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Table ronde
Dits Ecrits tome II texte n° 107

«Table ronde» (entretien avec J.-M. Domenach, J. Donzelot, J. Julliard, P. Meyer, R, Pucheu, P. Thibaud, J-R. Tréanton, P. Virilio), Esprit, no 413 : Normalisation et Contrôle social (Pourquoi le travail social ?), avril-mai 1972, pp. 678-703.

Dits Ecrits tome II texte n° 107


RÉCLUSION ET CAPITALISME

J.-M. Domenach * : Voici notre première question :
Les comportements asociaux ou antisociaux étaient jusqu'à une époque récente pensés et traités en termes juridiques (prisonniers, relégués, aliénés, interdits, etc.). De plus en plus, ils sont pensés et traités en termes cliniques (caractériels, psychopathes, malades mentaux, etc,). Que vous semble recouvrir cette évolution ?

J. Donzelot ** : La formulation de cette question me gêne. Je préférerais l'inverse. N'est-ce pas mettre la charrue avant les boeufs que de parler de comportements asociaux ou antisociaux, alors que les comportements sont d'abord déterminés par un certain découpage institutionnel ? Les gens qu'on place dans les institutions y sont en vertu d'un rapport de pouvoir, que le juridique et le clinique ne font qu'entériner, en allant d'ailleurs de pair.

P. Meyer *** : Oui, mais est-il indifférent que l'accent principal soit mis, comme naguère, sur le juridique, ou comme maintenant sur le clinique ?

* Directeur de la revue Esprit et l'un des porte-parole du G.I.P.

** Sociologue, enseignant à l'université de Nanterre, très actif au sein du G.I.P., il conduisait alors, avec P. Meyer, une enquête sur la justice et l'enfance.

*** Sociologue et journaliste.

M. Foucault : Je voudrais introduire une petite précision historique. Je ne sais pas si elle est de nature à changer la position du problème. Je pense, comme Donzelot, qu'en effet les catégories juridiques de l'exclusion ont régulièrement leurs corrélatifs médicaux ou cliniques. Ce qui fait illusion sans doute, c'est que les termes juridiques, pour un certain nombre de raisons, sont à peu près stables et constants, alors que les catégories cliniques, au contraire, sont relativement instables et se sont vite renouvelées.

Il est vrai que la notion de caractériel est récente, mais ça ne signifie pas que le doublage juridico-clinique, ou la reprise d'une catégorie juridique en catégorie clinique, soit un phénomène récent, car, avant les caractériels, il y avait les dégénérés, et, avant les dégénérés, il y avait les monomaniaques, et ces notions sont autant juridiques que médicales. En revanche, il y a eu un grand triage policier qui, je crois, a commencé en Occident à partir du XVe siècle, et qui a été la chasse aux vagabonds, la chasse aux mendiants, la chasse aux oisifs ; cette pratique de la sélection, de l'exclusion, de l'enfermement policier est restée en dehors du champ de la pratique judiciaire, juridique. Le parlement de Paris a été pendant un certain nombre d'années chargé d'assurer la police des vagabonds et des mendiants à Paris, mais il a été très vite dessaisi, et pratiquement elle était assurée par des institutions et des appareils tout à fait différents de l'appareil juridique normal. Et puis, au début du XIXe siècle, toutes les pratiques policières de sélection sociale ont été réintégrées à l'intérieur de la pratique judiciaire parce que, dans l'État napoléonien, police, justice et institutions pénitentiaires ont été articulées les unes sur les autres et, au moment même où ces pratiques s'intégraient à la pratique judiciaire, donc policière, au même moment sont apparues, pour les justifier, pour les doubler, pour en donner une autre lecture (pas pour leur donner une autre lisibilité) des catégories psychologiques, psychiatriques, sociologiques nouvelles.

P. Meyer : Mais alors deux remarques : la différence, semble-t-il, entre le caractériel d'aujourd'hui et le dégénéré d'autrefois, c'est que le dégénéré n'appelait pas toute une pléiade de techniciens de la relation, de la rééducation, de la réadaptation, etc. D'autre part, vous dites qu'il y a eu d'abord l'appareil pénal et qu'il s'est doublé ensuite de l'appareil psychiatrique ; ne sont-ils pas actuellement dans un rapport inversé ?

M. Foucault : Je suis bien d'accord avec vous. Il est certain que le jeu entre le pénal et le psychiatrique, le juridique et le psychologique s'est certainement beaucoup modifié depuis cent cinquante ans, mais je crois tout de même que l'un et l'autre sont nés de pratiques sociales qui étaient celles de la sélection, de l'exclusion, qu'ils sont nés l'un et l'autre de pratiques policières qui ont été intégrées à l'univers juridique d'une façon relativement tardive. Quand vous dites : maintenant, il y a des techniciens qui sont chargés de traiter les caractériels alors que les dégénérés n'étaient pas traitables, vous avez tout à fait raison. Mais, dans les années 1820-1830, au moment où sont nés simultanément les grandes prisons et les grands hôpitaux psychiatriques, quand les jurys avaient affaire à des crimes comme un parricide ou un meurtre d'enfant, les jurés étaient très embarrassés : ils avaient à choisir entre la prison et l'hôpital, deux solutions qui étaient finalement à peu près équivalentes. Le problème était : il faut de toute façon enfermer le type ; quel sera l'internement le plus sûr : celui de la prison ou celui de l'hôpital ? La communication médecine-police est ancienne.

P. Meyer : J'ai été frappé, dans un travail que j'ai fait sur l'image de la folie dans la population «non folle», de constater qu'un grand nombre de personnes se considéraient comme des malades mentaux en puissance. Il y a sans doute là un effet de la vulgarisation de la psychanalyse. Mais il faut constater aussi que cette nouvelle image de la folie, lorsqu'elle s'articule avec une volonté de «cliniciser» le social, crée un nouveau mode de transmission de la loi.

J. Donzelot : Je crois que ce que tu veux dire, c'est qu'au début du XIXe siècle, par exemple, il y avait une conception un peu «chosiste» des catégories : relégués, ségrégués, etc., et que le savoir ne faisait qu'entériner purement et simplement une ségrégation ; tandis que, maintenant on a l'impression que ce savoir donne une vision un peu plus diaphane, un peu plus fluide de la maladie ou de ces catégories, et devient conducteur d'un nouveau type de surveillance. Le savoir devient en quelque sorte instrument et pas simplement alibi. C'est ce que tu disais en parlant de représentations nouvelles : tout le monde se vit comme malade potentiel... On a pu alors mettre en place simultanément un système de prévention qui induit ces représentations.

P. Virilio * : J'ai cru comprendre quelque chose qui m'intéresse beaucoup dans ce que disait Foucault tout à l'heure : c'est que la sociatrie aurait précédé la psychiatrie. Ça m'intéresse, car où sont les asiles aujourd'hui ? Sont-ils fermés, sont-ils ouverts ? Si on voit ce qui vient de se passer récemment en Grande-Bretagne avec la décision de la Chambre des communes de faire disparaître d'ici vingt ans tous les asiles, c'est très important. On s'aperçoit qu'on se retrouve dans la situation qui était celle que vous décriviez dans l’Histoire de la folie, au Moyen Âge, avant l'internement ; mais pas tout à fait dans les mêmes conditions, c'est-à-dire que les fous, les déviants sont «libérés» dans l'ensemble du territoire, mais dans un territoire qui est cette fois complètement contrôlé, contrairement à la période médiévale. Que pensez-vous de cette notion d'une sociatrie, au sens le plus large du mot, précédant la psychiatrie ?

* Architecte et écrivain.

