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Les deux morts de Pompidou
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II Texte n°114

«Les deux morts de Pompidou», Le Nouvel Observateur, no 421, 4-10 décembre 1972, pp. 56-57.

Dits Ecrits Tome II Texte n°114

Le 21 septembre 1971, Buffet et Bontems, détenus pour crime de sang à la centrale de Clairvaux, tuaient une infirmière et un surveillant pris en otages lors d'une tentative d'évasion. Pour calmer la colère des gardiens de prison, le garde des Sceaux supprima pour l'ensemble des prisons l'unique colis autorisé annuellement aux prisonniers pour Noël. Ce fut l'étincelle qui embrasa le système pénitentiaire dans l'hiver 1971. Désormais, réforme des prisons, maintien ou suppression de la peine de mort devinrent des questions politiques où droite et gauche s'affrontaient tandis que le G.I.P. faisait largement connaître la vraie situation dans les prisons En juin 1972, les ténors du barreau s'affrontèrent lors du procès de Buffet et Bontems, qui devenait celui de la peine de mort. En décembre, le président Pompidou refusait leur grâce et ils étaient guillotinés dans la cour de la Santé. Cette même année 1972, une vague de suicides secoue les prisons : trente-sept cas sont rapportés.

Il y a un homme qui habite Auteuil et qui, dans la nuit de lundi à mardi dernier, a gagné 1 200 000 francs. M. Obrecht a tiré deux fois sur la ficelle : 600 000 anciens francs pour une tête sautant dans un panier.

Cela existe encore, fait partie de nos institutions, convoque autour de sa cérémonie la magistrature, l'Église, les policiers en armes et, dans l'ombre, le président de la République - en somme, tous les pouvoirs : il y a là quelque chose de physiquement, de politiquement insupportable.

Mais la guillotine n'est en réalité que le sommet visible et triomphant, la pointe rouge et noir d'une haute pyramide. Tout le système pénal est au fond orienté vers la mort et régi par elle. Un verdict de condamnation ne décide pas comme on croit la prison ou bien la mort ; mais, s'il prescrit la prison, c'est toujours avec, en supplément, une prime possible : la mort. Un garçon de dix-huit ans prend six mois pour une ou deux voitures volées : c'est Fleury Mérogis, avec l'isolement, l'inaction, le mégaphone pour unique interlocuteur. Il suffit qu'il ne reçoive pas de visites ou que sa fiancée cesse de lui écrire : seul recours, la tête contre les murs ou la chemise torsadée pour essayer de se pendre.

Là, déjà, commencent le risque, l'éventualité, pis, la tentation, le désir de la mort, la fascination par la mort. À la sortie, il y aura le casier judiciaire, le chômage, la récidive, l'indéfini recommencement jusqu'au bout, jusqu'à la mort. Disons en tout cas jusqu'à la réclusion pour vingt ans ou à perpétuité - «à vie», comme on dit. «À vie» ou «à mort», les deux formules veulent dire la même chose. Quand on est sûr de ne plus pouvoir s'en sortir, que reste-t-il à faire ? Sinon risquer la mort pour sauver sa vie, risquer sa vie même au prix de la mort. Ce qu'ont fait Buffet et Bontems.

La prison n'est pas l'alternative à la mort, elle porte la mort avec elle. Un même fil rouge court tout au long de cette institution pénale qui est censée appliquer la loi, mais qui, en fait, la suspend : une fois les portes de la prison franchies, règnent l'arbitraire, la menace, le chantage, les coups. Contre la violence du personnel pénitentiaire, les condamnés n'ont plus que leur corps pour se défendre et leur corps à défendre. C'est de vie ou de mort, non d' «amendement», qu'il est question dans les prisons.

Méditons sur ceci : on est puni en prison quand on a voulu se tuer ; et quand la prison est lasse de vous avoir puni, elle vous tue.

La prison est une machine de mort qui a produit, avec l'affaire de Clairvaux, deux fois deux morts. Et il faut songer que Buffet était passé autrefois par la Légion, cette autre machine où l'on apprend aussi l'effroyable équivalence de la vie et de la mort.

On se disait : Pompidou va tuer Buffet - profil dur - et il va gracier Bontems - profil doux. Or il a fait exécuter les deux, pourquoi ?

