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De la nature humaine : justice contre pouvoir
débat Michel Foucault Noam Chomsky
Dits Ecrits Tome II Texte n°132

De la nature humaine : justice contre pouvoir

«Human Nature : Justice versus Power» («De la nature humaine' justice contre pouvoir» ; discussion avec N. Chomsky et F. Elders, Eindhoven, novembre 1971 ; trad. A. Rabinovitch), in Elders (F.), éd., Reflexive Water : The Basic Concerns of Mankind, Londres, Souvenir Press, 1974, pp. 135-197. (Débat en français et en anglais à la télévision néerlandaise enregistré à l'École supérieure de technologie de Eindhoven, novembre 1971.)

Dits Ecrits Tome II Texte n°132


F. Elders : Mesdames et messieurs, bienvenue au troisième débat de l'International Philosopher's Project. Les intervenants de ce soir sont M. Michel Foucault, du Collège de France, et M. Noam Chomsky, du Massachusetts Institute of Technology. Les deux philosophes ont des points de ressemblance et de divergence. Peut-être pourrait-on les comparer à deux ouvriers qui perceraient un tunnel sous une montagne, chacun de leur côté, avec des outils différents, sans même savoir qu'ils vont se rencontrer.

Ils accomplissent leur tâche avec des idées nouvelles, ils creusent le plus loin possible en s'engageant également dans la philosophie et la politique : nous allons certainement, pour toutes ces raisons, assister à un débat passionnant.

Sans plus attendre, j'aborde donc une question éternelle et essentielle : celle de la nature humaine. Toutes les études sur l'homme, de l'histoire à la linguistique et à la psychologie, doivent résoudre le problème suivant : sommes-nous le produit de toutes sortes de facteurs extérieurs ou possédons-nous une nature commune grâce à laquelle nous nous reconnaissons comme êtres humains ?

C'est donc à vous, monsieur Chomsky, que j'adresse ma première question, car vous employez souvent le concept de nature humaine, utilisant à ce propos des termes comme «idées innées» et «structures innées». Quels arguments tirez-vous de la linguistique pour donner à ce concept de nature humaine cette position centrale ?

N. Chomsky : Je vais commencer d'une façon un peu technique. Quelqu'un qui s'intéresse à l'étude du langage se trouve confronté à un problème empirique très précis. Il découvre en face de lui un organisme, disons un locuteur adulte, qui a acquis un nombre étonnant de capacités qui lui permettent en particulier d'exprimer sa pensée et de comprendre les paroles des autres, et de faire cela d'une manière que je pense juste de qualifier de hautement créative... car la plupart de ce que dit une personne dans ses conversations avec autrui est nouveau, la plupart de ce que nous entendons est nouveau et n'a que peu de ressemblance avec notre expérience ; et ce comportement nouveau n'est pas le fait du hasard, il est adapté aux situations, d'une façon difficile à caractériser. En fait, il a beaucoup de traits avec ce qui peut être appelé la créativité.

L'individu qui a acquis la maîtrise de cet ensemble complexe, hautement articulé et organisé, de capacités, que nous appelons connaissance d'une langue, a connu une expérience donnée ; au cours de son existence, il a été exposé à un certain nombre de données, il a eu l'expérience directe d'une langue.

Si nous examinons les éléments dont il dispose finalement, nous nous trouvons alors face à un problème scientifique parfaitement défini : comment expliquer la distance qui sépare la petite quantité de données, de qualité médiocre, reçue par l'enfant et la connaissance systématique, organisée en profondeur, qui dérive d'une certaine façon de ces éléments.

Bien plus, des individus différents ayant des expériences très différentes d'une certaine langue parviennent néanmoins à des systèmes extrêmement congruents les uns aux autres. Les systèmes auxquels deux locuteurs anglais parviennent à partir d'expériences très différentes sont congruents au sens que, dans une très large mesure, ce que l'un énonce, l'autre le comprend.

Mieux, et encore plus remarquable, on observe que, dans une large gamme de langues, en fait dans toutes celles qui ont été étudiées sérieusement, les systèmes issus des expériences vécues par les gens sont soumis à des limites précises.

A ce remarquable phénomène il n'existe qu'une seule explication possible que je vous livre de façon schématique : l'hypothèse selon laquelle l'individu contribue en grande partie à l'élaboration de la structure générale et peut-être au contenu spécifique de la connaissance qu'il dérive en définitive de son expérience dispersée et limitée.

Une personne qui sait une langue a acquis ce savoir en faisant l'apprentissage d'un schématisme explicite et détaillé, une sorte de code d'approche. Ou, pour employer des termes moins rigoureux : l'enfant ne commence pas par se dire qu'il entend de l'anglais, du français ou du néerlandais ; il commence par savoir qu'il s'agit d'un langage humain d'un type explicite, dont il ne peut guère s'écarter. C'est parce qu'il part d'un schématisme aussi organisé et restrictif qu'il est capable de passer de ces données éparses et pauvres à une connaissance si hautement organisée. J'ajoute que nous pouvons avancer même assez loin dans la connaissance des propriétés de ce système de connaissance - que j'appellerai le langage inné ou la connaissance instinctive - que l'enfant apporte à l'apprentissage de la langue. Ainsi nous pouvons avancer assez loin dans la description du système qui lui est mentalement présent lorsqu'il a acquis ce savoir.

Je prétends que cette connaissance instinctive, ou plutôt ce schématisme qui permet de dériver une connaissance complexe à partir de données très partielles est une composante fondamentale de la nature humaine. Une composante fondamentale, car le langage joue un rôle non seulement dans la communication, mais dans l'expression de la pensée et l'interaction entre les individus ; je suppose que la même chose se vérifie dans d'autres domaines de l'intelligence, de la connaissance et du comportement humain.

Cet ensemble, cette masse de schématisme, de principes organisateurs innés, qui guide notre comportement social, intellectuel et individuel, c'est ce que je désigne quand je me réfère au concept de nature humaine.

F. Elders : Eh bien, monsieur Foucault, si je pense à vos livres, L'Histoire de la folie ou Les Mots et les Choses, j'ai l'impression que vous travaillez à un niveau très différent et que votre but est totalement opposé. J'imagine que ce schématisme en relation avec la nature humaine, vous essayez de le multiplier selon les périodes. Qu'en dites-vous ?

M. Foucault : Si cela ne vous ennuie pas, je vais répondre en français, car mon anglais est si pauvre que j'aurais honte d'y recourir.

Il est vrai que je me méfie un peu de cette notion de nature humaine, et pour la raison suivante : je crois que les concepts ou les notions dont une science peut se servir n'ont pas tous le même degré d'élaboration. Et, en général, ils n'ont ni la même fonction ni le même type d'usage possible dans le discours scientifique. Prenons l'exemple de la biologie : certains concepts ont une fonction de classification ; d'autres, une fonction de différenciation ou d'analyse ; certains nous permettent de caractériser les objets en tissu, par exemple, d'autres isolent des éléments comme les traits héréditaires, ou établissent le rôle du réflexe. En même temps, il y a des éléments qui jouent un rôle dans le discours et dans les règles internes de la pratique du raisonnement. Mais il existe aussi des notions périphériques par lesquelles la pratique scientifique se désigne elle-même, se distingue des autres pratiques, délimite son domaine d'objets, et définit la totalité de ses tâches futures. La notion de vie a joué ce rôle en biologie pendant une période donnée.

Au XVIIe et au XVIIIe siècle, la notion de vie a été à peine utilisée pour l'étude de la nature : on classait les êtres naturels vivants ou non dans un vaste tableau hiérarchique qui allait des minéraux à l'homme ; la rupture entre les minéraux et les plantes ou les animaux était relativement imprécise ; épistémologiquement, il fallait fixer leurs positions une fois pour toutes. La seule chose qui comptait était de fixer leurs positions d'une manière indiscutable.

À la fin du XVIIIe siècle, la description et l'analyse de ces êtres naturels montraient, grâce à des instruments très perfectionnés et des techniques nouvelles, un domaine entier d'objets, un champ de relations et de processus qui nous ont permis de définir la spécificité de la biologie dans la connaissance de la nature. Peut-on affirmer que la recherche sur la vie s'est finalement constituée elle-même en une science biologique ? Le concept de vie est-il responsable de l'organisation du savoir biologique ? Je ne le pense pas. Il me semble plus vraisemblable que les transformations de la connaissance biologique à la fin du XVIIIe siècle sont apparues, d'une part, grâce à une série de nouveaux concepts du discours scientifique et, de l'autre, ont donné naissance à une notion telle que celle de vie qui nous a permis de désigner, de délimiter et de situer ce type de discours, entre autres choses. À mon avis, la notion de vie n'est pas un concept scientifique, mais un indicateur épistémologique classificateur et différenciateur dont les fonctions ont un effet sur les discussions scientifiques, mais non sur leur objet.

Il me semble que la notion de nature humaine est du même type. Ce n'est pas en étudiant la nature humaine que les linguistes ont découvert les lois de la mutation consonante, ni Freud les principes de l'analyse des rêves, ni les anthropologues culturels la structure des mythes. Dans l'histoire de la connaissance, la notion de nature humaine me paraît avoir joué essentiellement le rôle d'un indicateur épistémologique pour désigner certains types de discours en relation ou en opposition à la théologie, à la biologie ou à l'histoire. J'aurais de la peine à reconnaître en elle un concept scientifique.

N. Chomsky : Eh bien, tout d'abord, si nous étions capables de spécifier, en termes de réseaux neuronaux, les propriétés de la structure cognitive humaine qui permettent à l'enfant d'acquérir ces systèmes compliqués, je n'hésiterais nullement à décrire ces propriétés comme une composante de la nature humaine. Il existe un élément biologique inchangeable, un fondement sur lequel repose l'exercice de nos facultés mentales dans ce cas.

Je voudrais poursuivre plus avant le développement de votre pensée, avec laquelle je suis entièrement d'accord, concernant le concept de vie en tant que concept organisateur dans les sciences biologiques.

Il me semble qu'on peut se demander - nous parlons ici de l'avenir et non du passé - si le concept de nature humaine ou de mécanismes innés d'organisation, ou encore de schématisme mental intrinsèque, je ne vois pas la différence, mais disons la nature humaine pour résumer, ne pourrait constituer la prochaine étape de la biologie, après avoir défini la vie d'une manière satisfaisante pour certains - du moins dans l'esprit des biologistes, ce qui est loin d'être convaincant.

En d'autres termes, pour plus de précision, n'est-il pas possible de donner une explication biologique ou physique, n'est-il pas possible de caractériser, en fonction des concepts physiques dont nous disposons, la capacité de l'enfant à acquérir des systèmes complexes de connaissance et, ultérieurement, à utiliser ce savoir d'une manière libre, créative et variée ?

Pouvons-nous expliquer en termes biologiques, et finalement en termes physiques, la capacité d'acquérir la connaissance et d'en user ? Je ne vois pas de raison de croire que nous le pouvons ; il s'agit donc d'une profession de foi de la part des scientifiques ; puisque la science a expliqué tant de choses, elle résoudra aussi celle-là.

En un sens, on pourrait dire qu'il s'agit d'une variante du problème corps-esprit. Si nous considérons la façon dont la science a franchi différents paliers, et dont elle a finalement acquis le concept de vie qui lui avait très longtemps échappé, nous remarquons, en de nombreux moments de l'histoire - le XVIIe siècle et le XVIIIe siècle en sont des exemples limpides -, que les progrès scientifiques ont été possibles précisément parce que le domaine de la science physique a été lui-même élargi. Les forces de gravitation de Newton sont un cas classique. Pour les cartésiens, l'action à distance était un concept mystique, et aux yeux de Newton c'était une qualité occulte, une entité mystique qui n'appartenait pas à la science. Pour les générations suivantes, l'action à distance s'est naturellement intégrée dans la science.

Il s'est passé que la notion de corps, de ce qui est physique, a changé. Pour un cartésien strict - si un tel individu existait aujourd'hui -, le comportement des corps célestes serait inexplicable.

Certainement qu'il n'aurait pas d'explication pour les phénomènes expliqués en termes de force électromagnétique. Mais, grâce à l'extension de la science physique qui incorpore des concepts jusqu'ici inaccessibles, des idées entièrement neuves, il est devenu possible d'élaborer successivement des structures de plus en plus compliquées comprenant un plus grand nombre de phénomènes.

