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Croître et multiplier
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II Texte N°81

«Croître et multiplier», Le Monde, n" 8037,15-16 novembre 1970, p 13 (Sur F. Jacob, La Logique du vivant. Une histoire de l'hérédité, Paris, Gallimard, 1970)

Dits Ecrits Tome II Texte N°81


François Jacob vient d'écrire un vrai et grand livre d'histoire. Il ne raconte pas comment on a découvert petit à petit les lois et mécanismes de l'hérédité, mais ce que la génétique a bouleversé dans le plus vieux savoir de l'Occident : en silence d'abord, au cours d'un lent travail et comme par des sapes souterraines disposées au siècle dernier ; et puis soudain, à grands fracas, en nous dérobant aujourd'hui nos familiarités les plus quotidiennes. Ce livre remarquable nous dit comment et pourquoi il faut penser tout autrement la vie, le temps, l'individu, le hasard. Et cela non pas aux confins du monde, mais ici même, dans la petite machinerie de nos cellules.

*

Le savoir n'est pas fait pour consoler : il déçoit, il inquiète, incise, blesse. François Jacob le montre bien : la biologie depuis la fin du XVIIIe siècle n'a pas été indulgente à tout ce que nous avions rassemblé autour de nous pour conjurer l'imprévisible. Pendant des siècles, l'homme avait refait avec peine le travail hâtif d'Adam : il avait nommé et classé les animaux, les cailloux et les herbes ; il avait réparti, mis en place, comblé les vides, noué cette grande chaîne des êtres qui devait sans rupture conduire du minéral - végétation noire au coeur presque immobile des choses - jusqu'à l'animal raisonnant, couronné d'une âme.

Ce royaume, quatre secousses en cent cinquante ans l'ont entièrement bouleversé. François Jacob leur donne à chacune un nom : celui du plan d'objets qui se constitue chaque fois, qui offre à la biologie un nouveau champ d'expérience et auquel s'ordonnent observations, concepts, hypothèses : l'organisation, le temps, le gène, la molécule.

L'anatomie de Cuvier rompait l'ancienne chaîne des êtres et juxtaposait les grands embranchements. Darwin humiliait peut-être l'homme en le faisant descendre du singe, mais - chose beaucoup plus importante – il dépouillait l'individu de ses privilèges en étudiant les variations aléatoires d'une population au fil du temps. Mendel, puis les généticiens découpaient le vivant en traits héréditaires que portent les chromosomes, que la reproduction sexuelle combine selon des chances calculables et que seules des mutations, soudain, peuvent modifier. Enfin, la biologie moléculaire vient de découvrir dans le noyau de la cellule une liaison, aussi arbitraire qu'un code, entre acides nucléiques et protéines ; mieux encore : elle a repéré, dans la transcription de ce code, des erreurs, des oublis, des interversions, comme les bourdes ou les involontaires trouvailles d'un scribe un instant distrait. Tout au long de la vie, le hasard joue avec le discontinu.

On dit souvent que, depuis Copernic, l'homme souffre de savoir qu'il n'est plus au centre du monde : grande déception cosmologique. La déception biologique et cellulaire est d'un autre ordre : elle nous apprend que le discontinu non seulement nous délimite, mais nous traverse : elle nous apprend que les dés nous gouvernent.

C'est que la génétique nous blesse encore de bien d'autres façons ; elle atteint quelques-uns des postulats fondamentaux où, d'une manière confuse, se forment nos vérités transitoires et se recueillent certains de nos rêves sans âge. Le livre de F. Jacob les remet en question.

Je me contenterai d'évoquer l'un des mieux ancrés : celui qui subordonne la reproduction à l'individu, à sa croissance et à sa mort. Longtemps on a cru que se reproduire, c'était, pour l'individu «parvenu» au terme de sa croissance, un moyen de se prolonger en quelque sorte au-delà de lui-même, et de compenser la mort en transmettant à l'avenir ce redoublement lointain de sa forme. Il a fallu cinquante ans pour savoir que le métabolisme de la cellule et les mécanismes de croissance de l'individu sont commandés par un code déposé dans l'A.D.N. du noyau et transmis par des éléments messagers, pour savoir que toute la petite usine chimique d'une bactérie est destinée à en produire une seconde (c'est là son «rêve», dit F. Jacob), pour savoir que les formes plus complexes d'organisation (avec la sexualité, la mort, sa compagne, les signes et le langage, ses lointains effets) ne sont que des détours pour assurer encore et toujours la reproduction.

