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Entretien avec Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II Texte n°85

«Entrevista com Michel Foucault» («Entretien avec Michel Foucault» ; entretien avec J. G. Merquior et S. P. Rouanet ; trad. P. W. Prado Jr.), in Merquior (J. G.) et Rouanet (S. P.), O Homen e O Discurso (A Arquelogia de Michel Foucault), Rio de Janeiro, Tempo Brasileiro, 1971, pp. 17-42 (Le texte de cet entretien a été soumis à M. Foucault qui, cependant, n'a pas pu le corriger.)

Dits Ecrits Tome II Texte n°85


S. P. Rouanet : Votre oeuvre comporte, essentiellement, deux moments : un moment empirico-descriptif (Naissance de la clinique, Histoire de la folie, Les Mots et les Choses) et un moment de réflexion méthodologique (L'Archéologie du savoir). Après le travail de codification et de systématisation de L'Archéologie, est-ce que vous prétendez revenir à la description de zones spécialisées du savoir ?

M. Foucault : Oui. J'ai l'intention maintenant d'alterner les recherches descriptives avec les analyses théoriques. Nous pouvons dire que, pour moi, L'Archéologie n'était ni complètement une théorie ni complètement une méthodologie. Il se peut que ce soit là le défaut du livre ; mais je ne pouvais pas ne pas l'écrire. Ce n'est pas une théorie dans la mesure où, par exemple, je n'ai pas systématisé les relations entre les formations discursives et les formations sociales et économiques, dont l'importance a été établie par le marxisme d'une façon incontestable. Ces relations ont été laissées dans l'ombre. Il aurait fallu élaborer de telles relations pour construire une théorie. En outre, j'ai laissé de côté, dans L'Archéologie, les problèmes purement méthodologiques. C'est-à-dire : comment travailler avec ces instruments ? Est-il possible de faire l'analyse de ces formations discursives ? La sémantique a-t-elle quelque utilité ? Les analyses quantitatives, comme celles que pratiquent les historiens, servent-elles à quelque chose ? Nous pouvons alors nous demander ce que c'est que L'Archéologie, si ce n'est ni une théorie ni une méthodologie. Ma réponse est que c'est quelque chose comme la désignation d'un objet : une tentative d'identifier le niveau auquel je devais me situer pour faire surgir ces objets que j'avais manipulés pendant longtemps sans même savoir s'ils existaient, et donc sans pouvoir les nommer. En écrivant l' Histoire de la folie ou la Naissance de la clinique, je pensais, au fond, être en train de faire de l'histoire des sciences. Sciences imparfaites, comme la psychologie ; sciences flottantes, comme les sciences médicales ou cliniques ; mais quand même histoire des sciences. Je pensais que les particularités que je trouvais étaient dans le matériel étudié lui-même, et non pas dans la spécificité de mon point de vue. Or, dans Les Mots et les Choses, j'ai compris que, indépendamment de l'histoire traditionnelle des sciences, une autre méthode était possible, qui consistait en une certaine manière de considérer moins le contenu de la science que sa propre existence ; une certaine manière d'interroger les faits, qui m'a fait voir que, dans une culture comme celle de l'Occident, la pratique scientifique a une émergence historique, comporte une existence et un développement historiques, et a suivi un certain nombre de lignes de transformation, indépendamment - jusqu'à un certain point - de son contenu. Il fallait, laissant de côté le problème du contenu et de l'organisation formelle de la science, rechercher les raisons par lesquelles la science a existé ou par lesquelles une science déterminée a commencé, à un moment donné, à exister et à assumer un certain nombre de fonctions dans notre société. C'est ce point de vue que j'ai essayé de définir dans L'Archéologie du savoir. Il s'agissait, en somme, de définir le niveau particulier auquel l'analyste doit se placer pour faire apparaître l'existence du discours scientifique et son fonctionnement dans la société.

J. G. Merquior : Alors, pouvons-nous dire qu'il s'agit de l'analyse des Mots et les Choses, mais à un niveau réflexif ?

M. Foucault : Exactement. Disons que, dans l' Histoire de la folie et dans la Naissance de la clinique, j'étais encore aveugle à ce que je faisais. Dans Les Mots et les Choses, un oeil était ouvert et l'autre fermé ; d'où le caractère un peu boiteux du livre : en un certain sens trop théorique, et en un autre sens insuffisamment théorique. Enfin, dans L'Archéologie, j'ai essayé de préciser le lieu exact d'où je parlais.

S. P. Rouanet : Cela explique sans doute quelques-unes des différences les plus sensibles entre la méthode suivie dans la Naissance de la clinique et l'Histoire de la folie, d'un côté, et Les Mots et les Choses, de l'autre. Et aussi quelques particularités de L'Archéologie. Dans les deux premiers livres, le discours est assez perméable aux pratiques sociales (extradiscursives), qui y occupent une place très importante. Dans Les Mots et les Choses, ces pratiques disparaissent presque complètement, pour renaître dans L'Archéologie sous un mode réflexif ; mais redéfinies comme pratiques prédiscursives. Nous pouvons donc dégager de votre trajet jusqu'à maintenant trois voies possibles : celle d'une libre circulation allant du discours aux pratiques sociales et inversement, sans aucun a priori méthodologique très rigide ; celle de la mise entre parenthèses de ces pratiques, pour concentrer la description sur le plan exclusif du discours ; celle, enfin, de l'incorporation de ces pratiques à l'analyse, selon une méthode rigoureuse, mais «rendues absentes» * et réduites au prédiscursif, et donc fonctionnant encore au niveau du discours. Vos travaux futurs suivront sans doute ce dernier chemin. Mais, dans ce cas, comment articuler ces deux plans, le discursif et l'extra-discursif ; même si ce dernier est présenté comme prédiscursif ?

