'économie (oikos, encore) en chrématistique,
ce qui était déjà impliqué dans la doctrine
économique libérale de la main invisible, mais cette
main invisible cesserait alors d'être un argument de légitimation
pour désigner la domination parfaitement observable d'un
système sur l'ensemble des sociétés - et ceci
correspondrait alors aussi à une incapacité politique
des sociétés contemporaines à s'engager dans
cet élargissement de leurs références normatives
et identitaires qu'exige une "véritable" mondialisation.
[note 35]
La globalisation économique n'est pas la seule forme ou
ne représente pas le seul champ où se manifeste le
procès contemporain d'une globalisation systémique:
celle-ci opère également dans le domaine des développements
techno-scientifiques et culturels-communicationnels-informatiques.
Dans chaque domaine, une nouvelle "raison systémique-opérationnelle-autoréférentielle",
n'impliquant référence à aucun moment de synthèse
tant subjectif qu'objectif [note 36] se substitue aux formes classiques
et universalistes de la raison symbolique moderne: cette nouvelle
modalité de la raison systémique - à caractère
cybernétique - se substitue ainsi à la rationalité
intrumentale dans le domaine de l'économie (qui impliquait
la distinction entre les moyens et les fins), à la raison
cognitive [note 37] (qui restait orientée vers la vérité)
dans le domaine techno-scientifique où s'efface la référence
à une réalité existant hors de nous, et même
à la raison "communicationnelle" telle que reformulée
par Habermas et Apel (qui implique encore une référence
constitutive à la reconnaissance intersubjective, fondée
elle-même sur la mise en commun d'a priori "quasi-transcendantaux")
dans le domaine de la culture médiatique dominé par
le déploiement programmé d'effets réactifs
(le remplacement du sens symbolique par l'opérativité,
et le remplacement de l'action raisonnée par le comportenment
réactif, selon Zijderveld). Il faut ajouter cependant que
la spécificité de ces trois domaines tend elle-même
à disparaître dans la mesure ou c'est la logique systémique
spéculative de l'"économie" qui domine le
tout à mesure qu'elle s'assujettit l'univers de la culture
médiatique et celui de la recherche, incluant tendanciellement
celui de l'éducation. Cette logique acquiert donc un caractère
totalitaire. [note 38]
Si la globalisation promet la conversion de la société
en systèmes (ou plutôt en fonctionnements systémiques),
alors la théorie des systèmes luhmannienne représente,
elle aussi, la description idéale-typique de la réalité
qui résulterait de cette conversion. Non pas qu'elle soit
la seule théorie contemporaine à participer à
cette conversion d'objet, [note 39] mais c'est à mon sens
de loin la plus puissante, la plus cohérente, et par conséquent
virtuellement - mais virtuellement seulement! - la plus "objective"
ou la plus "réaliste". Bref, celle qui peut le
plus légitimement prétendre au titre de théorie
générale, mais en renonçant alors à
celui de sociologie.
L’œuvre de Niklas Luhmann est certainement mieux connue
ici que le détail de l'ex-projet d'AMI, et je me contenterai
donc de relever ici quelques implications majeures de son analyse
systémique sur le double plan ontologique et épistémologique.
Ces implications caractéristiques renvoient toutes les unes
aux autres de manière extrèmement cohérente
sur le plan formel, quoique la réalité qu'elles permettent
de décrire soit alors de nature radicalement aporétique
sur le plan humain, social et historique. La première proposition
ontologique que je soulignerai ici concerne le caractère
auto-référentiel et auto-poiétique des systèmes
luhmanniens. Le mode opératoire systémique n'implique
référence à aucune "altérité"
possédant une consistance et une cohérence ontologiques
propres : les systèmes produisent et reproduisent d'eux-mêmes
et en eux-mêmes la césure autour de laquelle ils construisent
leur opposition à tout ce qui se présente dans leur
"environnement", et cet environnement se réduit
aux "informations" que le système doit traiter
pour assurer sa propre reproduction. [note 40] Ces informations
virtuelles sont alors toujours en excès par rapport au degré
de complexité informationnelle que le système est
en mesure de traiter ou de gérer et il est condamné
à "internaliser" une part de son environnement
en accroissant sa propre complexité, ce qui ne lui est possible
qu'en s'engageant dans un procès indéfini de différenciation
interne, qui coïncide avec son "propre" procès
de reproduction. Un système est donc de manière radicale
un procès sans sujet ni fin. Il faut noter déjà
que par delà toute référence à une "métaphysique
du sujet", cette auto-référencialité conférée
aux systèmes par la théorie luhmannienne abolit dans
la description de leur opérationnalité toute référence
à un lieu quelconque de totalisation, interne ou externe:
ainsi, le systémisme se détache-t-il aussi du fonctionnalisme
sociologique, et en particulier du fonctionnalisme parsonnien dont
Lumann s'était partiellement nourri. [note 41] La "vie"
du système est purement processuelle (au sens du processing
informatique), opérationnelle, réactive et intégrative.
Il faut donc aussi noter que la "systémicité"
est, dans son opérativité effective, entièrement
dépendante des technologies communicationnelles et informatiques
qui sont les seules à pouvoir intégrer la multiplicité
des informations en des réponses (ou "choix", ou
"décisions") opérationnelles déterminées.
En sont capables soit les nouvelles technologies du traitement de
la communication et de l'information, soit le "cerveau"
conçu précisément comme un système informatique
(brain et non pas mind). La connaissance dans un cas comme dans
l'autre est "artificielle" puisqu'elle se passe de lieu
de synthèse réflexif, comme dans les théories
de l'intelligence artificielle.
Un deuxième caractère de l'univers systémique
luhmannien est qu'il exclut ou du moins fait entièrement
abstraction de tout lieu ou moment de synthèse subjectif,
et donc de toute reflexivité, à laquelle est substituée
une réactivité informationnelle de type bio-réflexuel.
[note 42] Bien sûr, on trouve encore des individus et des
personnes dans les systèmes, mais ils n'ont aucune part en
tant que tels à leur fonctionnement, ils ne font qu'y errer
ou y naviguer chargés de leurs représentations d'eux-mêmes,
d'autrui et de la réalité, des représentations
qui n'ont plus, vis-à-vis de la réalité systémique,
d'autre valeur qu'obsessionnelle ou phantasmatique puisqu'elles
ne se tissent plus toute ensemble pour former un monde phéménologique
objectif. Et c'est pourtant sur de tels sujets (comme par exemple
sur le "sujet-support" de l'expérience amoureuse,
qui n'est d'ailleurs essentiellement qu'un sujet du discours littéraire)
que Luhmann peut broder toute la richesse descriptive et interprétative
dont son oeuvre abonde. Mais sur le plan proprement conceptuel,
le sujet disparaît de l'univers systémique et avec
lui le sujet collectif qu'est la société avec ses
"objectivations réflexives" et ses "médiations".
La réalité selon Luhmann est radicalement a-symbolique
et non synthétique. Dans la réalisation (le devenir
réel) de l'aliénation systémique disparaît
donc aussi toute dialectique de l'aliénation et de l'émancipation,
avec sa référence centrale au sujet a priori de la
sensibilité et du jugement et son ouverture critique.
On connait bien le reste : l'intégration des théories
de l'information, de la communication, de l'autopoièse et
de la cybernétique dans le cadre conceptuel systémique.
Cela est intéressant puisque cela permet justement à
la théorie de mettre la main, si l'on peut dire, sur les
caractéristiques opérationnelles qui sont formellement
dominantes dans l'extension des mécanismes autorégulateurs
(le marché, etc.) avec laquelle coïncide la globalisation.
Cela me conduit à une dernière remarque concernant
Luhmann: il a intégré dans sa théorie la conception
parsonienne des media régulateurs autour desquels se réalise
de manière non réflexive l'unification et la spécification
des différents champs de la pratique sociale, et par le jeu
desquels s'accomplit également la désocialisation
de ces champs, leur pseudo-naturalisation. Or chez Parsons, c'est
à l'image du medium régulateur qu'est l'argent (qui
représente une réalité bien concrète
dans le fonctionnement et le développement d'une économie
chrématistique comprise comme un sous-système particularisé)
que sont construits, c'est-à-dire en réalité
abstraits, les concepts des média régulateurs universels
qui spécifient et unifient à travers leur circulation
les autres sous-systèmes (ainsi l'"influence" pour
le système politique, etc.). Le sens dans lequel a été
effectuée cette construction par analogie ou par dérivation
n'est évidemment pas indifférent: c'est le monde de
l'économie - de la chrématistique - qui a fourni la
métaphore qui a été reprise dans la représentation
du fonctionnement opérationnel des autres sous-systèmes
sociaux. Or il se trouve que le principe de l'économie chrématistique
est précisément de réguler les relations entre
des "étrangers" (Aristote, mais aussi Simmel, puis
Haesler), telles qu'elles peuvent s'établir en dehors de
la participation à une même structure normative et
en faisant abstraction d'une identité commune. C'est donc
l'hypothèse de la désocialisation radicale des relations
interindividuelles qui a présidé, d'un côté
à l'autonomisation du système économique que
réalise le capitalisme, et de l'autre à l'élaboration
d'une théorie qui non seulement en rend compte, mais veut
la généraliser à la totalité de la vie
sociale, comme le font par exemple la théorie de l'action
rationnelle de Becker, le "cognitivisme", et beaucoup
plus largement l'idéologie néo-libérale. Cela
tourne en rond, mais ce cercle n'est pas vain, il est extrêmement
productif comme le sont toutes les self-fullfilling prophecies des
sciences sociales. On a la même mise à plat de toutes
les structures sociales dans la théorie des systèmes,
mais elle y est encore plus radicale que chez Becker qui doit encore
construire sa théorie autour du postulat "métaphysique"
d'un sujet rationnel dont il refuse de penser le mode de constitution
synthétique, alors que Luhmann fait l'économie d'une
telle présupposition en substituant directement au sujet
calculateur une rationalité systémique impersonnelle
de nature purement informatique, qu'il lui suffit d'investir d'une
exigence opérationnelle interne de "réduction
de la complexité informationnelle". [note 43] Or il
existe effectivement un modèle d'action concret qui obéit
virtuellement à cette seule exigence, c'est celui de la spéculation
boursière, et on sait que cette activité spéculative
et surtout l'unification de son champ d'exercice (par la déréglementation
des marchés financiers et par l'intégration informatique
de toutes les informations et transactions) est maintenant au cœur
de la dynamique de la globalisation. Si nous devions admettre que
telle est, positivement, la réalité en devenir, alors
nous devrions aussi conclure à la disparition effective de
la société dans ce processus, à sa mutation
en système, et par voie de conséquence reconnaître
que la sociologie n'a plus d'objet propre. Et la théorie
de Luhmann serait la dernière théorie qui permette
encore de faire sociologiquement [note 44] le lien entre la réalité
disparue et celle qui est en train d'advenir, parce qu'elle est
encore énoncée depuis le lieu où la société
a fait naufrage en emportant la sociologie avec elle. On sait que
Luhmann a appliqué sa conceptualisation systémique
à de multiples champs de la vie et de l'expérience
sociale, mais la spécificité de ces différents
champs n'est plus fondée dans la théorie elle-même
ni dans le mode d'existence de la réalité qu'elle
décrit (comme c'était encore le cas dans le fonctionnalisme
parsonnien qui a été répudié): avant
qu'elle ne les réduise à de l'information, ces objets
qualitativement différenciés parviennent à
la théorie luhmanienne comme l'écho ou la mémoire
du passé institutionnel et culturel de la société
[note 45], et la reconnaissance que leur consacre encore Luhmann
dans son oeuvre ressemble aux couronnes jetées sur l'océan
au lieu où a sombré le Titanic.