Par exemple, il n'est certainement pas vrai que la physique des cartésiens puisse expliquer le comportement des particules élémentaires ou les concepts de vie.

Je pense qu'on peut aussi se poser la question de savoir si la science physique telle qu'on la connaît aujourd'hui, y compris la biologie, incorpore les principes et les concepts qui lui permettront de rendre compte des capacités intellectuelles humaines innées, et, plus profondément encore, de la possibilité d'en user dans les conditions de liberté dont jouissent les humains. Je ne vois aucune raison de croire que la biologie ou la physique contiennent ces concepts, et peut-être devront-elles, pour franchir la prochaine étape, se concentrer sur ce concept organisateur et élargir leur champ afin de s'en emparer.

M. Foucault : Oui.

F. Elders : Je vais peut-être tenter de poser une question plus spécifique à partir de vos deux réponses, car je crains que le débat ne devienne trop technique. J'ai l'impression que l'une des principales différences entre vous vient de votre mode d'approche. Vous êtes, monsieur Foucault, spécialement intéressé par la manière dont la science ou les scientifiques fonctionnent dans une période donnée, tandis que M. Chomsky est plus concerné par la question du pourquoi : pourquoi possédons-nous le langage ? pas seulement comment il fonctionne, mais pour quelle raison en avons-nous la jouissance ? Nous pouvons essayer d'élucider cela d'une façon plus générale : vous, monsieur Foucault, vous délimitez le rationalisme du XVIIIe siècle, tandis que M. Chomsky l'accorde avec des notions comme la liberté ou la créativité.

Peut-être pourrions-nous illustrer cela d'une façon plus générale avec des exemples du XVIIe et du XVIIIe siècle.

N. Chomsky : Je dois d'abord dire que je traite le rationalisme classique non comme un historien des sciences ou un historien de la philosophie, mais comme un individu qui possède un certain nombre de notions scientifiques et souhaite découvrir de quelle façon, à un stade antérieur, les gens ont pu tâtonner vers ces notions sans même s'en rendre compte.

On pourrait dire que je considère l'histoire non comme un antiquaire, désireux de rendre compte avec précision de la pensée du XVIIe siècle - je ne souhaite nullement diminuer le mérite de cette activité, ce n'est tout simplement pas la mienne -, mais comme un amoureux de l'art qui étudierait le XVIIe afin d'y découvrir des choses d'une valeur particulière, valeur rehaussée par le regard qu'il porte sur elles.

Je pense que, sans contredire la première approche, mon point de vue est légitime ; je crois parfaitement possible de revenir à des étapes antérieures de la pensée scientifique à partir de notre compréhension actuelle, et de saisir comment de grands penseurs tâtonnaient, dans les limites de leur époque, vers des concepts et des idées dont ils n'étaient pas vraiment conscients.

Par exemple, je pense que n'importe qui peut procéder de cette manière pour analyser sa propre réflexion. Sans vouloir se comparer aux grands penseurs du passé, n'importe qui peut...

F. Elders : Pourquoi pas ?

N. Chomsky : Considérer...

F. Elders : Pourquoi pas ?

N, Chomsky : Très bien, n'importe qui peut considérer ce qu'il sait aujourd'hui et se demander ce qu'il savait il y a vingt ans, et voir qu'il s'efforçait confusément de découvrir quelque chose qu'il comprend seulement à présent... s'il a de la chance.

Je pense également qu'il est possible de regarder vers le passé, sans que notre vision soit déformée, et c'est ainsi que j'entends considérer le XVIIe siècle. Quand je me tourne vers le XVIIe siècle et le XVIIIe siècle, je suis frappé par la manière dont par exemple Descartes et ses disciples ont été conduits à définir l'esprit comme une substance pensante indépendante du corps.

Si vous examinez leurs raisons de postuler cette seconde substance, esprit, substance pensante, il apparaît que Descartes avait réussi à se convaincre, à tort ou à raison, peu importe, que les événements du monde physique et, en grande partie, du monde comportemental et psychologique - en particulier, la sensation - s'expliquaient en fonction de ce qu'il croyait - d'une manière erronée, pensons-nous maintenant - être la physique : les chocs produits entre les objets qui se heurtent, se déplacent, etc.

Il était persuadé que ce principe mécanique lui permettait d'expliquer un certain nombre de phénomènes, puis il a observé que ce n'était pas toujours possible. Il a donc postulé un principe créatif dans ce dessein, le principe de l'esprit avec ses propres propriétés. Par la suite, ses disciples, dont beaucoup ne se considéraient pas comme cartésiens, étant fortement antirationalistes, ont développé le concept de création à l'intérieur d'un système de règles.

Je n'entrerai pas dans les détails, mais ma propre recherche sur ce sujet m'a finalement conduit à Wilhelm von Humboldt, qui ne se considérait certainement pas comme un cartésien, mais a aussi développé le concept de la forme internalisée, dans une structure assez différente, à une période historique différente et sous un angle nouveau, d'une façon ingénieuse, à mon avis essentielle et durable ; il s'agit fondamentalement du concept de la création libre à l'intérieur d'un système de règles. Ce par quoi il s'efforçait de résoudre certains des problèmes et difficultés affrontés par les cartésiens.

Je crois à présent, contrairement à beaucoup de mes collègues, que le choix de Descartes de postuler une seconde substance a été très scientifique, et pas du tout métaphysique. Il ressemblait sous beaucoup d'aspects au choix intellectuel de Newton quand il a déterminé l'action à distance ; il pénétrait dans le domaine de l'occulte, si vous voulez. Il entrait dans un domaine qui dépassait la science établie, et tentait de l'y intégrer en développant une théorie dans laquelle ces notions seraient convenablement clarifiées et expliquées.

Descartes a agi de façon similaire en définissant une seconde substance. Bien sûr, il a échoué là où Newton a réussi ; il s'est montré incapable de jeter les bases d'une théorie mathématique de l'esprit, telle que Newton et ses disciples ont établi les fondements d'une théorie mathématique des entités physiques qui incorporait des notions occultes comme l'action à distance et par la suite les forces électromagnétiques, etc.

Nous avons donc la tâche de développer, si vous voulez, la théorie mathématique de l'esprit ; j'entends par là une théorie abstraite articulée avec précision, formulée clairement, qui aura des conséquences empiriques, nous permettra de savoir si la théorie est juste ou fausse, si sa direction est bonne ou mauvaise, et possédera en même temps les propriétés de la science mathématique, la rigueur, la précision et la structure nous permettant de tirer des conclusions, des hypothèses, etc.

C'est à partir de ce point de vue que j'essaie de considérer le XVIIe et le XVIIIe, pour y découvrir des notions qui y sont certainement, bien que je reconnaisse absolument que les individus en question ne les ont pas vues ainsi.

F. Elders : Monsieur Foucault, je suppose que vous critiquerez sévèrement ces idées ?

M. Foucault : Non... il y a juste un ou deux petits points historiques. Je ne peux pas contredire votre analyse. Mais je veux ajouter une chose : quand vous parlez de la créativité telle que Descartes la concevait, je me demande si vous ne lui attribuez pas une idée qui appartient à ses successeurs ou même à certains de ses contemporains. Selon Descartes, l'esprit n'était pas très créatif. Il voyait, percevait, il était illuminé par l'évidence.

En outre, le problème que Descartes n'a jamais résolu ni entièrement maîtrisé était de comprendre comment on pouvait passer de l'une de ces idées claires et distinctes, de l'une de ces intuitions à une autre, et quel statut donner à l'évidence de ce passage. Je ne peux pas voir de création, ni au moment où l'esprit, selon Descartes, saisit la vérité, ni dans le passage d'une vérité à l'autre.

Au contraire, vous trouverez, je crois, au même moment à la fois chez Pascal et chez Leibniz quelque chose de plus proche de ce que vous cherchez : en d'autres termes, chez Pascal et dans tout le courant augustinien de la pensée chrétienne, vous trouvez l'idée d'un esprit en profondeur ; d'un esprit replié dans l'intimité de soi, touché par une sorte d'inconscience, et qui peut développer ses potentialités par l'approfondissement de soi. Et c'est pourquoi la Grammaire de Port-Royal à laquelle vous vous référez est selon moi beaucoup plus augustinienne que cartésienne.

En outre, il y a chez Leibniz quelque chose qui vous plaira certainement : l'idée que dans la profondeur de l'esprit s'intègre un réseau de relations logiques qui constitue en un certain sens l'inconscient rationnel de la conscience, la forme visible mais encore obscure de la raison, que la monade ou l'individu développe peu à peu, et grâce auquel il comprend le monde entier.

C'est là où je ferais une toute petite critique.

F. Elders : Monsieur Chomsky, un moment s'il vous plaît. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de faire une critique historique, mais nous souhaiterions entendre votre opinion sur ces concepts fondamentaux...

M. Foucault : Mais nos opinions fondamentales peuvent être démontrées dans des analyses précises comme celles-ci.

F. Elders : Oui, très bien. Mais je me souviens de certains passages dans votre Histoire de la folie, où vous décrivez le XVIIe et le XVIIIe en termes de répression, d'élimination et d'exclusion, tandis que, pour M. Chomsky, cette période est pleine de créativité et d'individualité.

Pourquoi les maisons d'internement ont-elles commencé à exister à cette époque ? Je pense que c'est une question fondamentale...

M. Foucault : ...pour la créativité, certes !

Mais je ne sais pas, peut-être que M. Chomsky souhaite en parler...

F. Elders : Non, non, non, continuez, je vous prie.

M. Foucault : Je voudrais simplement dire ceci : dans les étude historiques que j'ai pu faire, ou que je me suis efforcé de faire, j'ai sans aucun doute laissé très peu de place à ce que vous appelez la créativité des individus, à leur capacité de création, à leur aptitude à inventer des concepts, des théories ou des vérités scientifiques.

Mais je crois que mon problème est différent de celui de M. Chomsky. M. Chomsky s'est battu contre le béhaviorisme linguistique, qui n'attribuait presque rien à la créativité du sujet parlant : celui-ci était une sorte de surface où se rassemblait peu à peu l'information qu'il combinait ensuite.

Dans le champ de l'histoire des sciences, ou, plus généralement, de l'histoire de la pensée, le problème était entièrement différent.

L'histoire de la connaissance s'est longtemps efforcée d'obéir à deux exigences. D'abord, une exigence d'attribution : chaque découverte devait non seulement être située et datée, mais attribuée à quelqu'un ; elle devait avoir un inventeur ; quelqu'un devait en être responsable. Les phénomènes généraux ou collectifs, qui par définition ne peuvent être attribués, sont normalement dévalués : on les décrit traditionnellement avec des mots comme «tradition», «mentalité», «modes» ; et on leur fait jouer le rôle négatif d'un frein en relation avec l' «originalité» de l'inventeur. En bref, cela a un rapport avec le principe de la souveraineté du sujet, appliqué à l'histoire de la connaissance. La seconde exigence, elle, ne permet pas de sauver le sujet, mais la vérité : pour qu'elle ne soit pas compromise par l'histoire, il est nécessaire non pas que la vérité se constitue dans l'histoire, mais seulement qu'elle se révèle en elle ; cachée aux yeux des hommes, provisoirement inaccessible, tapie dans l'ombre, elle attendra d'être dévoilée. L'histoire de la vérité serait essentiellement son retard, sa chute ou la disparition des obstacles qui l'ont empêchée jusqu'à maintenant de venir à la lumière. La dimension historique de la connaissance est toujours négative par rapport à la vérité.

Il n'est pas difficile de voir comment ces deux exigences se sont imbriquées : les phénomènes d'ordre collectif, la pensée commune, les préjugés liés aux mythes d'une période constituaient les obstacles que le sujet de la connaissance devait surmonter afin d'accéder enfin à la vérité ; il devait se trouver dans une position excentrique afin de découvrir. À un certain niveau, cela semble donner un certain romantisme à l'histoire de la science : solitude de l'homme de vérité, originalité qui retrouvait l'origine par l'histoire et malgré elle. Je pense que, plus fondamentalement, il s'agit de surimposer théorie de la connaissance et sujet de la connaissance sur l'histoire de la connaissance.

Et si le simple fait de comprendre la relation du sujet à la vérité était simplement un effet de la connaissance ? Si la compréhension était une formation complexe, multiple, non individuelle, non assujettie au sujet, produisant des effets de vérité ? Il faudrait alors rendre son aspect positif à toute cette dimension que l'histoire de la science a rejetée ; analyser la capacité productive de la connaissance comme pratique collective ; et replacer les individus et leur connaissance dans le développement d'un savoir qui, à un moment donné, fonctionne selon certaines règles qu'on peut enregistrer et décrire.