* L'inrervieweur risque ici un néologisme : despresentificadas ; littéralement : «déprésentifiées» (N.d. T.).

M. Foucault :Je me réjouis de cette question. C'est autour d'elle, en effet, que se cristallisent les principales critiques et objections qui ont été faites à mon travail. Dans l' Histoire de la folie et dans la Naissance de la clinique, j'étais devant un matériel très singulier. Il s'agissait de discours scientifiques dont l'organisation, l'appareil théorique, le champ conceptuel et la systématicité interne étaient assez faibles. Très faibles même dans le cas de la psychopathologie, qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles, était constituée par un certain nombre de notions peu élaborées, et qui, même au XIXe siècle, n'ont été élaborées que sous forme indirecte et sur le modèle de la médecine proprement dite. On ne peut pas dire que le discours psychopathologique européen, jusqu'à Freud, ait comporté un niveau de scientificité très élevé. En revanche, tous les contextes institutionnels, sociaux et économiques de ce discours étaient importants. C'est évident que la manière d'interner les fous, de les diagnostiquer, de les soigner, de les exclure de la société ou de les inclure dans un lieu d'internement était tributaire de structures sociales, de conditions économiques, telles que le chômage, les besoins de main-d'oeuvre, etc. Au fond, c'était un peu de tout cela qui m'avait séduit dans le thème. Les efforts faits par certains historiens des sciences, d'inspiration marxiste, pour localiser la genèse sociale de la géométrie ou du calcul des probabilités au XVIIe siècle m'avaient beaucoup impressionné. C'était un travail ingrat, les matériaux étaient très difficiles. C'est très difficile d'entreprendre l'analyse des relations entre le savoir et la société à partir de ce genre de problèmes. En revanche, il existe un complexe institutionnel considérable, et bien évident, dans le cas d'un discours à prétentions scientifiques comme celui de la psychopathologie. C'était tentant d'analyser ce discours, et c'est ce que j'ai essayé de faire. J'ai poursuivi, ensuite, mes recherches dans le champ de la médecine en général, estimant que j'avais choisi un exemple trop facile dans le champ de la psychopathologie, dont l'appareil scientifique était trop faible. J'ai essayé, à propos de la naissance de l'anatomo- et de la physiopathologie - qui sont, finalement, de véritables sciences -, d'identifier le système institutionnel et l'ensemble des pratiques économiques et sociales qui ont rendu possible, dans une société comme la nôtre, une médecine qui est, malgré tout, et quelles que soient les réserves possibles, une médecine scientifique. J'ajouterai, sans aucune attitude polémique, que pas une des critiques marxistes faites au livre Les Mots et les Choses, pour son caractère prétendument antihistorique, n'a mentionné les tentatives que j'avais faites à propos de la psychopathologie ou de la médecine. Les Mots et les Choses répond à deux problèmes particuliers qui se présentent à partir de la problématique soulevée par la Naissance de la clinique. Le premier est le suivant : nous pouvons observer, dans des pratiques scientifiques parfaitement étrangères l'une à l'autre, et sans aucune communication directe, des transformations qui se produisent en même temps, selon la même forme générale, dans le même sens. C'est un problème très curieux. Dans son dernier livre, consacré à l'histoire de la génétique *, François Jacob a remarqué un phénomène de ce genre : l'apparition, au milieu du XIXe siècle, de deux théories, l'une biologique et l'autre physique, qui ont recours en général au même type d'organisation et de systématicité. C'étaient les théories de Darwin et de Boltzmann. Darwin a été le premier à traiter des êtres vivants au niveau de la population, et non plus au niveau de l'individualité ; Boltzmann a commencé à traiter les particules physiques non plus comme des individualités, mais au niveau du phénomène de la population, c'est-à-dire en tant que séries d'éventualités statistiquement mesurables. Or, entre Darwin et Boltzmann, il est évident qu'il n'y avait aucune relation directe : ils ignoraient l'existence l'un de l'autre. D'ailleurs, cette relation, aujourd'hui évidente, et qui constitue l'un des grands carrefours de la science du XIXe siècle, ne pouvait pas être vraiment perçue par les contemporains. Comment est-il possible que deux événements, lointains dans l'ordre de la connaissance, aient pu se produire simultanément et apparaître si proches, pour nous, dans l'ordre des configurations épistémologiques en général ? J'avais déjà rencontré ce problème, précisément, dans la médecine clinique. Par exemple, c'est presque au même moment et dans des conditions très semblables qu'apparaissent la chimie, avec Lavoisier, et l'anatomophysiologie ; et, pourtant, ce n'est que plus tard, autour de 1820, que les deux sciences se rencontreront. Or elles sont nées plus ou moins à la même époque et ont constitué, chacune dans son domaine, des révolutions plus ou moins analogues. Voilà le premier problème, celui des simultanéités épistémologiques. Le second problème a été le suivant : il m'a semblé que les conditions économiques et sociales qui servent de contexte à l'apparition d'une science, à son développement et à son fonctionnement ne se