La globalisation correspond ainsi à la diffusion généralisées
aussi bien extensive (suppression des frontières entre les
sociétés) qu'intensive (puisqu'elle pénètre
dans toutes les sphères de la vie sociale et de l'expérience
humaine) des régulations systémique, telles que Luhmann
en a fait la description théorique. Au cœur de l'opérationalité
systémique, on a donc la dissolution "ontologique"
de la régulation symbolique et de toute la dimension synthétique
qui lui correspond, et cela s'enracine dans la dissolution plus
profonde encore de la dimension synthétique de l'expérience
sensible propre à la vie en général, et qui
renvoie elle-même à une intégration fonctionnelle
subjective des rapports des êtres vivants avec le milieu extérieur
(intégration d'un biologisme systémique - Varella,
Maturana, - et même physique - Atlan, Prigogine, Costa de
Beauregard - dans la théorisation luhmanienne). Les modalités
de cette dissolution varient encore en fonction des formes et des
champs institutionnalisés de l'expérience sociale
et existentielle où elle s'applique : dans l'expérience
symbolique en général, il y a suppression de la représentation
dans la communication opérationnelle et informatique; dans
le politique, il y a la dissolution du pouvoir et de l'action politique
réfléchie (la praxis) dans des systèmes et
de procédures de contrôle; dans l'économie,
il y a l'abolition de toute référence à une
structure des besoins et à toute finalité extrinsèque
dans la régulation financière spéculative;
dans la culture, il y a dissolution des formes signifiantes synthétiques
dans des procès médiatiques dominés par une
logique comportementale; dans la connaissance scientifique, il y
a l'abandon de la finalité cognitive au profit d'un principe
d'efficience opérationnelle qui est intégré
dans les programmes de recherche techno-scientifiques, etc..
Cette dissolution laisse toujours un reste ou des résidus,
tout particulièrement au niveau de l'expérience existentielle
des individus et dans les formes construites de l'expression symbolique(les
formes linguistiques et littéraires, artistiques et techniques:
mais ces formes de nature essentiellement expressives et esthétiques
sont déconnectées des procès de régulation
d'ensemble sur lesquels elles n'exercent plus aucune puissance d'intégration
et d'orientation effective). Ces «résidus» tendent
ainsi à être atomisés et éparpillés,
ils perdent leur capacité d'intégration au profit
des fonctionnement systémiques globaux qui assument de plus
en plus directement l'ensemble des fonctions de la reproduction
de la vie sociale (qui perd toute orientation de sens) et de la
communication sociale, qui devient un chatting "insignifiant"
lorsqu'elle ne se confond pas directement avec le milieu ou la matière
première informationnelle de l'opérationalité
systémique). Cette décomposition a été
exprimée, annoncée et publicisée par le courrant
postmoderniste en philosophie et en esthétique (déconstruction,
mort du sujet, etc.). Paradoxalement (puisque la France reste par
ailleurs un des pays ou une des sociétés nationales
qui adhère le plus à son identité nationale,
à son unité étatique et à sa tradition
républicaine), c'est en France que ce courant s'est exprimé
le plus fortement et de la manière la plus cohérente
: Foucault, Deleuze et Guattari, Attali, Maffessoli, etc. et c'est
à ce courant de pensée français que se rattachent
aussi les auteurs italiens qui se sont placés dans la même
mouvance "post-nietzschéenne" : Agamben, Virno,
Negri, etc.). [note 46] Dans le monde anglo-saxon, ce courant postmoderniste
s'exprime plus spécifiquement dans le pragmatisme (Voir Rorty),
dans la philosophie analytique [note 47] et dans leur transposition
anarcho-libérale (Nozik, etc.). L'interpénétration
de la philosophie et de la sociologie est ici attestée par
la spontanéité avec laquelle de nombreux sociologues
ont "embarqué" dans ces mouvances philosophiques
déconstructivistes, analytiques et pragmatistes, pour mouler
sur elles leurs attitudes épistémologiques, méthodologiques
et finalement théoriques.
Pour le moment, ce mouvement d'extension des régulations
systémiques possède encore un caractère politique
dans la mesure où ce que nous appelons la globalisation,
par delà l'idéologie néolibérale qui
postule son caractère spontané, naturel et inévitable,
est encore de toute évidence appuyé - sinon créé
et imposé - par des politiques et des programmes qui ont
pour objectif direct l'élimination de tous les obstacles
politiques et institutionnels - et même culturels - qui se
dressent devant elle et contre elle. C'est d'ailleurs, comme je
l'ai fait ressortir tout à l'heure dans mon commentaire sur
l'AMI, ce caractère encore politique de la globalisation,
en tant que programme, qui laisse subsister l'espoir qu'une autre
politique, anti-systémique, pourra être développée,
et qui, par delà le maintien des réalités sociétales
existantes, viserait l'élargissement de toutes les formes
de solidarité et d'interdépendance qui caractérisent
la vie en société. Je nommerai mondialisation un tel
procès de coordination et d'intégration progressive
des sociétés, où la nature sociale et sociétale
de la vie collective serait reconnue et respectée, mais qui
en renouvellerait nécessairement les formes et les cadres,
comme cela s'est déjà produit à plusieurs reprises
dans l'histoire humaine. Il faut d'abord s'en donner le temps, et
en concevoir non seulement les voies de réalisation, mais
la nature même, en tant que projet d'institution d'un nouvel
oikouméné.
Dans ce paragraphe, je me suis surtout servi du projet de l'AMI
et de la théorie systémique de Luhmann pour saisir,
à travers deux de ses expressions les plus radicales, l'une
pratique, l'autre théorique, quelle est la nature du procès
contemporain de la globalisation. On peut en effet considérer
que leur signification exemplaire offre une chance à l'analyse
qui tente de saisir théoriquement la portée du phénomène,
et le sens qu'aurait l'avenir pour l'humanité qui s'y trouve
engagée. Mais cette compréhension n'a rien d'une prévision
puisque la globalisation reste l'effet d'une politique, celle du
laisser-faire néo-libéral assisté par la politique
de puissance des États-Unis. Cette conjonction n'est pas
inévitable, d'autres politiques peuvent être poursuivies
- ou encore simplement reprises tout en étant nécessairement
rénovées: l'idéal social-démocratique
n'est pas mort ni suranné, même si nombre de ceux qui
ont récemment agi en son nom l'ont dénaturé.
E)
Le maintien de la sociologie
comme discipline critique face à la globalisation.
La mise en lumière du procès de la globalisation impliquant
la mutation de la société en systèmes auto-référentiels
et des rapports sociaux en relations communicationnelles-informatiques-opérationnelles
représente l'objet "global" par excellence d'une
sociologie critique contemporaine [note 48], mais une sociologie
purement descriptive et positive qui se contente de constater le
mouvement dominant de la réalité serait par contre
condamnée à assister passivement, au centre même
de son champ d'observation, à la dissolution de son objet
spécifique, et il lui faudrait, pour rester objective, se
muer elle-même, par une reconversion "paradigmatique",
en analyse systémique, informatique, opérationnelle
ou cybernétique. À moins qu'elle ne se contente d'étudier
au niveau des relations interindividuelles les modalités
de recomposition d'une socialité résiduelle qui ne
ferait plus que survivre dans les pores ou plutôt désormais
dans les mailles du système en n'ayant plus aucune prise
sur son déploiement. N'est-ce pas ce qui est en train d'arriver
pour nombre d'écoles "sociologiques" dont le cordon
ombilical qui les rattache encore à la sociologie classique
et à ses concepts s'étire jusqu'à la rupture?
C'est aussi à l'acceptation résignée d'une
telle rupture que nous invite Habermas lorsqu'il met en opposition
quasi substantielle et en tout cas non dialectique le "monde
de la vie" et le "monde du système" [note
49] tout en reconnaissant comme inexorable la colonisation de l'un
par l'autre. La seule chose que l'on puisse dire ici, c'est que
nous sommes en présence d'un choix qui concerne non seulement
l'avenir de la sociologie, mais l'avenir du monde, et les vraies
difficultés commencent lorsque, ce choix ayant été
fait sur la base de raisons ontologiques et existentielles, la question,
alors essentiellement politique, se posera de savoir quelle peut
être la contribution cognitive et normative de la sociologie
et des autres sciences sociales à la "reconstruction
de la société" au niveau mondial qui est précisément
déjà celui que recouvre en l'unifiant la globalité
techno-systémique. Cela implique que l'on soit aussi parvenu
à endiguer l'expansion quasi-naturelle de l'univers systémique,
une expansion tout azimuts qui résulte d'abord de l'acceptation
de l'autonomisation de la logique opérationnelle qui le caractérise,
et qui a été rendue possible et a été
systématiquement soutenue par la dérégulation
(la "déréglementation") et la désinstitutionnalisation
qui ont été imposées par les politiques néo-libérales.
Le choix en faveur de la société, contre le système,
et l'orientation de l'action collective qui peut en résulter,
sont donc entièrement de nature morale (normative-expressive)
et politique. C'est toujours encore un choix humain, social et historique
de nature collective. Le problème, c'est que les cadres culturels
et politiques de l'action collective doivent maintenant être
réinventés [note 50], puisque ceux de l'État-nation
sont devenus de toute évidence trop étroits et trop
étriqués (ce qui ne veut pas dire qu'il ne puissent
pas être réintégrés dans une structure
politique plus large, comme tente de le faire depuis la fin de la
première guerre mondiale toute la problématique de
l'Organisation des Nations Unies. Mais celle-ci se heurte à
un problème de représentation et donc de légitimité
qui ne tient pas seulement à l'inégalité des
États membres de la "communauté internationale",
mais peut-être surtout à la définition même
des fondements de cette légitimité. La civilisation
occidentale, qui a produit le modèle, n'est plus seule au
monde.
F)
L'engagement pour la mondialisation sociétale
(plutôt que pour une société mondialisée
fortement intégrée
ou encore un "État mondial homogène" - F.
Fukuyama)
comme projet d'une sociologie critique contemporaine. [note 51]
Le problème qui vient d'être évoqué est
un problème qui est posé à l'action sociale
(au sens totalisant de la praxis sociétale) et que la sociologie
pourrait éclairer, et une des dimensions les plus ardues
de ce problème réside dans la conception et la définition
des cadres sociaux structurels et identitaires d'une société
mondialisée, étant entendu que ces cadres ne peuvent
plus coïncider essentiellement avec ceux des États-nations,
ni même éventuellement avec le cadre moderne classique
des relations internationales. En effet, les problèmes auxquels
doit répondre cette restructuration sociétale ne sont
pas tous de même nature, et souvent ils ne se laissent guère
territorialiser - puisqu'ils résultent précisément
de processus de diffusion systémiques qui - comme c'est le
cas dans le déploiement des technologies, des formes de la
communication médiatique et de la logique chrématistique
de l'économie - n'assument eux-mêmes aucune exigence
de synthèse, que ce soit sur le plan fonctionnel ou encore
sur le plan de l'intégration symbolique et identitaire. Mais
l'aspect le plus difficile sera sans doute lié à la
définition des fins, qui renvoie elle-même à
celle de la constitution de l'identité collective et de la
solidarité qu'elle implique. [note 52] Ce problème
n'est peut-être pas très aigu au niveau infra-étatique
puisque nous sommes habitués depuis un certain temps à
reconnaître la participation de regroupements identitaires
particuliers à la vie politique nationale, mais il se pose
de manière plus radicale au niveau transnational et supranational.
On se contente alors souvent d'appeler au renforcement de la "société
civile", mais ce concept perd tous son sens s'il ne s'articule
pas à une société politique qui soit elle aussi
organisée au même niveau - et c'est là précisément
que le procès de la globalisation fait apparaître un
gigantesque déficit politique, que la création de
l'Organisation des Nations Unies n'a pas permis de combler et qu'il
ne pouvait précisément pas combler en s'appuyant encore
exclusivement sur les sujets du droit international que sont les
États.