Vous me direz que tous les historiens marxistes de la science le font depuis longtemps. Mais quand on voit comment ils travaillent avec ces faits et en particulier la façon dont ils opposent les notions de conscience et d'idéologie à la science, on se rend compte qu'ils sont plus ou moins détachés de la théorie de la connaissance.

Quant à moi, je suis surtout préoccupé de substituer les transformations de la compréhension à l'histoire des découvertes de la connaissance. J'ai donc, du moins en apparence, une attitude complètement différente à propos de la créativité de celle de M. Chomsky, parce que, pour moi, il s'agit d'effacer le dilemme du sujet connaissant, tandis que lui souhaite faire réapparaître le dilemme du sujet parlant.

S'il a pu le faire réapparaître, s'il le décrit, c'est parce que c'était possible. Les linguistes ont depuis longtemps analysé le langage comme un système ayant une valeur collective. La compréhension comme totalité collective de règles permettant tel ou tel type de connaissance produite dans une certaine période n'a guère été étudiée jusqu'à présent. Elle présente cependant quelques caractéristiques positives. Prenons l'exemple de la médecine à la fin du XVIIIe siècle : lisez une vingtaine d'oeuvres médicales, peu importe lesquelles, des années 1770 à 1780, puis une vingtaine d'autres des années 1820 à 1830, et je dirais tout à fait au hasard que, en quarante ou cinquante ans, tout a changé ; ce dont on parlait, la manière dont on en parlait, non seulement les remèdes bien sûr, non seulement les maladies ou leur classification, mais la perspective, l 'horizon. Qui en était responsable ? Qui en était l'auteur ? Il est artificiel de répondre Bichat ou même les premiers tenants de l'anatomie clinique. Il s'agit d'une transformation collective et complexe de la compréhension médicale dans sa pratique et ses règles. Et cette transformation est loin d'être un phénomène négatif, suppression de la négativité, effacement d'un obstacle, disparition des préjugés, abandon des vieux mythes, recul des croyances irrationnelles, accès enfin libre à l'expérience et à la raison. Cela représente l'application d'une grille, entièrement nouvelle, avec ses choix et ses exclusions ; une nouvelle pièce avec ses propres règles, décisions et limites, sa propre logique interne, ses paramètres et ses impasses, toutes choses qui conduisent à la modification du point de vue d'origine. Et c'est dans ce fonctionnement que réside la compréhension. Si on étudie l'histoire de la connaissance, on voit qu'il y a deux directions d'analyse : selon la première, on doit montrer comment, dans quelles conditions et pour quelle raison la compréhension se modifie dans ses règles formatrices, sans passer par un «inventeur» original qui découvre la «vérité» ; selon la seconde, on doit montrer comment le fonctionnement des règles de compréhension peut produire chez un individu une connaissance nouvelle et inédite.

Ici, mon travail rejoint, avec des méthodes imparfaites et sur un mode inférieur, le projet de M. Chomsky : grâce à quelques éléments définis, des totalités inconnues, jamais apparues encore, peuvent être mises en lumière par les individus. Pour résoudre ce problème, M. Chomsky doit réintroduire le dilemme du sujet dans le domaine de l'analyse grammaticale. Pour résoudre un problème analogue, dans le secteur historique qui me concerne, il faut faire le contraire : introduire le point de vue de la compréhension, de ses règles, de ses systèmes, de ses transformations de totalités dans le jeu de la connaissance individuelle. Ici et là, le problème de la créativité ne peut être résolu de la même manière, ou plutôt, il ne peut être formulé dans les mêmes termes, étant donné les disciplines dans lesquelles il s'inscrit.

N. Chomsky : Je pense que nous sommes en léger désaccord à cause d'un usage différent du terme de créativité. En fait, je l'emploie d'une manière un peu particulière, c'est donc à moi qu'incombe cette responsabilité. Quand je parle de créativité, je n'attribue pas à ce concept la notion de valeur habituellement attachée à ce terme. Quand on évoque la créativité scientifique, on se réfère, par exemple, aux réalisations d'un Newton. Mais, dans le contexte où je m'exprime, c'est un acte humain normal.

Je parle de la créativité dont fait preuve n'importe quel enfant aux prises avec une situation nouvelle : il apprend à la décrire convenablement, à y réagir convenablement, à en parler, à y penser d'une manière neuve pour lui. Je pense qu'il est possible de qualifier ces actes de créatifs, sans qu'ils aient à être les actes d'un Newton.

Peut-être la créativité dans les arts et les sciences nécessite-t-elle certaines propriétés qui n'appartiennent pas à la masse de l'humanité et ne font pas partie de la créativité normale de la vie de tous les jours.

Je suis convaincu que la science peut envisager d'intégrer le sujet de la créativité normale. Mais je ne crois pas que, dans un proche avenir, elle soit en mesure de s'affronter à la vraie créativité, à l'oeuvre d'un grand artiste et d'un grand savant. Elle n'a aucun espoir de s'approprier ces phénomènes uniques. Je ne parle maintenant que du niveau le plus bas de la créativité.

En ce qui concerne votre opinion sur l 'histoire de la science, je la trouve très juste, éclairante et parfaitement adaptée au type d'entreprise qui nous attend en psychologie, en linguistique et dans la philosophie de l'esprit.

Je pense que certains thèmes ont été réprimés ou écartés durant les progrès scientifiques des derniers siècles. Par exemple, ce souci de la créativité à bas régime auquel je me réfère existait vraiment aussi chez Descartes. Quand il parle de la différence entre un perroquet, capable de reproduire des paroles, et un être humain, en mesure de prononcer des choses nouvelles appropriées à la situation, et quand il précise que cette propriété distincte indique les limites de la physique et nous entraîne dans la science de l'esprit, pour employer des termes modernes, je pense qu'il se réfère au genre de créativité que j'ai en tête ; et je suis d'accord avec vos commentaires sur les autres origines de ces notions.

Ces concepts, en fait toute la notion d'organisation de la structure de la phrase, ont été écartés pendant la période de grands progrès qui a suivi sir William Jones et d'autres, et le développement de la philologie comparative dans son ensemble.

Mais, à présent, je pense que nous pouvons dépasser cette époque où il était nécessaire d'oublier, de prétendre que ces phénomènes n'existaient pas pour se tourner vers autre chose. Dans cette période-ci de philologie comparative, et aussi, à mon avis, de linguistique structurale, de psychologie comportementale, et de tout ce qui découle de la tradition empiriste dans l'étude de l'esprit et du comportement, il est possible d'écarter ces limitations et de considérer les thèmes qui ont animé une bonne partie de la pensée et de la spéculation du XVIIe et du XVIIIe siècle, et de les incorporer dans une science beaucoup plus large et plus profonde de l'homme, qui donnera un rôle plus vaste - sans en fournir, bien sûr, une compréhension totale - à des notions telles que l'innovation, la créativité, la liberté et la production d'entités nouvelles, d'éléments nouveaux de la pensée et du comportement dans un système de règles et de schématismes. Ce sont des concepts que nous pouvons saisir.

F. Elders : Puis-je d'abord vous demander de ne pas répondre aussi longuement ?

Quand vous discutez de créativité et de liberté, je pense que l'un des malentendus, si malentendu il y a, vient du fait que M. Chomsky part d'un nombre de règles limité avec des possibilités infinies d'application, tandis que vous, monsieur Foucault, soulignez l'inévitabilité de la «grille» de nos déterminismes historiques et psychologiques, qui s'applique aussi à la manière dont nous découvrons les idées nouvelles.

Peut-être pouvons-nous résoudre cela, en analysant non le processus scientifique, mais notre propre processus de pensée.

Quand vous découvrez une nouvelle idée fondamentale, M. Foucault, croyez-vous, en ce qui concerne votre créativité personnelle, que cet événement soit le signe d'une libération, de l'apparition de quelque chose de neuf ? Peut-être découvrez-vous ensuite que c'était faux ? Mais croyez-vous que la créativité et la liberté travaillent ensemble au sein de votre personnalité ?

M. Foucault : Oh, vous savez, je ne crois pas que le problème de l'expérience personnelle soit très important...

F. Elders : Pourquoi ?

M. Foucault : ...dans une question comme celle-ci. Non, je crois qu'il existe en réalité une forte ressemblance entre ce que M. Chomsky a dit et ce que j'essaie de montrer : en d'autres termes, il existe en fait seulement des créations possibles, des innovations possibles. On peut seulement, dans l'ordre du langage ou du savoir, produire quelque chose de nouveau en mettant en jeu un certain nombre de règles qui vont définir l'acceptabilité ou la grammaticalité des énoncés, ou qui vont définir, dans le cadre du savoir, la scientificité des énoncés.

Ainsi les linguistes, avant M. Chomsky, ont surtout insisté sur les règles de construction des énoncés et moins sur l'innovation que représente tout énoncé nouveau ou l'écoute d'un énoncé nouveau. Dans l'histoire des sciences ou l'histoire de la pensée, on avait l'habitude d'insister sur la création individuelle, et on avait tenu à l'écart ces espèces de règles communes, générales, qui sont à l'oeuvre obscurément à travers toute découverte scientifique, toute invention scientifique, ou même d'ailleurs toute innovation philosophique. Et dans cette mesure, quand je crois à tort que je dis quelque chose de nouveau, je suis conscient néanmoins du fait que dans mon énoncé il y a des règles à l'oeuvre, des règles non seulement linguistiques mais épistémologiques, et qui caractérisent le savoir contemporain.

N. Chomsky : Je vais peut-être tenter de réagir à ces commentaires d'une manière qui pourra éclairer tout cela.

Songeons de nouveau à l'enfant qui possède quelque schématisme déterminant la sorte de langue qu'il peut apprendre. Bon. Avec l'expérience, il apprend très vite la langue dont fait partie cette expérience ou dans laquelle elle est inclue.

Il s'agit d'un acte normal ; un acte d'intelligence normale, mais hautement créatif.

Si un Martien considérait ce processus d'acquisition d'un système vaste et complexe de connaissance sur la base d'une quantité de données ridiculement réduite, il penserait qu'il s'agit d'un acte immense de création et d'invention. En fait, un Martien, je pense, considérerait cela comme une réussite, au même titre que l'invention, disons, d'un aspect de la théorie physique fondé sur les données fournies au physicien.

Cependant, si cet hypothétique Martien devait s'apercevoir que tout enfant normal accomplit immédiatement cet acte créatif, sans la moindre difficulté, et de la même manière, alors qu'il faut des siècles de génie pour parvenir à la lente élaboration d'une théorie scientifique, il conclurait logiquement que la structure de la connaissance acquise dans le cas de la langue est interne à l'esprit humain ; tandis que la structure de la physique ne l'est pas aussi directement. Notre esprit n'est pas construit de la sorte qu'en observant le phénomène du monde la théorie physique en surgisse et que nous n'ayons qu'à l'écrire et la produire. Ce n'est pas ainsi que notre esprit se construit.

Je crois néanmoins qu'il existe un point de rencontre et qu'il peut être utile de le travailler : comment se fait-il que nous parvenions à élaborer une quelconque théorie scientifique ? Si on considère le peu de données dont disposent les divers savants et aussi les divers génies, même sur une longue période, pour aboutir à une théorie plus ou moins profonde et adéquate à l'expérience, cela est remarquable.

En fait, si ces scientifiques, y compris les génies, ne commençaient pas leurs recherches avec des limites très étroites quant à la classe de théories scientifiques possibles, s'ils n'avaient pas établi dans leur esprit une spécification inconsciente d'une théorie scientifique éventuelle, ce saut inductif serait impossible ; de même, si l'enfant n'avait pas le concept du langage humain de façon très restrictive, le saut inductif des données à la connaissance de la langue n'aurait jamais lieu.

Bien sûr, le processus de dérivation de connaissance à partir des données est beaucoup plus complexe dans le domaine de la physique, beaucoup plus difficile pour un organisme comme le nôtre, plus étalé dans le temps aussi ; il nécessite l'intervention du génie, mais, en un sens, la réussite de la science physique ou de la biologie, ou toute autre discipline, est fondée sur un parcours similaire à celui de l'enfant normal qui découvre la structure de sa langue : ce processus doit s'accomplir sur la base d'une limitation initiale, d'une restriction de la classe des théories possibles. Si on ne sait pas dès le départ que seuls certains éléments conduisent à une théorie, aucune induction n'est possible. Les données peuvent vous conduire dans n'importe quelle direction. Le fait que la science converge et progresse elle-même nous montre que les limitations initiales et ces structures existent.