traduisent pas dans la science sous la forme de discours scientifique, comme un désir, un besoin ou une pulsion peuvent se traduire dans le discours d'un individu ou dans son comportement. Les concepts scientifiques n'expriment pas les conditions économiques dans lesquelles ils ont surgi. Il est évident, par exemple, que la notion de tissu ou la notion de lésion organique n'ont rien à voir - si le problème se pose en termes d'expression - avec la situation du chômage en France, à la fin du XVIIIe siècle. Et, néanmoins, il est également évident que ce sont ces conditions économiques, comme le chômage, qui ont suscité l'apparition d'un certain type d'hospitalisation, laquelle a permis un certain nombre d'hypothèses... et finalement a surgi l'idée de lésion du tissu, fondamentale dans l'histoire de la clinique. Par conséquent, le lien entre les formations économiques et sociales prédiscursives et ce qui apparaît à l'intérieur des formations discursives est beaucoup plus complexe que celui de l'expression pure et simple, en général le seul qui soit accepté par la plupart des historiens marxistes. En quoi, par exemple, la théorie évolutionniste exprime-t-elle tel ou tel intérêt de la bourgeoisie, ou tel ou tel espoir de l'Europe ? Mais si le lien existant entre les formations non discursives et le contenu des formations discursives n'est pas du type «expressif», de quel lien s'agit-il ? Que se passe-t-il entre ces deux niveaux, entre ce dont on parle - la base, si vous voulez - et cet état terminal que constitue le discours scientifique ? Il m'a semblé que ce lien devait être cherché au niveau de la constitution, pour une science qui naît, de ses objets possibles. Ce qui rend possible une science, dans les formations prédiscursives, c'est l'émergence d'un certain nombre d'objets qui pourront devenir objets de science ; c'est la manière par laquelle le sujet du discours scientifique se situe ; c'est la modalité de formation des concepts. En somme, ce sont toutes les règles, définissant les objets possibles, les positions du sujet par rapport aux objets, et la manière de former les concepts, qui naissent des formations prédiscursives et sont déterminées par elles. C'est seulement à partir de ces règles qu'on pourra arriver à l'état terminal du discours, qui par conséquent n'exprime pas ces conditions, encore que celles-ci le déterminent. Dans Les Mots et les Choses, j'ai essayé de regarder de plus près ces deux problèmes. D'abord, celui des simultanéités épistémologiques. J'ai pris trois domaines, très différents, et entre lesquels il n'y a jamais eu une communication directe : la grammaire, l'histoire naturelle et l'économie politique. J'ai eu l'impression que ces trois domaines avaient subi en deux moments précis - au milieu du XVIIe siècle et au milieu du XVIIIe siècle - un ensemble de transformations semblables. J'ai essayé d'identifier ces transformations. Je n'ai pas encore résolu le problème de localiser exactement la racine de ces transformations. Mais je suis certain d'une chose : ces transformations existent, et la tentative pour découvrir leur origine n'est pas chimérique. J'ai cité tout à l'heure le livre de François Jacob, qui est le livre d'un biologiste intéressé à l'histoire de la seule biologie. Or tout ce qu'il dit sur l'histoire de la biologie aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles coïncide exactement, quant aux dates et aux principes généraux, avec ce que j'en ai dit moi-même. Et il ne tirait pas cela de mon livre, car le sien a été écrit avant qu'il n'ait l'opportunité de lire le mien. J'ai trouvé intéressant que cette analyse comparée des transformations - qui pourrait passer pour délirante dans la mesure où elle cherchait à mettre en rapport des disciplines aussi étrangères l'une à l'autre - ait été confirmée par l'analyse interne d'une histoire précise, celle de la biologie. Voilà le premier problème. Quant au second, j'ai essayé d'appréhender les transformations de la grammaire, de l'histoire naturelle et de l'économie politique, non pas au niveau des théories et des thèses soutenues, mais au niveau de la manière dont ces sciences ont constitué leurs objets, de la manière par laquelle se sont formés leurs concepts, de la manière par laquelle le sujet connaissant se situait par rapport à ce domaine d'objets. C'est cela que j'appelle le niveau archéologique de la science, par opposition au niveau épistémologique. À ce dernier niveau, il s'agit de découvrir la cohérence théorique d'un système scientifique à un moment donné. L'analyse archéologique est l'analyse - avant même l'apparition des structures épistémologiques, et par-dessous ces structures - de la manière dont les objets sont constitués, les sujets se posent et les concepts se forment. Les Mots et les Choses est un livre en suspens ; en suspens dans la mesure où je ne fais pas apparaître les pratiques prédiscursives elles-mêmes. C'est à l'intérieur des pratiques scientifiques que je me place, pour essayer de décrire les règles de constitution des objets, de formation des concepts et des positions du sujet. D'un autre côté, la comparaison que je fais ne mène pas à une explication. Mais rien de cela ne me préoccupe. Je n'écris pas un livre pour qu'il soit le dernier ; j'écris un livre pour que d'autres livres soient possibles, pas forcément écrits par moi.

