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La quête inachevée de Michel Foucault
Michel Lallement

Origine : Sciences Humaines N° Spécial N° 3 - Mai -Juin 2005
Foucault, Derrida, Deleuze : Pensées rebelles
http://www.scienceshumaines.com/

Folie, pouvoir, médecine, sexualité, sciences de l'homme..., les thèmes explorés par Michel Foucault sont multiples. Cependant, une problématique constante parcourt cette oeuvre : montrer que chaque époque produit un discours dominant censé dire la vérité sur le monde et imposer ses normes.

Il est difficile de classer les travaux de Michel Foucault dans le cadre de nos catégories habituelles : faisait-il oeuvre d'historien, de sociologue, de philosophe, de psychologue... voire de tout cela en même temps ? S'il investit des domaines habituellement réservés aux historiens, M. Foucault récuse cependant les étiquettes traditionnelles. Le chemin qu'il entend suivre est celui d'une vaste relecture des pratiques et des discours. A la différence de l'histoire des mentalités, cette relecture s'opère en mettant l'accent sur les grandes ruptures et discontinuités qui scandent l'action et la connaissance humaines. Contrairement à ce que certaines interprétations laissent penser, l'oeuvre ne constitue pas un ensemble homogène cimenté par une problématique unique et constante. A son image, les travaux de M. Foucault présentent de multiples facettes et abordent des thèmes fort divers (folie, culture européenne, politique, sexualité...) et des époques éloignées (de l'Antiquité au XIXe siècle). Certains domaines ont cependant été particulièrement explorés : la question de l'autre, notamment avec Histoire de la folie à l'âge classique (1961) ; l'épistémologie, principalement dans Les Mots et les Choses (1966) et L'Archéologie du savoir (1969) ; le politique, dans Surveiller et punir (1975) et La Volonté de savoir (1976) ; l'éthique, enfin, dans Histoire de la sexualité (3 vol., 1976-1984). Un des fils directeurs de l'oeuvre de M. Foucault concerne les questions suivantes : comment un savoir peut-il se constituer à une époque et en un lieu déterminés ? Quels rapports pensée, vérité et histoire entretiennent-elles entre elles ?

L'histoire n'est pas un long fleuve tranquille

M. Foucault répond d'abord à ces interrogations en s'opposant au point de vue de l'historiographie traditionnelle, qui voit en l'histoire un écoulement linéaire et cumulatif d'événements. Il prétend, à l'inverse, que « les forces qui sont en jeu dans l'histoire n'obéissent ni à une destination ni à une mécanique, mais bien au hasard de la lutte ». Cette thèse signifie que les fondements culturels d'une société ne sont pas l'addition éternelle de connaissances et de manières de penser, mais qu'il existe des ruptures radicales dans l'histoire des idées. Autrement dit, les objets que nous choisissons de connaître et le savoir que nous en retirons sont relatifs. Il n'existe pas de vérité qui transcenderait les diverses époques de notre histoire.

M. Foucault nomme épistémè les cadres de pensée qui forment le soubassement des discours sur le savoir, au sein d'une communauté humaine à une période donnée. Dans Les Mots et les Choses, il repère, à partir du Moyen Age, trois grandes périodes dans l'histoire de la pensée occidentale. La première est celle de la Renaissance. Le savoir du XVIe siècle, notamment scientifique, est fondé sur le concept de ressemblance. La science de l'époque consiste à décrypter les signes inscrits sur les choses, et permet ainsi de retrouver les traces de la création divine. Par exemple, on considère que, puisque la noix ressemble à une tête, son écorce doit guérir les plaies du péricrâne et son noyau les maux de tête intérieurs.

L'âge classique (les XVIIe et XVIIIe siècles) est le moment d'un premier basculement dans l'ordre du savoir, puisqu'apparaît un nouveau rapport entre les mots et les choses. Désormais, on distingue le signe de ce qu'il représente. Autrement dit, les penseurs séparent le signifiant du signifié. C'est ainsi que l'âge classique inaugure un nouveau type de représentations : à partir des sciences de l'ordre calculable, des cartes et des tableaux sont réalisés pour rendre compte du monde environnant. De plus, la pensée classique repose sur l'ordre et le classement. C'est à cette époque que Carl von Linné élabore la première grande classification des animaux et végétaux.

