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«Le piège de Vincennes» (entretien avec
P. Loriot), Le Nouvel Observateur, no 274, 9-15 février 1970,
pp. 33-35.
Dits Ecrits Tome II Texte n°78
En janvier 1970, le ministre de l'Éducation nationale, Olivier
Guichard, fait part au président de la faculté de Vincennes,
M. Cabot, de son intention de ne pas accorder le titre de licencié
d'enseignement aux étudiants du département de philosophie
de Vincennes. Sur Radio Luxembourg, le ministre justifia son projet,
expliquant que le contenu de l'enseignement de la philosophie à
Vincennes était trop particulier et «spécialisé»
Pour convaincre les auditeurs, il a ensuite lu les titres de quelques
cours consacrés au marxisme et à la politique. Ces déclarations
ont provoqué les remous qu'on imagine Michel Foucault était
alors responsable du département de philosophie.
Passons vite sur les éléments de la discussion. Il
faudrait objecter : comment donner un enseignement développé
et diversifié quand on a neuf cent cinquante étudiants
pour huit enseignants ? Il faudrait objecter aussi : à Vincennes,
il y a des étudiants qui ont fait déjà six
mois d'études, d'autres dix-huit ; et, en cours de route,
on leur dit : ce que vous avez fait, c'est de la broderie, il faut
recommencer ailleurs. Il faudrait objecter encore : veut-on faire
délibérément plusieurs centaines de chômeurs
intellectuels à l'époque où les statistiques
sont, paraît-il, menaçantes ? Je pourrais ajouter enfin
: qu'on nous dise clairement ce qu'est la philosophie et au nom
de quoi - de quel texte, de quel critère ou de quelle vérité
- on rejette ce que nous faisons.
Mais je crois qu'il faut aller à l'essentiel ; et l'essentiel,
dans ce que dit un ministre, ce ne sont pas les raisons qu'il avance
; c'est la décision qu'il veut prendre. Elle est claire :
les étudiants qui auront fait leurs études de philosophie
à Vincennes n'auront pas le droit d'enseigner dans le secondaire.
Je pose à mon tour des questions : pourquoi ce cordon sanitaire
? Qu'est-ce que la philosophie (la classe de philosophie) a de si
précieux, et de si fragile pour qu'il faille, avec tant de
soins, la protéger ? Et qu'y a-t-il, chez les Vincennois,
de si dangereux ?
- Que reprochez-vous à l'enseignement de la philosophie
et, en particulier, à la classe de philosophie ?
- Je rêve d'un Borges chinois qui citerait, pour amuser ses
lecteurs, le programme d'une classe de philosophie en France : «L'habitude
; le temps ; les problèmes particuliers à la biologie
; la vérité ; les machines ; la matière, la
vie, l'esprit, Dieu - tout d'un trait, c'est sur la même ligne
- , la tendance et le désir ; la philosophie, sa nécessité
et son but.» Mais nous, nous devons nous garder d'en rire
: ce programme a été fait par des gens intelligents
et instruits. Scribes sans défaut, ils ont fort bien retranscrit,
dans un vocabulaire parfois archaïque, parfois dépoussiéré,
un paysage qui nous est familier et dont nous sommes responsables.
Mais, surtout, il ont conservé l'essentiel : c'est-à-dire
la fonction de la classe de philosophie. Et cette fonction, elle
m'apparaît dans la position de la classe de philosophie. Position
privilégiée, puisque c'est la classe terminale - le
«couronnement», comme on dit, de l'enseignement secondaire.
Position menacée : depuis cent ans, on ne cesse d'en contester
l'existence, on propose toujours de la supprimer.
Au début du siècle, il y a eu toute une discussion
qu'il faudrait relire. L'un des plus farouches adversaires de la
classe de philosophie lui reprochait alors de mettre en circulation
des bandes d' «anarchistes ». Déjà. C'était
Maurice Pujo, l'un des fondateurs de l'Action française,
Fragile royauté de la classe de philo ; couronne exposée
et toujours prête à tomber. Voilà plus de cent
ans qu'elle survit en cette position périlleuse.
C'est que la philosophie est là, au terme de l'enseignement
secondaire, pour donner à ceux qui en ont reçu le
bénéfice conscience qu'ils ont désormais un
droit de regard sur l'ensemble des choses. On leur dit : «Non,
je ne vous apprendrai rien : la philosophie n'est pas un savoir,
c'est une réflexion, une certaine manière de réfléchir,
qui permet de tout remettre en question, et y contraint. Vous venez
pendant cinq ou six ans de croire aux beautés d'Iphigénie,
à la méiose des cellules sexuelles, au take-off économique
de l'Angleterre bourgeoise. Tout ce savoir, vous voici en droit
de le réexaminer - non dans son exactitude, mais dans ses
limites, ses fondements, ses origines. Et ce que vous aurez à
apprendre, quand vous deviendrez médecin, chef de marketing
ou chimiste, il faudra le soumettre au même tribunal. Vous
êtes en train de devenir libres citoyens dans la république
du savoir ; à vous d'exercer vos droits. Mais à une
condition : c'est que vous fassiez usage de votre réflexion
et d'elle seule. Réflexion, c'est-à-dire bon sens
légèrement rehaussé, jugement impartial qui
sait écouter le pour et le contre, liberté enfin.