On a donc plutôt assisté à la formation d'une
nouvelle "impérialité" au niveau mondial,
fondée sur la puissance de fait et non sur un ordre juridico-politique
réfléchi, et qui consiste dans le couplage d'une puissance
géo-politique dominante (il s'agit des États-Unis,
évidemment) avec la puissance expansive des logiques systémiques
auto-référentielles (en économie, dans le développement
et la mise en oeuvre des technologies, dans les systèmes
d'information et de communication qui submergent et dissolvent les
cultures synthétiques). [note 53] Dans cette situation, les
discours sur le renforcement de la société civile
masquent le fait que cette nouvelle forme de domination s'exerce
précisément directement dans et sur la "société
civile", et ils escamotent l'exigence de la constitution de
nouvelles modalités participatives à des instances
ou institutions politiques au niveau mondial, y compris le problème
crucial de la reconnaissance des identités collectives qui
seraient appelées à y être représentées
légitimement, et celui des formes de cette reconnaissance
et des modalités de cette participation. Par ailleurs le
fonctionnement en réseaux de la "société
civile" accentue la tendance à la privatisation et à
la particularisation de toute les exigences de valeurs, de normativité
et d'identité qui s'y expriment, et fait au moins indirectement
le jeu du système en lui permettant de s'imposer comme l'unique
instance d'intégration où l'exigence de l'universel
parvient encore à s'affirmer, mais seulement sous la forme
dégradée de l'immédiate généralité,
puisque l'espace dans lequel se déploie le système
est précisément celui de la "société
civile", et il parvient à la dominer quasi souverainement
lorsqu'elle se trouve affranchie de tout contrôle et de toute
forme d'intégration politiques. A défaut de se convertir
en mouvements politiques, et lorsqu'ils ne se transforment pas en
ghettos protectifs de n'importe quels particularismes [note 54],
les organismes qui participent à la vie de la société
civile tendent donc naturellement à se transformer en organisations
de type technocratique qui se consacrent à la gestion de
toutes sortes de problèmes particuliers, sans pouvoir agir
directement sur les conditions structurelles-systémiques
qui produisent continuellement ces problèmes en les amplifiant
(dans le domaine écologique, dans celui de la justice sociale,
dans celui de la culture et de l'éducation, par exemple).
La simple énumération de toutes les difficultés
qui sont inhérentes à une reconstitution de la société
ou des cadres d'une vie sociétale significative et cohérente
au niveau mondial montre l'ampleur des tâches qui s'offrent
à une sociologie qui s'engagerait de manière critique
et prospective pour répondre à l'effet dissolvant
de la globalisation systémique, et c'est seulement le refus
d'un tel engagement qui peut la mettre sur la voie de sa disparition.
Il est vain d'imaginer l'avenir si son invention imaginaire ne répond
pas aux problèmes qui se posent ici et maintenant: à
défaut, il n'y a que rêverie. Or l'exigence d'une mondialisation
sociétale répond justement aux problèmes posés
par la globalisation systémique, et ces problèmes
ne sont communs à l'humanité que dans la mesure où
ils portent sur les conditions mêmes de la perpétuation
de la vie socio-symbolique dans l'horizon d'un monde commun, et
ils touchent aux deux dimensions qui participent de l'existence
spécifiquement humaine: symbolique et identitaire d'un côté,
bio-fonctionnelle de l'autre, et qui sont liées ontologiquement
entre elles sous le mode de la solidarité sociétale.
Ces problèmes sont donc eux aussi de deux ordres: il y a
ceux qui tiennent dans les effets destructeurs que le déploiement
incontrôlé des procès systémiques a sur
les conditions fonctionnelles et environnementales de la vie humaine
et de la vie en général sur la terre: en un mot sur
la biosphère; il y a ensuite ceux qui portent directement
sur la constitution symbolique et identitaire de la solidarité
sociale dont le systémisme dénie opérationnellement
la valeur ontologique et l'existence même. Et le problème
le plus crucial est alors celui de la manière dont peut être
assuré, dans une praxis effective, le lien entre ces deux
dimensions: il est donc celui des formes que peut prendre cette
praxis au niveau mondial.
Dans sa première dimension, le problème de la survie
"écologique" a une portée inconditionnelle
et universelle, et comme il résulte de la domination universelle
qui découle de l'autonomisation des mécanismes systémiques
auto-référentiels, il peut se résumer dans
la reconnaissance universelle d'une obligation de contrôle.
La main invisible ayant révélé qu'elle n'est
pas de nature providentielle et donc "divine", mais qu'elle
a une portée destructrice et "diabolique", il s'agit
de la détacher radicalement de son mythe justificateur pour
la rattacher et l'assujettir à un ordre humain volontaire
et réfléchi, ce qui signifie simplement un ordre politique.
Et cet ordre politique doit lui-même être universel
(c'est-à-dire mondial) dans la mesure où la volonté
commune qui s'y constitue ou institue a pour objet et mandat cette
mise sous contrôle de l'opérationalisation systémique
de l'économie. Cela signifie qu'il faut reconstruire une
économie à caractère normatif et intégrateur
au niveau mondial, entendue de nouveau au sens d'une oikonomia,
en lieu et place de la réification de la logique chrématistique
avec laquelle coïncide la globalisation, et que cela doit s'appliquer
également au contrôle des développements technologiques
et communicationnels-médiatiques, qu'il s'agit impérativement
d'intégrer dans une stratégie non de mise en marché,
mais de développement humain et culturel. Cela signifie qu'il
faut refinaliser les technologies et les média.
Cette forme politique universalisée ou mondialisée
qu'il s'agit d'instituer ne devrait donc obligatoirement répondre
qu'à cet ordre d'exigences qui est lui aussi universel. Pour
assurer sa légitimation, ce nouveau pouvoir de niveau mondial
devrait intégrer dans ses conditions de formation et d'exercice
les idéaux de la libre discussion et de la communication
sans entraves que Habermas avait reconnues au fondement de la constitution
du "monde de la vie" [note 55], mais il y aurait alors
deux différences majeures relativement au modèle habermassien:
d'une part elles concerneraient la constitution du monde commun
public et politique qui doit prendre la place du monde purement
environnemental du système, et de l'autre, ce ne sont pas
les interactions entre des sujets individuels qu'elle aurait à
régir de manière "transcendantale": elle
définirait plutôt la forme que doivent prendre les
rapports entre des corps sociaux déjà constitués
s'ils veulent participer à la constitution politique d'un
monde commun au niveau mondial. [note 56] Les manières dont
cette instance politique mondiale pourrait être créée
sont diverses, mais la plus simple et la plus réaliste -
admettant que son autorité soit limitée au champ qui
vient d'être désigné - est de poursuivre la
mise en place d'une instance de pouvoir effective et représentative
dans le cadre historique déjà existant des Nations
Unies, à condition qu'il échappe à l'hégémonie
de certains États qui, de plus, sont directement engagés
dans l'imposition de la logique systémique comme mode d'expansion
de leur puissance propre. En un mot, il s'agirait de convertir l'"Organisation"
des Nations Unies en une "Institution" mondiale, c'est-à-dire
de réaliser ce qui était visé de manière
idéaliste à l'origine de leur fondation, mais qui
n'a guère été fait au niveau de la Realpolitik
qui s'est imposée dans le contexte de la Guerre froide, et
encore moins depuis qu'elle a pris fin suite à l'effondrement
de l'Union soviétique. Mais la condition de cette transformation
de l'ONU en une véritable instance politique mondiale est
l'autolimitation de sa constitution identitaire et représentative
et de sa compétence politique aux champs des problèmes
que l'ensemble de l'humanité affronte réellement.
La nature de ces problèmes n'impose aucunement que soient
repris les principes de l'unicité du pouvoir et de la souveraineté
dont la reconnaissance avait coïncidé avec l'affirmation
de l'État-nation. La société mondiale qui en
résulterait conserverait donc la forme d'une association
entre plusieurs communautés identitaires, mais à la
différence des associations privées, elle aurait un
caractère irrévocable puisque la participation à
sa vie conditionnerait l'interreconnaissance des communautés
instituées qui en seraient membres.
Le second ordre de problèmes concerne l'effet dissolvant
de la globalisation sur la constitution symbolique-identitaire des
communautés sociales, et en particulier sociétales,
tant au niveau culturel que politique. Ce problème est lui
aussi général puisqu'il possède un caractère
formel, mais à la différence de celui qui se pose
dans l'ordre écologique, il n'est vécu que de manière
particulière et diverse puisque les formes synthétiques
de référence symbolique à travers lesquelles
s'est développée la vie sociale ont toutes été
jusqu'ici également particulières, diverses et contingentes,
et que ce sont elles - et non la liberté abstraite des individus,
par exemple - qui se trouvent menacées par le procès
de globalisation. La mondialisation qui veut lui répondre
doit donc elle aussi être fondée sur la reconnaissance
de cette constitution historique plurielle des formes sociétales
d'intégration normative et identitaire qui sont appelées
à y participer, et elle ne peut que prendre la forme de la
construction d'un Universum intégrant des altérités
qui y possèdent et conservent leur autonomie. En contrepartie,
ces entités sociétales particularisées devraient
être comprises comme des microcosmes participant à
la constitution d'une même harmonie d'ensemble (Cosmos), et
aucune ne saurait donc prétendre dominer l'ensemble, ni conférer
directement une valeur d'universalité à ses propres
caractères spécifiques. La formation d'une structure
sociétale mondiale devrait donc comporter au minimum la reconnaissance
de deux niveaux d'intégration totalisante, mais qui ne se
recouperaient pas dans la mesure où l'autorité qui
leur reviendrait ne porterait pas sur les mêmes dimensions
de l'agir collectif ou sur la régulation des mêmes
problèmes, et que dans son champ propre, celui des conditions
écologiques de la vie humaine sur terre, la première
devrait y avoir préséance sur la seconde.
Le troisième niveau de problèmes impliqué
par la mondialisation est celui des conditions et des formes de
la participation des sociétés particulières
à la formation des instances régulatrices mondiales.
Ce problème inclut celui de la définition et de la
reconnaissance des entités participantes. Je me contenterai
ici de quelques remarques qui peuvent baliser la réflexion.
En ce qui concerne la constitution même d'un pouvoir mondial
dont la compétence serait limitée comme je l'ai dit,
il n'y a aucune raison de l'envisager sous une forme monolithique.
Déjà dans de nombreux États nationaux a été
reconnu un large degré de séparation des pouvoirs
législatifs, exécutifs et judiciaires, dont les modalités
et procédures de constitutions peuvent différer. [note
57] Par ailleurs, de nombreux États connaissent aussi, souvent
pour des raisons historiques, une division du pouvoir législatif
entre une "chambre basse" et une "chambre haute",
entre une Assemblée" et un "Sénat",
etc. dont les composantes ne répondent pas aux mêmes
principes de représentation. De même, l'AMI avait imaginé
soumettre les États, pour le règlement de leurs litiges
avec les investisseurs, à une "cour suprême"
formée exclusivement par des représentants des milieux
économiques dominants. Après que la "communauté
mondiale" soit passée tout près de se voir imposer
une telle instance ultime de régulation, on ne devrait pas
exagérer la difficulté d'en créer de plus pertinentes:
il doit être possible d'imaginer autre chose, qui réponde
mieux au concept de la justice et soit aussi mieux inscrit dans
la réalité historique! Il s'agit là de questions
pratiques (au sens fort), qui soulèveront des controverses
et attiseront des antagonismes, mais dont la solution peut néanmoins
être éclairée par quelques principes ou être
inspirée par quelques modèles. L'essentiel de ce que
je voudrais dire ici , c'est que ces principes et ces modèles
ne pourront pas tous être déduits ou dérivés
de l'expérience de la modernité et de la philosophie
universaliste qui l'a inspirée, et ceci justement parce que
c'est elle qui a conduit en fin de compte (ou en fin de course)
à l'aporie systémique. L'expérience faite de
cette crise, de cette limite ou de cette aporie [note 58] doit elle
aussi être reconnue dans sa portée critique. Je conclurai
en essayant d'énoncer déjà quelques-uns de
ces principes ou de ces modèles auxquels pourrait obéir
ou dont pourrait s'inspirer la formation d'une forme d'autorité
mondiale respectueuse de la diversité des sociétés,
de leurs traditions et des courants civilisationnels qui constituent
encore l'humanité réellement existante.
