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«Un problème m'intéresse
depuis longtemps, c'est celui du système pénal»
(entretien avec J. Hafsia). La Presse de Tunisie, 12 août
1971, p. 3.
Dits Ecrits Tome II Texte n°95
- Monsieur le professeur, pourriez-vous nous parler de votre oeuvre
? De vos projets ? Et de vos travaux au Collège de France
?
- De toute façon, je ne parle pas de mon oeuvre pour l'excellente
raison que je ne me sens pas porteur d'une oeuvre virtuelle. J'ai
essayé de dire ce que j'avais envie de dire, il y a un certain
nombre d'années. Cela fait, ça existe ou ça
n'existe pas, c'est lu ou ça ne l'est pas, je dois dire que
ce n'est pas dans la direction de ce que j'ai fait que je regarde
maintenant. Mais si vous me demandez dans quelle direction je regarde
maintenant, je vous dirai que ce n'est pas tellement du côté
des choses à écrire. Il y a un problème qui
depuis longtemps m'intéresse, c'est celui du système
pénal, de la manière dont une société
définit le bien et le mal, le permis et le pas permis, le
légal et l'illégal, la manière dont elle exprime
toutes les infractions et toutes les transgressions faites à
sa loi.
J'ai déjà rencontré ce problème à
propos de la folie, car la folie est également une forme
de transgression. Il était fort difficile à nos civilisations
de faire le partage entre cette déviation qu'est la folie
et la transgression que sont la faute ou le crime. Telle est donc
ma préoccupation : le problème de la transgression
de la loi et de la répression de l'illégalité.
Alors, j'en ferai sans doute une série de cours pendant les
vingt-sept années qui me restent encore à passer au
Collège de France. Je ne dis pas que je vais consacrer ces
vingt-sept années à cela, mais sans doute un certain
nombre. Avec des amis, en particulier J.-M. Domenach - le directeur
de la revue Esprit -, nous avons formé une sorte de petit
groupe. Comment dire ? Un groupe d'intervention et d'action à
propos de la justice, du système pénal, des institutions
pénitentiaires en France, et nous avons lancé une
enquête sur les conditions des détenus en France. Les
prisons françaises sont, en effet, des institutions extraordinairement
archaïques, encore médiévales : parmi les plus
vieilles et en même temps les plus sévères du
monde. Cette enquête, nous l'avons faite d'une façon
assez particulière : au lieu de nous adresser à l'administration
pénitentiaire, pour savoir comment les choses se passaient
du point de vue de cette administration, nous nous sommes adressés
directement aux anciens détenus, à ceux qui sortaient
de prison, et entrant nous-mêmes dans l'illégalité,
nous nous sommes adressés en fraude aux détenus, et
nous avons obtenu, en fraude, leurs réponses. Nous avons
su ce qu'était exactement la vie en prison. Cette enquête,
nous allons en publier, dans les semaines qui viennent, les premiers
résultats. À vrai dire, le premier résultat,
on le connaît déjà, c'est la grande irritation
de l'administration française et du gouvernement. Nous avons
même, J.- M. Domenach et moi, passé quelques heures
dans les commissariats, arrêtés par la police. Voilà
à quoi je suis en train de consacrer mes activités
et peut-être les mois et les années à venir.
- Est-ce que vous préparez en ce moment un ouvrage ?
- Non. Pour l'instant, mes activités sont essentiellement
pratiques.
Un jour, peut-être, j'essaierai de faire le bilan de ce mouvement
qui est en train de se dessiner. Ce qui me frappe, c'est que le
système pénal, le système de répression
qui fonctionne dans une société comme la société
française, date tout de même d'il y a cent soixante
ans, puisque c'est le Code pénal de 1810, au fond très
peu modifié depuis Napoléon, qui régit notre
système actuel du permis et de l'illicite, sans doute adapté
à l'organisation de l'État bourgeois au moment de
sa formation, au début du XIXe siècle. Maintenant,
je crois qu'il faut toute une réforme du code, une réforme
en profondeur. Nous avons besoin d'un nouveau Beccaria, d'un nouveau
Bertin, je n'ai pas du tout la prétention d'être un
nouveau Beccaria ou Bertin, car ce n'est pas à un théoricien
de faire la réforme des États. Ceux-là mêmes
sur qui pèse cette justice sans doute injuste, c'est à
ceux-là mêmes de prendre en main la réforme
et la refonte de la justice.
- Jusqu'ici, donc, vous vous êtes occupé du dicible,
et, maintenant, vous voulez vous occuper du faisable. Votre premier
souci, c'est la pratique. Mais la pratique ne pourra avoir de sens
que si elle est exprimée d'une manière ou d'une autre.
Là encore, il y a une question d'énoncé : le
faire n'est-il pas relié au dire ?