Si nous voulons réellement développer une théorie de la création scientifique, ou, dans ce cas, de la création artistique, je pense que nous devons nous concentrer précisément sur cet ensemble de conditions qui, d'un côté, limite et restreint l'étendue de notre connaissance possible et, de l'autre, permet le saut inductif vers des systèmes compliqués de connaissance, sur la base d'un très petit nombre de données. Il me semble que cette voie pourrait aboutir à une théorie de la créativité scientifique, ou à une solution des questions d'épistémologie.

F. Elders : Eh bien, si nous admettons cette limitation initiale avec toutes ses possibilités créatrices, j'ai l'impression que, pour M. Chomsky, les règles et la liberté ne sont pas opposées, s'impliquent l'une l'autre. Tandis que c'est exactement le contraire pour vous, monsieur Foucault. Quelles sont vos raisons pour l'affirmer ? Il s'agit d'un point fondamental de ce débat et j'espère que nous pourrons le développer.

Pour formuler différemment le problème : pouvez-vous envisager une forme de connaissance universelle sans aucune forme de répression ?

M. Foucault : Eh bien, j'ai peut-être mal compris ce qu'a dit M. Chomsky, mais il me semble qu'il y a une petite difficulté.

Je crois que vous parlez d'un nombre limité de possibilités dans l'ordre d'une théorie scientifique. C'est vrai, si vous vous limitez à une période assez courte. Mais si vous considérez une longue période, ce qui est frappant, c'est la prolifération des possibilités par divergences.

Longtemps on a pensé que les sciences, le savoir suivaient une certaine ligne de «progrès», obéissant au principe de la «croissance», et à celui de la convergence de toutes ces sortes de connaissance. Pourtant, quand on voit comment s'est développée la compréhension européenne, qui finit par devenir la compréhension mondiale et universelle, historiquement et géographiquement, peut-on affirmer qu'il y a eu croissance ? Je dirais qu'il s'agit plutôt de transformation.

Prenons, par exemple, les classifications d'animaux et de plantes. Combien de fois ont-elles été réécrites depuis le Moyen Âge, selon des règles complètement différentes ? Par le symbolisme, par l'histoire naturelle, par l'anatomie comparative, par la théorie de l'évolution. Chaque fois cette réécriture rend le savoir complètement différent dans ses fonctions, son économie, ses relations internes. Vous avez ici un principe de divergence, beaucoup plus que de croissance. Je dirais plutôt qu'il existe de multiples façons de rendre simultanément possibles un petit nombre de savoirs. En conséquence, d'un certain point de vue, il y a toujours un excès de données en relation avec des systèmes possibles pour une période donnée, ce qui leur impose d'être expérimentées dans ces limites et dans leur pauvreté, ce qui empêche que se réalise leur créativité ; d'un autre point de vue, celui de l'historien, il y a un excès, une prolifération de systèmes pour une petite quantité de données ; de là vient l'idée répandue que c'est la découverte de faits nouveaux qui détermine le mouvement dans l'histoire de la science.

N. Chomsky : Je vais essayer de synthétiser ma pensée. Je suis d'accord avec votre conception du progrès scientifique ; c'est-à-dire que je ne crois pas que ce soit une question d'accumulation de connaissances nouvelles, d'absorption de nouvelles théories, etc. Je pense plutôt qu'il suit la voie en zigzag que vous décrivez, oubliant certains problèmes pour s'emparer de théories nouvelles.

M. Foucault : Et transformer la même connaissance.

N. Chomsky : Je pense qu'il est possible d'avancer une explication. En simplifiant grossièrement on peut supposer que les grandes lignes que je vais exposer sont exactes : tout se passe comme si, en tant qu'êtres humains doués d'une organisation biologique donnée, nous disposions au départ dans nos têtes d'un certain jeu de structures intellectuelles possibles, de sciences possibles.

Si, par chance, un aspect de la réalité a le caractère de l'une de ces structures de notre esprit, alors nous possédons une science : c'est-à-dire que, fort heureusement, la structure de notre esprit et celle d'un aspect de la réalité coïncident suffisamment pour que nous développions une science intelligible.

C'est précisément cette limitation initiale de nos esprits à une certaine sorte de science qui fournit l'énorme richesse et la créativité de la connaissance scientifique. Il est important de souligner - ici je reviens au rapport entre limitation et liberté - que, sans ces restrictions, nous n'aurions pas l'acte créatif conduisant d'une connaissance infime, d'une expérience infime à ce déploiement de connaissances hautement articulé et compliqué. Parce que si tout était possible, rien ne serait possible.

Précisément à cause de cette propriété de notre esprit, que nous ne comprenons pas en détail mais que nous commençons à percevoir d'une manière générale, qui nous propose certaines structures intelligibles possibles, et qui, dans le cours de l'histoire, de la recherche, de l'expérience, apparaît ou disparaît... à cause précisément de cette propriété de notre esprit, le progrès de la science a ce caractère chaotique et heurté que vous décrivez.

Cela ne signifie pas que tout finisse par être englobé dans le domaine de la science. Je crois personnellement que beaucoup de choses que nous souhaiterions comprendre à tout prix, comme la nature de l'homme, la nature d'une société décente, et tant d'autres questions, échappent en réalité à la portée de la science humaine.

F. Elders : Je crois que nous voici de nouveau confrontés à la question de la relation interne entre la limitation et la liberté. Monsieur Foucault, êtes-vous d'accord avec l'affirmation sur la combinaison de la limitation, la limitation fondamentale...

M. Foucault : Ce n'est pas une question de combinaison. Il n'y a de créativité possible qu'à partir d'un système de règles. Ce n'est pas un mélange de régularité et de liberté.

Là où je ne suis peut-être pas tout à fait d'accord avec M. Chomsky, c'est quand il place le principe de ces régularités à l'intérieur, en quelque sorte, de l'esprit ou de la nature humaine.

Si la question est de savoir si ces règles sont effectivement mises en oeuvre par l'esprit humain, très bien ; si l 'historien et le linguiste peuvent y méditer à leur tour, très bien ; ces règles devraient nous permettre de saisir ce qui est dit ou pensé par ces individus. Mais j'ai du mal à accepter que ces régularités soient liées à l'esprit humain ou à sa nature, comme conditions d'existence : il me semble qu'on doit, avant d'atteindre ce point - de toute manière, je parle uniquement de la compréhension -, les replacer dans le domaine des autres pratiques humaines, économiques, techniques, politiques, sociologiques, qui leur servent de conditions de formation, d'apparition, de modèles. Je me demande si le système de régularité, de contrainte qui rend possible la science ne se trouve pas ailleurs, hors même de l'esprit humain, dans des formes sociales, des rapports de production, les luttes de classe, etc.

Par exemple, le fait qu'à une certaine époque la folie est devenue un objet d'étude scientifique et de savoir en Occident me paraît lié à une situation économique et sociale particulière.

Peut-être que la différence entre M. Chomsky et moi-même est que, quand il parle de science, il pense probablement à l'organisation formelle de la connaissance, tandis que je parle de la connaissance même, c'est-à-dire du contenu des diverses connaissances dispersé dans une société particulière, qui imprègne cette société, et constitue le fondement de l'éducation, des théories, des pratiques, etc.

F. Elders : Mais que signifie cette théorie de la connaissance par rapport à votre thème de la mort de l'homme à la fin de la période XIXe - XXe siècle ?

M. Foucault : Mais cela n'a aucun rapport avec ce dont nous débattons.

F, Elders : Je ne sais pas, j'essayais d'appliquer vos propos à votre conception anthropologique. Vous avez déjà refusé de parler de votre propre créativité et de votre liberté, n'est-ce pas ? Je me demande quelles sont les raisons psychologiques de ce...

M. Foucault : Eh bien, vous pouvez vous le demander, je n'y peux rien.

F. Elders : Ah bon.

M. Foucault : Ce n'est pas mon problème.

F. Elders : Mais quelles sont, en relation avec votre conception de la compréhension, de la connaissance, de la science, les raisons objectives de ce refus de répondre à des questions personnelles ?

Quand vous devez résoudre un problème, pourquoi transformez vous une question personnelle en problème ?

M. Foucault : Non, je ne fais pas un problème d'une question personnelle ; je fais d'une question personnelle une absence de problème.

Je vais prendre un exemple très simple, sans l'analyser : comment des hommes ont-ils pu, à la fin du XVIIIe siècle, pour la première fois dans l 'histoire de la pensée et du savoir occidental, ouvrir les cadavres des gens pour découvrir la source, l'origine, la raison anatomique de la maladie particulière qui avait causé leur mort ?

L'idée paraît assez simple. Il a fallu quatre mille ou cinq mille ans de médecine à l'Occident pour avoir l'idée de rechercher la cause de la maladie dans la lésion d'un cadavre.

Essayer d'expliquer cela par la personnalité de Bichat est, je crois, sans intérêt. Si, au contraire, vous essayez d'établir la place de la maladie et de la mort dans la société à la fin du XVIIIe siècle, et l'intérêt, pour la société industrielle, de quadrupler la population pour se développer ; en conséquence de quoi ont été faites des enquêtes sanitaires sur la société et ont été ouverts de grands hôpitaux ; si vous essayez de découvrir comment la connaissance médicale a été institutionnalisée à cette époque, comment ses relations avec d'autres sortes de savoir se sont organisées, alors vous saisirez le rapport entre la maladie, la personne malade, hospitalisée, le cadavre et l'anatomie pathologique.

Voilà, je crois, une forme d'analyse dont je ne prétends pas qu'elle soit neuve, mais qui a été beaucoup trop négligée ; les événements d'ordre personnel n'ont pratiquement rien à faire ici.

F. Elders : Oui, mais nous aurions aimé en savoir un peu plus sur vos arguments.

Monsieur Chomsky, pourriez-vous - ce sera ma dernière question sur cette partie philosophique du débat - nous donner vos idées sur la manière dont fonctionnent les sciences sociales ? Je pense en particulier à vos attaques sévères du béhaviorisme. Peut-être pourriez-vous même expliquer un peu la manière plus ou moins béhavioriste dont M. Foucault travaille à présent.

N. Chomsky : Avant de satisfaire votre demande, je souhaiterais commenter brièvement ce que M. Foucault vient de dire.

Je pense que cela illustre parfaitement votre image selon laquelle nous serions en train, chacun de son côté, de creuser un tunnel sous une montagne. Je pense qu'un acte de création scientifique dépend de deux faits : premièrement, une propriété intrinsèque de l'esprit, deuxièmement, un ensemble donné de conditions sociales et intellectuelles. La question n'est pas de savoir lequel nous devons étudier ; nous comprendrons la découverte scientifique, et toute autre découverte, quand nous connaîtrons ces facteurs et que nous pourrons expliquer de quelle manière ils agissent l'un sur l'autre.

Je m'intéresse surtout aux capacités intrinsèques de l'esprit ; tandis que vous apportez une attention particulière à l'organisation des conditions sociales, économiques et autres.

M. Foucault : Mais je ne crois pas que la différence soit liée à nos caractères, parce que dans ce cas, Elders aurait raison, et il ne doit pas avoir raison.

N. Chomsky : Non, je suis d'accord, mais...

M. Foucault : C'est lié à l'état de la connaissance, du savoir au sein duquel nous travaillons. La linguistique, qui vous est familière et que vous avez réussi à transformer, excluait l'importance du sujet créatif, du sujet parlant créatif ; tandis que l'histoire des sciences telle qu'elle existait quand les gens de ma génération ont commencé à travailler exaltait au contraire la créativité individuelle...

N. Chomsky : Oui.

M. Foucault : ...et écartait ces règles collectives.

Intervenant dans la salle : Je voudrais revenir un peu en arrière dans votre discussion ; voici ce que j'aimerais savoir, monsieur Chomsky : vous imaginez à la base un système de limitations élémentaires, présentes dans ce que vous appelez la nature humaine ; dans quelle mesure pensez-vous que celles-ci soient soumises au changement historique ? Croyez-vous, par exemple, qu'elles se soient transformées de façon substantielle depuis, disons, le XVIIe siècle ? Dans ce cas, pourriez-vous relier cette notion aux idées de M. Foucault ?