Oui, oui, l'oeuf est antérieur à la poule. Tant qu'on a affaire à un organisme aussi simple, relativement, que la bactérie, peut-on vraiment parler d'individu ? Peut-on dire qu'elle a commencé, elle qui n'est après tout que la moitié d'une cellule antérieure, elle-même moitié d'une autre, et ainsi de suite jusqu'à la plus grande ancienneté de la plus ancienne bactérie du monde ? Et peut-on dire qu'elle meurt lorsqu'elle se divise, donnant lieu à deux bactéries, qui aussitôt s'acharnent à se diviser à leur tour ? La bactérie : une machine à reproduire, qui reproduit son mécanisme de reproduction, un matériel d'hérédité qui indéfiniment prolifère pour lui-même, une pure répétition antérieure à la singularité de l'individu. Au cours de l'évolution, le vivant a été une machine à redoublement bien avant d'être un organisme individuel.

Mais il arrive que pour transmettre ce matériel héréditaire, deux cellules distinctes soient nécessaires, chacune apportant ses chromosomes qui entrent en combinaison pour former le noyau d'une nouvelle cellule. Tel est le principe de la reproduction sexuée : par le fait même, on peut parler de l'émergence d'un individu, qui à son tour et selon des cycles plus ou moins longs portera des cellules sexuelles susceptibles de se combiner : lui-même n'aura alors qu'à disparaître. La naissance et la mort des individus, c'est la solution qui a été sélectionnée par l'évolution pour accompagner la reproduction sexuée. La mort, dit F. Jacob, est «une nécessité prescrite dès l'oeuf par le programme génétique même».

Il faut donc renverser la série familière : individu (naissant et mourant), sexualité (lui permettant de se reproduire), hérédité (liant peu à peu les générations par-delà le temps). On doit dire que le vivant, c'est d'abord et avant tout un système héréditaire ; que la sexualité, la naissance et la mort des individus ne sont que des manières enveloppées de transmettre l'hérédité. La vieille loi prescrivait : «Croissez et multipliez», comme si elle laissait entendre que la multiplication vient après la croissance et pour la prolonger. Le tout Nouveau Testament de la biologie dit plutôt : «Multipliez, multipliez : vous finirez bien par croître, comme espèce et comme individus ; la sexualité, la mort dociles vous y aideront.»

Faut-il reconnaître là une deuxième grande blessure, proche et différente pourtant de celle que porta la psychanalyse lorsqu'elle fit parler le désir, quand l'homme voulait le faire taire ou le faire parler à côté ? Nous voilà maintenant devant la merveilleuse «désinvolture» de la biologie, qui place avant même l'individu l'acharnement à se reproduire.

La connaissance de l'hérédité est demeurée longtemps marginale par rapport aux sciences de la vie. Au milieu du XIXe siècle encore, on ne savait pas au juste selon quelle loi les traits héréditaires s'effacent et réapparaissent au fil des générations et des croisements. La formulation par Mendel de cette arithmétique simple demeura longtemps lettre morte, mais tout ce qui avait été analysé au cours du XIXe siècle par les physiologistes au niveau de la cellule, par les microbiologistes sur les bactéries, par les chimistes et les biochimistes à propos des diastases, des enzymes et des protéines, tout cela a permis finalement de montrer que l'être vivant est un système héréditaire et a placé du même coup la génétique à la pointe de toutes les sciences biologiques. Mieux encore, tout cela a permis à la génétique de pivoter en quelque sorte sur elle-même, de se retourner vers tous ces domaines qui l'avaient de si longue main préparée, de définir leur place et de se présenter comme la première théorie générale des systèmes vivants.