* Jacob (F.), La Logique du vivant. Une histoire de l'hérédité, Paris, Gallimard, 1970.

J. G. Merquior : Est-ce votre intention d'aller au-delà de cette analyse, qui justement est restée en suspens dans Les Mots et les Choses, à la recherche de la racine, au niveau archéologique, des transformations qui se sont produites dans les trois disciplines ?

M. Foucault : Sur ce point, mon embarras n'a pas diminué depuis que j'ai terminé Les Mots et les Choses. Je me réjouis de voir que François Jacob a rencontré la même difficulté à propos des rapports entre Darwin et Boltzmann, que lui non plus n'arrive pas à expliquer. Il m'a posé la question et je n'ai pu que partager son embarras. Nous avons été tous les deux surpris par le fait que les historiens des sciences ne s'intéressent plus à ce phénomène. Quand ils le rencontrent, ils se limitent à éluder la difficulté en invoquant l'esprit de l'époque qui veut qu'un problème déterminé soit abordé à un moment précis, ou alors ils observent, en passant, que c'est un problème curieux, mais sans importance. Il vaut mieux une ignorance franche. Je préfère dire que je ne comprends pas, mais que je m'efforce de comprendre, au lieu de donner des explications comme celles qui sont fondées sur l'esprit de l'époque. En somme, de ce point de vue, mes progrès ont été nuls. En revanche, je vois mieux maintenant, grâce aux analyses que j'ai entreprises dans Les Mots et les Choses, comment rajuster de façon plus exacte l'analyse des pratiques discursives et des pratiques extra-discursives. Dans l' Histoire de la folie, par exemple, il y avait encore un certain nombre de thèmes «expressionnistes». Je me suis laissé séduire par l'idée que la manière de concevoir la folie exprimait un peu une espèce de répulsion sociale immédiate à l'égard de la folie. J'ai employé souvent le mot «perception» : on perçoit la folie. Cette perception était pour moi le lien entre une pratique réelle, qu'était cette réaction sociale, et la manière dont était élaborée la théorie médicale et scientifique. Aujourd'hui, je ne crois plus à ce type de continuité. Il faut réexaminer les choses avec plus de rigueur. Je vais essayer de faire cela dans un domaine à teneur scientifique très faible : la criminologie. Je vais essayer de voir - à partir de la définition juridique du crime, et de la manière dont le crime a été isolé et sanctionné - les pratiques pénales réelles. Je vais examiner, également, comment se sont formés certains concepts - quelques-uns clairement moraux, d'autres avec des prétentions scientifiques, comme la notion de dégénérescence, - et comment ces concepts ont fonctionné et continuent à fonctionner à certains niveaux de notre pratique pénale.

J. G. Merquior : Ce retour à un domaine où le savoir est peu systématisé ou a un degré très faible de cohérence épistémologique, bénéficiera certainement d'une vision plus systématique des rapports entre les niveaux discursif et extra-discursif

M. Foucault : Sans doute.

S. P. Rouanet : Croyez-vous qu'avec votre oeuvre et celle d'autres philosophes qui se situent dans le même courant d'idées, la philosophie a changé de discours, pour ainsi dire, substituant aux thèmes traditionnels de la métaphysique et de l'épistémologie les thèmes liés aux pratiques scientifiques, notamment dans le domaine des sciences humaines ?

M. Foucault : Je ne crois pas que ceux qui s'intéressent, comme moi, aux problèmes de la science - en France et en d'autres pays aient vraiment élargi le thème de la réflexion philosophique. Je crois même le contraire : nous avons rétréci ce champ. Je crois que c'est à Hegel que nous devons la plus grande expansion du champ des objets philosophiques. Hegel a parlé de statues gothiques, de temples grecs, de vieux drapeaux... De tout, en somme.

J. G. Merquior : Si vous me permettez une parenthèse, nous ne sommes pas en train de dire que la philosophie actuelle a élargi le domaine de la réflexion philosophique. On a l'impression, au contraire, d'une orientation beaucoup plus sobre, plus modeste de la part de la philosophie.

M. Foucault : Bien sûr. De Hegel à Sartre, le champ des objets philosophiques a été proliférant. Hegel, Schopenhauer et Sartre ont parlé, par exemple, de la sexualité. Maintenant, on constate un rétrécissement du champ philosophique. Une sorte de déplacement. Ce qu'il y avait de commun entre la philosophie de Hegel et celle de Sartre, et entre toutes les tentatives pour penser la totalité du concret, c'est que toute cette pensée s'articulait autour du problème : «Comment est-il possible que tout cela arrive à une conscience, à un ego, à une liberté, à une existence ?» Ou inversement : «Comment est-il possible que l'ego, la conscience, le sujet ou la liberté aient émergé dans le monde de l'histoire, de la biologie, de la sexualité, du désir ?»

J. G. Merquior : En tout cas, les deux voies de l'idéalisme. M. Foucault : Je ne dirais pas idéalisme. Je dirais les deux voies de la problématique du sujet. La philosophie était la manière de penser les rapports entre le monde, l'histoire, la biologie, d'un côté, et les sujets, l'existence, la liberté, de l'autre. Husserl, qui parlait aussi de tout, et notamment du problème de la science, essayait également de répondre à cette problématique du sujet. Le problème, pour lui, était de savoir comment il est possible d'enraciner effectivement, au niveau de l'évidence, de l'intuition pure et apodictique d'un sujet, une science qui se développe selon un certain nombre de principes formels et jusqu'à un certain point vides. Comment la géométrie, par exemple, a pu poursuivre pendant des siècles cette course de la formalisation pure et être, en même temps, une science pensable en chacun de ses points par un individu susceptible d'avoir de cette science une intuition apodictique. Comment est-il possible que quelqu'un, dans le grand éventail des propositions géométriques, puisse isoler une de ces propositions, la percevoir comme vraie et construire sur elle une démonstration apodictique ? Sur quelle intuition repose ce processus ? Peut-il y avoir une intuition purement locale et régionale à l'intérieur d'une géométrie proprement formelle, ou faut-il une sorte d'intuition qui réeffectue dans sa totalité le projet de la géométrie, pour que la certitude d'une vérité géométrique puisse surgir en un point précis du corpus des propositions et du temps historique des géomètres qui se succèdent les uns aux autres ? C'était cela le problème de Husserl : toujours, par conséquent, le problème du sujet et de ses connexions. Il me semble que ce qui caractérise maintenant un certain nombre de romanciers, de penseurs, etc. - plus que lesdits philosophes - est le fait que pour eux le problème du sujet ne se pose plus, ou se pose seulement d'une façon extrêmement dérivée. La question du philosophe n'est plus celle de savoir comment tout cela est pensable, ni comment le monde peut être vécu, expérimenté, traversé par le sujet. Le problème maintenant est celui de savoir quelles sont les conditions imposées à un sujet quelconque pour qu'il puisse s'introduire, fonctionner, servir de noeud dans le réseau systématique de ce qui nous entoure. À partir de là, la description et l'analyse n'auront plus comme objet le sujet et ses relations avec l'humanité et avec le formel, mais le mode d'existence de certains objets, comme la science, qui fonctionnent, se développent et se transforment, sans aucune référence à quelque chose comme le fondement intuitif dans un sujet. Les sujets successifs se limitent à entrer, par des portes pour ainsi dire latérales, à l'intérieur d'un système, qui non seulement se conserve depuis un certain temps, avec sa systématicité propre et en un sens indépendante de la conscience des hommes, mais qui a une existence également propre, et indépendante de l'existence de tel ou tel sujet. Dès la fin du XIXe siècle, on sait déjà que la mathématique a en elle-même une structure qui n'est pas seulement celle de la reproduction ou de la sédimentation des processus psychologiques réels ; on aurait dit, au temps du Husserl, qu'il s'agit d'une transcendance de l' idéalité mathématique par rapport au vécu de la conscience. Mais l'existence même de la mathématique - ou, de façon plus générale, l'existence même des sciences - est l'existence du langage, du discours. Cette existence - aujourd'hui, on commence déjà à s'en apercevoir - n'a pas besoin d'une série de fondateurs, qui auraient produit un certain nombre de transformations en vertu de leurs découvertes, de leur génie, de leur manière de concevoir les choses. Des transformations arrivent, simplement, qui se passent ici et là, simultanément ou successivement, des transformations énigmatiquement homologues et dont personne n'est en fait le titulaire. Il faut donc désapproprier la conscience humaine non seulement des formes d'objectivité qui garantissent la vérité, mais des formes d'historicité dans lesquelles notre devenir * est emprisonné. Voilà le petit décalage qui nous sépare de la philosophie traditionnelle. Je disais tout à l'heure que cette façon de voir n'était pas exclusive des philosophes de la science ou des philosophes en général. Prenez l'exemple de Blanchot, dont l'oeuvre a consisté à méditer sur l'existence de la littérature, du langage littéraire, du discours littéraire, indépendamment des sujets dans lesquels ce discours se trouve investi. Toute la critique de Blanchot consiste au fond à montrer comment chaque auteur se place à l'intérieur de sa propre oeuvre, et cela d'une façon si radicale que l'oeuvre doit le détruire. C'est en elle que l'auteur a son refuge et son lieu ; c'est en elle qu'il habite ; c'est elle qui constitue sa patrie, et sans elle il n'aurait, littéralement, pas d'existence. Mais cette existence que l'artiste a dans son oeuvre est telle qu'elle l'amène, fatalement, à périr.