Échafaud électoral ? Sans doute. Mais peut-être pas parce que 63 % des Français, selon l'I.F.O.P., sont pour le maintien de la peine de mort et du droit de grâce. C'est sans doute plus grave ; les chiffres auraient été inversés, je crois qu'il aurait fait la même chose. Il a voulu montrer qu'il était un homme de dureté et d'intransigeance, que, s'il en était besoin, il aurait recours aux moyens extrêmes ; qu'il était prêt à s'appuyer, en cas de nécessité, sur les éléments les plus violents et les plus réactionnaires. Signe d'une orientation possible, signe d'une résolution déjà prise plutôt que fidélité au mouvement majoritaire de la nation. «Je vais jusque-là quand il le faut.»

A ce premier calcul, un autre s'est ajouté. Le voici, résumé en trois propositions :

1) Si Buffet seul avait été exécuté, il serait apparu comme le dernier des guillotinés. Avec lui, après lui, aucun autre. La machine à partir de là aurait été bloquée. Et, du coup, Pompidou aurait été le dernier à l'avoir fait fonctionner. Bontems permet de continuer indéfiniment, son exécution généralise à nouveau la guillotine.

2) Bontems n'a pas été condamné pour meurtre, mais pour complicité. Son exécution s'adresse en fait à tous les détenus : «Si vous entreprenez avec un complice quoi que ce soit contre l'administration pénitentiaire, on vous demandera compte de tout ce qui peut arriver, même si vous ne l'avez pas fait.» Responsabilité collective. Le refus de la grâce est, ici, dans l'esprit de la loi anticasseurs.

3) Buffet, c'est indéniable, a beaucoup poussé à la condamnation de Bontems. Il risque donc d'apparaître comme coresponsable de son exécution - c'est du moins le calcul officiel. «Ne vous montez pas la tête à propos de ce Buffet, il a entraîné son complice dans la mort ; le vilain monde des truands avec ses haines et ses trahisons se manifeste là encore dans cette double exécution.» Pompidou n'est pas seul à avoir tué Bontems.

Tel a été sans doute le calcul. Espérons qu'il sera déjoué et qu'il faudra le payer.

Mais je parle comme si n'étaient en scène que les deux condamnés et le président, comme s'il n'était question que de la seule justice. À vrai dire, il y a en tiers l'administration pénitentiaire, avec la bataille qui se mène aujourd'hui dans les prisons.

On sait les pressions qui ont été faites par les syndicats de surveillants pour obtenir cette double exécution. Un responsable C.G.T. a parlé d'un plan qui était préparé pour le cas où elle n'aurait pas été accordée à leur volonté de vengeance. Il faut savoir ce qu'était le climat de la Santé lundi dernier : Pompidou venait de rentrer d'Afrique ; or les exécutions ont lieu traditionnellement le mardi, jour sans visites. On savait donc que ce serait pour la nuit. Un jeune surveillant disait devant des témoins : «Demain, on mangera une tête à la vinaigrette.» Mais, bien avant eux, Bonaldi (F.O.) et Pastre * (C.G.T.) avaient, sans être rappelés à l'ordre, fait des déclarations impératives et sanglantes.

Une fois de plus, l'administration pénitentiaire était passée au-dessus de la justice. Elle a réclamé avant le procès et avant la grâce sa «justice» à elle et elle l'a imposée. Elle a revendiqué hautement et elle s'est vu reconnaître le droit de punir, elle qui ne devrait avoir que l'obligation d'appliquer sereinement des peines dont le principe, la mesure et le contrôle appartiennent à d'autres. Elle s'est établie comme un pouvoir, et le chef de l'État vient de donner son acceptation.

Ignore-t-il que ce pouvoir qu'il vient de consacrer est combattu aujourd'hui, de toutes parts, par des détenus qui luttent pour que soient respectés les droits qu'ils ont encore ; par les magistrats qui entendent contrôler l'application des peines qu'ils ont prescrites ; par tous ceux qui n'acceptent plus ni le jeu ni les abus du système répressif ?

* Bonaldi et Pastre : responsables des deux grands syndicats de gardiens de prison, considérés comme les vrais dirigeants de l'administration pénitentiaire.

Entre Buffet ou Bontems et une mère de famille * qui laisse une traite impayée, il n'y a rien de commun. C'est vrai. Et pourtant, «notre» système répressif leur a imposé une commune «mesure» : la prison. D'où la mort, une fois de plus, est venue pour des hommes et pour un enfant.

* Yvonne Huriez, mère de huit enfants, condamnée à quatre mois de prison ferme pour n'avoir pas répondu au tribunal qui lui enjoignait de payer une traite de soixante-quinze francs, due à la location d'un appareil de télévision. Son fils Thierry, âgé de quatorze ans, qui ne supportait pas d'entendre ses camarades d'école traiter sa mère de voleuse, se suicida.

Nous accusons la prison d'assassinat.