Au seuil du XIXe siècle émerge un nouveau socle épistémologique. En lieu et place du discours, objet analysé par les sciences de l'âge classique, est érigé un nouvel objet de connaissance : l'homme. Auparavant ignoré par la science, l'homme en tant qu'entité travaillante, vivante et parlante, fait ainsi son apparition sur la scène de la connaissance. La philologie succède à la grammaire générale, l'économie politique prend la place de l'analyse des richesses et la biologie humaine relaie l'histoire naturelle. C'est également à cette époque que s'emballe le rythme du changement social. Surgissent alors les notions d'évolution (dans l'étude des êtres vivants) et d'histoire (dans l'analyse des sociétés humaines). M. Foucault tire une conclusion majeure de ce mouvement de la pensée : les sciences humaines correspondent à un moment donné de l'histoire de notre savoir et il est fort possible que, dans l'avenir, l'homme s'effacera en tant qu'objet de connaissance, « comme à la limite de la mer un visage de sable ».

Scruter les fondements du savoir

Il résulte de cette approche épistémologique une conséquence, et une exigence méthodologique. La conséquence est lourde : toute forme de savoir est relative. M. Foucault soutient que les modes de pensée d'une époque ? y compris scientifiques ? sont précaires et destinés à périr un jour pour être remplacés par d'autres. Il tire de cela une exigence méthodologique : il faut travailler à une histoire de la pensée reposant sur la généalogie et l'archéologie.

La généalogie qu'il préconise fait référence à la méthode mise en oeuvre par Friedrich Nietzsche dans La Généalogie de la morale (1887). Le point de départ de toute démarche généalogique est le refus des recherches de l'origine et, à l'inverse, la volonté de rechercher avec patience les transformations, glissements qui affectent de manière incessante nos valeurs, conduites et systèmes de pensée. La généalogie s'abreuve non de métaphysique mais d'histoire, « elle doit montrer le corps tout imprimé d'histoire, et l'histoire ruinant le corps ».

Par analogie avec un travail de fouille de terrain, M. Foucault parle en second lieu d'archéologie du savoir pour désigner ce processus de désarticulation du discours produit, à une époque donnée, de multiples façons (par les textes scientifiques, les manuels, les règlements, les codes...). Le but de l'archéologie n'est pas d'interpréter un tel discours mais de décrire les conditions de son apparition et de son fonctionnement. Par exemple, dans Naissance de la clinique (1963), M. Foucault s'attache à cerner le contexte d'émergence du langage médical moderne à partir de la fin du XVIIIe siècle. Selon lui, la rupture est liée aux travaux de François Bichat qui font basculer l'expérience clinique vers l'expérience anatomique. Avant ce dernier, l'observation ne portait que sur le vivant ; après lui, c'est le cadavre qu'on interroge pour mieux comprendre la vie. C'est donc, constate M. Foucault, en référence à une négation radicale (la mort) que la médecine moderne apparaît. Il mettra en oeuvre cette méthode généalogique et archéologique tout au long de son travail.

La raison comme dispositif de rationalisation

En écrivant Histoire de la folie à l'âge classique, M. Foucault a rapidement mis à l'épreuve le schéma généalogique qu'il hérite de F. Nietzsche. En effet, tout son effort consiste à démontrer que la folie n'est pas pensable avant le XVIIe siècle car elle est alors entièrement intégrée à l'existence des hommes. Ainsi, au Moyen Age, la folie est conçue comme un « surcroît démoniaque à l'oeuvre de Dieu », ce qui la dote d'une réelle positivité dans la mesure où elle contient un savoir issu de l'au-delà divin. A la Renaissance, une première ligne de partage se réalise entre diverses interprétations de la folie. D'un côté, elle reste une figure énigmatique qui livre à l'homme quelques clefs de connaissance et de révélation. Mais, d'un autre côté, ainsi que l'illustre l'Eloge de la folie d'Erasme (1511), la folie est peu à peu mise à distance de la raison. Même si le dialogue entre les deux pôles n'est pas rompu, une faille est ouverte.

C'est à l'âge classique (du milieu du xviie siècle au début du xixe) que la folie est résolument pensée comme l'envers de la raison. L'« agression rationaliste » que subit l'âge classique se traduit par un net partage entre raison et déraison. Dans sa première « Méditation » (1641), René Descartes traduit ce nouveau partage en termes lapidaires : « Mais quoi, ce sont des fous. » Fort de cette interprétation (qui sera âprement discutée par Jacques Derrida (1)), M. Foucault s'emploie à contester ce rationalisme en montrant à quel point le partage entre raison et déraison est aléatoire en tant que pur produit de son époque ; la raison des Lumières n'est pas une raison universelle.