J. G. Merquior : Le droit à la mort...

M. Foucault : Oui. C'est tout ce réseau de pensées qu'on peut trouver chez Bataille, chez Blanchot, dans des oeuvres proprement littéraires, dans l'art. Tout cela annonce actuellement une sorte de pensée où le grand primat du sujet, affirmé par la culture occidentale depuis la Renaissance, se voit contesté.

* En français dans le texte (N.d. T.).

S. P. Rouanet : J'aimerais poser une question d'un autre ordre. On sait que la théorie politique traditionnelle a toujours été centrée sur l'homme et sur la conscience. Avec la disparition de la problématique du sujet, la pensée politique ne serait-elle pas condamnée à devenir une réflexion académique et la pratique politique à se convertir en un empirisme destitué de fondements théoriques ? Si, d'autre part, vous admettez que l'action politique est nécessaire, sur quoi doit se fonder l'engagement politique, si nous abandonnons la conception millénariste - eschatologique, si l'on veut - du marxisme, tel que le décrit Les Mots et les Choses ? Devrions-nous renoncer à enraciner la politique dans une science ? Enfin, dans L'Archéologie, vous dites que, pour quelques unes de ces questions, «il n'y a guère de réponse que politique. [...] Peut-être faudra-t-il bientôt la reprendre et sur un autre mode» *. Cela signifie-t-il que ces problèmes sont insolubles dans le contexte d'une réflexion purement théorique ? Ou une théorie politique «postarchéologique» est-elle possible ?

* L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 273.

M. Foucault : C'est une question difficile. J'ai l'impression, d'ailleurs, que ce sont plusieurs questions qui se croisent. Mes formulations sur Marx ont suscité, en effet, un certain nombre de réactions, et je n'hésite pas à préciser ma pensée sur ce thème. Peut-être que j'ai voulu dire trop de choses dans les quelques phrases où j'ai parlé du marxisme. En tout cas, il y a certaines choses que j'aurais dû dire plus clairement. À mon avis, Marx a procédé comme beaucoup de fondateurs de sciences ou de types de discours : il a utilisé un concept existant à l'intérieur d'un discours déjà constitué. À partir de ce concept, il a formé des règles pour ce discours déjà constitué, et l'a déplacé, le transformant en fondement d'une analyse et d'un type de discours totalement autre. Il a dégagé la notion de plusvalue directement des analyses de Ricardo, où elle était presque en filigrane - en ce sens, Marx est un ricardien - et a étayé sur ce concept une analyse sociale et historique qui lui a permis de définir les fondements, ou en tout cas les formes plus générales de l'histoire de la société occidentale et des sociétés industrielles du XIXe siècle. Ce qui lui a permis, aussi, de fonder un mouvement révolutionnaire qui reste vivant. Je ne crois pas que sacraliser la formation du marxisme - au point de vouloir tout sauver de l'économie ricardienne, sous prétexte que Marx s'en est servi pour formuler la notion de plus-value - soit une bonne manière de rendre hommage à Marx. Je crois que l'économie ricardienne peut être critiquée à partir de Marx lui-même, en tout cas au niveau de l'économie politique telle qu'elle fonctionnait depuis le début du XIXe siècle : à ce niveau, les analyses de Ricardo peuvent être reprises et revues, et la notion de plus-value n'est pas forcément l'un des concepts les plus intouchables. Si nous nous plaçons exclusivement au niveau de l'économie politique et de ses transformations, cette révision n'est pas un délit très grave. Darwin, par exemple, a tiré certains concepts clefs de la théorie évolutionniste - qui, dans ses principales articulations, a été entièrement confirmée par la génétique - de domaines scientifiques aujourd'hui critiqués ou abandonnés. Et il n'y a là rien de grave. C'était ce que je voulais dire quand j'ai affirmé que Marx se trouvait au XIXe siècle comme un poisson dans l'eau. Je ne vois pas pourquoi sacraliser Marx dans une sorte d'intemporalité qui lui permettrait de se décoller de son époque et de fonder une science de l'histoire elle-même métahistorique, S'il faut parler du génie de Marx - et je crois que ce mot ne doit pas être employé dans l'histoire des sciences -, ce génie a consisté précisément à se conduire comme un poisson dans l'eau à l'intérieur du XIXe siècle : en manipulant l'économie politique telle qu'elle avait été effectivement fondée et telle qu'elle existait depuis plusieurs années, Marx est arrivé à proposer une analyse historique des sociétés capitalistes qui peut encore avoir sa validité, et à fonder un mouvement révolutionnaire qui est encore le plus vivant aujourd'hui.