M. Foucault : La décision de la Chambre des communes est en effet remarquable, elle est même stupéfiante, et je demande s'ils voient très bien jusqu'où ça va, à moins qu'ils ne sachent très bien jusqu'où ça ne peut aller. Parce que les sociétés capitalistes, et jusqu'à présent également les sociétés qui se disent non capitalistes, sont tout de même des sociétés enfermantes. Si on classait les sociétés selon la manière dont elles se débarrassent non pas de leurs morts, mais de leurs vivants, on aurait une classification en sociétés massacrantes ou sociétés à meurtres rituels, sociétés à exil, sociétés à réparation, sociétés à enfermement. Cela me paraît être les quatre grands types. Que la société capitaliste soit une société à enfermement, je crois que c'est un constat que l'on a vraiment du mal à expliquer. Pourquoi faut-il en effet que ce soit une société enfermante, cette société où la force de travail se vend ? L'oisiveté, le vagabondage, les migrations de ceux qui vont chercher de meilleurs salaires ailleurs, tout cela entraîne le quadrillage de cette masse, la possibilité de la remettre sur le marché de l'emploi ; tout cela est inscrit dans la pratique même de l'enfermement, de telle sorte que, quand une société, même capitaliste comme la société britannique, déclare qu'il n'y a plus d'enfermement, du moins pour les fous, je me pose la question : est-ce que ça veut dire que l'autre grande moitié de l'enfermement, la prison, va disparaître ou est-ce qu'au contraire elle va occuper l'espace laissé vide par l'asile ? Est-ce que la Grande-Bretagne ne fait pas l'inverse de ce qu'est en train de faire l'Union soviétique ? L'U.R.S.S. généralise l'hôpital psychiatrique, elle lui fait jouer le rôle des prisons. Est-ce que la Grande-Bretagne ne sera pas amenée à étendre la fonction des prisons, même si elles sont prodigieusement améliorées ?

P. Meyer : Dans son article de Topique *, Donzelot parlait d'une dévalorisation générale de l'enfermement dans les sociétés industrielles avancées. Est-ce qu'il pense, comme Virilio, que cette dévalorisation de l'enfermement s'accompagne de la mise en place d'un réseau de contrôleurs sociaux ?

* Donzelot (J.), «Espace clos, travail et moralisation. Genèse et transformation parallèles de la prison et de l'hôpital psychiatrique», Topique, no 3, mai 1970, pp. 125-152 ; «Le troisième âge de la répression», ibid., no 6, mars 1972, pp. 93-130.

J. Donzelot : Il ne me semble pas qu'il soit question d'une suppression de l'enfermement, je crois simplement qu'il est dévalorisé et qu'on assiste à une diffusion extérieure des procédures du renfermement, qui conserve les lieux d’enfermement comme glacis d'appui. Diminution de la prison, mais sur la base d'un contrôle et d'un système de surveillance et de maintien des gens en place, qui aura la même fonction.

M. Foucault : C'est pour ça que votre question m'avait beaucoup intéressé, tout en me laissant réticent. Si on réduit le problème à ces deux termes : le juridique et le psychologique, on en arrive à dire ceci : ou bien le discours psychologique découvre la vérité de ce que la pratique judiciaire faisait à l'aveugle - c'est une conception positiviste que vous trouvez très fréquemment chez les historiens de la médecine et chez les psychologues quand ils vous disent : mais qu'est-ce que c'était que les sorciers ? c'étaient les névrosés -, ou bien, si on fait une analyse en style purement relativiste, on admet que le juridique et le psychologique sont deux lectures d'un seul et même phénomène, lecture qui, au XIXe siècle, a été surtout juridique, qui, au XXe est psychologique, sans que le psychologique soit mieux fondé que le juridique. Pour ma part, j'introduirai un troisième terme que j'appellerai grossièrement policier : une pratique sélective, exclusive, enfermante, etc., sur le fond de laquelle vous voyez se bâtir des pratiques et des discours juridiques, psychologiques, etc.

J.-R. Tréanton * : Le hasard a fait que j'ai participé il y a quelques jours à une séance de travail où des historiens étudiaient un recensement du XVIIe siècle à Lille. On voyait très bien comment procédaient les agents du recensement : ils allaient de maison en maison et la question principale qu'ils posaient aux gens était «Est-ce que vous êtes né dans la ville ?» L'historien qui faisait l'exposé nous disait que la question était motivée par le fait que celui qui n'était pas né dans la ville pouvait être expulsé, exclu au premier prétexte. Le recensement date de 1670 : peut-on dire que la société était vraiment capitaliste ? L'exclusion policière au niveau du recensement était quelque chose de beaucoup plus grave qu'à notre époque. Je dirais que nos sociétés sont des sociétés qui pratiquent relativement peu l'exclusion, qui acceptent librement ne serait-ce que l'immigration pour parler des travailleurs étrangers, et à qui il ne viendrait absolument pas l'idée d'expulser d'une localité celui qui n'y est pas né. La disparition d'un droit territorial dans nos sociétés me semble le contraire de l'exclusion. Il est possible qu'on doive mettre ce fait en liaison avec les procédures d'enfermement, mais ici je voudrais citer un autre fait historique : dans les années 1800, il y avait trois mille exécutions capitales chaque année en Grande-Bretagne. Alors il me semble que tous les procédés policiers constituent un ensemble, et à cet égard je ne suis pas du tout sûr que notre société soit plus policière que les sociétés d'autrefois. Je ne pense pas qu'actuellement l'enfermement soit considéré dans nos sociétés comme quelque chose de normal.

* Sociologue, professeur à l'université de Lille, directeur de la Revue française di sociologie.

Nous avons acquis - et c'est tout à fait nouveau par rapport au XIXe siècle -, nous avons acquis mauvaise conscience à l'égard des procédures de l'enfermement ; il suffit de relire Jules Vallès et de se rappeler la façon dont son père l'avait fait enfermer dans un asile pour s'en débarrasser, avec la complicité de la magistrature de l'époque. Est-ce que ces choses-là actuellement, chez nous, seraient acceptées par l'opinion comme elles l'étaient sous Napoléon III ? Autrement dit, je ne pense pas que nous ayons tellement à nous culpabiliser dans ce domaine : je n'ai pas aussi mauvaise conscience que vous.

J. Julliard * : Il me semble en effet que l'enfermement n'est pas un trait caractéristique de la société capitaliste. Le capitalisme, au moment où il prend corps, où il informe véritablement la société française, c'est-à-dire à partir du XIXe siècle, implique au contraire la fin de toute une série de ségrégations, géographiques (le village) ou sociologiques, pour donner naissance au «travailleur nu» dont parle Marx. Il implique donc une mobilité de la main-d'oeuvre et même une mobilité sociale, alors qu'au contraire les sociétés précapitalistes postulent des fonctions sociales beaucoup plus définies, un système de castes ou d'ordres. Si donc je constate cet enfermement, je n'arrive pas à l'expliquer par des raisons purement économiques. Je noterai cependant que, dans la mesure où le capitalisme organise la mobilité, à la fois matérielle et sociale, il met fin à ces fortes structures internes, telles que le village, qui savaient contenir leurs propres marginaux (pauvres, aliénés, etc.). Il implique sans doute des techniques d'exclusion ou d'enfermement qui n'ont plus rien à voir avec celles du Moyen Âge, lesquelles sont internes aux institutions elles-mêmes.

* Historien, à l’époque professeur à l'université de Vincennes, conseiller influent de la C.F.D.T. et du Nouvel Observateur.

J. Donzelot : Auparavant, on opérait avec les moyens du bord, c'était l'exclusion. Mais, maintenant, il y a un très bon système qui est la relégation par le moyen de l'école ; l'école, on le sait bien, permet que les gens restent à la place qui leur est assignée selon les exigences du système, et cela en fonction de leur origine sociale. Il y a un livre sur L'École capitaliste en France ** qui raconte ça très bien ; il parle de deux réseaux d'école : le réseau secondaire-supérieur et le réseau primaire-professionnel ; il y en aurait peut-être un troisième, qui serait le réseau juridico-clinique, une espèce de nouvelle couche, de nouvelle strate éducative, qui se fait et qui absorbe un peu les anciens produits d'exclusion. Il y aurait donc une sorte de dialectique, bien que je n'aime pas beaucoup ce mot, entre l'exclusion et la relégation ; quand ça va bien, quand on peut s'en offrir les moyens, on fait la relégation par les moyens scolaires ; quand ça ne suffit pas, on a recours à l'exclusion. Pour moi, c'est tout le problème, il n'est pas plus compliqué que ça.