La première remarque est que la création d'instances
politiques mondiales (et pas seulement internationales) ne correspondrait
pas à la création d'un État universel, mais
plutôt à l'établissement d'une "impérialité
mondialisée", si l'on reconnaît que la particularité
des empires a été, dans le passé, d'intégrer
en leur sein ou sous leur domination une pluralité d'entités
politiques, culturelles et identitaires qui conservaient, dans leur
subordination, un plus ou moins large degré d'autonomie,
une capacité plus ou moins grande d'autorégulation
et d'intégration normative particulière, et qui restaient
capables par conséquent de cultiver leurs propres traditions
et de maintenir au moins partiellement leurs propres formes et structures
internes d'autorité. [note 59] L'établissement d'une
sorte d'impérialité mondiale, exerçant de manière
limitée une domination mondiale au nom de la survie de l'humanité
paraît maintenant nécessaire pour répondre à
la logique menaçante du système. Mais encore faut-il
qu'elle soit désirable ou du moins acceptable pour les entités
collectives actuelles et leurs populations, et ceci tant dans ses
modalités de formation que dans les formes d'exercice de
son pouvoir. Les États-Unis sont actuellement les seuls prétendants
à une telle impérialité, mais leur prétention
est totalement inadéquate puisque leur puissance tend à
se confondre avec celle qui est à l’œuvre dans
l'extension indéfinie du système. S'en remettre à
leur puissance, c'est demander au loup d'être le gardien de
la bergerie. Une autre prétention pourrait venir de la Chine
dans un avenir prévisible, mais rien n'indique qu'elle soit
humainement plus valable et puisse être mieux reçue
par la "communauté internationale". Le principe
directeur devrait donc être que le pouvoir qui appartiendra
à l'impérialité mondiale n'émane directement
de l'expansion d'aucune puissance particulière, mais qu'il
résulte des délégations et concessions faites
au cours de sa formation par toutes les puissances établies,
et ceci devrait être justement en proportion de la puissance
qu'elles détiennent déjà et sont susceptibles
d'exercer autours d'elles comme un arbitraire. Je pense ici par
exemple au pouvoir arbitraire, peu acceptable à long terme,
qui est reconnu au Conseil de Sécurité des Nations
Unies, relativement à l'Assemblée générale
et à d'autres agences spécialisées qui en dépendent.
Un autre principe régulateur devrait découler de
la reconnaissance du fait que toutes les "sociétés"
(au sens réaliste qui est donné ici à ce terme
et qui recoupe la pluralité des formes sociétales
auxquelles il s'applique, et pas seulement à celle de l'État-nation),
reposent dans leur constitution identitaire sur l'interprétation
qu'elles font de leur propre tradition, c'est-à-dire sur
leur capacité à la prolonger ou même à
s'en créer une. Il n'y a pas de communalité sans enracinement
dans une durée propre, que celle-ci soit réelle ou
imaginaire (et toute durée collective est toujours en même
temps l'une et l'autre, elle comporte toujours un aspect "historique"
et un aspect "mythique" puisque toute "histoire"
doit placer un moment fondateur substantiel au début de sa
narration, cette dernière fût-elle ensuite purement
descriptive). Ceci me paraît aller de soi sociologiquement,
mais n'est pas du tout évident idéologiquement. Et
c'est aussi valable - mais alors seulement entre autres - en ce
qui concerne la spécificité des sociétés
occidentales. Pour elles, la lutte contre la tradition est devenue
leur propre tradition spécifique, fondatrice de leur identité
proprement moderne, mais cette tradition de la modernité
et la légitimité qui en découle n'est pas partagée
par l'ensemble de l'humanité. La tradition commune aux sociétés
occidentales doit donc aussi maintenant entrer en dialogue avec
d'autres, elle ne s'impose pas légitimement à toutes
les autres traditions comme une condition de leur appartenance à
l'humanité ou de leur inclusion dans l'humanité contemporaine.
D'ailleurs la tradition de l'Occident remonte bien au-delà
des Temps Modernes, elle a ses racines (continuellement revivifiées
et "revisitées", réinterprétées
et réassumées) dans l'Antiquité gréco-romaine
et le judaïsme, qui ne furent pas eux-mêmes sans rapport
formateurs avec les anciens "Empires orientaux" d'Égypte,
de Mésopotamie et de Perse, et même, à travers
eux, avec le monde Hindou. Le Moyen-Age chrétien fut aussi
fécondé par le pensée élaborée
par les Arabes au contact de l'héritage grec. Et il n'y a
pas de raison d'exclure ici la participation du monde tribal germanique
dans sa formation. Ainsi l'Occident a (lui aussi!) intégré
dans sa constitution identitaire des "moments historiques"
multiples, comme l'Antiquité, le Moyen-Age et la Renaissance,
et leur apport ne se réduit aucunement à la contribution
qu'ils ont pu apporter à l'"invention de la modernité".
L'histoire religieuse en témoigne, comme le font aussi l'humanisme
puis le romantisme. Il ne s'agit pas ici seulement de reconnaître
des "dettes", mais d'abord de voir qu'à travers
le prisme de cet héritage multiple, l'Occident est toujours
resté en contact intime avec d'autres "origines"
et d'autres richesses civilisationnelles que celles qu'il a retrospectivement
associées à la seule modernité, et dont il
s'est dogmatiquement attribué l'exclusivité en même
temps qu'il proclamait leur valeur universelle pour s'attribuer
en leur nom un droit d'aînesse et un droit de domination sur
l'ensemble de l'humanité, associés à la monopolisation
de son historicité. Ce sont, au niveau de leurs formes, ces
origines multiples qu'il peut maintenant partager avec les autre
sociétés humaines qui sont appelées comme lui
à s'engager dans la construction d'un univers sociétal
commun (encore une fois un Universum) dans lequel pourrait être
reconnu aussi le partage d'une même tradition humaine qui
s'est déployée dans des voies diverses, idiosyncratiques,
mais qui peut et doit maintenant être réappropriée
de manière commune sans exclure la diversité des formes
de cette réappropriation.
Cela implique donc que soit revue de manière critique la
manière - ultimement aporétique - dont la modernité
occidentale s'est non seulement construite à travers une
lutte contre la tradition, mais en a conclu au dépassement
en quelque sorte substantiel de tout ancrage traditionnel, même
réinterprété de manière critique et
donc réassumé à travers cette critique. Cela
a coïncidé avec l'idée d'une re-création
ex-nihilo de l'ordre sociétal, à partir de purs principes
formels et abstraits qui tous se rattachaient à l'affirmation
de la souveraineté de la Raison. Mais cette raison est immatérielle
et non substantielle, et si elle a pu se remplir, au début,
d'un contenu religieux qu'elle se contentait d'épurer en
le renforçant ou le condensant, elle s'était dès
l'origine condamnée à ne pouvoir trouver finalement
en soi d'autres "raisons d'agir" que celle qui renvoyait
à l'arbitraire de l'individu libre de toute attache sociale,
normative et identitaire, et dont le seul contenu commun - lié
à l'impulsivité du désir - à été
recueilli dans le concept d'utilité dans lequel il trouvait
son plus petit commun dénominateur social.
Cela m'amène à l'énoncé d'un deuxième
principe. Puisqu'il y a nécessairement délégation
d'un pouvoir ou d'une autorité sociétale - et des
formes de légitimation qui leur correspondent - dans la constitution
d'un pouvoir ou d'une autorité mondiale, aussi délimitée
soit-elle, aucune société participant à sa
constitution ne peut prétendre en y adhérant conserver
l'intégralité de sa tradition, de ses institutions,
de ses principes de légitimation et même de ses valeurs.
La constitution d'un ordre commun implique toujours un sacrifice.
La participation à la mondialisation exige donc de chaque
tradition sociétale ou civilisationnelle un retour critique
sur elle-même, et l'acceptation d'une confrontation ouverte
avec les autres en vue d'une reconnaissance mutuelle. On pourrait
appeler cela l'exigence de faire preuve de "bonne volonté"!
Cet effort de bonne volonté ne conduit pas nécessairement
à l'abandon des valeurs particulières auxquelles une
société a attaché son identité, mais
au moins à un effort d'interprétation herméneutique
(de métaphorisation et de traduction) qui permette d'en assouplir
les expressions pratiques de manière à les rendre
au moins virtuellement compatibles avec les pratiques issues d'autres
traditions et qui sont appelées à cohabiter dans un
monde commun concret. Ce que chaque tradition civilisationnelle
participante doit ainsi abandonner, c'est la prétention non
de détenir un système de valeurs universellement valable,
mais le modèle exclusif de leur codification en normes positives.
Les valeurs doivent donc être comprises pour ce qu'elles sont
: des sources d'inspiration, et rien n'empêche alors que soit
non seulement reconnue mais aussi pratiquée au niveau mondial
la pluralité des références qui sont faites
à de telles sources, de manière en quelque sorte polyphonique.
Je ne crois pas qu'un tel principe corresponde seulement à
une valeur occidentale: toutes les civilisations ont connu de l'intérieur
des moments de résistance critique à l'"intégrisme",
et ces moments ont souvent coïncidé avec leurs périodes
de plus grande richesse et de plus grand rayonnement. L'Occident
a produit sa part d'intégrismes (qu'ils soient religieux
ou rationnalistes), on le sait assez, et la manière dont
s'impose maintenant idéologiquement la globalisation économique
et systémique n'en représente que le dernier exemple,
mais non le moindre. Mais l'Occident a aussi produit un humanisme
qui était le contraire de l'intégrisme, et il n'est
pas le seul a l'avoir fait. C'est donc dans leur humanisme que les
sociétés et les traditions peuvent se reconnaître
et se rejoindre. Car s'il y a un humanisme occidental, il y a aussi
des humanismes hindous, chinois, islamiques, africains et amérindiens,
et ils ont toujours su se reconnaître lorsqu'ils se rencontraient
- même si c'était dans les pires des conditions (je
pense à Bartalomeo de Las Casas, auquel ont répondu
des voix amérindiennes). Malheureusement, dans l'Occident
dominant le monde, des voix philosophiques importantes ont voulu
répudier radicalement tout humanisme, et le moins qu'on puisse
dire c'est qu'elles l'ont fait à contre-temps (unzeitmässig),
ou encore comme le dit la traduction française du titre de
Nietzsche, de manière "intempestive". Mais le Temps
auquel elles s'adressaient n'était pas le bon : c'était
le temps de la "bourgeoisie" - qui avait déjà
"fait son temps" ou qui du moins l'avait entièrement
escompté dans l'avènement du capitalisme - et non
celui de la durée de l'humanité. Et c'est ce temps
qui est notre Temps maintenant.
C'est déjà beaucoup plus qu'il n'en fallait dire
ici en réponse à la question, et tout ce que cet excès
veut finalement exprimer, c'est qu'il existe des voies pour aller
vers une mondialisation sociétale représentant une
alternative à la globalisation systémique. Ces voies
sont d'abord politiques et elles peuvent être explorées
quand bien même leur aboutissement reste incertain et largement
imprévisible. On ne pouvait prédire ce que deviendrait
l'État-nation lorsque sa construction a commencé entre
le XIIe et le XIVe siècles en France et en Angleterre et,
entre le XIVe et le XVIe siècle, ce sont des doctrines politiques
et juridiques qui ont largement contribué à lui donner
une forme cohérente. Le dialogue des sociétés,
et par-dessus lui le dialogue des civilisations, peut permettre
maintenant de créer une alternative à leur disparition,
et aussi une alternative à leur guerre (Huntington), bien
qu'en cours de chemin le risque de guerre ne puisse être exclu.