J. G. Merquior : Quant aux possibilités de fonder une action politique sûre, sur la base d'une conception théorique qui explique scientifiquement la réalité, il faut, sans doute, prendre Marx en considération, mais aussi les analyses ultérieures qui ont dépassé, d'une certaine manière, l'analyse marxiste de la connaissance.

M. Foucault : Certainement. Cela me semble évident. Et maintenant je vais paraître réactionnaire : pourquoi appeler scientifique la pratique marxiste ? Il existe aujourd'hui en France quelques personnes qui considèrent comme incontestables deux propositions, liées entre elles par un lien un peu obscur : 1) le marxisme est une science, et 2) la psychanalyse est une science. Ces deux propositions me laissent pensif. Principalement parce que je n'arrive pas à avoir de la science une idée ausi haute. Je trouve - et plusieurs scientifiques seraient d'accord avec moi - qu'on ne doit pas faire de la science une idée aussi élevée au point d'étiqueter comme science quelque chose d'aussi important que le marxisme ou d'aussi intéressant que la psychanalyse. Au fond, il n'existe pas une science en soi. Il n'existe pas une idée générale ou un ordre général qui puisse s'intituler science, et qui puisse authentifier n'importe quelle forme de discours, dès qu'elle accède à la norme ainsi définie. La science n'est pas un idéal qui traverse toute l'histoire, et qui serait incarné successivement, d'abord par la mathématique, puis par la biologie, puis par le marxisme et par la psychanalyse. Il nous faut nous débarrasser de toutes ces notions. La science n'a de normativité ni ne fonctionne effectivement comme science à une époque donnée que selon un certain nombre de schémas, de modèles, de valorisations et de codes ; elle est un ensemble de discours et de pratiques discursives très modestes, parfaitement fastidieuses et quotidiennes, qui se répètent sans cesse. Il existe un code de ces discours, il existe des normes pour ces pratiques, auxquels doivent obéir ces discours et ces pratiques. Il n'y a pas de raison de s'en enorgueillir ; et les scientifiques, je vous assure, ne tirent aucun orgueil particulier de savoir que ce qu'ils font, c'est de la science. Ils le savent, c'est tout. Et cela par une sorte d'accord commun, qui est celui de la communauté du code, et à partir duquel ils peuvent dire : «Ceci est prouvé, et cela ne l'est pas.» Et il existe, côte à côte, d'autres types de discours et de pratiques, dont l'importance pour notre société et pour notre histoire ne dépend pas du statut de science qu'ils peuvent venir à acquérir.

J. G. Merquior : Mais dans Les Mots et les Choses, vous attribuez de toute façon à quelques-unes de ces pratiques non scientifiques un statut particulier : celui de contre-sciences.

M. Foucault : Oui, des contre-sciences humaines.

J. G. Merquior : Pourrions-nous attribuer au marxisme cette même fonction ?

M. Foucault : Oui, je ne suis pas loin d'être d'accord avec cela. Je trouve que le marxisme, la psychanalyse et l'ethnologie ont une fonction critique par rapport à ce qu'il est convenu d'appeler les sciences humaines, et en ce sens ce sont des contre-sciences. Mais je répète : ce sont des contre-sciences humaines. Il n'y a rien dans le marxisme ou dans la psychanalyse qui nous autorise à les appeler des contre-sciences, si nous entendons par sciences la mathématique ou la physique. Non, je ne vois pas pourquoi nous devrions appeler sciences le marxisme et la psychanalyse. Cela reviendrait à imposer à ces disciplines des conditions si dures et si exigeantes que, pour leur propre bien, il serait préférable de ne pas les appeler sciences. Et voici le paradoxe : ceux qui réclament le statut de sciences pour la psychanalyse et pour le marxisme manifestent bruyamment leur mépris pour les sciences positives, comme la chimie, l'anatomie pathologique ou la physique théorique. Ils ne cachent un peu leur mépris que par rapport à la mathématique. Or, en fait, leur attitude montre qu'ils ont pour la science un respect et une révérence d' écoliers. Ils ont l'impression que, si le marxisme était une science - et ici ils pensent à quelque chose de tangible, comme une démonstration mathématique -, ils pourraient avoir la certitude de sa validité. J'accuse ces gens d'avoir de la science une idée plus haute qu'elle ne le mérite, et d'avoir un mépris secret pour la psychanalyse et pour le marxisme. Je les accuse d'insécurité. C'est pour cela qu'ils revendiquent un statut qui n'est pas aussi important que cela pour ces disciplines.