** Baudelot (C.) et Establet (R.), L'École capitaliste en France, Paris, Maspero, 1971.

J. Julliard : En somme, l’enfermement, au sens où nous l'entendons, est un substitut aux sociétés closes précédentes ; c'est dans la mesure où ces sociétés s'ouvrent qu'elles n'ont plus ces espèces de régulations internes qu'avaient les sociétés précapitalistes et qu'à ce moment-là on a des types d'enfermement tels que l'asile et la prison.

M. Foucault : Ça a été une technique importante dans la croissance du capitalisme, beaucoup plus, en effet, que dans le fonctionnement du capitalisme pas encore développé.

J. Julliard : Oui, avec le capitalisme naît le couple classes dangereuses-classes laborieuses.

J.-R. Tréanton : Je voudrais revenir sur notre question fondamentale et en laissant l'histoire complètement de côté. Je ne suis pas tellement d'accord avec votre formulation du passage du juridique au clinique, parce que le juridique, le clinique, c'est avant tout de l'individuel. Ce qui est frappant à notre époque, c'est que les problèmes des asociaux et des antisociaux sont de plus en plus conçus en termes de système social. Nous concevons de plus en plus la maladie mentale, les problèmes de la mendicité, de l'exclusion, etc., comme solidaires du système. En sociologie, les travaux de Merton concernant les déviants ont mis l'accent, vers 1935, sur le fait que la déviance, au lieu d'être simplement un accident ou une déviation pathologique de la société, est un produit du système social, et là je pense qu'il y a une véritable rupture. Depuis Merton, des bouquins comme celui de Goffman : Asiles *, montrent très bien comment il y a une espèce d'autoproduction de l'asocialité ou de l'antisocialité. On se trouve en présence d'une réflexion qui est véritablement une prise de conscience sociologique, non pas au niveau de l'individuel, clinique ou juridique, mais du système social tout entier.

* Goffman (E.), Asylums, New York, Doubleday, 1961 (Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et des autres exclus, trad. C. et L. Laîné, Paris, Éd. de Minuit, coll. «Le Sens commun», 1968).

P. Meyer : C'est justement pourquoi je suis en désaccord avec Donzelot quand il dit qu'il est assez indifférent que l'accent soit mis sur la pénalité ou sur la psychiatrie. Tant que la loi trouve son expression dans une forme juridique, au sens le plus large du terme, la transgression est possible, cernable, peut-être même appelée, d'une certaine façon, si on entre dans le raisonnement de Mauss sur le tabou. C'est différent quand la loi s'exprime et se transmet sur un mode qui concerne surtout le non-dit. Je prends un exemple : le tabou de l'inceste. Il est effectivement inscrit dans le Code pénal, je crois qu'il l'a été assez tardivement et, de toute façon, personne ne nous a jamais appris qu'il était interdit de coucher avec sa mère, son père, son frère ou sa petite soeur ; par contre, l'interdiction de leur donner des coups de poing sur la tête ou de se conduire mal avec eux est une chose dont on nous a rebattu les oreilles. La plus grande difficulté de transgression à l'intérieur d'un groupe social concerne la norme implicite. Le fait qu'on soit passé d'un contrôle social qui prenait des aspects juridiques et pénaux à un contrôle social qui prend des aspects cliniques et «thérapeutiques» nous amène à une diffusion de la norme et à un contrôle de la norme qui échappent à la représentation, à l'appréhension et des individus et de la collectivité. Je pense que c'est en cela que s'est socialisé le traitement de la déviance, et cela me paraît une socialisation négative, une socialisation toujours dans ce même sens de contrôle, mais cette fois-ci beaucoup plus grave.

TRAVAIL SOCIAL ET CONTRÔLE POLICIER

J.- M. Domenach : C'est d'ailleurs le sens de notre deuxième question :

Le travail social accroît constamment son champ d'action. Parti du soutien bénévole à une action d'éradication de la tuberculose et des maladies vénériennes, il est passé par l'assistance sociale professionnelle en milieu sous-prolétaire ou paraprolétaire. Il se trouve aujourd'hui largement implanté dans les entreprises et les administrations. Son évolution la plus récente l'amène à prendre en charge l'animation collective de la population «courante», notamment dans les villes.

Pensez-vous que cet accroissement et cette évolution du travail social aient un rapport avec la nature et l'évolution de notre système économique ?

Y a-t-il réellement continuité entre le travail social issu du traitement policier, psychiatrique ou rééducatif des déviants, et l'action sociale auprès de la masse de la population ? Cela nous a fait problème pour définir la base de notre numéro. Qu'appelle-t-on travail social aujourd'hui ?

J. Julliard : Je vais commencer par une banalité, mais il faut peut-être la rappeler : il n'y a pas de doute que nos sociétés vont dans le sens d'un isolement fonctionnel croissant des groupes. Pas mal de sociétés, jusqu'à une époque récente, vivaient sur la base de groupes différents. Or, aujourd'hui, il me semble que, au-delà même des marginaux, l'isolement des vieillards, d'un côté, des jeunes qui ne sont pas encore en état de travailler, de l'autre, aboutit à la création de groupes sociaux tels que l'enfance, le monde adulte et la vieillesse, correspondant à des fonctions très différentes dans l'appareil de production. Dans la mesure où l'on a affaire à des regroupements sociaux qui sont déterminés par les rapports de production plus que par tout autre chose, alors effectivement il y a besoin d'interventions sociales pour chacun d'entre eux, parce qu'aucun n'a un équilibre autre que fonctionnel et extérieur.

P. Virilio : Dans le Ve arrondissement et en banlieue, il y a déjà des agents «îlotiers» qui participent à l'action «sociale» en inspectant régulièrement les caves, en circulant sur les paliers des appartements.

P. Meyer : Dans les villes nouvelles comme Cergy-Pontoise et Évry, les cités sont divisées en blocs à l'anglo-saxonne, et à chaque bloc seront attachés un éducateur, une assistante sociale et, je ne l'ai pas inventé, un flic, qui devra être connu dans le quartier, et pourra aussi bien faire les commissions des vieilles dames malades que mettre un délinquant hors d'état de nuire. Alors, que vont faire, dans les blocs, ces éducateurs et ces assistantes sociales ? Dans le discours courant, comme le disait Julliard, la désagrégation du tissu social étant perçue par tout le monde, on pense - et c'est comme ça d'ailleurs que se défendent et les intéressés et les gens qui concoctent ces projets - que ces éducateurs et ces assistantes sociales vont être mis là pour inciter à la production de la socialité. En fait, qu'est-ce qu'ils font ? Je vais vous donner un exemple précis : un ensemble d'éducateurs dans un bloc d'immeubles a imaginé le projet suivant : aller dans tous les foyers sous-prolétaires du quartier - leur quartier est fortement «délinquantogène» - pour expliquer aux mères comment élever leurs nourrissons de telle façon qu'ils ne se retrouvent pas dans la rue quand ils seront adolescents. La réduction clinique, elle est là, et toutes sortes de théories font l'apologie de cette réduction du concept de délinquance à un concept strictement clinique. Ces éducateurs et ces assistantes sociales, non seulement ne seront pas producteurs de socialité comme on le fait croire officiellement, mais par-dessus le marché ils renforceront le processus d'atomisation et de désagrégation du tissu social, et c'est cela qui me paraît catastrophique, indépendamment du rôle de contrôle social qu'ils peuvent jouer à travers cette transmission d'une nouvelle loi.