La reconnaissance de ce risque est aussi une reconnaissance de la
pluralité humaine qu'il s'agit de sauvegarder dans la recherche
de l'édification d'un monde commun. Exclure a priori guerres
et conflits, c'est priver l'autre de son humanité propre,
et rejeter toutes les expressions de son altérité
dans l'exclusion, comme le fait l'actuelle rhétorique de
la lutte prophylactique contre le "terrorisme" et contre
l'"axe du mal" des "États voyous". Accepter
cette perspective, c'est consentir à la domination totale
d'un autre Empire global, qui ne règnera pas sur des sociétés,
mais sur la "multitude" atomisée et indifférente.
[note 60]
Il appartient à la sociologie, en dialogue avec les autres
sciences humaines, de réfléchir sur ces questions
en cherchant à leur donner une formulation claire, cohérente
et réaliste, et non d'en décider au nom de la science!
Il s'agit d'éclairer des choix et des actions collectives,
et non de procéder à une gestion technocratique du
monde, qui serait complémentaire du système et finirait
par s'y intégrer. Mais la place de la sociologie parmi les
sciences sociales qui se sont spécialisées dans l'étude
des différents domaines et des différentes formes
de la pratique sociale reste singulière : il lui appartient
de faire la synthèse de leurs résultats du point de
vue synthétique de la société qui est le sien,
et c'est donc dans la praxis qu'elle se trouve engagée pour
l'éclairer.
Notes :
http://classiques.uqac.ca/contemporains/freitag_michel/la_societe/la_societe_texte_notes.html
Note 1 Mais l'épistémologie n'a-t-elle pas alors
fait hara kiri avec Kuhn, malgré le bouche-à-bouche
pratiqué par le strong programm dans sa tentative de réanimation?
Mais s'il n'y a plus de "science" mais seulement des "programmes
de recherche", que reste-t-il comme fondement de la visée
d'unité et de cohésion objective et méthodologique
des disciplines, c'est-à-dire de leur prétention synthétique?
Il faut admettre que si l'on est véritablement post-kuhnien,
toutes les questions soulevées ici ne se posent plus, et
pas seulement pour la sociologie. À moins qu'il n'appartienne
alors justement à la sociologie de se ressaisir globalement
du problème de la connaissance et de la scientificité,
dans sa dimension non seulement empirique mais normative, dans sa
dimension non seulement cognitive, mais praxique et historique!
Note 2 On peut déjà remarquer que dans toutes ces
expressions, le sens du mot social s'est objectivé par rapport
à l'ancienne acception présociologique du terme qui
désignait d'abord une propension individuelle à cultiver
la "vie sociale" et la "socialité", la
fréquentation d'autrui, notamment dans la "bonne société".
Note 3 Cependant, la société moderne ne s'est jamais
limitée à cette forme de l'État-nation, ni
à une collection d'États-nations. Certains de ses
aspects essentiels, comme la science moderne (analytico-déductive
et empirique), la culture moderne (humaniste), l'économie
moderne (chrématistique et capitaliste), l'idéologie
moderne (individualiste et rationaliste), sans parler des relations
internationales, dépassaient ou transcendaient largement
le cadre des États-nations, qui ne représentaient
par conséquent pas l'instance ultime de totalisation sociétale
caractéristique de la modernité. On parlera alors
de civilisation moderne, mais les concepts de société
et de civilisation ne désignent pas des réalités
substantiellement différentes ou distinctes, mais plutôt
des dimensions complémentaires d'une réalité
qui est en même temps auto-centrée et diffuse ou expansive.
Note 4 On devrait admettre qu'à défaut, la sociologie
- comme toutes les sciences sociales - n'aurait jamais eu d'objet.
Les scientifiques pensent d'ailleurs ainsi, et nous ne pouvons donc
pas discuter avec eux en sociologues sur la spécificité
de l'objet de la sociologie (alors qu'un physicien peut discuter
avec un chimiste sans renoncer ni à son objet ni à
son identité disciplinaire). Et comme le problème
de cette identité nous est ici expressément posé,
il faudra aussi introduire dans notre réponse une interrogation
sur la nature "ontologique" de notre objet, en autant
que nous pensions qu'il existe, voire seulement qu'il a existé,
comme objet effectif d'une connaissance possible et pas seulement
comme une construction langagière ou méthodologique.
Le problème de l'autoconstruction objective de la société
et du social devra donc aussi être abordé dans une
perspective ontologique (et pas seulement être inclus dans
le champ d'une épistémologie critique comme le font
aussi bien le déconstructivisme que le constructivisme),
ce que permet justement de faire une ontologie dialectique et non
pas substantialiste.
Note 5 Le concept sociologique de société a eu des
concurrents, notamment dans la perspective heuristique qui était
celle des humanités que les sciences sociales ont prétendu
détrôner. L'on peut penser ici d'abord au concept de
civilisation. Le concept de culture lui a également fait
concurrence, en particulier sous l'influence de l'anthropologie
culturelle et la portée objective qu'il a acquise dans le
monde anglo-saxon. On peut également rendre compte de ces
différentes approches en termes sociologiques.
Note 6 Cela soulève un problème tout à fait
général auquel il faudra répondre: comment
fixer les limites historiques, territoriales et formelles d'une
société? Faut-il le faire (en identifiant par exemple
le concept de société et celui de "formation
sociale") pour valider un concept réaliste de société?
Quelle est la pertinence de la continuité historique (la
continuité de quoi et en quoi, sous quels aspects), relativement
à quel type de rupture ou de mutation, et à quelle
modalité de l'altérité et de l'extériorité
sociétales? Ainsi la "société grecque"
englobe des réalités aussi différentes que
la société athénienne (oi Athenaioi, voir plus
bas), la société spartiate et la société
macédonienne, ou encore la Grèce d'Homère et
celle de Périclès, celle de l'Attique classique et
celle des villes de l'Asie mineure (la Grèce de Thalès
et de la plupart des Pré-socratiques). Quand y entre-t-on,
où en sort-on? Inversement: où et quand commence vraiment
l'État-nation, et quelles sont maintenant les "sociétés"
qui en possèdent effectivement la forme? On connaît
les problèmes qui se posent actuellement en référence
à cette question, alors que le droit international a généralisé
le modèle de l'État-nation comme forme de la reconnaisance
des sujets politiques collectifs et de représentation des
populations. L'opposition manichéenne entre les États
et leurs sociétés civiles est loin de répondre
à la question, puisqu'elle ne pense plus les conditions de
constitution de la sphère "civile" en "société",
la capacité propre aux phénomènes qu'elle rattache
à cette sphère à former encore une société,
que ce soit dans le cadre des États politiques ou de manière
cosmopolite. Cette question devra être reprise dans le cadre
de la discussion concernant la nature et la signification de la
"globalisation".
Note 7 Ceci pour anticiper sur la question portant sur l'unité
paradigmatique de la sociologie à laquelle devrait se mesurer
la prétention de la sociologie à la scientificité
: cette prétention est-elle cognitivement adéquate,
ou n'est-elle pas seulement un symptôme de son engagement
idéologique spécifiquement moderne? Encore faut-il
voir alors que cette prétention à la scientificité
a déjà largement été abandonnée,
subvertie et dépassée au profit d'un engagement de
toutes les sciences sociales vers l'opérativité pragmatique,
en tant que technologies de gestion et de contrôle du "social".
La seule "science humaine" reste alors celle de l'économie,
puisqu'elle fixe normativement et dogmatiquement les seules règles
du jeu à prétention "universelle" auxquelles
tous les rapports sociaux devraient se soumettre ou s'adapter, comme
s'il s'agissait d'une réalité ou d'une contrainte
purement naturelle. La seule science humaine serait alors précisément
une science de l'inhumain!
Note 8 Toute doctrine n'est pas nécessairement dogmatique,
toute la philosophie est là pour le démontrer. Et
ici aussi la sociologie s'inscrit, comme cela avait déjà
été le cas pour la physique moderne depuis Galilée
et Newton, dans le champ philosophique pour l'interpeller et le
renouveler et non pour l'abolir, comme l'ont fait ensuite aussi
la psychanalyse et la linguistique moderne, et on devrait ajouter
maintenant tout un courant de la biologie et de la psychologie.
Note 9 Dans les sociétés modernes, cette unité
de référence normative-expressive et identitaire (donc
"idéologique" et justificative) est reprise à
l'intérieur de chaque dimension institutionnelle sous la
forme de la spécification des "principes universalistes"
qui servent de références régulatives idéales
aux divers procès spécifiques de leur reconstruction
réfléchie et systématique : dans le droit,
dans la reconstruction du pouvoir et de sa légitimité,
dans la science et dans la culture humaniste, dans l'économie,
etc. Le concept réaliste de la société, qui
comporte la reconnaissance de son unité objective en soi,
n'est donc pas tant "holiste" que structuraliste et fonctionnaliste
puisque le rapport des parties au tout n'y est pas posé comme
immédiatement substantiel ou immédiatement expressif,
mais qu'il passe par la médiation de représentations
idéales et justificatives qui restent confrontées
réflexivement entre elles à l'intérieur d'une
réflexion philosophique à caractère "idéaliste"
(comme celle des Lumières), et que le moment de synthèse
y reste expressément normatif et réflexif. Les sociétés
véritablement "holistes" ne se pensent pas comme
sociétés, le principe ontologique de leur unité
ne leur appartient pas. C'est pourquoi aussi il est malvenu de qualifier
d'"holistiques» les conceptions réalistes de la
société qui s'opposent soit à l'individualisme
méthodologique ou ontologique (psychologique), soit aux diverses
versions du formalisme ou d'un pur instrumentalisme (qui ne s'interroge
plus sur le sujet de cette instrumentation).
Note 10 C'est la modernité qui a distingué (reformulant
une distinction déjà faite par les Grecs) et idéologiquement-pratiquement
séparé dans son projet de reconstruction politique
de l'ensemble de l'ordre social les "pratiques sociales"
et la "praxis sociétale", c'est-à-dire les
pratiques instituées et les pratiques instituantes, pour
les rattacher respectivement aux sphères de la société
civile et de l'État. Mais, comme dans la distinction spinozienne
de la natura naturata et de la natura naturans, ces deux dimensions
ne sont pas nécessairement séparées en soi.
Dans les "sociétés de culture", le moment
de l'institutionnalisation reste intérieur aux pratiques
instituées qui participent directement à l'accomplissement
de l'auroréflexivité diffuse qui caractérise
l'ensemble du procès de reproduction sociétal. Le
niveau sociétal ne se différencie donc pas ici du
niveau simplement social. Mais dans ce cas, les pratiques particulières
se resaisissent déjà elles-mêmes, en leur sens
et leur participation à la vie de la totalité, sous
l'autorité légitimante des récits mythiques
ou religieux fondateurs.