M. Foucault considère également que, contrairement à ce que proclament les Lumières, le rationalisme est facteur de souffrance et de servitude. Il se fonde en effet sur le principe de négation (la folie comme déraison) et produit, au nom même de la raison, l'exclusion et l'enfermement. En effet, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, le fou est séparé du reste des marginaux et enfermé dans un lieu particulier : l'asile. Là, soumis à la répression physique et morale, à l'infantilisation, il est condamné à l'enfermement dans ce qui est défini comme une maladie et qui donne les bases d'un nouveau discours : le discours psychiatrique. Désormais, sa voix ne résonne plus aux oreilles de la société. La mutation de la pensée opérée à l'âge classique entraîne le « grand renfermement » des fous, oisifs, mendiants, vagabonds, débauchés, vénériens, libertins et autres homosexuels. Selon M. Foucault, l'Hôpital général, ouvert en 1656, autorise le contrôle d'une population pauvre qui n'est plus perçue comme la représentation de Dieu sur terre mais plutôt comme un facteur de troubles. Cet enfermement répond donc à des facteurs politico-économiques : pendant les périodes de crise, les sans-travail et les vagabonds sont confinés dans les maisons de correction. En période de prospérité, l'enfermement assume aussi une seconde fonction qui est de fournir une main-d'oeuvre bon marché.

Cette stratégie de l'enfermement n'est que l'amorce de ce que M. Foucault nomme la « société disciplinaire ». De fait, l'âge classique inaugure ce moment historique où la discipline s'affine pour quadriller et travailler le corps social de manière microphysique. L'agression rationaliste se traduit par un nouveau mode de contrôle qui prend la forme d'un dressage et d'un redressage continu du corps des individus. La traduction concrète en est la multiplication des institutions (ateliers, manufactures, hôpitaux, casernes, écoles et prisons) qui ont pour fonction de dresser les individus pour les rendre « utiles et dociles ». A l'aide de règlements, codes, manuels..., on s'évertue à exercer les corps, à noter et hiérarchiser les individus, à introduire une surveillance réciproque au coeur des micro communautés humaines.

De l'art du gouvernement à l'art de se gouverner

La pensée de M. Foucault subit une nette inflexion à partir de 1976. Celui-ci passe progressivement d'une thématique du pouvoir et de la domination à une analyse du gouvernement (entendu comme conduite des autres et de soi). Les réflexions qu'il livre dans son Histoire de la sexualité sont très éloignées des descriptions minutieuses des procédures d'enfermement et d'exclusion qu'il avait établies dans ses ouvrages précédents. Il s'agit non plus d'une analyse des normes et règles de conduite qui sont imposées par la contrainte aux hommes, mais de la façon dont des individus libres se donnent à eux-mêmes, en fonction d'un art de vivre, des règles de conduite. Son problème est de savoir pourquoi et comment la société occidentale est passée d'une vérité sur le sexe relevant uniquement d'une « ars erotica » (expérience du plaisir qui n'est en rien liée à une utilité ou à une norme de permissivité, comme ce fut le cas en Chine, au Japon, en Inde...) à un savoir sur le sexe (« scientia sexualis »). Pourquoi la question sexuelle est-elle devenue en Occident une des clés de la connaissance de nous-mêmes ?

Contrairement à ce que laisse penser une conception sommaire des sociétés bourgeoises, ce n'est pas à un étouffement répressif de toute parole sur le sexe qu'on assiste au XVIIe siècle, mais, au contraire, au déversement d'un flot de discours sur le sujet. « La pastorale chrétienne, note M. Foucault, a inscrit comme devoir fondamental la tâche de faire passer tout ce qui a trait au sexe aumoulin sans fin de la parole (2). » Le pouvoir n'a pas peur du sexe, mais sait au contraire s'en servir comme mode d'exercice : par l'usage de la confession, de l'aveu et de la confidence, les sociétés chrétiennes organisent la « mise en discours du sexe », et peuvent ainsi gérer un savoir et organiser un pouvoir qui sera le fondement d'un quadrillage des consciences et des conduites individuelles. Avec la publication, en 1984, de L'Usage des plaisirs et du Souci de soi, M. Foucault quitte l'étude de l'homme en tant qu'objet de pouvoir et de savoir pour se tourner vers l'analyse de l'homme se reconnaissant comme sujet de désir. L'enquête est menée dans l'Antiquité grecque et romaine. Le penseur montre bien, à travers ce cas précis, que l'interdit n'est pas l'entrée pertinente pour comprendre l'émergence d'une science de la sexualité : en effet, dans l'Antiquité, c'est au sujet de rapports sexuels très libres et admis de tous (l'amour des garçons) que se posent le plus de questions et qu'abondent le plus de réflexions morales.