J. Donzelot : Je pense qu'il y a une prise en charge. Cette prise en charge est une prise de pouvoir pour aboutir à une dépossession de tous moyens d'avoir une vie collective concertée ; c'est vraiment une contre-finalité voulue : le contrôle et la surveillance mis en place à grande échelle s'appellent animation collective!

P. Meyer : L'articulation de cet aspect avec la nature du système économique est le point, à mon avis, qui fait problème, qui doit être cerné de façon plus précise qu'en le reliant purement et simplement à la nature capitaliste de ce système.

J. Donzelot : Pour l'articulation avec l'économique, il faudrait déjà ne pas avoir autonomisé le social en tant que tel et avoir bien pris en considération le fait que cette infiltration se fait dans certaines localités, dans certains quartiers, mais qu'elle ne se fait pas partout, et qu'elle concerne surtout une population de sousprolétariat ou de paraprolétariat.

P. Meyer : Non, elle concerne de plus en plus, disons, la population moyenne. Par exemple qui va habiter Cergy-Pontoise, qui va habiter Évry ? Ce n'est pas la population sous-prolétarienne, c'est même plutôt la moyenne bourgeoisie...

P. Thibaud * : Ce travail social est en partie une réponse à des besoins sociaux qui se sont manifestés quelquefois spontanément. Ce qui est mis en place en ce moment à Evry arrive avec des années de retard sur l'apparition d'un militantisme du quartier et du logement, par exemple à Sarcelles ou à la Duchère (à Lyon). Initialement, il y a eu animation revendicative venue de la base. Les observations sur certains de ces comités de quartier montrent qu'y prédomine un type de population assez précis, une population de cadres moyens, de gens qui n'ont pas de grandes responsabilités, ni politiques ni économiques, mais qui ont un niveau culturel suffisant pour souffrir de leur absence de pouvoir dans le cadre de la ville ou de l'entreprise ; ce sont eux qui ont manifesté le plus souvent leur existence sur le lieu d'habitation. Leur intervention sur le terrain indique que les manières classiques (politiques, religieuses et surtout économiques) de canaliser le désir d'initiative se sont révélées insuffisantes. Depuis une dizaine d'années, nous sortons de plus en plus du Welfare State, c'est-à-dire d'une certaine économie plus ou moins contrôlée par l'État et dont l'objectif social le plus souvent proclamé est le plein emploi. Quand il y a du travail pour tous et que la mystique de la croissance est admise, l'économique peut être le mode de contrôle général de la société. Avec l'ouverture des frontières, la formation d'entreprises multinationales, l'insistance sur les capacités concurrentielles, etc., le plein emploi n'est absolument plus à la base du credo économique : non seulement le chômage s'accroît, mais des phénomènes comme l'excédent d'instruction par rapport à ce que demande la production ou les innombrables «nuisances» sociales manifestent une sorte de décollement de l’économique par rapport au social. Donc il faut contrôler ou faire exister le social indépendamment, par des moyens propres, et non pas à travers l'économie qui va de son côté. Entre la production et la population le fossé se creuse. Un nouveau terrain de débats et de conflits apparaît. L'issue peut être aussi bien plus de contrôle que plus d'autonomie.

* Rédacteur en chef d'Esprit.

R. Pucheu * : À ce point du débat, je voudrais présenter une observation d'ordre historique en quelque sorte, et poser une question. D'abord, il n'est pas inutile de remarquer qu'au niveau des décideurs le souci d'imaginer et de mettre en oeuvre une politique de l'animation est né et s'est développé, me semble-t-il, à partir d'un phénomène précis : l'urbanisation. Plus particulièrement même, ce sont les grands ensembles et les problèmes de vie sociale qu'ils ont révélés par suite de l'inexistence du réseau commercial ou d'équipement collectifs, d'une part, la perspective des villes nouvelles, d'autre part, qui ont sensibilisé à ce que l'on appelle l' «animation», mot dont nul, d'ailleurs, ne connaît exactement le contenu.

* Écrivain, auteur du Guide pour l'univers politique (Paris, Éditions ouvrières, 1967).

Quant à la question, la voici : on a dit, me paraît-il, que, comme inéluctablement, l'animateur virait au contrôleur et on a laissé entendre que c'était voulu. J'aimerais que l'on discerne qui veut cette évolution. J'ai un peu peur de ce «qui». Je n'ai pas l'impression que l'État soit assez bien organisé, qu'il maîtrise si intégralement et avec un génie si machiavélien l'ensemble des processus sociaux pour qu'il soit pensable que quelqu'un, quelque part, anime subrepticement les animateurs. Alors, qui veut ce retournement de l'animateur en contrôleur ? L'inconscient collectif, ou quoi donc ?

J. Donzelot : Je ne postulais pas un sujet transcendantal qui manipulerait cette société comme ça, mais j'ai simplement souligné le fait que tout le système de l'assistance, qui avait une relative autonomie, est maintenant systématiquement rattaché au judiciaire ; il y a une continuité depuis l'assistance de prévention, l'assistance près le tribunal de..., etc. Donc, grosso modo, on a les deux faits suivants : d'une part, un rattachement de plus en plus considérable d'un certain nombre d'agents à l'appareil judiciaire et, d'autre part, la diffusion d'un modèle systématique d'interprétation des problèmes humains qui est le psychologisme, mais qui fonctionne surtout idéologiquement.

J.-R. Tréanton : Qu'est-ce qui vous fait dire que les assistants ou les travailleurs sociaux sont rattachés au judiciaire ?

J. Donzelot : Les lois.

J.-R. Tréanton : Absolument pas. Je voudrais tout de même qu'on fasse une analyse sociale de ce qu'est l'ensemble de la condition des travailleurs sociaux en France et que l'on s'aperçoive que les travailleurs sociaux ont pour employeurs des collectivités extrêmement diverses, qui sont, ou les caisses d'allocations familiales, ou les communes, ou des mouvements de tout genre. Il y a des assistantes sociales judiciaires aussi, mais qui sont une toute petite minorité, et je suis persuadé que, dans les trois quarts des cas, les travailleurs sociaux ne dépendent pas de ce que vous appelez le judiciaire. À moins de dire que le maire de tel endroit, du fait qu'il est maire et même P.S.U. ou communiste, est automatiquement un policier et un flic, ainsi que les assistantes sociales qui dépendent de lui.

P. Meyer : Si vous voulez un chiffre tiré d'une enquête récente, il y a 50 % d'assistantes sociales qui sont immédiatement payées par l'État et 19 % payées par la Sécurité sociale ; ça fait donc 69 % payées par l'État ou par la Sécurité sociale. Le moins qu'on puisse dire est que l'on va vers un regroupement des forces...

J.-R. Tréanton : Je crois que la très grande diversité du corps des travailleurs sociaux est ce qui empêche pratiquement leur prise de conscience, ce qui fait leur crise : ils ont énormément de mal à se syndiquer, ils ont énormément de mal à avoir des conventions collectives par exemple, et ils essaient de prendre conscience de leurs problèmes et des problèmes qu'ils sont obligés d'affronter à travers des structures qui sont très diversifiées. Ce sont pratiquement des employées, des salariées de petites et moyennes entreprises, dans une société où les problèmes se situent désormais au niveau des grosses organisations. Mais de là à généraliser, je ne suis pas du tout d'accord.

P. Virilio : Je croyais que nous devions nous interroger sur l'assistance sociale qui se développe et qui commence à intervenir dans de nouveaux secteurs. Est-ce qu'on ne pourrait pas poser le problème de la légitimité de cette intervention ? Vous parlez, comme si ça allait de soi, de ces quatre-vingt-dix mille travailleurs sociaux, ces cartes d'identité sanitaires, ce quadrillage psychiatrique du territoire, ce contrôle des îlots, cette surveillance généralisée par tous les moyens, électroniques et autres. Pour moi, cela fait problème.