N. Chomsky : Eh bien, je pense que c'est une question de faits biologiques et anthropologiques, la nature de l'intelligence humaine n'a certainement pas beaucoup changé depuis le XVIIe, ni probablement depuis l'homme de Cro-Magnon. Je pense que les propriétés fondamentales de notre intelligence, celles que nous évoquons dans notre débat de ce soir, sont certainement très anciennes ; si un homme vivant il y a cinq mille ou vingt mille ans se trouvait dans la peau d'un enfant de la société d'aujourd'hui, il apprendrait la même chose que tout le monde, et il pourrait être un génie ou un imbécile, mais ne serait pas fondamentalement différent.

Bien sûr, le niveau de la connaissance acquise change, ainsi que les conditions sociales, qui permettent à une personne de penser librement et de rompre les liens de la contrainte superstitieuse. À mesure que ces conditions changent, une intelligence humaine donnée progressera vers de nouvelles formes de création. Cela répond à la dernière question de M. Elders, sur laquelle je vais m'attarder un peu.

Prenons la science béhavioriste, et replaçons-la dans ces contextes. Il me semble que la propriété fondamentale du béhaviorisme, suggérée par ce terme étrange de science comportementale, est qu'il représente une négation de la possibilité de développer une théorie scientifique. Ce qui définit le béhaviorisme est l'hypothèse curieuse et autodestructrice selon laquelle nous ne sommes pas autorisés à créer une théorie intéressante.

Si la physique, par exemple, avait émis l'hypothèse qu'il faut s'en tenir aux phénomènes, à leur agencement, nous ferions aujourd'hui de l'astronomie babylonienne. Heureusement, les physiciens n'ont jamais formulé cette hypothèse ridicule, insensée, qui a ses raisons historiques et concerne toutes sortes de faits curieux sur le contexte historique dans lequel le béhaviorisme a évolué.

Si on le considère d'un point de vue purement intellectuel, le béhaviorisme se résume à interdire arbitrairement de créer une théorie scientifique du comportement humain ; plus, on doit aborder directement les phénomènes et leur interrelation, et rien de plus - chose tout à fait impossible dans un autre domaine, et sans doute dans celui de l'intelligence ou du comportement humain. Dans ce sens, je ne pense pas que le béhaviorisme soit une science. Je reviens à votre question et à ce que M. Foucault développe : dans certaines circonstances historiques, où s'est développée, par exemple, la psychologie expérimentale, il était - pour une raison que je n'approfondirai pas - intéressant et peut-être important d'imposer d'étranges limitations à la construction de théorie scientifique autorisée - limitations qui s'appellent le béhaviorisme. Ces idées-là ont fait leur temps. Sans doute avaient-elles quelque valeur en 1880, mais, à présent, leur unique fonction est de limiter et de restreindre l'enquête scientifique, aussi doit-on simplement s'en débarrasser, comme d'un physicien qui dirait : vous n'avez pas le droit de formuler une théorie physique générale, mais seulement celui d'étudier les mouvements des planètes et de découvrir de nouveaux épicycles. On oublie cela. Il serait aussi nécessaire d'écarter les curieuses restrictions qui définissent le béhaviorisme ; qui sont elles-mêmes suggérées par le terme même de science comportementale.

Admettons que le comportement dans son sens large constitue les données de la science de l'homme. Mais définir une science par ces données reviendrait à définir la physique comme la théorie de la lecture des appareils de mesure, et si un physicien affirmait : je me consacre à la science de lire les mesures, il n'irait sûrement pas très loin. Il pourrait parler de mesures et de corrélation entre elles, mais il ne créerait jamais une théorie physique.

Dans ce cas, le terme est donc symptomatique. Nous devons comprendre le contexte historique dans lequel ces étranges limitations se sont développées, puis les rejeter et progresser dans la science de l'homme comme dans tout autre domaine, en éliminant totalement le béhaviorisme et, à mon avis, toute la tradition empirique dont il est sorti.

Intervenant dans la salle : Vous ne souhaitez donc pas relier votre théorie sur les limitations innées avec la théorie de la «grille» de M. Foucault. Il existe peut-être un certain rapport entre les deux. Vous voyez, M. Foucault dit qu'un débordement de créativité dans une certaine direction déplace automatiquement la connaissance, par un système de «grilles». Si votre système de limitations changeait, cela vous rapprocherait.

N. Chomsky : À mon avis, ses raisons sont différentes. Je simplifie à l'excès. Un grand nombre de sciences possibles sont accessibles intellectuellement. Quand nous essayons ces constructions intellectuelles dans un monde de faits changeant, nous ne trouvons pas de croissance cumulative, mais des décalages étranges : voici un domaine de phénomènes où s'applique une certaine science ; élargissons l'horizon, et une autre science s'appliquera admirablement aux phénomènes, mais en oubliera quelques-uns. Cela fait partie du progrès scientifique et conduit à l'omission ou l'oubli de certains domaines. La raison de ce processus est précisément cet ensemble de principes que nous ne connaissons malheureusement pas, et qui rend toute la discussion assez abstraite, en définissant une structure intellectuelle possible, une science profonde, si vous préférez.

F. Elders : Passons maintenant à la seconde partie de la discussion, la politique. Je voudrais d'abord demander à monsieur Foucault pourquoi il s'intéresse autant à la politique, qu'il préfère, m'a-t-il dit, à la philosophie.

M. Foucault : Je ne me suis jamais occupé de philosophie. Mais ce n'est pas le problème.

Votre question est : pourquoi est-ce que je m'intéresse autant à la politique ? Pour vous répondre très simplement, je dirais : pourquoi ne devrais-je pas être intéressé ? Quelle cécité, quelle surdité, quelle densité d'idéologie auraient le pouvoir de m'empêcher de m'intéresser au sujet sans doute le plus crucial de notre existence, c'est-à-dire la société dans laquelle nous vivons, les relations économiques dans lesquelles elle fonctionne, et le système qui définit les formes régulières, les permissions et les interdictions régissant régulièrement notre conduite ? L'essence de notre vie est faite, après tout, du fonctionnement politique de la société dans laquelle nous nous trouvons.

Aussi je ne peux pas répondre à la question pourquoi je devrais m 'y intéresser ; je ne peux que vous répondre en vous demandant pourquoi je ne devrais pas être intéressé.

F. Elders : Vous êtes obligé de vous y intéresser, c'est cela ?

M. Foucault : Oui, du moins, il n'y a rien de bizarre à cela qui mérite une question ou une réponse. Ne pas s'intéresser à la politique, cela serait un vrai problème. Au lieu de me poser cette question, posez-la à quelqu'un qui ne se préoccupe pas de politique. Alors vous aurez le droit de vous écrier : «Comment, cela ne vous intéresse pas ?»

F. Elders : Oui, peut-être. Monsieur Chomsky, nous désirons tous vivement connaître vos objectifs politiques, particulièrement en relation avec votre célèbre anarcho-syndicalisme ou, comme vous l'avez défini vous-même, votre socialisme libertaire. Quels en sont les buts essentiels ?

N. Chomsky : Je résisterai à l'envie de répondre à votre précédente question, si intéressante, et je m'en tiendrai à celle-ci.

Je vais d'abord me référer à un sujet que nous avons déjà évoqué, c'est-à-dire, si je ne me trompe, qu'un élément fondamental de la nature humaine est le besoin de travail créatif, de recherche créatrice, de création libre sans effet limitatif arbitraire des institutions coercitives ; il en découle ensuite bien sûr qu'une société décente devrait porter au maximum les possibilités de réalisation de cette caractéristique humaine fondamentale. Ce qui signifie vaincre les éléments de répression, d'oppression, de destruction et de contrainte qui existent dans toute société, dans la nôtre par exemple, en tant que résidu historique.

Toute forme de coercition, de répression, de contrôle autocratique d'un domaine de l'existence, comme par exemple la propriété privée d'un capital, ou le contrôle de l'État de certains aspects de la vie humaine, toute restriction imposée à une entreprise humaine peut être justifiée si elle doit l'être uniquement en fonction d'un besoin de subsistance, d'une nécessité de survie, ou de défense contre un sort horrible ou quelque chose de cet ordre. Elle ne peut être justifiée intrinsèquement. Il faut plutôt l'éliminer.

Je pense que, du moins dans les sociétés occidentales technologiquement avancées, nous pouvons éviter les besognes ingrates, inutiles et, dans une certaine marge, partager ce privilège avec la population ; le contrôle autocratique centralisé des institutions économiques - j'entends aussi bien le capitalisme privé que le totalitarisme d'État ou les différentes formes mixtes de capitalisme d'État qui existent ici ou là - est devenu un vestige destructeur de l'histoire.

Tous ces vestiges doivent être éliminés en faveur d'une participation directe sous la forme de conseils de travailleurs ou d'autres libres associations que les individus constituent eux-mêmes dans le cadre de leur existence sociale et de leur travail productif.

Un système fédéré, décentralisé de libres associations, incorporant des institutions économiques et sociales, constituerait ce que j'appelle l'arnacho-syndicalisme ; il me semble que c'est la forme appropriée d'organisation sociale pour une société technologique avancée, dans laquelle les êtres humains ne sont pas transformés en instruments, en rouages du mécanisme. Aucune nécessité sociale n'exige plus que les êtres humains soient traités comme des maillons de la chaîne de production ; nous devons vaincre cela par une société de liberté et de libre association, où la pulsion créatrice inhérente à la nature humaine pourra se réaliser pleinement de la façon qu'elle le décidera.

De nouveau, comme M. Foucault, je ne vois pas comment un être humain pourrait ne pas s'intéresser à cette question.

F. Elders : Croyez-vous, monsieur Foucault, que nous puissions qualifier nos sociétés de démocratiques, après avoir écouté la déclaration de M. Chomsky ?

M. Foucault : Non, je ne crois absolument pas que notre société soit démocratique.

Si on entend par démocratie l'exercice effectif du pouvoir par une population qui n'est ni divisée ni ordonnée hiérarchiquement en classes, il est parfaitement clair que nous en sommes très éloignés, Il est tout aussi clair que nous vivons sous un régime de dictature de classe, de pouvoir de classe qui s'impose par la violence, même quand les instruments de cette violence sont institutionnels et constitutionnels. Et à un degré où il n'est pas question de démocratie pour nous.

Bien. Quand vous m'avez demandé pourquoi je m'intéressais à la politique, j'ai refusé de répondre parce que cela me paraissait évident, mais peut-être votre question était-elle : de quelle manière vous intéressez-vous à la politique ?

Vous m'auriez posé cette question, ce que d'une certaine manière vous avez fait, je vous dirais alors que je suis beaucoup moins avancé dans ma démarche, je vais beaucoup moins loin que M. Chomsky. C'est-à-dire que j'admets n'être pas capable de définir ni à plus forte raison de proposer un modèle de fonctionnement social idéal pour notre société scientifique ou technologique.

En revanche, l'une des tâches qui me paraît urgente, immédiate, au-dessus de toute autre, est la suivante : nous devons indiquer et montrer, même lorsqu'elles sont cachées, toutes les relations du pouvoir politique qui contrôle actuellement le corps social, l'opprime ou le réprime.

Je veux dire ceci : c'est l'habitude, du moins dans la société européenne, de considérer que le pouvoir est localisé dans les mains du gouvernement et s'exerce grâce à un certain nombre d'institutions particulières comme l'Administration, la police, l'armée et l'appareil de l'État. On sait que toutes ces institutions sont faites pour élaborer et transmettre un certain nombre de décisions au nom de la nation ou de l'État, les faire appliquer et punir ceux qui n'obéissent pas. Mais je crois que le pouvoir politique s'exerce encore par l'intermédiaire d'un certain nombre d'institutions qui ont l'air de n'avoir rien en commun avec le pouvoir politique, qui ont l'air d'être indépendantes de lui alors qu'elles ne le sont pas.

On sait cela à propos de la famille, de l'Université et, d'une façon générale, de tout le système scolaire qui, en apparence, est fait pour distribuer le savoir, est fait pour maintenir au pouvoir une certaine classe sociale et exclure des instruments du pouvoir toute autre classe sociale. Les institutions de savoir, de prévoyance et de soins, comme la médecine, aident aussi à soutenir le pouvoir politique. C'est évident à un point scandaleux dans certains cas liés à la psychiatrie.