Sexualité et morale sont fortement liées.

Durant cette période, désirs et plaisirs sexuels sont inséparables d'une éthique et d'une esthétique de l'existence. Cette préoccupation éthique s'exprime d'abord dans une maîtrise, une modération, une autonomie individuelle afin d'atteindre le gouvernement de soi. Dans le domaine de la sexualité, cela implique de se conduire comme un homme digne et libre, fidèle à un certain art de vivre. Ainsi s'explique que l'Antiquité ne différencie pas le désir selon qu'il se porte sur les hommes ou sur les femmes : le désir porté pour un adolescent jeune et beau est considéré comme normal et légitime. Car c'est en référence à une construction personnelle et équilibrée de soi, à une pratique de la liberté que s'élabore la problématisation de la question sexuelle.

En résumé, l'oeuvre de M. Foucault révèle un double souci. Il s'agit d'abord de déchiffrer des effets de vérité dont sont investis à un moment donné des discours (sur la folie, la médecine, la prison ou le sexe). Ce faisant, M. Foucault trace les limites de la raison et en souligne le caractère relatif. Le second souci de l'auteur est de porter un diagnostic sur notre modernité. En reformulant la question du pouvoir, il ébranle les certitudes établies depuis la philosophie des Lumières et montre clairement la nécessité de gratter le sous-sol de notre société disciplinaire.

Ce faisant, il converge avec toute une tradition critique allemande (de Max Weber à Jürgen Habermas) qui n'a cessé de s'interroger sur cet aspect central du processus de civilisation propre à l'Occident : l'agression rationaliste et la discipline des sujets.

Si ce double souci est bien permanent, l'oeuvre de M. Foucault n'est ni une sentence définitive ni le produit d'un maître à penser. En posant plus de questions qu'elle n'en résout, elle ouvre de nouveaux espaces d'interrogations et propose de nouveaux concepts et outils d'investigation. Ceux-ci ne demandent, ainsi que le souhaitait M. Foucault lui-même, qu'à être éprouvés dans les champs les plus divers des sciences humaines.

Michel Lallement

Professeur de sociologie au Cnam et directeur du Griot-Cnam, il a notamment publié Histoire des idées sociologiques, 2 vol., 2e éd., Nathan, 2000.


Michel Foucault à travers ses oeuvres

1954

Maladie mentale et personnalité (réédité avec des modifications sous le titre Maladie mentale et psychologie, Puf, 1962).

1961

Histoire de la folie à l'âge classique (réédition Gallimard, coll. « Tel », 1997).

1963

Naissance de la clinique, une archéologie du regard médical (réédition Puf, coll. « Quadrige », 2003).
1966

Les Mots et les Choses, une archéologie des sciences humaines (réédition Gallimard, coll. « Tel », 1990).

1971

L'Ordre du discours (Gallimard).

1973

Ceci n'est pas une pipe (Fata Morgana).

1975

Surveiller et punir. Naissance de la prison (réédition Gallimard, coll. « Tel », 2003).

1976

La Volonté de savoir, premier tome de Histoire de la sexualité (réédition Gallimard, coll. « Tel », 1994).

1984

L'Usage des plaisirs, deuxième tome de Histoire de la sexualité (réédition Gallimard, coll. « Tel », 1997).

1984

Le Souci de soi, troisième tome de Histoire de la sexualité (Gallimard) coll. « Tel ».

NOTES

[1] J. Derrida, L'Écriture et la Différence, 1967, rééd. Seuil, coll. « Points », 1979.

[2] M. Foucault, Histoire de la sexualité, t. I, La Volonté de savoir, 1976, rééd. Gallimard, 1994.


REFERENCES
Cet article procède du texte « Comment se forment le savoir et les normes : la quête inachevée de Michel Foucault », publié dans Sciences Humaines , n° 44, novembre 1994.