J.-R. Tréanton : Mais je n'ai absolument pas dit que ça allait de soi. J'ai dit tout simplement qu'avant d'affirmer que les travailleurs sociaux sont au service de la police, il fallait encore se poser la question : que font les travailleurs sociaux ? Et je voulais protester contre la réponse qu'on donnait immédiatement : les travailleurs sociaux sont au service des flics. Je disais : il faudrait y voir de plus près. Prenez le cas de Mme d'Escrivan, l'assistante sociale de Fresnes : elle a été mise dehors par l'administration pénitentiaire parce qu'elle avait dénoncé des sévices commis contre un détenu ; elle n'était donc pas au service de la police. Il ne s'agit pas de caser les gens dans des tiroirs, il s'agit de montrer comment certaines situations sociales sont actuellement relativement fluctuantes, et que peu à peu se dégage une notion de l'action sociale et du travail social qui n'est pas jouée à l'avance comme vous dites. Si elle était jouée à l'avance, si le travail social était dès le départ une action au service des flics, je ne vois pas ce que nous ferions ici.

R. Pucheu : Je souscris à la question qui vient d'être posée : qu'entend-on exactement par «travail social» ? Prenons un exemple : l'animateur socio-culturel ou le directeur d'une maison de jeunes fait-il du travail social ? Sans doute tout est dans tout et réciproquement, et tout dépend de tout. Il n'empêche, on ne peut traiter de toutes les activités dites «sociales» sans introduire des différenciations. Le travailleur social se spécifie-t-il par la notion d'assistance à des personnes écrasées ou exclues par la société ? Ou bien le travail social englobe-t-il les actions qui concernent l'assistance aux écrasés, aux exclus, mais aussi les actions plus étroitement culturelles ou socio-éducatives ? Je crois qu'il faudrait que nous nous efforcions à un minimum de précision.

P. Meyer : Je ne crois pas qu'aucun d'entre nous ait des pensées aussi déterministes que vous le dites, c'est-à-dire que les choses seraient jouées à l'avance, et qu'en tout état de cause, le travail social étant au service des flics et les flics au service des bourgeois, il n'y aurait plus pour un certain nombre d'entre nous - qui, par le fait du hasard, ne sont ni tout à fait bourgeois ni tout à fait travailleurs sociaux - qu'à écrire un certain nombre de numéros spéciaux sur la question. Le problème sur lequel on essaie de s'interroger me paraît être le problème de la fonction sociale, de la commande, de la demande sociale adressée au travail social. Qu'à l'intérieur de cette demande il y ait une marge de manoeuvre possible pour un certain nombre de travailleurs sociaux, c'est-à-dire ceux que vous avez cités, plus l'aumônier et le pasteur de Toul, et qu'ils soient effectivement, à la suite d'une prise de conscience de la fonction sociale de leur profession, en rupture avec cette profession, c'est évident et réjouissant. Et qu'il y ait effectivement un certain nombre de travailleurs sociaux qui, en France ou ailleurs, aient tenté une entreprise non pas d'atomisation sociale mais au contraire d'incitation à la convivialité, c'est aussi évident et aussi réjouissant.

M. Foucault : Tout de même, quand vous nous donnez comme exemple de ce que les travailleurs sociaux ne sont pas employés par la police le fait que Mme d'Escrivan a été chassée sur l'ordre de la police et avec l'aval de Croix-Rouge, je trouve que là c'est un exemple topique de la manière dont, dans notre société, est prévu par le pouvoir le fonctionnement du travail social. Je pense que certains individus, dans cette situation-là, disent non et dénoncent, comme l'ont fait Mme Rose et Mme d'Escrivan. Cela n'empêche pas leur exclusion, et le fait que leur exclusion a été acceptée par tout le monde, non seulement, bien sûr, par l'Administration, mais par leurs collègues, prouve combien actuellement se trouve programmé et déterminé le travail social.

R. Pucheu : Je voudrais encore vous poser une question ; c'est toujours sur cette notion de travail social : le travail social, ça comprend aussi les mesures d'action sociale en faveur des vieillards, en faveur de certains infirmes. Est-ce que ces modes de travail social entrent aussi dans la dynamique que vous décrivez ?

P. Virilio : Nous ne sommes pas responsables de ce débordement du travail social et, justement, c'est ce débordement qui fait problème aujourd'hui. Ce qui est contestable, ce n'est pas l'assistance à un vieillard qui est tombé dans la rue ; c'est le fait qu'actuellement l'assistance devient un phénomène qui se développe et se ramifie partout.

R. Pucheu : Excusez-moi, je suis entêté. Pouvons-nous traiter du travail social en bloc ? Nous venons de raisonner autour d'une forme de travail qui est, en gros, l'assistance dans les prisons. Mais est-ce que les autres formes de travail social - si on donne en définitive à la notion de travail social le maximum d'extension - relèvent d'une dynamique aussi policière ? Tout à l'heure, on a avancé que la présence d'éducateurs dans les villes nouvelles virait inéluctablement au quadrillage policier. Toute action d'animation est-elle donc vouée à cette dynamique infernale ? Il serait important que nous tirions cela au clair.

P. Thibaud : Quand il y a travail social, le travailleur social est toujours placé auprès d'une autorité quelconque. Je pense que c'est une règle absolument générale. Dans les prisons c'est assez clair, dans les entreprises également ; le travailleur social n'a pas l'autorité, il a une liberté de jeu certainement, mais pas l'autorité.

R. Pucheu : Oui, mais il y a des degrés dans l'autonomie. Le cas de Mme d'Escrivan est-il un cas limite ?

J. Julliard : Je crois que c'est le mot police qui a créé un faux débat. Effectivement, dans le cas de la prison, le rapport à la police, qui est un instrument coercitif particulièrement fonctionnel, est très net. Si l'on prend les enseignants - au point où nous en sommes, on peut les considérer comme des travailleurs sociaux -, on constate que ces gens découvrent, pour une fraction croissante d'entre eux, qu'ils ont, à côté de leur fonction explicite, qui est une fonction de communication, une fonction implicite, qui est une fonction de maintien de l'ordre. Je ne dirai pas une fonction policière, parce que c'est trop étroit, trop polémique et que cela obscurcit le débat au lieu de l'éclairer, mais une fonction de maintien de l'ordre. Et il me semble que le problème vient aujourd'hui du fait que cette fonction implicite devient explicite pour un certain nombre de gens, dans la mesure où ils se rendent compte que certaines des actions qu'ils voudraient mener pour correspondre à leur fonction explicite, parfaitement nécessaire et légitime, les amènent à remettre en question leur fonction implicite. Et alors, là, ils se heurtent à l'autorité externe qui, au fond, les détermine et qui, je ne dirai pas les télécommande, ce serait excessif, mais finalement est leur garant en dernière analyse.

P. Meyer : Je voudrais glisser un mot de réponse à Pucheu sur l'extension du travail social, car c'est sur cette extension qu'il faut s'interroger. Il faut dire que coexistent actuellement les formes de travail social les plus archaïques, c'est-à-dire celles qui sont purement et simplement de l'assistance charitable (donner du pain et des choses de ce genre), et les formes les plus modernes qui sont celles de l'animation de la population «courante». Ces deux pôles me paraissent les pôles extrêmes d'un travail social qui accroît non seulement ses effectifs mais aussi son champ d'action.

R. Pucheu : Mais alors, l'animateur est-il inévitablement dans la société actuelle un policier ?

P. Meyer : Non, mais le mandat qu'il reçoit est celui d'un contrôleur.

P. Virilio : Et il participe à un procès d'intention qui nous est fait et qui est celui-ci : nous ne pouvons plus nous animer et nous recréer nous-mêmes. C'est terrible ; c'est un trafic d'influence, c'est tout le problème. Ce procès d'intention que le travailleur social nous fait implicitement, à travers sa fonction, à travers la masse des travailleurs sociaux, ce procès, nous ne pouvons l'accepter ; c'est ça le problème du travail social. On fait comme si la société ne se créait pas, comme si elle était traitée, agie, uniquement de l'extérieur. On dirait qu'on passe par trois états : l'autorégulation des sociétés primitives, la régulation de nos sociétés, et qu'on se dirige vers une espèce de dérégulation, à travers l'urbanisation dont vous parliez tout à l'heure, qui est elle-même un phénomène nouveau puisqu'on parle maintenant de villes mondiales.