C'est pourquoi - continue le professeur - en dépit de la
lettre d'un programme qui ne vous oblige pas tout à fait,
j'essaierai de vous apprendre à juger librement. Liberté
et jugement - telle sera la forme de notre discours ; tel en sera
donc naturellement le contenu : mon collègue de la classe
d'à côté, qui est sexagénaire, insistera
davantage sans doute sur le jugement en se référant
à Alain. Je vous parlerai surtout de la liberté -
et de Sartre : je suis quadragénaire. Mais ni vous ni vos
camarades ne perdront au partage. Sartre et Alain, c'est classe
de philosophie devenue pensée. »
Ce discours n'est pas vain. Mais, de l'extérieur, un autre
lui répond. «Les professeurs de philosophie sont bavards,
toujours inutiles, parfois dangereux. Ils parlent de ce qui ne les
regarde pas ; ils s'arrogent le droit de tout critiquer - la connaissance
qu'ils n'ont pas, et la société qui les nourrit. Il
est grand temps pour les élèves de ne plus perdre
leur temps. Supprimons tout ce fatras.»
Il ne faut pas sous-estimer la menace : elle existe. Mais elle
n'a pas cessé d'exister. Elle fait partie, en France, des
conditions d'existence de la classe de philosophie. C'est le gendarme
nécessaire à l'intrigue : grâce à lui,
le rideau ne retombe pas. C'est que le jeu, me semble-t-il, est
le suivant : aux élèves du primaire, la société
donne le «lire-et-écrire » (l'instruction) ;
à ceux du technique, elle donne des savoirs à la fois
particuliers et utiles ; à ceux du secondaire, qui doivent
normalement entrer en faculté, elle donne des savoirs généraux
(la littérature, la science), mais en même temps la
forme générale de pensée qui permet de juger
tout savoir, toute technique, et la racine même de l'instruction.
Elle leur donne le droit et le devoir de "réfléchir»
; d'exercer leur liberté, mais dans l'ordre de la seule pensée,
d'exercer leur jugement, mais dans l'ordre seulement du libre examen.
La classe de philosophie, c'est l'équivalent laïque
du luthéranisme, l'anti-Contre-Réforme : la restauration
de l'édit de Nantes. La bourgeoisie française, comme
les autres bourgeoisies, a eu besoin de cette forme de liberté.
Après l'avoir manquée de peu au XVIe siècle,
elle l'a reconquise au XVIIIe et l'a institutionnalisée au
XIXe, dans son enseignement. La classe de philosophie, c'est le
luthéranisme d'un pays catholique et anticlérical.
Les pays anglo-saxons, eux, n'en ont pas besoin et ils s'en passent.
- En France aussi, d'une certaine manière, on s'en passe,
il y a relativement peu de jeunes Français qui accèdent
à la classe de philosophie.
- Vous avez raison : c'est pour la bourgeoisie un luthéranisme
à usage interne. Elle a été obligée,
au XIXe siècle, d'accorder le suffrage universel. Or, à
la différence du protestantisme, la conscience catholique
ne pouvait pas à la fois soutenir la bourgeoisie (qui avait
établi son pouvoir en dépit de l'Église) et
assurer le contrôle de cette liberté. Il a donc fallu
avoir recours à l'instruction. À l'instruction publique.
Le secondaire, s'épanouissant dans la philosophie, assurait
la formation d'une élite qui devait compenser le suffrage
universel, en guider l'usage, en limiter les abus. Il s'agissait
de constituer, aux lieu et place d'un luthéranisme en défaut,
une conscience politico-morale. Une garde nationale des consciences.
- Tout cela est peut-être vrai pour la première moitié
du siècle, Mais maintenant ?
- Il est vrai, les choses sont en train de changer. La prolongation
de la scolarité est un fait et, à la limite, l'enseignement
de la philosophie pourrait être donné à tout
le monde. Mais, en même temps, on tâche de trouver un
moyen pour éviter l'entrée de tous dans les universités.
La classe de philosophie risque de devenir inutile (si tout le monde
y a accès) et dangereuse (si elle donne droit de regard sur
toute connaissance). Sa suppression est réellement à
l'ordre du jour.
