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Un problème m'intéresse depuis longtemps, c'est celui du système pénal
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II Texte n°95

«Un problème m'intéresse depuis longtemps, c'est celui du système pénal» (entretien avec J. Hafsia). La Presse de Tunisie, 12 août 1971, p. 3.

Dits Ecrits Tome II Texte n°95

- Monsieur le professeur, pourriez-vous nous parler de votre oeuvre ? De vos projets ? Et de vos travaux au Collège de France ?

- De toute façon, je ne parle pas de mon oeuvre pour l'excellente raison que je ne me sens pas porteur d'une oeuvre virtuelle. J'ai essayé de dire ce que j'avais envie de dire, il y a un certain nombre d'années. Cela fait, ça existe ou ça n'existe pas, c'est lu ou ça ne l'est pas, je dois dire que ce n'est pas dans la direction de ce que j'ai fait que je regarde maintenant. Mais si vous me demandez dans quelle direction je regarde maintenant, je vous dirai que ce n'est pas tellement du côté des choses à écrire. Il y a un problème qui depuis longtemps m'intéresse, c'est celui du système pénal, de la manière dont une société définit le bien et le mal, le permis et le pas permis, le légal et l'illégal, la manière dont elle exprime toutes les infractions et toutes les transgressions faites à sa loi.

J'ai déjà rencontré ce problème à propos de la folie, car la folie est également une forme de transgression. Il était fort difficile à nos civilisations de faire le partage entre cette déviation qu'est la folie et la transgression que sont la faute ou le crime. Telle est donc ma préoccupation : le problème de la transgression de la loi et de la répression de l'illégalité. Alors, j'en ferai sans doute une série de cours pendant les vingt-sept années qui me restent encore à passer au Collège de France. Je ne dis pas que je vais consacrer ces vingt-sept années à cela, mais sans doute un certain nombre. Avec des amis, en particulier J.-M. Domenach - le directeur de la revue Esprit -, nous avons formé une sorte de petit groupe. Comment dire ? Un groupe d'intervention et d'action à propos de la justice, du système pénal, des institutions pénitentiaires en France, et nous avons lancé une enquête sur les conditions des détenus en France. Les prisons françaises sont, en effet, des institutions extraordinairement archaïques, encore médiévales : parmi les plus vieilles et en même temps les plus sévères du monde. Cette enquête, nous l'avons faite d'une façon assez particulière : au lieu de nous adresser à l'administration pénitentiaire, pour savoir comment les choses se passaient du point de vue de cette administration, nous nous sommes adressés directement aux anciens détenus, à ceux qui sortaient de prison, et entrant nous-mêmes dans l'illégalité, nous nous sommes adressés en fraude aux détenus, et nous avons obtenu, en fraude, leurs réponses. Nous avons su ce qu'était exactement la vie en prison. Cette enquête, nous allons en publier, dans les semaines qui viennent, les premiers résultats. À vrai dire, le premier résultat, on le connaît déjà, c'est la grande irritation de l'administration française et du gouvernement. Nous avons même, J.- M. Domenach et moi, passé quelques heures dans les commissariats, arrêtés par la police. Voilà à quoi je suis en train de consacrer mes activités et peut-être les mois et les années à venir.

- Est-ce que vous préparez en ce moment un ouvrage ?

- Non. Pour l'instant, mes activités sont essentiellement pratiques.

Un jour, peut-être, j'essaierai de faire le bilan de ce mouvement qui est en train de se dessiner. Ce qui me frappe, c'est que le système pénal, le système de répression qui fonctionne dans une société comme la société française, date tout de même d'il y a cent soixante ans, puisque c'est le Code pénal de 1810, au fond très peu modifié depuis Napoléon, qui régit notre système actuel du permis et de l'illicite, sans doute adapté à l'organisation de l'État bourgeois au moment de sa formation, au début du XIXe siècle. Maintenant, je crois qu'il faut toute une réforme du code, une réforme en profondeur. Nous avons besoin d'un nouveau Beccaria, d'un nouveau Bertin, je n'ai pas du tout la prétention d'être un nouveau Beccaria ou Bertin, car ce n'est pas à un théoricien de faire la réforme des États. Ceux-là mêmes sur qui pèse cette justice sans doute injuste, c'est à ceux-là mêmes de prendre en main la réforme et la refonte de la justice.

- Jusqu'ici, donc, vous vous êtes occupé du dicible, et, maintenant, vous voulez vous occuper du faisable. Votre premier souci, c'est la pratique. Mais la pratique ne pourra avoir de sens que si elle est exprimée d'une manière ou d'une autre. Là encore, il y a une question d'énoncé : le faire n'est-il pas relié au dire ?