M. Foucault : Je voudrais ajouter un mot dans le sens de ce que disait Julliard : il est évident qu'on n'a jamais dit que tel travailleur social, le travailleur social comme individu, était stipendié par la police ; il ne s'agit absolument pas de cela. Je crois que en revanche, ce qui est important, c'est que le travail social s'inscrit à l'intérieur d'une grande fonction qui n'a pas cessé de prendre des dimensions nouvelles depuis des siècles, qui est la fonction de surveillance-correction. Surveiller les individus, et les corriger, dans les deux sens du terme, c'est-à-dire les punir ou les pédagogiser.

Cette fonction de surveillance-correction a été assurée, encore au XIXe siècle, par diverses institutions, entre autres par l'Église, puis par les instituteurs. On dit que le travailleur social est parti du soutien bénévole à une action d'éradication de la tuberculose et des maladies vénériennes ; je me demande si son origine n'est pas plutôt dans la fonction de l'éducateur, l' «instituteur» proprement dit. Il a eu en effet ce rôle-là, à côté du curé, en face du curé, contre le curé ; la République s'est développée à travers leur opposition. Au XIXe siècle encore, cette fonction de surveillance-correction était relativement autonome par rapport au pouvoir politique. Le pouvoir politique jouait de leur opposition, de leurs conflits, de leur autonomie, et maintenant il reprend ça en main de très près ; et d'une façon d'autant plus rigoureuse que sont en train de lui échapper l'Église, d'une part, et, d'autre part, les intellectuels. La grande trahison des intellectuels par rapport à l'État bourgeois est sanctionnée par le fait que l'on fait jouer aux travailleurs sociaux le rôle que l'instituteur, le professeur du secondaire, l'intellectuel ne jouent plus depuis un certain temps, le paradoxe étant que ces travailleurs sociaux sont formés par ces intellectuels. D'où le fait que le travailleur social ne peut pas ne pas trahir la fonction qu'on lui a donnée.

CLASSES LABORIEUSES ET CLASSES DANGEREUSES

J.-M. Domenach : Le sens politique du travail social est à déterminer aussi en fonction d'un autre problème, celui qu'énonce notre troisième question :

Comment situer dans la théorie sociale ceux qui sont actuellement considérés comme inadaptés ? Problèmes ou sujets ? Armée de réserve du capitalisme ou réserve révolutionnaire ?

J.-R. Tréanton : Il y a désormais chez la plupart des travailleurs sociaux une sorte de malaise parce qu'ils sont en train de prendre conscience du fait qu'ils contribuent, la plupart du temps implicitement et sans le vouloir, au maintien de l'ordre. Il y a donc une tension interne. Je suis tout à fait d'accord avec ce qu'a dit Julliard. Et ce qui me semble extrêmement intéressant actuellement, c'est d'étudier la façon dont se manifeste cette tension interne. Je pense qu'il ne s'agit pas de cas isolés, il s'agit véritablement d'une prise de conscience générale. Interrogez les élèves des écoles d'assistantes sociales, de travailleurs sociaux, il serait vraiment intéressant de faire un sondage parmi eux et de voir combien se posent des questions. L'un des principaux aspects de cette crise, c'est que la plupart du temps on leur enseigne, on leur apprend à traiter les problèmes individu par individu, cas par cas. La plupart du temps, ils se rendent compte qu'on leur interdit justement de porter leur réflexion ou leur action à un niveau collectif ou à un niveau général, on leur interdit de déboucher sur le politique ou sur l'action collective, en leur disant : vous avez à vous occuper uniquement de l'individu ; et là, je crois que le bât les blesse. D'où chez beaucoup d'entre elles et beaucoup d'entre eux une prise de conscience du fait qu'agir au niveau de l'individu, c'est absolument illusoire tant qu'on n'aborde pas certains problèmes politiques, et ils ne voient absolument pas comment sortir de ce dilemme.

P. Meyer : À travers votre propos, on retombe sur les questions que Domenach reprenait tout à l'heure, et la question de Virilio précédemment : quelle est leur place dans la théorie sociale ? Prenons le problème des délinquants. Ce qu'on trouve dans Marx et dans Engels sur le sous-prolétariat n'est pas particulièrement tendre. Faut-il entrer dans la logique marxiste, à savoir que ce qui peut arriver de mieux à de jeunes sous-prolétaires, c'est de se prolétariser ? Engels disait, quand on leur a tiré dessus en 89, que c'était une excellente chose pour eux et pour les ouvriers. Alors est-ce donc dans cette théorie sociale qu'il faut entrer ou bien dans une autre, et laquelle ?

J. Julliard : Tu as très bien posé la question : une lecture, qui est, hélas! probablement la bonne, du marxisme amènerait à considérer ces problèmes comme très marginaux, dans la mesure où l'action sociale, politique, syndicale telle qu'on pourrait la déduire du marxisme repose sur le même type de logique que le capitalisme lui-même : c'est-à-dire la défense ou la volonté de récupérer une partie de la plus-value. Si l'on se place à l'intérieur de cet univers, on comprend très bien pourquoi Marx et Engels ne s'intéressaient pas au sous-prolétariat : puisqu'il n'est pas producteur de plus-value, donc il n'est pas un agent social, et il n'est pas à défendre à ce titre. Le sous-prolétariat est, à leurs yeux, un sous-produit de la société globale, aussi bien de sa partie dominante que de sa partie dominée. C'est cette logique-là, cette logique productiviste que nous sommes en train de remettre en question.

Reste tout de même le problème de savoir si les marginaux, les délinquants, les prisonniers, les malades mentaux, etc. peuvent devenir ou non l'un des agents essentiels dans l'action politique. C'est bien la question posée. Personnellement, je serais relativement prudent : je vois mal comment ces groupes marginaux pourraient devenir le centre d'une véritable action politique. La perspective qui est celle de Marcuse ne me paraît pas riche d'une construction politique sérieuse.

En réalité, c'est dans la mesure où les «normaux» seront capables de comprendre que les problèmes des marginaux sont en train de devenir les leurs que cette action peut être intégrée ; mais il ne s'agit pas de changer de prolétariat ou de changer d'action sociale. Car, personnellement, je ne vois pas très bien comment on peut le faire : si le but de l'action politique reste la prise ou l'exercice du pouvoir, elle ne peut être le fait que des groupes qui sont significatifs dans la société, c'est-à-dire les producteurs, ceux qui ont une fonction sociale et économique précise. Seulement, nous découvrons qu'il n'y a plus les marginaux et les producteurs, mais qu'un nombre croissant de producteurs sont en train de devenir les uns après les autres des marginaux, c'est-à-dire qu'ils éprouvent les uns et les autres différentes formes d'exclusion. Et c'est là peut-être qu'il y a possibilité de récupérer les marginaux réels au sein d'une action sociale et politique qui serait celle de l'ensemble des travailleurs.

J. Donzelot : Je suis assez d'accord avec ce processus de morcellement et de catégorisation du peuple en général, mais enfin je crois qu'il faudrait voir quelles sont les lignes de clivage fondamentales. Il y en a une qui est décisive, c'est celle qui sépare le prolétariat honorable, syndiqué, qui travaille, du prolétariat ignoble, emprisonné et non syndiqué ; et effectivement, cette ligne de clivage est la condition de possibilité de fonctionnement du système économique et politique, elle est fondamentale. Je ne crois pas qu'il s'agisse de changer de prolétariat, effectivement ; il ne faut pas tomber dans cette ornière, mais, par contre, c'est sur cette cassure, sur ce clivage qu'il faut travailler. C'est un clivage dont les fonctions politiques sont décisives et c'est à ce niveau-là qu'on travaille ; ce n'est pas au niveau de la prise en charge d'une espèce de prolétariat de rechange.

