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L'article 15 (Intervention)
Rapports de la commission d'information sur l'affaire Jaubert (Intervention)
Dits Ecrits Tome II Texte n°92
Dits Ecrits Tome II Texte n°93

«L'article 15», La Cause du peuple-j'accuse, numéro spécial "Flics. L'affaire Jaubert", 3 juin 1971, pp. 4-5.

Dits Ecrits Tome II Texte n°92

Le samedi 29 mai 1971 au soir, le journaliste Alain Jaubert, passant rue de Clignancourt, voit, au terme d'une manifestation d'Antillais, un fourgon de police embarquant un homme blessé à la tête, Sollier. Jaubert demande, en tant que journaliste, à accompagner le blessé à l'hôpital Lariboisière, situé à cinq minutes de là Trente minutes plus tard, la police dépose Sollier à Lariboisière, puis, quarante-cinq minutes plus tard, Jaubert, ensanglanté, les vêlements déchirés.

Le 30 mai au soir, un communiqué de la préfecture de police à l'Agence France-Presse relate les faits et annonce que M. Alain Jaubert, après avoir agressé les agents et tenté de s'enfuir du fourgon en marche, a été placé sous mandat de dépôt pour rébellion, coups et outrage à agents de la force publique et qu'il a été conduit à la salle Cusco de l'Hôtel-Dieu pour y recevoir des soins.

Les faits et le communiqué créent une vive émotion parmi les journalistes, qui demandent une information contradictoire. Le 21 juin 1971, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Claude Mauriac, dont ce sera la première rencontre avec Michel Foucault, Me Denis Langlois, avocat de la Ligue des droits de l'homme et auteur des Dossiers noirs de la police, le Dr Daniel Timsit, Denis Perier-Daville, vice-président de la Confédération des sociétés de journalistes, André Lantin, au nom des syndicats de journalistes C.F.D.T., présentent à la presse leur reconstitution des faits au terme d'une enquête dans le quartier. La grande mobilisation des journalistes autour de l'«affaire Jaubert» favorisa la mise en place d'une agence de presse alternative, dirigée par Maurice Clavel et Jean-Paul Sartre, l'Agence de presse Libération, lieu de naissance du quotidien Libération.

La commission d'enquête comprenait notamment. C. Angeli, le pasteur Cazalis, le Dr Herzberg, D. Langlois, M. Manceaux, le Dr Timsit, P. Vidal-Naquet.

L'affaire Jaubert nous a décidés à créer une commission de «contre-enquête». À cela plusieurs raisons :

1) Dans la sauvagerie et la violence policières, un nouveau palier est atteint.

2) Jaubert a été agressé non pour ce qu'il avait fait (il ne manifestait pas), mais pour ce qu'il était : journaliste. À côté des anciens racismes, à côté du nouveau racisme «antijeunes», voici maintenant le racisme «professionnel» ; c'est que les journalistes exercent une profession insupportable à la police, ils voient et ils parlent.

3) En inculpant Jaubert blessé et insulté, le juge d'instruction a couvert le déchaînement de la police. Nous ne pouvons plus espérer qu'en de pareilles mains l'instruction puisse être faite contentement. Nous ferons nous-mêmes une contre-instruction.

4) Cette affaire est loin d'être isolée. De tels incidents se multiplient depuis des mois : tous témoignent d'un système où magistrats et policiers se prêtent la main. Ce système nous menace tous, et contre ce système il faut nous défendre sans répit.

C'est pourquoi nous nous sommes décidés à faire valoir nos droits constitutionnels : ceux qui ont été formulés dans la Déclaration des droits de l'homme de 1789, et auxquels se réfère la Constitution de 1958. Article 15 : «La société a droit de demander compte à tout agent public de son administration.»

Nous demanderons des comptes à ces «agents publics» que sont les policiers et les magistrats. Mais pas sous la forme d'un bilan de fin d'année. Nous les demanderons au moment même, point par point et coup pour coup. C'est-à-dire que les policiers pour chacune de leurs violences, les magistrats pour chacune de leurs complaisances auront des comptes à rendre.

Nous demanderons des comptes sur l'affaire Jaubert. Nous ferons une enquête sur les faits : tous ceux qui peuvent fournir des renseignements sur la manifestation, l'arrestation de Jaubert, sur les blessures qu'il a reçues sont priés de nous les adresser. Mais il faudra aussi demander des comptes sur toutes les affaires semblables qui se produiront. Et là non plus nous n'attendrons pas. Dès que nous serons alertés, nous entreprendrons une contre-enquête.