- Oui. Votre question est très importante. Je ne veux pas faire ma propre histoire (ça n'aurait aucun intérêt), mais la première chose à laquelle je me suis intéressé, c'était le phénomène de l'exclusion des fous dans la société occidentale depuis la fin du XVIe siècle. Phénomène à double face : d'un côté, vous avez des institutions, des pratiques, des sortes d'habitudes, la manière par exemple dont la police, les familles ou la justice classaient, triaient les fous et les mettaient à l'ombre ; c'était une pratique qui s'énonçait à peine, et on a toutes les difficultés du monde à retrouver justement les formes, les règles de ces habitudes qui n'avaient pas laissé de traces parce qu'elles ne se formulaient pas. Elles étaient sans énoncé. Et, d'un autre côté, ces institutions, ces pratiques de la folie étaient tout de même jusqu'à un certain point liées et soutenues par un discours philosophique, religieux et juridique, médical surtout. Et c'est cet ensemble «pratiques et discours» qui a constitué ce que j'ai appelé l'expérience de la folie, mauvais mot d'ailleurs, car ce n'est pas en réalité une expérience. Cependant, cette pratique de l'exclusion des fous, j'ai essayé d'en dégager le système. Mais, maintenant, je passe mon temps à osciller entre les deux pôles, celui du discours et celui de la pratique. Dans Les Mots et les Choses, j'ai surtout étudié des nappes, des ensembles de discours. Dans L'Archéologie du savoir aussi. Maintenant, nouveau mouvement de pendule : je suis intéressé par les institutions et les pratiques, par ces choses en quelque sorte en dessous du dicible.

- On ne peut tout de même pas agir de cette manière sans avoir une idée sur ce qui est faisable et sur ce qui ne l'est pas, sur ce qui est, en somme, bien ou mal. On en revient au discours moral, même si on n'approuve pas le partage du bien et du mal, Dans votre pratique concrète, comment allez-vous vous en sortir ? Puisque vos décisions vont devoir reposer tout de même sur un discours ?

- Oui, en un sens, elles reposent sur un discours, mais, voyez-vous, ce que nous essayons de faire actuellement ne se loge pas dans une certaine théorie du bien et du mal, du faisable ou du pas faisable, Ce n'est pas cela qui me retient. Une chose est certaine : c'est que le système pénitentiaire actuel, et, d'une façon générale, le système répressif ou même le système pénal, n'est plus supporté par les gens, Ainsi, en France, il y a à propos de la prison, à propos de la justice un mécontentement de fait, mécontentement qui est évidemment celui des classes les plus pauvres et les plus exploitées. Or mon problème n'est pas de savoir quel serait le système pénal idéal, le système répressif idéal. J'essaie simplement de voir, de faire apparaître et de transformer en un discours lisible par tous ce qu'il peut y avoir d'insupportable pour les classes les plus défavorisées, dans le système de la justice actuelle. Un avocat, ça s'achète, c'est-à-dire que finalement le droit à recevoir la justice s'achète. Je prends cet exemple simple, mais il est évident que c'est selon la classe à laquelle on appartient, selon les possibilités de fortune, selon les positions sociales qu'on obtient la justice, La justice ne vous est pas attribuée de la même façon. Cette inégalité devant la justice qu'au XVIIIe siècle on éprouvait déjà très vivement et contre laquelle justement ont réagi Beccaria et Bertin et les grands codes napoléoniens, cette inégalité s'est réinstaurée, si tant est qu'elle n'ait jamais été levée. Elle s'est réinstaurée et les gens en souffrent actuellement très violemment. On a le sentiment quasi quotidien de cette inégalité devant la justice et devant la police. C'est cela, si vous voulez, qu'on essaie de faire apparaître ; saisir le point de la révolte et le montrer.

- En somme, si je regarde tout cela comme une activité philosophique, je pourrai dire que depuis le début vous avez subordonné le discours logique à un discours moral et que, dans le fond, c'est ce discours moral qui domine tous vos travaux, et cela débouchera non pas sur une métaphysique mais sur une morale ?

- Peut-être !... Enfin, je ne dirais pas non !... Disons plutôt ceci ; j'ai écrit autrefois un livre sur l'histoire de la folie. Il a été assez mal reçu, sauf par quelques-uns comme Blanchot ou Barthes. Encore récemment, dans les universités, quand on parlait de ce livre aux étudiants, on faisait remarquer qu'il n'avait pas été écrit par un médecin et que par conséquent il fallait s'en méfier comme de la peste. Or une chose m'a frappé : depuis quelques années s'est développé en Italie, autour de Basaglia, et en Angleterre un mouvement qu'on appelle l'antipsychiatrie. Ces gens-là ont, bien sûr, développé leur mouvement à partir de leurs propres idées et de leurs propres expériences de psychiatres, mais ils ont vu dans le livre que j'avais écrit une espèce de justification historique et ils l'ont en quelque sorte réassumé, repris en compte, ils s'y sont, jusqu'à un certain point, retrouvés, et voilà que ce livre historique est en train d'avoir une sorte d'aboutissement pratique. Alors disons que je suis un peu jaloux et que maintenant je voudrais bien faire les choses moi-même. Au lieu d'écrire un livre sur l'histoire de la justice qui serait ensuite repris par des gens qui remettraient pratiquement en question la justice, je voudrais commencer par la remise en question pratique de la justice, et puis, ma foi ! si je vis encore et si je n'ai pas été mis en prison, eh bien, j'écrirai le livre...