M. Foucault : Je suis d'accord avec l'analyse que vous faites de Marx, mais où je ne vous suis pas, c'est lorsque vous dites : eh bien, voilà, il y a donc le prolétariat d'un côté, et puis, de l'autre, les marginaux, et vous avez mis sous cette rubrique (ce n'était pas une liste exhaustive) les emprisonnés, les malades mentaux, les délinquants, etc. Alors est-ce qu'on peut définir la plèbe non prolétarienne, non prolétarisée par la liste malades mentaux, délinquants, emprisonnés, etc. ? Est-ce qu'il ne faudrait pas dire plutôt qu'il y a une coupure entre le prolétariat, d'une part, et la plèbe extra-prolétarienne, non prolétarisée, d'autre part ? Il ne faudrait donc pas dire : il y a le prolétariat et puis il y a ces marginaux. Il faudrait dire : il y a dans la masse globale de la plèbe une coupure entre le prolétariat et la plèbe non prolétarisée, et je crois que des institutions comme la police, la justice, le système pénal sont l'un des moyens qui sont utilisés pour approfondir sans cesse cette coupure dont le capitalisme a besoin.

Parce que, au fond, ce dont le capitalisme a peur, à tort ou à raison, depuis 1789, depuis 1848, depuis 1870, c'est de la sédition, de l'émeute : les gars qui descendent dans la rue avec leurs couteaux et leurs fusils, qui sont prêts à l'action directe et violente. La bourgeoisie a été hantée par cette vision et elle veut signifier au prolétariat que cela n'est plus possible : «Ces gens qui sont prêts à servir de fer de lance à vos séditions, il n'est pas possible, dans votre intérêt, que vous fassiez alliance avec eux.» Et toute cette population mobile, en effet, sans cesse prête à descendre dans la rue, à faire des émeutes, ces gens-là ont été en quelque sorte exaltés à titre d'exemples négatifs par le système pénal. Et toute la dévalorisation juridique et morale qu'on a fait de la violence, du vol, etc., toute cette éducation morale que l'instituteur faisait en termes positifs auprès du prolétariat, la justice la fait dans des termes négatifs. C'est ainsi que la coupure a été sans cesse reproduite et réintroduite entre le prolétariat et le monde non prolétarisé parce qu'on pensait que le contact entre l'un et l'autre était un dangereux ferment d'émeutes.

J. Julliard : Je suis assez d'accord pour dire que, de ce point de vue, il faut rompre avec la perspective marxiste, qui était uniquement centrée sur le producteur.

J.-R. Tréanton : Marxiste et darwiniste, car la pensée bourgeoise du XIXe siècle est profondément marquée par le darwinisme, et là-dessus Marx et Darwin se rejoignent. Le Lumpenproletariat, dans la théorie marxiste, c'est une espèce de résidu. Là je suis tout à fait d'accord avec votre analyse. Les tribunaux, la police agissent vis-à-vis du Lumpenproletariat pour le «stigmatiser». Mais, précisément, il me semble que l'intervention des travailleurs sociaux, en l'occurrence, va en sens inverse. Généralement, l'action du travailleur social est peut-être en faveur du maintien d'un certain ordre social, mais elle rompt tout à fait, dans sa technique et dans son esprit, avec les processus et les procédures de la stigmatisation. Il faut voir comment s'est développé le travail social. Ce n'est pas en France qu'il a pris naissance, c'est dans les pays anglo-saxons, en réaction contre la pensée darwiniste qui était : «Laissez-les crever, sinon vous allez contre l'ordre de la nature.» Historiquement, c'est ça, et je pense que les techniques du travail social ont consisté précisément à essayer de réintégrer le Lumpenproletariat par une action individuelle, mais par là même à atténuer ou à faire disparaître la frontière fondée sur la stigmatisation.

J. Donzelot : La fonction de tout appareil, de toute instance, est de baliser un terrain et d'établir des limites, de faire un partage. La fonction des assistantes sociales est celle-là : faire un partage. Une famille où une assistante sociale est allée est une famille désignée comme appartenant à une certaine population rejetée ou rejetable, de laquelle on ne veut plus participer parce qu'elle est déjà hors la loi.

J.-R. Tréanton : Est-ce que l'assistante sociale stigmatise, est-ce que son action est une action d'étiquetage public ?

M. Foucault : Il y a en effet deux façons d'effacer la ligne de partage entre la plèbe non prolétarisée et le prolétariat. L'une est de s'adresser à cette plèbe prolétarisée et de lui inculquer un certain nombre de valeurs, de principes, de normes qui sont qu'elle accepte telles quelles les valeurs qui sont finalement les valeurs bourgeoises, qui sont aussi, dans beaucoup de cas, les valeurs que la bourgeoisie a inculquées au prolétariat. Grâce à quoi la plèbe se trouvera désarmée puisqu'elle aura perdu sa spécificité en face du prolétariat et qu'elle cessera d'être dangereuse comme ferment, foyer d'émeutes, de sédition possible, pour la bourgeoisie.

Il y a une autre manière de dépasser le partage, c'est de dire au prolétariat et à la plèbe en même temps : le système des valeurs qu'on vous inculque, qu'est-ce que c'est ? sinon précisément un système de pouvoir, un instrument de pouvoir entre les mains de la bourgeoisie. Quand on vous explique que c'est mal de voler, on vous donne de la propriété privée une certaine définition, on lui accorde la valeur que la bourgeoisie lui accorde. Quand on vous apprend à ne pas aimer la violence, à être pour la paix, à ne pas vouloir la vengeance, à préférer la justice à la lutte, on vous apprend quoi ? On vous apprend à préférer à la lutte sociale la justice bourgeoise. On vous apprend qu'il vaut mieux un juge qu'une vengeance. Voilà un travail qu'ont fait, et bien fait, les intellectuels, les instituteurs, et c'est ce travail-là que continuent maintenant, sur leur registre, les travailleurs sociaux.

P. Thibaud : Ce type d'alliance entre prolétaires et sousprolétaires est tout à fait traditionnel dans les périodes de révolution violente. Seulement, c'est une alliance éphémère ; passé la période de vacillement, qui accompagne la substitution d'un pouvoir à l'autre, on revient à l'exclusion traditionnelle. Les héros de l'émeute se trouvent en prison. La question me paraît donc de conclure entre le prolétariat et le sous-prolétariat une alliance fondée sur autre chose que sur des valeurs de révolte : sur un projet social commun. Sans quoi, passé le jour de colère, l'alliance se révélera éphémère, une duperie comme d'habitude.

M. Foucault : Quand je disais que le problème, c'était précisément de montrer au prolétariat que le système de justice qu'on lui propose, qu'on lui impose est en réalité un instrument de pouvoir, c'était précisément pour que l'alliance avec la plèbe ne soit pas simplement une alliance tactique d'une journée ou d'un soir, mais qu'effectivement il puisse y avoir, entre un prolétariat qui n'a absolument pas l'idéologie de la plèbe et une plèbe qui n'a absolument pas les pratiques sociales du prolétariat, autre chose qu'une rencontre de conjoncture.

J. Donzelot : Je crois que le lieu où cette rencontre entre la plèbe séditieuse et le prolétariat subissant les valeurs bourgeoises peut se faire, c'est au niveau extra-professionnel, au niveau des problèmes de logement, de chômage, de vie dans certains quartiers, d'isolement, au niveau des problèmes de santé, au niveau de l'affrontement avec le quadrillage policier, c'est sur tout cet ensemble que peut se faire la liaison.