Il me semble que, dans une société comme la nôtre, la vraie tâche politique est de critiquer le jeu des institutions apparemment neutres et indépendantes ; de les critiquer et de les attaquer de telle manière que la violence politique qui s'exerçait obscurément en elles soit démasquée et qu'on puisse lutter contre elles.

Cette critique et ce combat me paraissent essentiels pour différentes raisons : d'abord, parce que le pouvoir politique va beaucoup plus profond qu'on ne le soupçonne ; il a des centres et des points d'appui invisibles, peu connus ; sa vraie résistance, sa vraie solidité se trouve peut-être là où on ne s'y attend pas. Peut-être ne suffit-il pas de dire que, derrière les gouvernements, derrière l'appareil d'État, il y a la classe dominante ; il faut situer le point d'activité, les places et les formes sous lesquelles s'exerce cette domination. Et parce que cette domination n'est pas simplement l'expression, en termes politiques, de l'exploitation économique, elle est son instrument, et dans une large mesure la condition qui la rend possible ; la suppression de l'une s'accomplit par le discernement exhaustif de l'autre. Si on ne réussit pas à reconnaître ces points d'appui du pouvoir de classe, on risque de leur permettre de continuer à exister et de voir se reconstituer ce pouvoir de classe après un processus révolutionnaire apparent.

N. Chomsky : Oui, je suis certainement d'accord avec cela, non seulement dans la théorie, mais aussi dans l'action. Il existe deux tâches intellectuelles : celle dont je parlais consiste à essayer de créer une vision d'une société future juste ; à créer une théorie sociale humanitaire fondée, si possible, sur un concept solide de l'essence de la nature humaine. C'est la première tâche.

La seconde consiste à comprendre clairement la nature du pouvoir, de l'oppression, de la terreur et de la destruction dans notre propre société. Cela inclut certainement les institutions que vous avez mentionnées, au même titre que les institutions centrales de toute société industrielle, à savoir les établissements économiques, financiers et commerciaux, et, dans la période à venir, les grandes multinationales qui ce soir ne sont pas très éloignées de nous (Philips à Eindhoven !).

Ce sont les institutions essentielles d'oppression, de coercition et de loi autocratique qui paraissent neutres malgré tout ce qu'elles disent : nous sommes dépendants de la démocratie de marché, et cela doit être interprété précisément en fonction de leur pouvoir autocratique, y compris la forme particulière de contrôle qui vient de la domination des forces du marché dans une société inégalitaire.

Nous devons sûrement comprendre ces faits, et aussi les combattre. Il me semble qu'ils s'inscrivent dans le domaine de nos engagements politiques, qui absorbent l'essentiel de notre énergie et de nos efforts. Je ne veux pas évoquer mon expérience personnelle à ce propos, mais c'est là que réside mon engagement et celles de tous, j'imagine.

Je pense cependant que ce serait une grande honte d'écarter totalement la tâche plus abstraite et philosophique de reconstituer le lien entre un concept de la nature humaine qui donne son entière portée à la liberté, la dignité et la créativité, et d'autres caractéristiques humaines fondamentales, et de le relier à une notion de la structure sociale où ces propriétés pourraient se réaliser et où prendrait place une vie humaine pleine de sens.

En fait, si nous pensons à la transformation ou à la révolution sociales, bien qu'il soit absurde de vouloir définir en détail le but que nous poursuivons, nous devrions savoir un peu où nous croyons aller, et ce genre de théorie peut nous le dire.

M. Foucault : Oui, mais n'y a-t-il pas ici un danger ? Si vous dites qu'une certaine nature humaine existe, que cette nature humaine n'a pas reçu dans la société actuelle les droits et les possibilités qui lui permettent de se réaliser... c'est ce que vous avez dit, je crois.

N. Chomsky : Oui.

M. Foucault : Si on admet cela, ne risque-t-on pas de définir cette nature humaine - qui est à la fois idéale et réelle, cachée et réprimée jusqu'à maintenant - dans des termes empruntés à notre société, à notre civilisation, à notre culture ?

Je vais prendre un exemple qui est un peu simplificateur. Le socialisme d'une certaine période, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, admettait que, dans les sociétés capitalistes, l'homme ne recevait pas toutes les possibilités de développement et de réalisation ; que la nature humaine était effectivement aliénée dans le système capitaliste. Et il rêvait d'une nature humaine enfin libérée.

Quel modèle utilisait-il pour concevoir, projeter, réaliser cette nature humaine ? C'était en réalité le modèle bourgeois.

Il considérait qu'une société désaliénée était une société qui faisait place, par exemple, à une sexualité de type bourgeois, à une famille de type bourgeois, à une esthétique de type bourgeois. C'est d'ailleurs tellement vrai que cela s'est passé ainsi en Union soviétique et dans les démocraties populaires : une sorte de société a été reconstituée, transposée de la société bourgeoise du XIXe siècle. L'universalisation du modèle bourgeois a été l'utopie qui a inspiré la constitution de la société soviétique.

Le résultat est que vous avez saisi vous aussi à quel point il est difficile de définir la nature humaine.

N'est-ce pas là qu'est le risque de nous induire en erreur ? Mao Tsé-toung parlait de la nature humaine bourgeoise et de la nature humaine prolétarienne, et il considérait que ce n'était pas la même chose.

N. Chomsky : Vous voyez, je pense que, dans le domaine intellectuel de l'action politique, où nous essayons de construire une vision d'une société juste et libre sur la base d'une notion de la nature humaine, nous affrontons le même problème que dans l'action politique immédiate, c'est-à-dire que nous éprouvons la nécessité d'agir devant l'importance des problèmes, mais que nous sommes conscients d'obéir à une compréhension très partielle des réalités sociales et, dans ce cas, des réalités humaines.

Par exemple, pour être concret, une partie importante de ma propre activité a réellement à voir avec la guerre du Viêt-nam et une partie de mon énergie est absorbée par la désobéissance civile. Aux États-Unis, la désobéissance civile est une action dont les effets comportent une marge considérable d'incertitudes. Par exemple, elle menace l'ordre social d'une manière qui peut conduire au fascisme ; ce serait très mauvais pour l'Amérique, le Viêt-nam, les Pays-Bas et tous les autres pays. Vous savez, si un Léviathan comme les États-Unis devenait réellement fasciste, cela poserait beaucoup de problèmes ; il y a donc un danger dans cet acte concret.

D'autre part, si nous ne courons pas ce risque, la société d'Indochine sera mise en pièces par la puissance américaine. Face à de telles incertitudes, il faut choisir un mode d'action.

De même, dans le domaine intellectuel se présentent les incertitudes que vous définissiez fort justement. Notre concept de la nature humaine est certainement limité ; il est en partie conditionné socialement, restreint par nos propres défauts de caractère et les limites de la culture intellectuelle dans laquelle nous existons. En même temps, il est capital que nous connaissions les objectifs impossibles que nous cherchons à atteindre, si nous espérons atteindre quelques objectifs possibles. Cela signifie que nous devons être assez audacieux pour émettre des hypothèses et inventer des théories sociales sur la base d'une connaissance partielle, tout en restant ouverts à la forte possibilité, en fait à l'écrasante probabilité d'échec qui nous guette, du moins dans certains domaines.

F. Elders : Oui, peut-être serait-il intéressant d'approfondir ce problème de stratégie. Je suppose que ce que vous appelez désobéissance civile est sans doute ce que nous entendons par action extraparlementaire ?

N. Chomsky : Non, cela va plus loin. L'action extra-parlementaire inclut une manifestation légale de masse, mais la désobéissance civile est plus étroite, elle implique un défi direct de ce que l'État prétend, à tort selon moi, être la loi.

F. Elders : Aussi, par exemple, dans le cas des Pays-Bas, il y a eu un recensement de la population. Nous avons dû répondre à des formulaires officiels. Est-ce de la désobéissance civile de refuser de les remplir ?

N. Chomsky : Exact. Je serai un peu plus prudent à ce sujet parce que, reprenant un point important du discours, un développement important de M. Foucault, on n'autorise pas nécessairement l'État à définir ce qui est légal. Maintenant, l'État a le pouvoir d'imposer un certain concept de ce qui est légal, cela n'implique pas que ce soit juste : l'État peut parfaitement se tromper dans sa définition de la désobéissance civile.

Par exemple, aux États-Unis, faire dérailler un train de munitions destinées au Viêt-nam est un acte de désobéissance civile ; l'Etat se trompe, car c'est un acte approprié, légal et nécessaire. Mener une action qui empêche l'État de commettre des crimes est tout à fait juste, comme de violer le Code de la route pour empêcher un meurtre.

Si je brûle un feu rouge pour empêcher de mitrailler un groupe de gens, ce n'est pas un acte illégal, mais de l'assistance à personne en danger ; aucun juge sain d'esprit ne m'inculpera.

Ce que les autorités d'État définissent comme de la désobéissance civile est un comportement légal, obligatoire, qui viole les commandements de l'État, légaux ou non. On doit donc être prudent lorsqu'on parle de choses illégales.

M, Foucault : Oui, mais je voudrais vous poser une question. Aux États-Unis, lorsque vous commettez un acte illégal, est-ce que vous le justifiez en fonction d'une justice idéale ou d'une légalité supérieure, ou par la nécessité de la lutte des classes, parce que c'est essentiel, à ce moment-là, pour le prolétariat dans sa lutte contre la classe dominante ?

N. Chomsky : J'aimerais adopter le point de vue de la Cour suprême américaine, et sans doute d'autres tribunaux dans les mêmes circonstances ; c'est-à-dire définir la question dans le contexte le plus étroit possible. Je crois que finalement il serait très raisonnable, la plupart du temps, d'agir contre les institutions légales d'une société donnée, si cela permettait d'ébranler les sources du pouvoir et de l'oppression dans cette société.

Cependant, dans une très large mesure, la loi existante représente certaines valeurs humaines respectables ; et correctement interprétée, cette loi permet de contourner les commandements de l'État. Je pense qu'il est important d'exploiter ce fait...

M. Foucault : Oui.

N. Chomsky : ...et d'exploiter les domaines de la loi qui sont correctement définis, et ensuite peut-être agir directement contre ceux qui ne font que ratifier un système de pouvoir.

M. Foucault : Mais, je...

N. Chomsky : Laissez-moi dire...

M. Foucault : Ma question était celle-ci, lorsque vous commettez un acte clairement illégal...

N. Chomsky : ...que je considère comme illégal, et pas seulement l'État.

M. Foucault : Non, non, que l'État.

N. Chomsky : ...que l'État considère comme illégal...

M. Foucault : ...que l'État considère comme illégal.

N. Chomsky : Oui.

M. Foucault : Commettez-vous cet acte en vertu d'une idée de la justice ou parce que la lutte des classes le rend utile ou nécessaire ? Vous référez-vous à une justice idéale ? C'est cela mon problème.

N. Chomsky : De nouveau, très souvent, quand j'accomplis un acte que l'État considère comme illégal, j'estime qu'il est légal ; c'est-à-dire que l'État est criminel. Dans certains cas, ce n'est pas vrai. Je vais être très concret et passer de la lutte des classes à la guerre impérialiste, où la situation est plus claire et plus facile.

Prenons le droit international, instrument très faible, nous le savons, mais qui comporte des principes très intéressants. Sous beaucoup d'aspects, c'est l'instrument des puissants : c'est une création des États et de leurs représentants. Les mouvements de masse des paysans n'ont absolument pas participé à son élaboration.

La structure du droit international reflète ce fait ; elle offre un champ d'intervention beaucoup trop vaste aux structures de pouvoir existantes qui se définissent comme des États contre les intérêts des masses de gens organisées en opposition aux États.

C'est un défaut fondamental du droit international, et je pense qu'il est dénué de validité au même titre que le droit divin des rois. C'est simplement un instrument des puissants désireux de conserver leur pouvoir. Nous avons donc toutes les raisons de nous y opposer.

Il existe une autre sorte de droit international. Des éléments intéressants, inscrits dans les principes de Nuremberg et la charte des Nations unies, autorisent, en fait, je crois, requièrent du citoyen d'agir contre son propre État d'une manière considérée à tort comme criminelle par l'État. Néanmoins, il agit en toute légalité, parce que le droit international interdit la menace ou l'usage de la force dans les affaires internationales, sauf dans des circonstances très précises, dont ne fait pas partie la guerre du Viêt-nam. Dans ce cas particulier, qui m'intéresse énormément, l'État américain agit comme un criminel. Et les gens ont le droit d'empêcher les criminels de commettre leurs forfaits. Ce n'est pas parce que le criminel prétend que votre action est illégale quand vous cherchez à l'arrêter que c'est la vérité.