Voilà ce que F. Jacob analyse et explique dans son livre, «Histoire de l'hérédité», dit le sous-titre, trop modeste : il s'agit en fait de toute l'histoire de la biologie ; il s'agit de sa redistribution globale à notre époque ; il s'agit de la fondation, sous nos yeux, d'une théorie aussi importante et révolutionnaire qu'ont pu l'être, à leur époque, celles de Newton ou de Maxwell (et à laquelle F. Jacob lui-même a pris une part essentielle). Bref, il s'agit du grand bouleversement du savoir qui s'opère autour de nous,

Et c'est là qu'apparaît, pour notre pensée, un des effets les plus étranges - les plus décevants au premier regard, et au fond les plus merveilleux -de la biologie moderne : elle nous dérobe précisément ce que, depuis si longtemps, nous attendions d'elle : la vie elle-même en son secret. Elle analyse en effet le vivant à la manière d'un programme déposé dans le noyau et qui fixe à l'organisme les marges de ses réactions possibles ; tout se passe comme si, en présence d'une stimulation quelconque, il y avait consultation du programme, envoi d'indications par l'intermédiaire de messagers, traduction des consignes, mise en oeuvre des ordres donnés.

On le voit : l'important, c'est d'abord que l'alphabet du programme ne ressemble pas à ce qu'il prescrit ; le vivant ne s'écrit pas en chinois, dit à peu près F, Jacob ; l'arbitraire traverse les structures fondamentales de la cellule vivante, et cela sur un mode absolument universel. Mais il faut remarquer, de plus, que les interprètes, ici, ce sont les réactions elles-mêmes : il n'y a pas de lecteur, il n'y a pas de sens, mais un programme et une production. Inutile de parler d'un langage, fût-il «de la nature».

La biologie a eu longtemps des rapports orageux avec la chimie, la physique, la technologie des machines. Aux essais de réduction on opposait le principe de l'irréductibilité. On disait que la chimie n'étudiait de la vie que des processus parcellaires et arbitrairement découpés ; pour ne regarder que le minuscule, elle négligeait la spécificité du tout ; mais à ceux qui ne voulaient regarder que le tout de l'individu ou la masse d'une population dans son milieu, on objectait qu'ils laissaient pénétrer toute une métaphysique de la vie. C'est au moment où elle a rejoint le niveau ultramicroscopique de la molécule que la biologie a pu enfin comprendre comment s'effectuaient, au niveau des masses et à l'échelle des millénaires, la transmission de l'hérédité, le jeu des mutations et des lois de la sélection évolutive, Ce sont toutes les petites machineries de la physico-chimie qui fondent la théorie darwinienne et qui expliquent la complexité croissante des espèces à travers l'histoire du monde.

Est-ce le retour à l'animal-machine, le triomphe de l'existence-fermentation, du moment que se trouve élidée la spécificité mystérieuse de la vie ? Question qui n'a plus guère de sens ; mais on peut dire maintenant dans quelle mesure la cellule est un système de réactions physico-chimiques, dans quelle mesure elle fonctionne comme une calculatrice. C'est la notion de programme qui est maintenant au centre de la biologie.

Une biologie sans vie ? Nous voici pour la troisième fois devant la nécessité de penser tout autrement qu'autrefois, Peut-on comparer ce désenchantement si fécond avec celui qu'on éprouve actuellement lorsqu'on s'aperçoit qu'il faut bien faire l'économie de l' «homme» ou de la «nature humaine» si on veut analyser les systèmes de la société et de l'homme ? Écoutons la leçon lumineuse de F, Jacob : «On n'interroge plus la vie aujourd'hui dans les laboratoires. On ne cherche plus à en cerner les contours. On s'efforce seulement d'analyser les systèmes vivants, leur structure, leur fonction, leur histoire... Décrire un système vivant, c'est se référer aussi bien à la logique de son organisation qu'à celle de son évolution. C'est aux algorithmes du monde vivant que s'intéresse aujourd'hui la biologie.»

Il ne faut plus songer à la vie comme à la grande création continue et attentive des individus ; il faut penser le vivant comme le jeu calculable du hasard et de la reproduction. Le livre de F. Jacob est la plus remarquable histoire de la biologie qui ait jamais été écrite : mais il invite aussi à un grand réapprentissage de la pensée. La Logique du vivant montre à la fois tout ce qu'il a fallu de savoir à la science et tout ce que ce savoir lui-même coûte à la pensée.