Note 11 Ainsi, l'économie politique classique se présente
comme la découverte des principes normatifs qui régissent
une chrématistique universelle qui rejette la subordination
de l'oikonomia médiévale et aristotélicienne
à la recherche d'un équilibre harmonieux impliquant
une référence à des normes et régulations
sociales toujours particularisées de manière concrète
c'est-à-dire circonscrite; de même l’œuvre
théorique de Marx s'énonce-t-elle ensuite de manière
centrale à partir d'une "critique de l'économie
politique", et c'est en tant que critique qu'elle s'articule
à son objet, qui est le développement de la société
capitaliste. Cette posture critique présuppose une compréhension
de la nature intrinsèquement (ontologiquement) normative
de l'objet, que la théorie marxiste s'est efforcée
de cacher ou de refouler derrière son adhésion dogmatique
au matérialisme et à l'historicisme compris ensemble
comme un déterminisme. Mais elle s'est emberlificotée
dans cette dogmatisation du "matérialisme historique",
alors que sa prise de position ou posture critique est parfaitement
claire et cohérente, tant sur le plan sociologique que philosophique
et historique. C'est sur ce point précis que lui a répondu,
de l'intérieur, l'École de Franfort, mais celle-ci
s'est à son tour empêtrée dans le subjectivisme
individualiste auquel elle rapportait la dimension normative et
expressive qui est attachée au symbolique, ce qui l'a conduite
à concevoir sous le modèle de la réification
et de l'aliénation toutes les formes à travers lesquelles
s'instituait et s'objectivait la société et la socialité
synthétique qui la caractérisait. Il en va de même
chez Simmel, qui répondait également au scientisme
impliqué dans le matérialisme historique marxiste,
mais depuis cette extériorité que procurait la phénoménologie
husserlienne. Tout cela fait partie du débat critique autour
duquel se noue et se joue la pertinence objective de la sociologie
et dans le cadre duquel se définit son identité disciplinaire,
ce qui fait d'elle une discipline critique et synthétique
qui se démarque clairement d'une simple science positive
(comme le prétendait être, tout particulièrement,
la science économique dans laquelle l'opposition entre une
science et une doctrine a été poussée à
son plus haut degré de confusion et d'occultation).
Note 12 On peut définir la philosophie comme une phénoménologie
herméneutique des essences, c'est-à-dire comme la
reconnaissance de l'«en tant que tel» des choses. Décréter
qu'il n'existe pas d'en tant que tel objectif et significatif parce
que tout ressortit du même est évidemment aussi une
position philosophique ou métaphysique puisque cela implique
une définition ou une représentation de ce «même»
(par exemple comme "matière", ou comme "nombre",
ou comme "algorythme informatique"), en dehors de laquelle
il n'y a pas de description possible. On peut ignorer le moment
philosophique mais non s'en défaire ou s'y soustraire ou
le dépasser.
Note 13 Ils se distinguent ainsi d'abord eux-mêmes, et ce
mode spécifique de reconnaissance et de conscience de soi
(sous la forme par exemple de l'opposition humain-non humain, culture-nature)
s'impose ensuite comme une donnée objective incontournable
à ceux d'entre eux qui font le projet de les étudier
- tels qu'ils sont réellement - de manière réfléchie
et systématique ou méthodique, disons "philosophique"
et "scientifique". À défaut, on parle d'autre
chose, on réduit l'objet à ce qu'il n'est pas spécifiquement
dans sa réalité essentielle.
Note 14 Ce n'est donc pas seulement par rapport à sa forme
spécifiquement moderne (celle de l'État-nation) qu'il
convient de s'interroger maintenant sur l'éventuelle disparition
ou dissolution de la société dans le procès
de la globalisation telle que nous le connaissons, et sur l'avenir
que cela réserve aussi, par conséquent, à la
sociologie. J'essayerai de montrer, à partir d'une analyse
critique de la nature de ce procès de globalisation, que
ce qui se trouve menacé, c'est la forme symbolique même
qui fonde l'"essence" de la société comprise
dans une perspective anthropologique absolument générale.
Cela me conduira à m'interroger aussi sur la possibilité
d'une alternative à la "globalisation", qui représenterait
la visée et le résultat de l'ouverture des sociétés
les unes aux autres, la formation d'une véritable interdépendance
entre elles, accompagnant le développement d'une effective
solidarité sociétale - et donc aussi morale et identitaire
- au niveau mondial. Je nommerais cela, puisque le mot est déjà
utilisé, la "mondialisation" de la société.
La sociologie, à condition qu'elle fasse l'effort de s'ouvrir
à cette forme non seulement élargie mais agrandie
et approfondie de la réalité humaine (sociale et historique)
pour s'engager dans son élaboration, n'aurait vraiment aucune
raison d'y perdre son objet, ni son statut critique, ni sa portée
en même temps cognitive, normative et expressive.
Note 15 Cela ne devient effectif que dans la situation-limite où
l'aporisme de McLuhan, the medium is the message, devient vrai.
Alors le contenu et sa signification propre, spécifique,
devient simple arbitraire circonstantiel, tous les contenus se fondant
et se confondant dans la participation au medium, en tant qu'objets
d'immédiate stimulation ou consommation. L'aporisme de McLuhan
rejoint alors exactement la «vérité» de
tous les autres discours de la déconstruction et de tous
les autres discours sur le caractère ultimement déterminant
de la technique, son autofinalisation, qui les uns comme les autres
constatent ou exhaltent l'abolition conjointe de la liberté
ontologique de l'être humain et de toute forme déterminée
de monde commun. Car la liberté ne peut être fondée
que dans le symbolique compris non comme pure forme vide, mais dans
la libre participation à l'institution d'un monde commun
possédant pour tous valeur de réalité comme
universum.
Note 16 Certains philosophes ont décrété -
c'était à tort, car ils n'exprimaient qu'un symptôme
d'une mutation problématique - la fin des philosophies de
la représentation, mais il ne peut y avoir de communication
significative qu'à l'intérieur d'un système
commun de représentation. Autrement, il n'y a que transfert
d'information. L'usage significatif de l'information requiert alors
à son tour une référence représentative
partagée qui est constitutive d'un monde commun. À
défaut, on ne fait que brancher des opérations de
logiciels les unes sur les autres, mais il n'y a plus moyen de savoir
ce qui s'"y" passe, ce que tous ces branchements et tous
ces échanges signifient.
Note 17 L'espace symbolique concret participe de l'essence conceptuelle
du langage entendu au sens linguistique, mais il ne se réduit
pas à cette modalité puisqu'il comprend d'autres formes
d'expression sensible que la parole, comme les gestes et toutes
les formes de figuration significative et d'expression codifiée,
et finalement le champ entier des arts et des oeuvres humaines,
comme la musique et la danse, le dessin, la peinture, la sculpture,
l'architecture, ainsi que toutes les techniques comprises dans la
particularité de leurs formes expressives et non seulement
dans leurs résultats, en tant que ceux-ci seraient uniquement
rapportés à leur efficace instrumental et non pas
compris en leur valeur propre. C'est ainsi la totalité du
monde humain, humainement significatif et signifiant, qui est symbolique,
mais cette totalité tient son unité en ce que tout
ce qu'elle comprend peut être dit, ou plutôt se tient
dans l'horizon de la parole - et cela vaut également pour
ce qui s'y présente comme un au-delà de la parole,
comme ineffable, puisqu'il n'y a rien d'ineffable pour l'animal
ou pour la pierre. Certes seul ce qui a été dit peut-être
redit et reconnu, mais cette capacité et cette exigence de
mise en parole et de mise en sens reste suspendue à la limite
de l'ineffable qui ne lui est pas extérieure mais intérieure,
et qui accompagne toute prise de parole, tout énoncé
"clair et distinct" puisqu'elle circonscrit le lieu où
il prend sens (précisément le sens d'un "dit",
d'une expression parvenue à la signification parce qu'énoncée
en elle). Le même problème de la non-délimitation
ou de l'impossibilité d'une détermination significative
absolue et donc parfaitement univoque se présente lorsqu'on
veut décrire la société de manière purement
empirique : on ne peut décrire la société que
du dehors - et ce dehors est alors une autre société,
une autre identification sociétale agrandie ou décalée
(comme dans la variation eidétique de Husserl, comme dans
l'inscription temporelle des récits chez Ricoeur, comme dans
le décalage du rêve chez Freud). D'où l'exigence
de la démarche comparative qui est propre à l'herméneutique
phénoménologique, et par conséquent aussi à
la sociologie qui s'occupe de l'agir humain appréhendé
dans sa signification.
Note 18 La raison de cette nécessaire détermination
est double, et ses deux dimensions sont solidaires ou réciproques.
D'un côté elle tient au fait que les être humains
sont aussi et d'abord des réalités physiques et des
êtres vivants qui subissent comme tels des contraintes extérieures
et doivent satisfaire à des exigences d'échange avec
le "milieu extérieur": quelles que soient leurs
"réactions" et leurs "réponses",
leur mode d'existence est déterminé positivement,
il n'est jamais entièrement arbitraire. De l'autre côté,
elle tient à la nature différentielle du symbolique
(la linguistique sausurrienne, etc., et Lévi-Strauss): or
il ne peut exister aucune différentialité dans le
vide (disons ici dans un vide sémantique, ou en absence de
tout "référent sémantique déjà
donné comme tel à la sensibilité de l'être
vivant); la différencialité résulte toujours
originellement d'un procès de différenciation - ou
de composition différentielle - qui s'applique à quelque
chose ou part de quelque chose: c'est par exemple les hommes et
les femmes, le cru et le cuit, mais jamais "rien"! Si
le structuralisme en a fait méthodologiquement abstraction,
la réalité prélinguistique n'en peut pas être
effectivement abtraite, ou soustraite. D'une part est toujours donné
au symbolique le "corps du sujet" (ce que Merleau-Ponti
nomme sa chair), qui bien sûr s'y trouve ressaisi; d'autre
part le symbolique naît toujours d'une mise en forme d'un
rapport, d'une expérience effective de l'altérité,
qui se trouve réassumée, redéployée,
réélaborée et éventuellement transformée
dans cette nouvelle dimension ontologique qu'il institue: toute
réalité objective s'y trouve reconçue selon
le concept. Ce n'est pas ici le verbe qui se fait chair mais la
chair qui devient verbe.
Note 19 Il faut ici remarquer que d'une manière ou d'une
autre - à travers la large contingence qui préside
à toute mise en forme symbolique - ce sont aussi les conditions
«fonctionnelles» et «naturelles» de la vie
collective qui sont reprises en charge de manière réflexive
: l'autoréflexion des sociétés «globales»
à travers des «récits» représente
ainsi un moment interne de la vie sociale où est assumée
subjectivement l'interdépendance fonctionnelle qui est impliquée
dans les rapports sociaux (la "division du travail social"!)
ainsi que la commune dépendance à l'égard du
monde naturel. Je n'insiste pas ici sur cette évidence dont
la "découverte" a coïncidé avec la
naissance de la sociologie, qui souvent n'est parvenue à
lui conférer une valeur objective déterminante qu'en
réifiant directement cette fonctionnalité ou cette
naturalité, sans passer, dialectiquement, par la reconnaissance
elle aussi déterminante des médiations symboliques
à travers lesquelles seulement s'exerce leur emprise sur
la constitution d'un monde proprement humain et social.
Note 20 Voir Dario de Facendis, «Hannah Arendt et le mal»,
in Daniel Dagenais, sous la responsabilité de, Hannah Arendt,
le totalitarisme et le monde contemporain, Québec, Les Presses
de l'université Laval, 2003, pp. 52 ss.
Note 21 Ce qui n'est pas la même chose que dans le schéma
du désir triangulaire de René Girard (qui n'est pas
faux, mais seulement moins essentiel parce que trop spécifiquement
"moderne"), un schéma où le sujet désire,
mimétiquement, l'objet du désir de l'autre - plutôt
que de se saisir lui-même, de manière conditionnelle
et suspensive, comme l'objet du désir de l'autre (eros).
Ainsi le fondement de la nature humaine n'est (peut-être)
pas possessif, compétitif et provocateur (voir la critique
historique de l'"individualisme possessif" de C.B. Macpherson),
et l'exigence ou la dépendance à l'égard de
la reconnaissance pourrait être première par rapport
à la possibilité d'affrontement que produit cette
reconnaissance (après tout, empiriquement, tout être
humain commence sa vie comme bébé, et il n'est pas
raisonnable de penser que l'origine du "genre" devait
être absolument différente de chaque entrée
dans le genre, et donc fondée sur un "acte" ou
un "évènement" absolument unique et exceptionnel).
Mais à chacun son Hegel, et je me contente du "mien"
pour m'éclairer puisque c'est ainsi qu'il m'éclaire!