Il faut que la justice et la police le sachent : elles tombent sous le coup de l'article 15. Chaque fois que ce sera nécessaire, il leur sera appliqué.


«Rapports de la commission d'information sur l'affaire Jaubert», supplément à La Cause du peuple-j'accuse, 28 juin 1971, pp. 1-3. Voir supra, no 92.

Dits Ecrits Tome II Texte n°93


Nous avons constitué une commission d'information sur l'affaire Jaubert.

Le travail de cette commission ? Non pas mener une enquête qui doublerait celle des magistrats. Nous ne voulons pas nous substituer à la justice. Nous ne voulons pas non plus la remplacer dans l'une de ses tâches, comme si brusquement, et sur un point particulier, elle venait à défaillir et qu'il faille l'aider à franchir le gué.

Nous ne le voulons pas pour deux raisons :

-d'abord, nous pensons que si la justice se voit confier des tâches à remplir, eh bien! qu'elle les remplisse elle-même. Nous ne jugerons pas ce qu'elle juge. Nous jugerons ce qu'elle est, et comment elle fonctionne ;

– ensuite, nous ne pensons pas que la justice est en défaut sur tel ou tel point. Nous pensons qu'une crise est ouverte. Une crise au centre de laquelle se trouve la police. Et dans cette crise risquent d'être compromis les rapports de la justice avec l'information, la presse et l'opinion, de même que ses rapports avec les justiciables avec toute la masse de ceux qui s'adressent à elle et sur qui elle pèse bien inégalement.

Nous ne sommes pour la justice ni des auxiliaires ni des modèles. Nous voulons aider à prendre mesure de la crise actuelle, à voir jusqu'où elle s'étend, à dénoncer les dangers dont elle est porteuse et à nous défendre contre eux.

De cette crise et des périls qui l'accompagnent, l'affaire Jaubert nous paraît être un cas typique. L'affaire, c'est-à-dire non seulement ce qui s'est passé le samedi 29 mai en fin d'après-midi, mais aussi ce qui s'est passé après et ce qui se passe encore.

En effet, ce qui s'est passé le 29 mai, on le connaît : c'est un homme qui monte -et de son plein gré -dans un car de police et qui, un certain temps après, en ressort les vêtements déchirés, le visage en sang, le corps tuméfié, à moitié évanoui.

C'est inquiétant, cela mérite des questions, qui vont être posées. Mais il y a bien d'autres choses qui se sont passées après, qui sont tout aussi inquiétantes et qui méritent tout autant de questions.

Dans les jours qui ont suivi immédiatement, une série de communiqués de la préfecture de police a été adressée à l'Agence France-Presse, donc aux journaux, donc à l'opinion. Or ces communiqués sont en contradiction les uns avec les autres et en discordance avec les faits. Ils sont lacunaires sur les points les plus importants.

Ce qui s'est passé encore, c'est que, dans les jours qui ont suivi, on a cherché à faire croire que Sollier avait fait des déclarations accablant Jaubert, ce qui est inexact.

Ce qui s'est passé encore, et qui mérite une question, c'et la hâte avec laquelle, avant toute enquête, on a trouvé un juge d'instruction pour inculper Jaubert.

Ce qui s'est passé encore, c'est que le juge d'instruction a délivré une commission rogatoire pour enquêter sur l'affaire Jaubert ; et il l'a confiée, bien entendu, à la police. «Que voulez-vous, a-t-il dit, je n'ai pas le temps de me déplacer moi-même.»

Ce qui s'est passé, et qui se passe encore, c'est une intoxication de l'opinion par la préfecture de police, par la chancellerie, par le ministère de l'Intérieur.

Autour du 10 juin, et pendant plusieurs jours de suite, la chancellerie a promis aux journalistes des renseignements importants qui ne sont jamais venus. Finalement, les révélations sont promises pour cette semaine.

Enfin, ce qui s'est passé aussi, et qui mérite des questions, ce sont les pressions qui ont été faites directement sur la population du quartier et sur les témoins possibles.

Il y a eu la visite des «Messieurs» à Lariboisière.

Il y a eu les mêmes «Messieurs» qui ont traîné dans la rue de Clignancourt, dans les bistrots et dans les étages.

Il y a ceux qui ont raconté aux habitants du quartier que Jaubert avait participé à la manifestation, avait harangué les manifestants et les avait – comme c'est curieux justement – incités à porter plainte contre les C.R.S. pour le cas où il y aurait la moindre bousculade.