S. P. Rouanet : Toujours par rapport au marxisme, j'aimerais poser une autre question. Quand vous parlez, dans Les Mots et les Choses, du «doublet empirico-transcendantal» *, vous affirmez que la phénoménologie et le marxisme sont des simples variantes de ce mouvement de pendule qui conduit nécessairement, soit au positivisme, soit à l'eschatologie. D'autre part, la pensée d'Althusser est généralement rangée parmi les structuralismes, souvent à côté de votre propre oeuvre. Considérez-vous le marxisme althussérien comme un dépassement de la configuration dont les limites sont le positivisme et l'eschatologie, ou croyez-vous que cette pensée se situe à l'intérieur de cette configuration ?

M. Foucault : Je penche pour le premier terme de l'alternative. À ce sujet, je dois faire une autocritique. Quand j'ai parlé de marxisme dans Les Mots et les Choses, je n'ai pas précisé suffisamment ce que je voulais dire. Dans ce livre, je croyais avoir montré clairement que j'étais en train de faire une analyse historique d'une certaine période, dont les limites étaient approximativement 1650 et 1850, avec des petits prolongements qui n'allaient pas au-delà de la fin du XIXe siècle, et dans le domaine, également précis, constitué par les sciences du langage, de la vie et du travail. Quand j'ai parlé du marxisme dans ce livre, j'aurais dû dire, sachant comme le thème est survalorisé, qu'il s'agissait du marxisme tel qu'il a fonctionné en Europe jusqu'au début du XXe siècle, tout au plus. J'aurais dû aussi préciser - et je reconnais que j'ai échoué sur ce point - qu'il s'agissait de l'espèce de marxisme qui se trouve chez un certain nombre de commentateurs de Marx, comme Engels. Et qui, d'ailleurs, n'est pas non plus absent chez Marx. Je veux me référer à une espèce de philosophie marxiste qui est, à mon sens, un accompagnement idéologique des analyses historiques et sociales de Marx, ainsi que de sa pratique révolutionnaire, et qui ne constitue pas le centre du marxisme, compris comme l'analyse de la société capitaliste et le schéma d'une action révolutionnaire dans cette société. Si celui-ci est le noyau du marxisme, alors je n'ai pas parlé du marxisme, mais d'une espèce d'humanisme marxiste : un accompagnement idéologique, une musique de fond philosophique.

J. G. Merquior : En employant l'expression «humanisme marxiste», votre critique s'inscrit automatiquement dans un domaine théorique qui exclut Althusser.

M. Foucault : Oui. Je suppose que cette critique peut valoir encore pour des auteurs comme Garaudy, mais qu'elle ne s'applique pas à des intellectuels comme Althusser.

* Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 329 sq.

J. G. Merquior : Je voudrais maintenant poser une question au sujet de la littérature, c'est-à-dire du statut de la littérature dans Les Mots et les Choses. Que ce soit à propos de Cervantes, ou à propos de Hölderlin ou de Mallarmé, vous laissez entendre que la littérature joue souvent un rôle pionnier dans l'émergence des épistémès. Et votre beau texte sur Blanchot développe cette même idée *. Êtes-vous d'accord avec cette interprétation ?

* «La pensée du dehors», Critique, no 229, juin 1966, pp. 523-546 (voir infra no 38).

M. Foucault : En ce qui touche à la littérature, je crois que, dans Les Mots et les Choses, ce n'est pas de la même façon, et ni au même niveau, que j'ai parlé de Mallarmé, par exemple, et de Don Quichotte. Quand j'ai parlé de Mallarmé, j'ai voulu signaler ce phénomène de coïncidence qui m'avait déjà intéressé à propos du XVIIe et du XVIIIe siècle, et selon lequel, à la même époque, des domaines parfaitement indépendants et sans communication directe se transforment, et se transforment de la même manière. Mallarmé est contemporain de Saussure ; j'ai été impressionné par le fait que la problématique du langage - considéré indépendamment de ses signifiés et du point de vue exclusif de ses structures internes - soit apparue chez Saussure à la fin du XIXe siècle, à peu près au même moment où Mallarmé fondait une littérature du langage pur, qui domine encore notre époque. Quant au Quichotte, c'est un peu différent. Je dois avouer, d'une façon un peu lâche, que je ne connais pas l'arrière-plan de la civilisation hispanique sur lequel se fonde le Quichotte. Au fond, mes commentaires sur Don Quichotte sont une sorte de petit théâtre où je voulais mettre en scène d'abord ce que je raconterais après : un peu comme dans ces représentations théâtrales où on présente, avant la pièce principale, une relation un peu énigmatique et un peu ludique d'analogie, de répétition, de sarcasme ou de contestation. J'ai voulu m'amuser en montrant dans le Quichotte cette espèce de décomposition du système de signes qui se vérifie dans la science autour des années 1620 à 1650. Je n'ai aucune conviction que cela représente le fond et la vérité du Quichotte. Mais j'ai pensé que, si je laissais le personnage et le propre texte parler par eux-mêmes, je pourrais représenter en un certain sens la petite comédie des signes et des choses, que je voulais narrer, et qui s'est déroulée aux XVIIe et XVIIIe siècles. Par conséquent, j'accorde sans difficulté qu'il y a des erreurs dans mon interprétation du Quichotte. Ou, plutôt, je n'accorde rien du tout, parce qu'il ne s'agit pas d'une interprétation : c'est un théâtre ludique, c'est don Quichotte lui-même qui raconte, sur la scène, l'histoire que moi-même je raconterai après. La seule chose qui me justifierait, c'est que le thème du livre me semble important chez don Quichotte. Or, le thème du livre est le thème des Mots et les Choses. Le titre lui-même est la traduction de Words and Things, qui fut le grand slogan moral, politique, scientifique, et même religieux, de l'Angleterre au début du XVIIe siècle. Cela fut aussi le grand slogan, non pas religieux, mais en tout cas scientifique, en France, en Allemagne, en Italie, à la même époque. Je crois que Words and Things est l'un des grands problèmes du Quichotte. C'est pour cela que j'ai fait représenter à don Quichotte, dans Les Mots et les Choses, sa petite comédie.