Note 22 Cette inonditionnalité ne concerne pas la loi positive,
mais l'idée même de la Loi. C'est alors au nom de cette
Loi que le sujet peut s'opposer à la loi positive "injuste".
Note 23 À ce sujet, voir en particulier André Pichot,
Petite phénoménologie de la connaissance, Paris, Aubier,
1991.On peut remarquer qu'une telle forme de compréhension
est également impliquée dans l'analyse "matérialiste"
marxiste en terme de mode de production et de reproduction puisque
la référence aux conditions matérielles déterminantes
ne se comprend que relativement aux conditions de la reproduction
de la vie organique. Plus largement, toutes les phénoménologies
s'y réfèrent également au moins implicitement
puisqu'il n'existe de phénoménalité (d'"apparaître")
que dans le champ d'une expérience de l'altérité
qui est ouverte par la sensibilité animale (et donc humaine),
qui est elle-même liée à cette exigence d'échange
avec le monde extérieur et donc à cette division de
l'intériorité subjective et de l'extériorité
objectivée qui caractérise d'abord tous les êtres
vivants. C'est cette "présence du monde extérieur",
toujours organiquement spécifiée (par les "organes
des sens"), qui fournit la matière première originelle
sur laquelle le symbolique peut construire toutes ses élaborations
conceptuelles différentielles, y compris celles qui créent
une pure virtualité idéelle, conceptuelle, normative
ou esthétique. Toutes les constructions et abstractions formelles
(temps, espace, nombre, formes...) renvoient en effet métaphoriquement
à l'horizon d'une expérience sensible qui leur a servi
de point de départ, et ceci quel que soit leur éloignement
à l'égard de cette expérience originelle.
Note 24 Sur le rapport dialectique entre le comportement et l'évolution
organique et physiologique, voir Adolf Portmann, La forme animale,
trad. Paris, Gallimard, 1961.
Note 25 Il faut entendre cette relativité non seulement
dans le sens banal qu'elle n'est jamais complète, ni dans
le sens formaliste de la différencialité structuraliste,
mais aussi et surtout dans le sens concret où l'autonomie
de chaque domaine institutionnel est précisément relative
à celle qui particularise chacun des autres dans un même
système général de complémentarité
relationnelle. La reconnaissance de cette relationalité constitutive
n'implique donc aucun "relativisme" ontologique ou épistémologique.
Elle signifie seulement que dans l'ordre symbolique, comme déjà
d'ailleurs dans l'ordre du vivant, il n'y a d'existence que sous
la forme de l'appartenance à un particulier (genos, compris
comme procès continué d'engendrement), et que ce particulier
s'est constitué à travers le rapport qu'il entretenait
avec les autres dans un champ commun d'interdépendance. Il
y a si l'on peut dire nécessité d'appartenance à
une forme d'existence concrète contingente.
Note 26 Il faut relever que ces conditions ne concernent pas seulement
l'accord "de la pensée et de la chose" (adequatio
rei et intellectus), mais aussi et d'abord l'accord virtuellement
universel des "pensées" individuelles entre elles.
Une vérité purement ésotérique n'est
plus une vérité, mais un acte ou un état de
fusion gnostique.
Note 27 Sur l'opposition de l'oikonomia et de la chrématistique,
je me permets de référer au chapitre 4 de L'oubli
de la société, o. cit.
Note 28 On a largement insisté sur l'importance qu'a eu
l'échec de l'internationalisme socialiste dans la montée
des totalitarismes "historiques" que furent le fascisme,
le nazisme et le stalinisme, mais on a peu relevé il me semble
que cet "échec", d'un côté a été
dû au cadre politique national auquel renvoyait l'action socialiste
lorsqu'elle se voulait précisément démocratique
(puisque la démocratie ne peut s'exercer que par référence
à des institutions réelles dans lesquelles s'exprime
une solidarité collective qui se reconnaît déjà
de manière identitaire), et de l'autre l'importance que cet
échec a eu relativement aux difficultés qu'ont éprouvées
les sociétés sociales-démocratiques dans le
contexte d'une ouverture unilatérale des marchés à
l'expansion d'un capitalisme qui n'avait à répondre
de rien, ni devant personne, dans les espaces inter-nationaux ou
intersticiels (largement ouverts par l'impérialisme) où
ne s'appliquait aucune norme sociale démocratique, mais plutôt
ce qu'on a nommé le "droit de la mer". Sous cette
deuxième forme, l'échec de l'internationalisme socialiste
est donc directement lié à la montée d'un nouveau
totalitarisme systémique au niveau mondial, qui prend précisément
la forme de la globalisation néo-libérale. Mais comme
il s'agit là du présent et de l'avenir imminent, un
tel échec n'a encore rien d'irrémédiable.
Note 29 Tout d'abord dans le cadre des politiques impérialistes,
puis surtout après la deuxième guerre mondiale, sous
l'égide de l'hégémonie que les États
Unis s'étaient acquise comme champion du "monde libre"
après la victoire sur le nazisme, puis dans le contexte idéologique
et militaire de la "guerre froide". Par ailleurs les institutions
économiques internationales qui furent mises en place après
Bretton Wood pour contrôler et harmoniser le développement
(GATT, Banque Mondiale, FMI, OCDE, etc.) sur la base de la construction
d'une véritable solidarité internationale ont été
détournées de leur fin originelle sous l'effet de
l'emprise que le néolibéralisme a conquise dans les
années 1970 dans les milieux dirigeants de l'économie
mondiale, et furent mises unilatéralement au service de la
"libéralisation des marchés, et principalement,
de la création d'un libre marché mondial des capitaux.
L'AMI devait consacrer et couronner cette nouvelle politique pour
en faire l'équivalent d'une "Constitution du capitalisme
mondial". Voir François Chesnais, Lumière sur
l'AMI. Le test de Dracula, 1999. Texte de synthèse rédigé
à partir d'interventions, d'articles et de notes de travail
émanant de plusieurs membres de l'Observatoire de la mondialisation.
Document accessible sur Internet à partir du site www.attac.org.
Voir aussi Michel Freitag et Éric Pineault (sous la direction
de), Le monde enchaîné, perspective sur l'AMI et la
capitalisme globalisé, Québec, Éd. Nota Bene,
1999.
Note 30 L'expression de "libre marché" est de
toute façon devenue un euphémisme assez cynique dans
un monde où l'économie (de même que la recherche
scientifique et technologique et le monde "culturel" des
media) est dominée par les corporations multinationales qui
contrôlent plus des deux-tiers des investissements internationaux,
et possèdent une puissance organisationnelle et stratégique
supérieure à celle de la plupart des États
membres des Nations Unies. Je ne fais que répéter
ce que tout le monde sait, ce qui n'empêche pas de parler
encore de la "liberté du marché", que ce
soit pour ou contre! Voir à ce sujet "L'économie
et les mutations de la société", chapitre IV
de mon livre L'oubli de la société (avec la collaboration
de Yves Bonny), Rennes, Presses de l'université de Rennes
et Québec, Presses de l'université Laval, 2002.
Note 31 Jusqu'à présent, il n'a jamais été
question sérieusement d'une globalisation des droits sociaux,
de la protection des travailleurs, d'une politique salariale mondiale,
d'une politique effective de développement planifié,
du droit à la libre circulation de la main-d’œuvre
et des personnes au niveau mondial, de l'égalité d'accès
aux soins de santé, de la réalisation de la justice
au niveau mondial, etc. Les instances internationales qui s'occupent
de tels problèmes (BIT, FAO, OMS, UNICEF, etc.) ont vu leur
poids relatif et leur capacité décisionnelle décliner
dramatiquement depuis vingt ans par rapport aux organismes qui se
sont attribué la tâche de soustraire le capitalisme
à toute entrave politique et législative (Banque Mondiale,
FMI, OMC, OCDE...). Même dans les domaines qui touchent le
plus directement à l'avenir collectif de l'humanité
comme celui de l'environnement, ou aux fondements d'un ordre mondial
respectueux des droits humains les plus élémentaires
(dont on parle tant comme ultime référence de légitimation),
la principale puissance qui a mis tout son poids au service de la
globalisation de l'économie capitaliste a refusé de
s'engager: les États-Unis ont a ce jour refusé de
signer le protocole de Kyoto, refusé de se soumettre à
la Cour pénale internationale, refusé de signer un
accord sur les mines antipersonnels, sur l'interdiction des armes
chimiques et bactériologiques, etc.
Note 32 Les États signataires pouvaient inscrire trois réserves
au moment de la signature de l'accord (touchant par exemple au domaine
culturel). Mais ces réserves n'auraient eu qu'une portée
temporaire et devaient être renégociées après
six ans avec la seule possibilité d'en restreindre la portée.
C'était le "mécanisme du ratchet" ou du
cliquet. Une seule réserve générale était
inscrite dans le projet de traité : c'était la réserve
"pour raison de sécurité", mais on sait
combien l'invocation de cette raison de sécurité est
depuis longtemps pratiquement l'apanage des États-Unis, qui
en font régulièrement l'usage qu'ils veulent bien
à l'abri de tout jugement et de toute sanction internationale.
Or ce n'est pas une Cour mondiale (par exemple le Conseil de sécurité
des Nations Unies) qui aurait eu à juger de la pertinence
de l'invocation de cette clause de sécurité, mais
le tribunal arbitral de L'AMI.
Note 33 Les États devaient perdre aussi le contrôle
de l'attribution de la citoyenneté puisque les investisseurs
se voyaient accorder le droit d'établissement et de séjour
partout où ils avaient des intérêts, et que
ce droit s'étendait aux personnes engagées dans la
gestion de ces intérêts. Les investisseurs devenaient
du même coup des "citoyens du monde" placés
au-dessus de toutes les lois régissant l'immigration, le
statut des étrangers, le droit au travail et à la
libre circulation, le droit à l'instruction des enfants,
etc. Dans le cas du Québec, par exemple, ils auraient aussi
été soustraits à la législation concernant
la langue de travail et la langue de l'éducation protégeant
la langue française.
Note 34 La pensée critique peut se consoler et échapper
au catastrophisme en se disant que rien n'est encore joué
de manière définitive. Elle peut aussi se montrer
attentive aux résistances. Par exemple, les crises financières
et sociales résultant de la déréglementation
commencent à secouer le système et à ébranler
l'idéologie qui le soutient. Du même coup, le discours
dominant réhabilite l'idée de la nécessité
d'une réglementation, et les responsables politiques de plusieurs
États se permettent à nouveau de mettre en doute les
bienfaits automatiques de la globalisation. (J'aurais pu inscrire
cette remarque dans le texte plutôt que de la refouler dans
la marginalité d'une note: mais ce qui est visé ici,
c'est la construction d'un idéal-type, et non une description
de la réalité, de ses potentialités et de ses
incertitudes. Le type idéal, s'il est réaliste et
non pas phantasmatique, permet alors d'éclairer la réalité
et surtout d'orienter l'action sociale et politique en soulignant
ses enjeux réels).
Note 35 Par "véritable", je veux dire que ce procès
d'ouverture, d'élargissement et d'universalisation respecterait
la nature même de la socialité et de la société,
sa nature symbolique, politique et contingente. Voir le # b ci-dessus.
J'ajoute que cette universalisation devrait être comprise
comme la construction, nécessairement conflictuelle et problématique,
d'un Universum particulier, et non comme le résultat nécessaire
de la réduction de toutes les régulations et de tous
les contrôles sociaux à la mise en oeuvre d'un universel
abstrait, qu'il s'agisse d'un "principe" (idéaliste,
comme la liberté individuelle ou même le principe de
l'intérêt) ou d'un médium généralisé
(opérationnel et pragmatique, comme l'"argent"
- on peut lui garder ce nom! - ou l'"influence" :soit
quelque chose qui "surplombe tout", soit quelque chose
qui "circule partout" sans s'établir ni se tenir
dans une structure propre que son objectivité soumet encore
au jugement et à l'action critique réfléchissante
(comme les "besoins" ou comme le "pouvoir",
comme les "valeurs" et comme les "fins").