- Oui. Votre question est très importante. Je ne veux pas
faire ma propre histoire (ça n'aurait aucun intérêt),
mais la première chose à laquelle je me suis intéressé,
c'était le phénomène de l'exclusion des fous
dans la société occidentale depuis la fin du XVIe
siècle. Phénomène à double face : d'un
côté, vous avez des institutions, des pratiques, des
sortes d'habitudes, la manière par exemple dont la police,
les familles ou la justice classaient, triaient les fous et les
mettaient à l'ombre ; c'était une pratique qui s'énonçait
à peine, et on a toutes les difficultés du monde à
retrouver justement les formes, les règles de ces habitudes
qui n'avaient pas laissé de traces parce qu'elles ne se formulaient
pas. Elles étaient sans énoncé. Et, d'un autre
côté, ces institutions, ces pratiques de la folie étaient
tout de même jusqu'à un certain point liées
et soutenues par un discours philosophique, religieux et juridique,
médical surtout. Et c'est cet ensemble «pratiques et
discours» qui a constitué ce que j'ai appelé
l'expérience de la folie, mauvais mot d'ailleurs, car ce
n'est pas en réalité une expérience. Cependant,
cette pratique de l'exclusion des fous, j'ai essayé d'en
dégager le système. Mais, maintenant, je passe mon
temps à osciller entre les deux pôles, celui du discours
et celui de la pratique. Dans Les Mots et les Choses, j'ai surtout
étudié des nappes, des ensembles de discours. Dans
L'Archéologie du savoir aussi. Maintenant, nouveau mouvement
de pendule : je suis intéressé par les institutions
et les pratiques, par ces choses en quelque sorte en dessous du
dicible.
- On ne peut tout de même pas agir de cette manière
sans avoir une idée sur ce qui est faisable et sur ce qui
ne l'est pas, sur ce qui est, en somme, bien ou mal. On en revient
au discours moral, même si on n'approuve pas le partage du
bien et du mal, Dans votre pratique concrète, comment allez-vous
vous en sortir ? Puisque vos décisions vont devoir reposer
tout de même sur un discours ?
- Oui, en un sens, elles reposent sur un discours, mais, voyez-vous,
ce que nous essayons de faire actuellement ne se loge pas dans une
certaine théorie du bien et du mal, du faisable ou du pas
faisable, Ce n'est pas cela qui me retient. Une chose est certaine
: c'est que le système pénitentiaire actuel, et, d'une
façon générale, le système répressif
ou même le système pénal, n'est plus supporté
par les gens, Ainsi, en France, il y a à propos de la prison,
à propos de la justice un mécontentement de fait,
mécontentement qui est évidemment celui des classes
les plus pauvres et les plus exploitées. Or mon problème
n'est pas de savoir quel serait le système pénal idéal,
le système répressif idéal. J'essaie simplement
de voir, de faire apparaître et de transformer en un discours
lisible par tous ce qu'il peut y avoir d'insupportable pour les
classes les plus défavorisées, dans le système
de la justice actuelle. Un avocat, ça s'achète, c'est-à-dire
que finalement le droit à recevoir la justice s'achète.
Je prends cet exemple simple, mais il est évident que c'est
selon la classe à laquelle on appartient, selon les possibilités
de fortune, selon les positions sociales qu'on obtient la justice,
La justice ne vous est pas attribuée de la même façon.
Cette inégalité devant la justice qu'au XVIIIe siècle
on éprouvait déjà très vivement et contre
laquelle justement ont réagi Beccaria et Bertin et les grands
codes napoléoniens, cette inégalité s'est réinstaurée,
si tant est qu'elle n'ait jamais été levée.
Elle s'est réinstaurée et les gens en souffrent actuellement
très violemment. On a le sentiment quasi quotidien de cette
inégalité devant la justice et devant la police. C'est
cela, si vous voulez, qu'on essaie de faire apparaître ; saisir
le point de la révolte et le montrer.
- En somme, si je regarde tout cela comme une activité philosophique,
je pourrai dire que depuis le début vous avez subordonné
le discours logique à un discours moral et que, dans le fond,
c'est ce discours moral qui domine tous vos travaux, et cela débouchera
non pas sur une métaphysique mais sur une morale ?
- Peut-être !... Enfin, je ne dirais pas non !... Disons
plutôt ceci ; j'ai écrit autrefois un livre sur l'histoire
de la folie. Il a été assez mal reçu, sauf
par quelques-uns comme Blanchot ou Barthes. Encore récemment,
dans les universités, quand on parlait de ce livre aux étudiants,
on faisait remarquer qu'il n'avait pas été écrit
par un médecin et que par conséquent il fallait s'en
méfier comme de la peste. Or une chose m'a frappé
: depuis quelques années s'est développé en
Italie, autour de Basaglia, et en Angleterre un mouvement qu'on
appelle l'antipsychiatrie. Ces gens-là ont, bien sûr,
développé leur mouvement à partir de leurs
propres idées et de leurs propres expériences de psychiatres,
mais ils ont vu dans le livre que j'avais écrit une espèce
de justification historique et ils l'ont en quelque sorte réassumé,
repris en compte, ils s'y sont, jusqu'à un certain point,
retrouvés, et voilà que ce livre historique est en
train d'avoir une sorte d'aboutissement pratique. Alors disons que
je suis un peu jaloux et que maintenant je voudrais bien faire les
choses moi-même. Au lieu d'écrire un livre sur l'histoire
de la justice qui serait ensuite repris par des gens qui remettraient
pratiquement en question la justice, je voudrais commencer par la
remise en question pratique de la justice, et puis, ma foi ! si
je vis encore et si je n'ai pas été mis en prison,
eh bien, j'écrirai le livre...
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