- Apres ce que vous avez dit, vous ne la pleurerez sans doute pas
beaucoup.
- Si, si, en un sens et peut-être en plusieurs. La situation,
voyez-vous, est assez compliquée. Il y a ceux qui disent
: «Il faut supprimer la classe de philosophie ; elle a déjà
fait trop de dégâts et on doit s'attendre à
bien pis quand les étudiants de la nouvelle génération
(ceux de Vincennes, en particulier) arriveront dans les lycées
; commençons par mettre hors circuit les étudiants
de Vincennes et, peu à peu, de suppression en suppression,
on fera place nette dans le secondaire et le supérieur. »
Il y en a d'autres qui disent : «Il faut sauver à
tout prix la classe de philosophie. Les Vincennois, avec leurs bizarreries,
la compromettent ; si on peut être sûr que ces étranges
«philosophes» n'auront pas accès aux lycées,
nous serons plus forts pour défendre la classe de philosophie
dans sa tradition légitime.»
Il me semble que vouloir conserver la classe de philosophie dans
sa vieille forme, c'est tomber dans le piège. Car cette forme
était liée à une fonction qui est, encore une
fois, en train de disparaître. Et le jour viendra vite où
l'on entendra dire : «Pourquoi conserver encore un enseignement
si désuet et si vide, à une époque où
tout le savoir est réorganisé ? Que signifie désormais
cette universelle réflexion critique ? Il est grand temps
de la jeter par-dessus bord. »
- Mais ne vous reproche-t-on pas de faire tout autre chose à
Vincennes que de la philosophie ?
- Je ne suis pas sûr, vous savez, que la philosophie, ça
existe. Ce qui existe, ce sont des «philosophes », c'est-à-dire
une certaine catégorie de gens dont les activités
et les discours ont beaucoup varié d'âge en âge.
Ce qui les distingue, comme leurs voisins les poètes et les
fous, c'est le partage qui les isole, et non pas l'unité
d'un genre ou la constance d'une maladie,
Il y a bien peu de temps qu'ils sont tous devenus professeurs.
Peut-être n'est-ce qu'un épisode, peut-être en
avons-nous pour longtemps. En tout cas, cette intégration
du philosophe à l'Université ne s'est pas faite de
la même façon en France et en Allemagne. En Allemagne,
le philosophe a été lié, dès l'époque
de Fichte et, de Hegel, à la constitution de l'État
: de là, ce sens d'une destination profonde, de là,
ce sérieux des «fonctionnaires de l'histoire »,
de là, ce rôle de porte-parole, d'interlocuteur ou
d'invectiveur de l'État qu'ils ont joué de Hegel à
Nietzsche.
En France, le professeur de philosophie a été rattaché
plus modestement (d'une façon directe dans les lycées,
indirecte dans les facultés) à l'Instruction publique,
à la conscience sociale d'une forme soigneusement mesurée
de «liberté de pensée», disons, pour être
net : à l'établissement progressif du suffrage universel.
De là, ce style de directeur, ou d'objecteur de conscience,
de là, le rôle qu'ils aiment jouer de défenseurs
des libertés individuelles et des restrictions de pensée
; de là, leur goût pour le journalisme, leur souci
de faire connaître leur opinion et la manie de répondre
aux interviews...
- Ce n'est déjà pas si mal, Les déclarations
publiques des «philosophes» ont rendu quelques services".
- En tout cas, on comprend qu'avec le rôle qui leur était
dévolu ce qu'ils enseignaient devait être une philosophie
de la conscience, du jugement, de la liberté. Elle devait
être une philosophie qui maintienne les droits du sujet devant
tout savoir, la suprématie de toute conscience individuelle
à l'égard de toute politique. Or voilà que,
portés par les développements récents, de nouveaux
problèmes sont apparus : non plus quelles sont les limites
du savoir (ou ses fondements), mais quels sont ceux qui savent ?
Comment se fait l'appropriation et la distribution du savoir ? Comment
un savoir peut-il prendre place dans une société,
s'y développer, mobiliser des ressources et se mettre au
service d'une économie ? Comment le savoir se forme-t-il
dans une société et s'y transforme-t-il ? De là,
deux séries de questions : les unes plus théoriques
sur les rapports entre savoir et politique, et d'autres, plus critiques,
sur ce qu'est l'Université (les facultés et les lycées)
en tant que lieu apparemment neutre où un savoir objectif
est censé se redistribuer équitablement. Si ces questions
venaient à être posées dans la classe de philosophie,
il est clair que sa fonction traditionnelle devrait être profondément
transformée,
M. Guichard feint de défendre la philosophie contre une
intrusion d'étudiants qui n'auraient pas été
formés à l'enseigner, En fait, il protège le
vieux fonctionnement de la classe de philosophie contre une manière
de poser les problèmes qui la rend impossible.