Voilà ce qui s'est passé. Le ministre de l'Intérieur a déclaré le 9 juin : «La justice étant saisie du dossier, il convient d'attendre sa décision, comme il est de règle dans tout régime démocratique.»

Tout ce que nous venons de vous dire prouve que la police et le pouvoir n'ont pas attendu la décision de la justice. Il n'y a pas une affaire entre Jaubert et la police que la justice aurait à trancher en toute sérénité. En fait, la police s'est déjà glissée partout.

L'affaire Jaubert, c'est bien un type tabassé, mais c'est aussi tout un rapport malsain, dangereux de la police avec la presse et l'opinion : rapport fait de mensonges, de pressions, d'insinuations, de manoeuvres. C'est tout un rapport, dangereux lui aussi, entre la police et la justice ; interdépendance, réciprocités diverses, jeu de renvois et de passe-passe. Enfin, c'est tout un rapport malsain et dangereux entre l'appareil judiciaire et policier : intimidations, pressions, crainte.

Quand une population a peur de sa police, quand elle n'ose plus chercher recours dans sa justice parce qu'elle la sait trop dépendante de la police, lorsque enfin la presse et l'opinion, son dernier recours, risquent à leur tour d'être intoxiquées, manoeuvrées par la police, alors la situation est grave.

La Constitution actuelle se réfère à la Déclaration des droits de l'homme de 1789. Et l'article 15 de cette Déclaration dit : «La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration.»

Dans le péril d'aujourd'hui, la société est en droit, en devoir de demander des comptes. Si la police commet des abus de pouvoir, il faut lui demander des comptes. Si tel ministre, telle administration font circuler de fausses nouvelles, il faut leur demander des comptes. C'est cela que nous avons fait, que nous voulons faire dans notre commission,

Et voici maintenant comment nous avons procédé.

Un noyau très restreint s'est formé d'abord, autour duquel sont venus travailler un grand nombre de gens qui se sont sentis concernés par une pareille affaire, Nous avons été aidés par la Fédération des sociétés de journalistes, le syndicat C.F.D.T. des journalistes, le Comité de défense de la presse et des journalistes, le Comité du manifeste «Nous portons plainte contre la police».

Le travail de cette commission a été, il faut le souligner, fort simple à faire. Il a consisté à retrouver des témoins, afin d'établir l'emploi du temps de Jaubert, l'épisode de la pharmacie, l'itinéraire du car, l'épisode de la chute, l'arrivée à Lariboisière en consultant le registre de l'hôpital, enfin à établir strictement l'horaire des événements.

Toutes ces informations étaient simples à recueillir. En deux jours, des enquêteurs exercés pouvaient les rassembler. Il était inutile de faire un travail de détective. Il s'agissait de vérités qui étaient là, visibles, déchiffrables pour tous, à la portée de tout le monde. Il suffisait d'aller les chercher.

Or toute la campagne d'insinuations, toutes les manoeuvres, tous les silences, les informations livrées avec réticence, solennité et componction par tel fonctionnaire de police, tout cela s'est développé comme si les informations n'étaient pas à la portée de tous. Comme s'il fallait résoudre une difficile énigme,

Il y a plus : alors qu'en deux jours on pouvait rassembler l'essentiel de ces renseignements, Jaubert a été inculpé le soir même ; sans qu'aucune vérification n'ait été faite en dehors de ce que la police avait affirmé, qui a été pris pour argent comptant.

Nous avons rencontré beaucoup de témoins oculaires. Un certain nombre d'entre eux étaient prêts à donner leur nom. D'autres, au contraire, ne l'étaient pas : ils avaient peur de la police et de toutes les pressions quotidiennes qu'elle peut, qu'elle sait exercer dans un quartier populaire sur les habitants, sur les commerçants. Ils ne croyaient pas que la justice était en situation de les protéger contre la police.

Et nous-mêmes ne croyons pas que la justice est capable de leur assurer cette protection, Alors nous avons décidé de ne révéler aucun nom, même de ceux qui l'auraient voulu. Chaque témoin a fait sa déclaration devant deux ou trois d'entre nous. Et c'est nous qui nous portons garants du caractère authentique des propos qui vont vous être rapportés.

Et si on venait nous demander : «Qu'est-ce que c'est qu'une enquête dont les témoignages sont anonymes ?», nous répondrions : «Qu'est-ce que c'est qu'une police qui fait peur aux témoins ?»

Et où en est-on dans la cité si les témoins ne se sentent protégés par personne ?