Une illustration frappante est l'affaire des Pentagon Papers aux États-Unis, dont vous ayez sûrement entendu parler.

En deux mots et en laissant de côté les questions de procédure, l'État cherche à poursuivre les gens qui dénoncent ses crimes.

Évidemment c'est absurde, et on ne doit accorder aucune attention à cette distorsion du processus judiciaire raisonnable. En outre, je pense que le système actuel de la justice explique cette absurdité. Sinon, nous devrions alors nous y opposer.

M. Foucault : C'est donc au nom d'une justice plus pure que vous critiquez le fonctionnement de la justice. C'est une question importante pour nous actuellement. Il est vrai que, dans toutes les luttes sociales, il y a une question de justice. Plus précisément, le combat contre la justice de classe, contre son injustice fait toujours partie de la lutte sociale ; démettre les juges, changer les tribunaux, amnistier les condamnés, ouvrir les prisons fait partie depuis toujours des transformations sociales dès qu'elles deviennent un peu violentes. À l'heure actuelle, en France, les fonctions de justice et de police sont la cible de nombreuses attaques de la part de ceux qu'on appelle les «gauchistes». Mais si la justice est en jeu dans un combat, c'est en tant qu'instrument de pouvoir ; ce n'est pas dans l'espoir que, finalement, un jour, dans cette société ou une autre, les gens seront récompensés selon leurs mérites, ou punis selon leurs fautes. Plutôt que de penser à la lutte sociale en termes de justice, il faut mettre l'accent sur la justice en termes de lutte sociale.

N. Chomsky : Oui, mais vous croyez sûrement que votre rôle dans la lutte est juste, que votre combat est juste, pour introduire un concept d'un autre domaine. Je pense que c'est important. Si vous aviez l'impression de mener une guerre injuste, vous raisonneriez autrement.

Je voudrais reformuler légèrement ce que vous avez dit. Il me semble que la différence ne se situe pas entre la légalité et la justice idéale, mais entre la légalité et une justice plus juste.

Bien sûr, nous ne sommes absolument pas en mesure de créer un système juridique idéal, pas plus qu'une société idéale. Nous n'en savons pas assez, nous sommes trop limités, trop partiaux. Devant agir comme des êtres sensibles et responsables, nous pouvons imaginer une société et une justice meilleures, et même les créer. Ce système aura certainement ses défauts, mais en le comparant à celui qui existe déjà, sans croire que nous avons atteint le système idéal, nous pouvons avoir le raisonnement suivant : le concept de légalité et celui de justice ne sont ni identiques ni totalement distincts. Dans la mesure où la légalité englobe la justice, au sens d'une meilleure justice se référant à une meilleure société, nous devons obéir à la loi et forcer l'État, les grandes corporations et la police à obéir à la loi, si nous en avons le pouvoir.

Bien entendu, là où le système juridique tend à représenter non pas une meilleure justice, mais des techniques d'oppression codifiées dans un système autocratique particulier, alors un être humain raisonnable devra les ignorer et les contrer, au moins dans le principe, s'il ne le peut pas, pour une raison quelconque, dans les faits.

M. Foucault : Je voudrais simplement répondre à votre première phrase ; vous avez dit que si vous ne considériez pas que la guerre que vous faites à la police était juste, vous ne la feriez pas.

Je vous répondrai dans les termes de Spinoza. Je vous dirai que le prolétariat ne fait pas la guerre à la classe dirigeante parce qu'il considère que cette guerre est juste. Le prolétariat fait la guerre à la classe dirigeante parce que, pour la première fois dans l 'histoire, il veut prendre le pouvoir. Et parce qu'il veut renverser le pouvoir de la classe dirigeante il considère que cette guerre est juste.

N. Chomsky : Je ne suis pas d'accord.

M. Foucault : On fait la guerre pour gagner et non parce qu'elle est juste.

N. Chomsky : Personnellement, je ne suis pas d'accord. Par exemple, si j'arrivais à me convaincre que l'accession du prolétariat au pouvoir risque de conduire à un État policier terroriste où la liberté et la dignité, et des relations humaines convenables, disparaîtront, j'essaierai de l'empêcher. Je pense que la seule raison d'espérer un tel événement est de croire, à tort ou à raison, que des valeurs humaines fondamentales peuvent bénéficier de ce transfert de pouvoir.

M. Foucault : Quand le prolétariat prendra le pouvoir, il se peut qu'il exerce à l'égard des classes dont il vient de triompher un pouvoir violent, dictatorial et même sanglant. Je ne vois pas quelle objection on peut faire à cela.

Maintenant, vous me direz : si le prolétariat exerce ce pouvoir sanglant, tyrannique et injuste à l'égard de lui-même ? Alors je vous répondrai : ça ne peut se produire que si le prolétariat n'a pas réellement pris le pouvoir, mais une classe extérieure au prolétariat, ou un groupe de gens intérieur au prolétariat, une bureaucratie ou les restes de la petite-bourgeoisie.

N. Chomsky : Cette théorie de la révolution ne me satisfait pas pour une quantité de raisons, historiques ou non. Même si on devait l'accepter dans le cadre de l'argumentation, cette théorie soutient que le prolétariat a le droit de prendre le pouvoir et de l'exercer dans la violence, le sang et l'injustice, sous le prétexte, selon moi erroné, que cela conduira à une société plus juste où l'État dépérira et où les prolétaires formeront une classe universelle, etc. Sans cette justification future, le concept d'une dictature violente et sanglante du prolétariat serait parfaitement injuste.

C'est un autre problème, mais je suis très sceptique quant à une dictature violente et sanglante du prolétariat, surtout lorsqu'elle est exprimée par des représentants autodésignés d'un parti d'avant-garde qui, nous en avons l'expérience historique suffisante pour le savoir et le prédire, seront simplement les nouveaux dirigeants de cette société.

M. Foucault : Oui, mais je n'ai pas parlé du pouvoir du prolétariat, qui serait en soi injuste. Vous avez raison de dire que ce serait trop facile. Je voudrais dire que le pouvoir du prolétariat pourrait, dans une certaine période, impliquer la violence et une guerre prolongée contre une classe sociale dont il n'a pas encore entièrement triomphé.

N. Chomsky : Eh bien, je ne dis pas qu'il est absolu. Par exemple, je ne suis pas un pacifiste à tout crin. Je n'affirme pas qu'il est mauvais en toutes circonstances d'avoir recours à la violence, bien que le recours à la violence soit injuste en un sens. Je crois qu'il faut définir une justice relative.

L'usage de la violence et la création de degrés d'une certaine injustice relative ne peuvent se justifier que si l'on affirme - avec la plus grande prudence - tendre à un résultat plus équitable. Sans cette base, c'est totalement immoral, à mon avis.

M. Foucault : Je ne pense pas que, quant au but que le prolétariat se propose pour lui-même en menant la guerre de classe, il soit suffisant de dire que c'est en soi-même une plus grande justice. Ce que le prolétariat veut faire en chassant la classe actuellement au pouvoir, et en prenant pour lui le pouvoir, c'est la suppression, précisément, du pouvoir de classe en général.

N, Chomsky : Bon, mais cette justification-là vient après.

M. Foucault : C'est la justification en termes de pouvoir, pas en termes de justice.

N. Chomsky : Mais il s'agit de justice ; parce que le but atteint est censé être juste. Aucun léniniste n'osera dire : «Nous, le prolétariat, avons le droit de prendre le pouvoir, et de jeter tout le monde dans le crématoire» Si cela devait se produire, il vaudrait mieux empêcher le prolétariat d'accéder au pouvoir.

L'idée est qu'une période de dictature, peut-être même violente et sanglante - pour les raisons que j'ai mentionnées, je reste sceptique à ce sujet -, est justifiée parce qu'elle signifie l'effondrement et la fin de l'oppression de classe : un objectif correct pour un être humain ; c'est cette qualification finale qui justifie toute l'entreprise. Qu'il en soit ainsi au fond est une autre affaire.

M. Foucault : Si vous voulez, je vais être un peu nietzschéen. En d'autres termes, il me semble que l'idée de justice est en elle-même une idée qui a été inventée et mise en oeuvre dans différents types de sociétés comme un instrument d'un certain pouvoir politique et économique, ou comme une arme contre ce pouvoir. Mais il me semble que de toute façon, la notion même de justice fonctionne à l'intérieur d'une société de classe comme revendication faite par la classe opprimée et comme justification du côté des oppresseurs. N. Chomsky : Je ne suis pas d'accord.

M. Foucault : Et, dans une société sans classes, je ne suis pas sûr qu'on ait encore à utiliser cette notion de justice.

N. Chomsky : Là, je ne suis pas du tout d'accord. Je pense qu'il existe une sorte de base absolue - si vous insistez, je vais me trouver dans une position difficile, parce que je ne peux pas la développer clairement - résidant finalement dans les qualités humaines fondamentales, sur lesquelles se fonde une «vraie» notion de justice.

Je juge un peu hâtif de caractériser nos systèmes judiciaires actuels comme de simples instruments d'oppression de classe ; je ne crois pas qu'ils le soient. Je pense qu'ils incarnent aussi d'autres formes d'oppression, mais ils incarnent aussi une recherche des véritables concepts de justice, d'honneur, d'amour, de bonté et de sympathie, qui sont à mon avis réels.

Je pense que, dans toute société future, qui ne sera jamais parfaite, bien sûr, ces concepts existeront, et permettront de mieux intégrer la défense des besoins humains fondamentaux comme les besoins de solidarité et de sympathie, et ils refléteront probablement encore les injustices et les éléments d'oppression de la société existante.

Je crois cependant que ce que vous décrivez correspond à une situation très différente. Par exemple, prenons le cas d'un conflit national. Deux sociétés essaient de se détruire. La notion de justice n'entre pas en jeu. La seule question qui se pose est la suivante : de quel côté êtes-vous ? Allez-vous défendre votre propre société et détruire l'autre ?

Dans un sens, mis à part un certain nombre de problèmes historiques, c'est la situation dans laquelle se trouvaient les soldats qui se massacraient dans les tranchées lors de la Première Guerre mondiale. Ils se battaient pour rien. Pour avoir le droit de se détruire les uns les autres. Dans ce type de circonstances, la justice ne joue aucun rôle.

Bien sûr, des personnes à l'esprit rationnel l'ont souligné, et on les a jetées en prison à cause de cela, comme Karl Liebknecht ou encore Bertrand Russell, pour prendre un exemple de l'autre camp. Ils comprenaient qu'aucune sorte de justice n'autorisait ce massacre mutuel et qu'ils avaient le devoir de le dénoncer. On les considérait comme des fous, des cinglés, des criminels, mais, bien sûr, c'étaient les seuls hommes sains d'esprit de leur époque.

Dans le genre de circonstances que vous décrivez, où la seule question est de savoir qui va gagner ce combat mortel, je pense que la réaction humaine normale doit être : dénoncer la guerre, refuser toute victoire, essayer d'arrêter le combat à tout prix - au risque d'être mis en prison ou tué, sort de bien des gens raisonnables.

Je ne crois pas que ce soit une situation typique dans les affaires humaines, ni qu'elle s'applique à la lutte des classes ou à la révolution sociale. Dans ces cas-là, si on n'est pas capable de justifier ce combat, il faut l'abandonner. On doit montrer que la révolution sociale que l'on conduit est menée à une fin de justice, pour satisfaire des besoins humains fondamentaux, et non pour donner le pouvoir à un autre groupe simplement parce qu'il le veut.

M. Foucault : Bien, ai-je encore du temps pour répondre ?

F. Elders : Oui.

M. Foucault : Combien ? Parce que...

F. Elders : Deux minutes.

M. Foucault : Eh bien moi je dis que c'est injuste...

N. Chomsky : Absolument, oui.

M. Foucault : Non, mais je ne peux pas répondre en si peu de temps. Je dirai simplement ceci. Finalement, ce problème de nature humaine, dès lors qu'il est resté posé en termes théoriques, n'a pas provoqué de discussion entre nous. En définitive, nous nous comprenons très bien sur ces questions théoriques.