- Comment les choses en sont-elles arrivées là ?
N'aviez-vous pas reçu des promesses lorsque l'université
de Vincennes a été créée ?
- Nous avons reçu dès le départ entière
liberté. Évidemment, nous aurions pu essayer de biaiser
avec cette liberté. On aurait pu avoir recours à cette
petite forme d'hypocrisie qui aurait consisté à modifier
les formes pédagogiques de l'enseignement (constituer des
groupes d'études, donner une certaine liberté d'intervention
aux étudiants) sans rien changer au contenu ; on aurait continué
à enseigner Plotin ou Hamelin, mais dans des formes qui auraient
plu aux «réformateurs ». Il y avait une autre
hypocrisie possible : modifier le contenu, introduire dans le programme
des auteurs comme Nietzsche, Freud, Marx, etc., mais en maintenant
la forme traditionnelle de l'enseignement (dissertations, examens,
contrôles divers). Nous avons refusé l'un et l'autre
de ces accommodements ; nous avons essayé de faire l'expérience
d'une liberté, je ne dis pas totale, mais aussi complète
que possible dans une université comme celle de Vincennes.
Il se trouvait que les étudiants, l'an dernier, venaient
pour la plupart directement de la classe de philosophie ; ils savaient
donc exactement ce qu'ils auraient désiré et ce dont
ils avaient eu besoin dans cette classe. Ils étaient pour
nous le meilleur guide pour définir la forme et le contenu
de l'enseignement que nous avions à donner. Et c'est avec
leur accord que nous avons défini deux grands domaines d'enseignement
: l'un qui est essentiellement consacré à l'analyse
politique de la société et l'autre qui est consacré
à l'analyse du fait scientifique et à l'analyse d'un
certain nombre de domaines scientifiques. Ces deux régions,
la politique et la science, nous ont paru à tous, étudiants
et professeurs, les plus actives et les plus fécondes.
Cela a d'ailleurs reçu à ce moment l'accord non seulement
de l'assemblée générale du département
de philosophie, mais de l'administration de l'université
et même de l'administration ministérielle. Dans cette
mesure-là, lorsqu'on nous dit aujourd'hui : «Ce que
vous enseignez n'est pas conforme à ce que nous entendons
par philosophie et à ce que doit être un programme
de philosophie», nous pouvons considérer qu'on nous
a tendu un piège, qu'en tout cas on nous a laissés
nous avancer dans une direction dont on nous annonce maintenant
qu'elle est fermée.
- Comment prévoyez-vous que les choses vont évoluer
?
- Nous sommes décidés à lutter au maximum
pour que la licence de Vincennes soit considérée comme
une licence d'enseignement, donc pour obtenir que les étudiants
de Vincennes ne soient pas exclus de l'enseignement secondaire.
- Est-ce que l'on ne peut pas faire une objection et dire que l'enseignement
de Vincennes est trop différent de celui des autres facultés
?
- Cette différence a toujours existé. On nous a dit
: «Votre programme ne correspond pas au programme de l'enseignement
secondaire. » Je répondrai ceci : autrefois, il y avait
autant de programmes de licence qu'il y avait d'universités.
Et, dans chaque université, le programme de la licence était
défini, essentiellement, par l'intérêt des professeurs
ou leur spécialité, ou leur curiosité, éventuellement
leur paresse. Puis il existait un deuxième programme, celui
de l'agrégation. Il était fort différent du
programme de la licence. Ni l'un ni l'autre n'étaient conformes
à un troisième programme, celui du baccalauréat.
Et, derrière tout cela, il y avait les besoins, les désirs,
les curiosités des élèves des lycées.
Entre les étudiants de l'enseignement supérieur et
les élèves des lycées, il y avait donc trois
écrans constitués par trois programmes différents.
- Si la licence de Vincennes était valorisée, ces
étudiants pourraient-ils se présenter aussi facilement
que les autres à l'agrégation ?
- Absolument. Le programme d'agrégation a été,
au cours des années récentes, très heureusement
corrigé par un président de jury auquel il faut rendre
hommage *. D'ailleurs, la plupart des gens qui enseignent à
Vincennes sont des élèves de ce président.
La querelle qu'on nous cherche est une mauvaise querelle. Maintenant,
à mon tour de poser une question. Savez-vous de qui est cette
phrase : «En refusant toute nouveauté, l'université
de Paris a atteint le comble du ridicule et de l'odieux» ?
- Edgar Faure ?
- Non, Renan.
* Il s'agit de Georges Canguilhem.
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