J. G. Merquior : Nous pouvons dire, de toute façon, que votre lecture du Quichotte, qu'il y ait ou non interprétation, est en accord avec certaines recherches de la stylistique contemporaine, surtout en ce qui concerne le rôle du comique et la présence du livre à l'intérieur de l'oeuvre. Mais je vais poser maintenant une question qui n'a rien à voir avec l'esthétique et qui se réfère aux contextes institutionnels dont on a parlé tout à l'heure, c'est-à-dire cet ensemble de pratiques d'autant plus importantes que les savoirs qui lui sont liés étaient plus faiblement articulés du point de vue de votre systématicité scientifique. Je veux vous demander si vous prétendez vous occuper encore de certains phénomènes mentaux qui ne sont pas habituellement considérés comme des savoirs, dans la perspective, par exemple, de vos recherches sur la folie. Plus précisément : pensez-vous étudier, toujours par rapport aux épistémès qui restent votre préoccupation principale, le domaine de l'expérience religieuse ? Je veux dire par là non pas l'idéologie religieuse au sens strict, mais les expériences religieuses au sens large. Je pense, par exemple, à ce type d'analyses, très empiriques mais très intéressantes, d'un auteur comme Bakhtine, dans une oeuvre comme Rabelais ou comme Dostoïevski, quand il dit que le carnaval était une forme d'expérience religieuse, une fête religieuse qui a été visiblement réduite et «domestiquée» à l'époque de la naissance de l'épistémè classique, c'est-à-dire à l'époque dominée par la représentation *.

* Bakhtine (M.), L 'Oeuvre de François Rabelais et la Culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance (trad. A. Robel), Paris, Gallimard, 1970 ; La Poétique de Dostoïevski (trad. I. Kolitcheff), Paris, Éd. du Seuil, coll. «Pierres vives», no 21, 1970.

M. Foucault : Au fond, je me suis toujours intéressé à ce domaine qui n'appartient pas tout à fait à ce qu'on appelle habituellement science, et si j'emploie le concept de savoir, c'est pour appréhender ces phénomènes qui s'articulent entre ce que les historiens appellent la mentalité d'une époque et la science proprement dite. Il y a un phénomène de ce genre auquel je me suis intéressé et auquel je prétends revenir un jour : la sorcellerie. Il s'agit, en somme, de comprendre la manière dont la sorcellerie - qui finalement était un savoir, avec ses recettes, ses techniques, sa forme d'enseignement et de transmission - a été incorporée au savoir médical. Et cela non pas comme on dit en général, lorsqu'on affirme que les médecins, par leur rationalité et leur libéralisme, ont arraché les sorciers des griffes des inquisiteurs. Les choses sont beaucoup plus complexes. Ce fut, en un certain sens, en conséquence d'une nécessité, d'une certaine complicité que l'Église, le pouvoir réel, la magistrature, les médecins eux-mêmes ont fait émerger la sorcellerie comme domaine possible de la science, c'est-à-dire ont fait du sorcier un malade mental. Ce n'était pas une libération ; c'était une autre forme de capture. Là où auparavant il y avait simplement exclusion, procès, le phénomène a été inscrit à l'intérieur de l'épistémè et est devenu un champ d'objets possibles. Tout à l'heure, nous nous demandions comment quelque chose peut devenir un objet possible pour la science. Voilà un bel exemple. L'idée d'une science de la sorcellerie, d'une connaissance rationnelle, positive de la sorcellerie était quelque chose de rigoureusement impossible dans le Moyen Âge. Et cela non pas parce qu'on méprisait la sorcellerie, ou en conséquence du préjugé religieux. C'était tout le système culturel du savoir qui excluait que la sorcellerie devînt un objet pour le savoir. Et voilà qu'à partir des XVIe et XVIIe siècles, avec l'acquiescement de l'Église et même en réponse à la demande de celle-ci, le sorcier devient un objet de connaissance possible chez les médecins : on demande au médecin si le sorcier est ou non malade. Tout cela est très intéressant et dans le cadre de ce que je me propose de faire.

J. G. Merquior : Pour conclure : quel sera le sujet principal de votre leçon inaugurale au Collège de France ?

M. Foucault : Cette question m'embarrasse un peu. Disons que le cours que je prétends faire cette année est l'élaboration théorique des notions que j'ai avancées dans L'Archéologie du savoir. Je vous disais tout à l'heure que j'avais essayé de déterminer un niveau d'analyse, un champ d'objets possibles, mais que je n'ai pas encore pu élaborer la théorie de ces analyses. C'est justement cette théorie que je prétends commencer maintenant. Quant à la leçon d'ouverture, je répète que je me sens très embarrassé, peut-être parce que je suis hostile à n'importe quelle institution. Je n'ai encore trouvé, comme objet de mon discours, que le paradoxe d'une leçon inaugurale. L'expression est en effet surprenante. On demande à quelqu'un qu'il commence. Commencer absolument est quelque chose que nous pouvons faire si nous nous plaçons, du moins mythiquement, dans la position de l'élève. Mais l'inauguration, au sens strict du terme, n'a lieu que sur un fond d'ignorance, d'innocence, de naïveté absolument première : nous pouvons parler d'inauguration si nous sommes devant quelqu'un qui ne sait encore rien, ou qui n'a encore ni commencé à parler, ni à penser, ni à savoir. Et cependant, cette inauguration est une leçon. Or une leçon implique qu'on a derrière soi tout un ensemble de savoirs, de discours déjà constitués. Je crois que je parlerai de ce paradoxe.