P. Thibaud : Ce qu'il y a d'intéressant, c'est qu'à ce moment-là il faut qu'on dise que la position dans le système productif n'est pas déterminante. Alors là se pose un tout autre problème, celui de la séparation du social et de l'économique.

P. Virilio : Julliard a dit tout à l'heure : la marge devient massive et nous n'en parlons pas, alors que l'État semble l'avoir envisagée à travers le développement du travail social. À partir du moment où la marge est massive, le traitement policier classique est impossible, ou alors c'est la guerre civile. La seule possibilité de traitement, c'est, surtout depuis que l'intelligentsia a fui, disons depuis 1968, de rapatrier les idéologues populaires que sont les travailleurs sociaux. Avec la crise, non seulement de la société capitaliste, mais aussi de la société industrielle, la vraie question est celle-ci : que se passe-t-il si la marginalisation devient un phénomène de masse ? Tout à l'heure, on a donné les caractéristiques de cette partie abandonnée, anomique. Au XIXe siècle, il s'agissait d'une infime partie de la société ; eh bien, admettons que ces caractéristiques s'appliquent à des millions de gens dans les banlieues de ces métropoles continentales dont on a parlé tout à l'heure.

P. Thibaud : Est-ce qu'on pourrait imaginer dans l'appareil de contrôle de l'État une scission, au moins relative, entre deux séries de technocrates, ceux qui ont la charge du secteur social, et ceux qui ont la charge du secteur économique, entre les techniciens de la vie sociale et les techniciens de la production ? Dans le cadre, par exemple, du commissariat au Plan, ce qu'on appelle les fonctions collectives (éducation, action sociale, culture...) et les fonctions productives ont fait l'objet de rapports qui allaient dans des sens tout à fait opposés ; bien sûr, on a tranché en faveur des fonctions productives, comme il est normal dans la société où l'on est. L'analyse en terme de contrôle social devrait tenir compte de divergences de ce genre.

Il me semble que la rupture entre le social et l'économique s'annonce dès que l'on commence à parler du travail social comme action d'ensemble de la société, et non comme une série d'activités dispersées, liées chacune à une fonction sociale majeure (production, enseignement...). La crise du Welfare State social-démocrate, le pouvoir politique démocratique contrôlant, à travers un plan, la production au bénéfice de la société, s'étend à toutes les composantes de cet ensemble ; elle a pour conséquence une certaine autonomisation du social dont les réclamations deviennent plus directes (cf. tout ce qu'exprime le thème de la qualité de la vie).

J. Donzelot : Je crois que la différence est secondaire entre deux catégories : ceux qui gèrent la production et ceux qui gèrent les producteurs. Il y a des gens qui voudraient bien pouvoir gérer les producteurs comme d'autres gèrent la production. Or on se rend compte qu'effectivement cette gestion des producteurs est en fait un travail de contrôle, un travail politique. Et c'est là qu'il y a de la contradiction, une contradiction qui montre qu'effectivement le rôle de la surveillance est au niveau de l'habitat aussi important que le rôle de l'exploitation au niveau de la production. Il y a donc deux contradictions fondamentales en quelque sorte, deux niveaux d'affrontement qui seraient l'exploitation et la surveillance. Le tout s'appelle oppression.

M. Foucault : Je voudrais poser une question : et si c'est la masse qui se marginalise ? C'est-à-dire si c'est précisément le prolétariat et les jeunes prolétaires qui refusent l'idéologie du prolétariat ? En même temps que la marge se massifie, il se pourrait bien que la masse se marginalise ; contrairement à ce que nous attendions, il n'y a pas tellement de chômeurs parmi les gens qui passent devant les tribunaux. C'est des jeunes ouvriers qui se disent : pourquoi je me ferais suer pendant toute ma vie à cent mille francs * par mois, alors que...

* M. Foucault comptait souvent en francs d'avant 1958.

A ce moment-là, c'est la masse qui est en train de se marginaliser.

P. Meyer : Lorsqu'un jeune prolétaire se marginalise, il finit tôt ou tard devant un tribunal, ou un psychiatre. Le tribunal tiendra compte de la dimension pénale de sa marginalisation ; le psychiatre, de la dimension individuelle. Qui lui fera prendre conscience de la dimension politique de cette marginalisation ? Sûrement pas le travailleur dit «social» qui n'intervient qu'en sous-fifre du psychiatre ou du juge. Certains groupes de militants, comme le G.I.P., ont permis à des exclus et à leur famille de se situer socialement et politiquement, de savoir de qui ils étaient solidaires et de qui, adversaires. Ce type d'action du G.I.P. n'est-il pas à la fois une critique du travail social et une critique du militantisme politique ?

J. Donzelot : Effectivement, à deux niveaux il y a un refus de la pratique militante classique : premièrement, le militantisme classique était systématiquement pédagogique ; ce qu'on fait au G.I.P., c'est uniquement donner aux gens les moyens de s'exprimer, c'est restituer un certain nombre de possibilités d'expression. Deuxièmement, on met l'accent sur les divisions à l'intérieur du prolétariat et non pas sur l'unification que l'on essaierait de conjurer par une rhétorique qui depuis cent cinquante ans obnubile le champ politique.

J. Julliard : Est-ce que vous trouvez cela politiquement très positif ? Sur le premier point, d'accord : il s'agit de permettre aux gens de s'exprimer, plutôt que de les enseigner. Mais, lorsque vous dites :
«Insistons sur les différences plutôt que sur la pseudo-unanimité qu'il y aurait entre eux», je me demande si ce n'est pas politiquement très démobilisateur. Votre action finirait par tenir lieu de soupape de sûreté pour la société tout entière. J'ai tendance à penser que c'est seulement dans la mesure où classes laborieuses et classes dangereuses pourront se rapprocher que quelque chose sera possible. Ce n'est pas commode du tout : cela implique que les classes laborieuses, dont je crois qu'elles restent déterminantes, arrivent à se saisir autrement que comme classes productives. C'est-à-dire qu'elles accèdent à un sentiment d'universalité que leur position de classe productive interdit, car, comme classes productives, elles ne sont qu'un morceau de la société, qui est nécessairement complémentaire d'autres et qui permet d'ailleurs - vous l'avez signalé - l'exclusion d'autres morceaux.

C'est donc dans la mesure où la classe productive, c'est-à-dire finalement la grande majorité de la population, considère que les problèmes des marginaux sont les siens, sous des formes différentes (tout le marginalisme n'est pas représenté par la délinquance ou la maladie mentale), que cette jonction peut se faire. Or la société marchande impose des modèles sociaux de comportement et de consommation de plus en plus précis et de plus en plus exigeants. Si vous ne ressemblez pas à un cadre de trente ans, jeune, dynamique, marié, avec des enfants, pourvu d'une bonne situation sociale, vous êtes potentiellement un marginal. C'est dans la mesure où le modèle social est de plus en plus rigoureux et de plus en plus exclusif que l'ensemble des producteurs pourrait le refuser et accéder à un type nouveau d'universalité, en considérant que les problèmes des marginaux sont les siens - que nous sommes tous des juifs allemands *, si vous préférez.

J. Donzelot : On n'est pas tous des juifs allemands, on n'est pas tous des homosexuels, on n'a pas tous envie de l'être, on n'est pas tous ceci ou cela ; ce sont des formes qui ont, en tant que telles, à s'exprimer, et je crois justement que les types d'action politique et de mouvements politiques étaient toujours conçus sur un mode religieux, c'est-à-dire que les gens s'unifiaient sur la base de valeurs transcendantales et pas sur la base de la vie réelle, de tel ou tel de leurs problèmes réels. Justement, on ne met pas l'accent sur l'opposition pour engendrer les différences mais pour que, les différences étant reconnues, les alliances qui se concluent soient des alliances réelles et non pas des alliances mythiques, qui aboutissent à ce que l'on sait.

* «Nous sommes tous des juifs allemands» : slogan de la manifestation de soutien à Daniel Cohn-Bendit, interdit de séjour fin Mai 68.