Note 36 Ce moment objectif est celui de la "chose", qui
n'est peut-être pas "premier" si on le comprend
selon le point de vue phénoménologique kantien, mais
qui répond du moins à la puissance synthétique
du concept. Je n'ai pas à me prononcer ici sur cette question
qui renvoie à celle de la distinction du phénomène
et de la "chose en soi". J'adhérerais plutôt
personnellement à la critique qu'en a fait Hegel, et qui
permet à mon sens de dépasser ce dualisme et la restriction
de la connaissance à la connaissance phénoménale.
Note 37 Habermas fusionne sans raison valable la raison cognitive
et la raison économique dans la raison instrumentale, dans
la cadre d'une adoption non critique, dogmatique, de la thèse
de la fin de la représentation! De la même manière
il dissout la raison esthétique dans la rationalité
communicationnelle.
Note 38 Voir ma contribution à l'ouvrage dirigé par
Daniel Dagenais, Hannah Arendt, le totalitarisme et le monde contemporain,
op. cit.
Note 39 On pourrait citer ici par exemple la théorie des
réseaux, les théories des organisations comportant
la conversion des théories politiques en théories
de l'influence, de la décision et de la gestion, les modèles
de la rétroaction cybernétique et des systèmes
autopoiétiques, les théorisations formelles de l'information
et de la communication, les théories opérationalistes,
etc. La plupart sont d'ailleurs déjà intégrées,
que ce soit de front, de dos ou latéralement, dans la théorisation
luhmannienne. Toutes ces théories répondent de manière
positive (positiviste!) à la négativité pure
des philosophies de la déconstruction, de la mort du sujet,
de la fin des grands récits, des flux désirants et
des corps sans organes, de la multitude et de ses "non-lieux",
de la fin de l'histoire, etc., et toutes ont "raison"
ou sont (potentiellement) "vraies" si avoir raison objectivement
et être vrai signifie aller dans le sens du courant sans soumettre
le mouvement réel à aucun jugement ontologique ou
existentiel, sociologique ou politique, historique ou circonstantiel.
Elles sont vraies si la vérité ne comporte aucun engagement.
Note 40 Luhmann se rattache ainsi à un phénoménalisme
radical, si radical que la phénoménalité de
l'environnement systémique se déploie dans l'espace
paradoxal d'une immédiate phénoménalité-en-soi
(dont serait investie la différencialité informationnelle)
et d'une phénoménologie sans sujet - si l'on fait
exception de Luhmann lui-même!
41 Un glissement de la théorie fonctionnaliste de l'action
vers une théorie de l'autorégulation systémique
avait déjà caractérisé cependant l’œuvre
tardive de Parsons, après qu'il ait "absorbé"
dans ses ouvrages de maturité les théorisations de
Easton et de Homans. Voir à ce sujet Alwin W. Goudner, The
Coming Crisis of Western Sociology, un livre qui par ailleurs reste
tout à fait d'actualité puisque nous sommes maintenant
dans la crise, et que la question qui nous est posée revient
à savoir comment en sortir.
Note 42 Je fais allusion ici à la théorie du réflexe
conditionné, et non pas à sa réalité.
À ce sujet, voir Bernstein, La structure de l'organisme et
Erwin Strauss, Le sens du sens. On peut se référer
aussi à Merleau-Ponty, La chair et l'esprit.
Note 43 Il faut mettre ici en contraste le symbolique conceptuel
et le systémique opérationnel. Dans le symbolique,
le concept saisit a priori le divers et le multiple de l'expérience
empirique, qu'il laisse subsister dans sa subsomption sous le sens
ou la signification. Le système informatisé convertit
toute réalité en information, et une multiplicité
d'informations en une "décision" ou un "choix"
opérationnel; la complexité de l'information (et non
pas sa diversité et sa variété) se trouve absorbée
et réduite dans la simplicité opérationnelle
et informatique de cette décision ou de ce choix, qui n'est
qu'un simple output unidimensionnel. La compréhension pragmatique
du langage permet déjà d'opérer un tel passage
du symbolique au systémique, et ce passage n'est pas simplement
une traduction, c'est une conversion où le chemin de retour
vers une réalité autonome est aboli.
Note 44 Luhmann présente lui-même expressément
sa théorie systémique comme une "théorie
générale de la société" ( als Form
gesamtgesellschafticher Analyse : voir le titre de son texte introductif
à J. Habermas et N. Luhmann, Theorie des Gesellschaft oder
Sozialtechnologie?, Frankfurt, Suhrkamp, 1971.
Note 45 Cela est vrai pour la réalité qualitativement
différenciée dont hérite la théorie
de Luhmann, mais cela est vrai également pour l'héritage
sociologique (et littéraire) dont il use si largement et
dont il sait brillamment mettre en valeur la richesse signifiante
au profit de son oeuvre qui, à défaut, serait d'une
parfaite sécheresse.
Note 46 Voir L'oubli de la société., op. cit.
Note 47 Qui est technologiquement intégrée dans l'élaboration
des processualisation informatiques impliquées dans les fonctionnements
systémiques.
Note 48 De la même manière que le maintien, au niveau
des institutions, de la solidarité et de l'intégration
sociétale nationales dans le contexte du développement
du capitalisme internationnal avait représenté le
problème central qui s'offrait à la réflexion
sociologique classique.
Note 49 C'est sans doute dans un sens luhmannien qu'Habermas se
réfère au "monde du système" (lequel
n'a précisément plus le relief et la substance d'un
"monde", mais ne désigne plus qu'un espace opérationnel
globalisé à n dimensions). En effet la confrontation
à laquelle Habermas a participé avec Luhmann au tout
début des années soixante-dix a marqué son
oeuvre, et en particulier a conduit à sa propre adoption
d'une approche communicationnelle (cf. J. Habermas et N. Luhmann,
op. cit.).
Note 50 Comme ils avaient été radicalement réinventés
à la fin de la période médiévale pour
inaugurer la modernité. Dans ce sens, c'est la période
de la modernité qui est finie. Ne rien saisir de cet épuisement,
de cette limite "époquale", c'est se résigner
à la "fin de l'histoire", qui consiste précisément
dans la mise à plat systémique.
Note 51 Ici aussi, c'est l'objet de la critique qui a changé,
et donc son sens. Jusqu'à présent, la dimension critique
des sciences humaines s'est accrochée au programme philosophique
des Lumières: celui de l'émancipation des individus
dans une perspective d'égalité et de justice collectives.
Un tel programme n'a jamais été facile à réaliser,
mais du moins la voie qu'il traçait pour l'action restait
claire tant que sa cible pouvait se présenter sous la forme
des structures instituées de domination héritées
du passé, ce qui n'est plus le cas de la domination systémique.
A cet égard, le cas de la sociologie classique est déjà
particulier, puisque son intervention critique (et elle le fut largement)
visait au moins partiellement à la reconstitution des solidarités
sociales et sociétales menacées par le développement
incontrôlé du capitalisme. Il appartenait donc déjà
à la tradition de la sociologie classique de ne pas être
engagée unilatéralement dans le mouvement d'émancipation
de l'individu, ni dans la recherche d'une rénovation des
institutions sur une base purement rationaliste-idéaliste,
formaliste et déductive. Ce "sens conservateur"
dont la nature même de son objet l'empêchait de se départir
entièrement (comme ce fut aussi le cas pour l'anthropologie,
toujours tentée par le romantisme) devrait la placer maintenant
dans une situation théorique privilégiée pour
comprendre la nature et l'ampleur des problèmes de sauvegarde
de la société et de la socialité, et plus généralement
de toute la dimension symbolique de la vie collective, que soulève
l'extension virtuellement illimitée de l'autorégulation
systémique. Ce n'est donc pas d'aujourd'hui qu'une "sociologie
libérale" se révèle être une contradiction
dans les termes, ou du moins dans les intentions.
Note 52 C'est justement le débat sur les fins et les valeurs
que des libéraux pragmatistes comme Richard Rorty voudraient
exclure radicalement de l'espace public, cet espace public se trouvant
alors, de manière paradoxale et contradictoire, soit entièrement
privatisé, soit directement technocratisé (réservé
aux "experts" sans états d'âme). Cf R. Rorty,
«Y a-t-il un universel démocratique? Priorité
de la démocratie sur la philosophie», dans L'interrogation
démocratique, Paris, Centre Georges Pompidou, Coll. Philosophie,
1989. C'est aussi ce débat qui est décrété
définitivement clos par Francis Fukuyama dans sa thèse
sur la fin de l'histoire.
Note 53 Cette dissolution de la dimension synthétique de
la culture se produit autant au niveau de ce qu'on nommait la "haute
culture" que dans ce qui était désigné
comme "culture populaire", ces deux niveaux étant
d'ailleurs portés à se confondre dans la culture médiatique.
Note 54 Cette tendance est fortement aidée par la rhétorique
des "droits et libertés" lorsque celle-ci se détache
de tout fondement universaliste (et donc philosophique) pour se
reconvertir en défense judiciaire de "droit à
la différence".
Note 55 Toutefois il s'agirait bien ici d'idéaux, faisant
eux-mêmes objet de débats, et non de principes régulateurs
immédiatement intégrés de manière a
priorique et impersonnelle dans les activités communicationnelles!
Note 56 On peut faire ici une analogie avec la conception universaliste
des Droits de l'homme, dont la proclamation lors de la Révolution
française puis dans la Déclaration universelle des
droits de l'homme s'adressait d'abord au législateur, et
les chartes contemporaines des droits et libertés de la personne,
inspirées par la constitution américaine, et qui donnent
aux individus un recours judiciaire contre le législateur
et ont entraîné la mutation des droits universels en
droit particularistes à la non discrimination, ce qui nie
virtuellement la capacité normative du législateur
politique et réduit sa compétence au champ de la réglementation
de nature instrumentale et opérationnelle. C'est dans cet
esprit que l'AMI reconnaissait les "droits des investisseurs"!
Note 57 Il faut ajouter que malheureusement, la distinction - déjà
reconnue par les Grecs - entre le niveau proprement législatif
(celui des nomoi à portée normative universaliste
ou du moins générale, et qui possédait un caractère
fondateur à l'égard de la solidarité et de
l'identité collective) et le niveau réglementaire
(à caractère circonstantiel et pragmatique) a eu tendance
à s'effacer en partie sous l'effet de cette division des
pouvoirs, mais aussi et surtout à cause des exigences d'intervention
"gestionnaire" de l’État qui résultaient
du développement même du capitalisme et de la rupture
de la solidarité sociale et sociétale qu'il entraînait.
Note 58 Cette expérience a été faite depuis
plus d'un siècle par l'Occident, et largement imposée
par lui au reste de l'humanité. Elle a été
marquée notamment par le développement des totalitarismes
qui ont dépassé, dans leur négation de l'humain,
tout ce qu'avaient été en mesure de faire les autoritarismes
traditionnels les plus tyraniques, et cette menace totalitaire est
à nouveau portée par l'extension du systémisme
post-moderne et post-historique. Voir à nouveau sur ce thème
l'ensemble des contribution à l'ouvrage édité
sous la direction de Daniel Dagenais, Hannah Arendt, le totalirisme
et le monde contemporain, op. cit.
Note 59 Les empires ont fréquemment servi de conservatoires
à toutes sortes de particularismes locaux. Une bonne illustration
fictionnelle de cette caractéristique sociologique des empires
est donnée dans les descriptions des villes imaginaires que
Marco Polo fait au Grand Kahn dans Les villes, de Dino Buzzatti.
Note 60 Voir Michael Hart et Antonio Negri, Empire, Paris, Exils
Éditeur, 2000.
Michel Freitag, sociologue, UQAM Dernière mise à
jour de cette page le Jeudi 24 juillet 2003 15:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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