D'un autre côté, quand nous avons discuté du problème de la nature humaine et des problèmes politiques, des différences sont apparues entre nous. Contrairement à ce que vous pensez, vous ne pouvez m'empêcher de croire que ces notions de nature humaine, de justice, de réalisation de l'essence humaine sont des notions et des concepts qui ont été formés à l'intérieur de notre civilisation, dans notre type de savoir, dans notre forme de philosophie, et que, par conséquent, ça fait partie de notre système de classes, et qu'on ne peut pas, aussi regrettable que ce soit, faire valoir ces notions pour décrire ou justifier un combat qui devrait - qui doit en principe bouleverser les fondements mêmes de notre société. Il y a là une extrapolation dont je n'arrive pas à trouver la justification historique. C'est le point...

N. Chomsky : C'est clair.

F. Elders : Monsieur Foucault, si vous étiez obligé de décrire notre société actuelle dans des termes empruntés à la pathologie, quelle est la forme de ses folies qui vous impressionnerait le plus ?

M. Foucault : Dans notre société contemporaine ?

F. Elders : Oui.

M. Foucault : Vous voulez que je dise de quelle maladie notre société est le plus affectée ?

F. Elders : Oui.

M. Foucault : La définition de la maladie et de la folie, et la classification des fous, a été faite de façon à exclure de notre société un certain nombre de gens. Si notre société se définissait comme folle, elle s'exclurait elle-même. Elle prétend le faire pour des raisons de réforme interne. Personne n'est plus conservateur que les gens qui vous disent que le monde moderne est atteint d'anxiété ou de schizophrénie. C'est en fait une manière habile d'exclure certaines personnes ou certains schémas de comportement.

Je ne pense pas qu'on puisse, sauf par métaphore ou par jeu, valablement dire que notre société est schizophrène ou paranoïaque sans priver les mots de leur sens psychiatrique. Si vous deviez me pousser à l'extrême, je dirais que notre société est atteinte d'une maladie vraiment très curieuse, très paradoxale, dont nous n'avons pas encore découvert le nom ; et cette maladie mentale a un symptôme très curieux, qui est le symptôme même qui a provoqué la maladie mentale. Voilà.

F. Elders : Formidable. Eh bien, je crois que nous pouvons immédiatement entamer la discussion.

Intervenant dans la salle : M. Chomsky, je voudrais vous poser une question. Au cours du débat, vous avez utilisé le terme «prolétariat» ; qu'entendez-vous par là, dans une société technologique hautement développée ? Je pense que c'est une notion marxiste, qui ne représente pas la situation sociologique exacte.

N. Chomsky : Votre remarque est très juste, c'est l'une des raisons pour lesquelles j'essaie d'éviter le sujet en disant qu'il me laisse très sceptique, car je pense que nous devons donner à la notion de prolétariat une nouvelle interprétation adaptée à notre condition sociale actuelle. J'aimerais renoncer à ce mot, qui est si chargé de connotations historiques spécifiques, et songer plutôt aux gens qui accomplissent le travail productif de la société, dans le domaine manuel et intellectuel. Ils devraient être en mesure d'organiser les conditions de leur travail, et de déterminer son objectif et l'usage qui en est fait ; étant donné mon concept de la nature humaine, je pense que cela inclut partiellement tout le monde. Je crois que tout être humain qui n'est déformé ni physiquement ni mentalement et ici je suis convaincu, contrairement à M. Foucault, que le concept de maladie mentale a probablement un caractère absolu, du moins dans une certaine mesure - est non seulement capable, mais est désireux de produire un travail créatif s'il en a l'opportunité.

Je n'ai jamais vu un enfant refuser de construire quelque chose avec des cubes, ou d'apprendre quelque chose de nouveau, ou de s'attaquer à la tâche suivante. Les adultes sont différents uniquement parce qu'ils ont passé du temps à l'école et dans d'autres institutions répressives, qui ont chassé cette volonté.

Dans ce cas, le prolétariat - appelez-le comme vous voulez peut réellement être universel, c'est-à-dire représenter tous les êtres mus par le besoin humain fondamental d'être eux-mêmes, de créer, d'explorer, d'exprimer leur curiosité...

Intervenant : Puis-je vous interrompre ?

N. Chomsky : ...de faire des choses utiles, vous savez. Intervenant : Si vous utilisez une telle catégorie, qui a un autre sens dans la pensée marxiste...

N. Chomsky : C'est pourquoi j'ai dit que nous devrions peut-être renoncer à ce concept.

Intervenant : Ne feriez-vous pas mieux de choisir un autre terme ? Dans cette situation, j'aimerais poser encore une question : d'après vous, quels groupes feront la révolution ?

N. Chomsky : Oui, c'est une question différente.

Intervenant : C'est une ironie de l'histoire qu'en ce moment des jeunes intellectuels issus de la moyenne et de la haute bourgeoisie prétendent être des prolétaires et nous appellent à rejoindre le prolétariat. La conscience de classe ne semble pas exister chez les vrais prolétaires. C'est un grand dilemme.

N. Chomsky : Bon. Je pense que votre question est concrète, spécifique, et très raisonnable.

Il n'est pas vrai, dans notre société, que tous les gens fassent un travail utile, productif, ou satisfaisant pour eux - c'est très loin de la vérité - ou que, s'ils accomplissaient la même activité dans des conditions de liberté, celle-ci deviendrait productive et satisfaisante.

Un grand nombre de gens se consacrent plutôt à d'autres genres d'activités. Par exemple, ils gèrent l'exploitation, créent la consommation artificielle, ou des mécanismes de destruction et d' oppression, ou bien n'ont aucune place dans une économie industrielle stagnante. Beaucoup de gens sont privés de la possibilité d'avoir un travail productif.

Je pense que la révolution, si vous voulez, devrait se faire au nom de tous les êtres humains ; mais elle sera menée par certaines catégories de gens réellement impliqués dans le travail productif de la société, lequel diffère selon les cas. Dans notre société il comprend, je pense, les travailleurs intellectuels ; il comprend un spectre de population qui va des travailleurs manuels aux ouvriers qualifiés, aux ingénieurs, aux chercheurs, à une large classe de professions libérales, à beaucoup d'employés du secteur tertiaire, qui constitue la masse de la population, au moins aux États-Unis et je pense ici aussi.

Je pense donc que les révolutionnaires étudiants n'ont pas entièrement tort : la façon dont l'intelligentsia s'identifie est très importante dans une société industrielle moderne. Il est essentiel de se demander s'ils s'identifient comme des managers sociaux, s'ils ont l'intention de devenir des technocrates, des fonctionnaires d'État ou des employés du secteur privé, ou s'ils vont s'identifier à la force productive, qui participe intellectuellement de la production.

Dans ce dernier cas, ils seront en mesure de jouer un rôle correct dans une révolution sociale progressiste. Dans le cas précédent, ils feront partie de la classe des oppresseurs.

Intervenant : Merci.

F. Elders : Continuez, je vous prie.

Intervenant dans la salle : J'ai été frappé, monsieur Chomsky, parce que vous avez dit sur la nécessité intellectuelle de créer de nouveaux modèles de société. L'un des problèmes qui se posent dans notre travail avec des groupes d'étudiants d'Utrecht est la recherche d'une cohérence des valeurs. L'une des valeurs que vous avez plus ou moins mentionnée est la nécessité de la décentralisation du pouvoir. Les gens sur le terrain devraient participer à la prise des décisions.

C'est la valeur de la décentralisation et de la participation : mais, d'un autre côté, nous vivons dans une société dans laquelle il est de plus en plus nécessaire de prendre des décisions à échelle mondiale. Afin de distribuer plus équitablement l'aide sociale, une plus grande centralisation peut être nécessaire. Ces problèmes devraient être résolus à très haut niveau. C'est l'une des incohérences de la création de nouveaux modèles de société, et nous aimerions connaître vos idées là-dessus.

J'ai encore une petite question - ou plutôt une remarque : comment pouvez-vous, considérant votre attitude très courageuse à l'égard de la guerre du Viêt-nam, survivre dans une institution comme le M.I.T. *, connue ici comme l'un des grands entrepreneurs de guerre et producteur de décideurs intellectuels de ce conflit ?

* Massachusetts Institute of Technology.

N. Chomsky : Je vais d'abord répondre à la seconde question, en espérant ne pas oublier la première. Non, je vais commencer par la première ; si j'oublie l'autre, vous me la rappellerez.

En général, je suis en faveur de la décentralisation. Je ne voudrais pas en faire un principe absolu, mais, malgré une importante marge de spéculation, j'imagine qu'un système de pouvoir centralisé fonctionne très efficacement dans l'intérêt des éléments les plus puissants qui sont à l'intérieur de ce système.

Bien sûr, un système de pouvoir décentralisé et de libre association affrontera le problème d'inégalité que vous évoquez - une région est plus riche qu'une autre, etc. J'imagine qu'il est plus sûr de se fier à ce que j'espère être les émotions humaines fondamentales de solidarité et de quête de justice, qui peuvent se développer dans un système de libre association.

Je pense qu'il est plus sûr de souhaiter le progrès sur la base de ces instincts humains que sur celle des institutions du pouvoir centralisé qui agiront inévitablement en faveur de leurs composantes les plus puissantes.

C'est un peu abstrait et trop général, je ne voudrais pas affirmer que c'est une règle valable en toute occasion, mais je pense que c'est un principe efficace en de nombreuses circonstances.

Par exemple, je crois que des États-Unis démocratiques, socialistes et libertaires seraient plus susceptibles d'accorder une aide substantielle aux réfugiés du Pakistan de l'Est qu'un système de pouvoir centralisé qui agit principalement dans l'intérêt des multinationales. Vous savez, ceci est vrai dans beaucoup d'autres cas. Mais il me semble que ce principe mérite quelque réflexion.

Quant à l'idée suggérée par votre question - et qui est souvent exprimée - qu'un impératif technique, une propriété de la société technologique avancée exige un pouvoir centralisé et autoritaire beaucoup de gens l'affirment, Robert McNamara le premier -, je la juge parfaitement absurde, je n'ai jamais trouvé d'argument en sa faveur.

Il me semble que la technologie moderne, comme le traitement des données ou la communication, a précisément des implications contraires. Elle suggère que l'information et la compréhension recherchées sont rapidement accessibles à tout le monde. Il n'est pas nécessaire de la concentrer dans les mains d'un petit groupe de managers qui contrôlent tout le savoir, toute l'information et tout le pouvoir de décision. La technologie a la propriété de nous libérer ; elle se convertit comme n'importe quoi d'autre, comme le système judiciaire, en un instrument d'oppression, parce que le pouvoir est mal distribué. Je pense que rien, dans la technologie ou la société techologique modernes, ne nous éloigne de la décentralisation du pouvoir. Bien au contraire.

A propos du second point, je vois deux aspects : comment le M.I.T. me supporte-t-il, et comment puis-je le tolérer ?

Je pense qu'il ne faut pas être trop schématique. Il est vrai que le M.I.T. est une institution majeure dans la recherche militaire. Mais elle incarne aussi des valeurs libertaires essentielles, qui, heureusement pour le monde, sont fortement ancrées dans la société américaine. Pas assez profondément pour sauver les Vietnamiens, mais assez pour empêcher des désastres bien pis.

Nous devons ici formuler quelques réserves. La terreur et l'agression impérialistes existent, comme le racisme et l'exploitation. Mais elles s'accompagnent d'un réel souci pour les droits individuels défendus, par exemple, par le Bill of the Rights, qui n'est absolument pas une expression de l'oppression de classes. C'est aussi une expression de la nécessité de protéger l'individu du pouvoir de l'État.

Tout cela coexiste. Ce n'est pas simple, tout n'est pas blanc ou noir. À cause de l'équilibre particulier dans lequel les choses coexistent, un institut qui produit des armes de guerre est disposé à tolérer et même à encourager une personne impliquée dans la désobéissance civile à la guerre.

Quant à dire comment moi je supporte le M.I.T., c'est une autre question. Des gens prétendent, avec une logique que je ne saisis pas, qu'un homme de gauche devrait se dissocier des institutions oppressives. Selon cette argumentation, Karl Marx n'aurait pas dû étudier au British Museum, qui était pour le moins le symbole de l'impérialisme le plus cruel au monde, le lieu où un empire avait rassemblé tous les trésors acquis par le viol des colonies. Je pense que Karl Marx a eu tout à fait raison d'étudier au British Museum, et d'utiliser les ressources, et en fait les valeurs libérales de la civilisation qu'il essayait de vaincre. La même chose s'applique dans ce cas.

Intervenant : Ne craignez-vous pas que votre présence au M.I.T. ne leur donne bonne conscience ?

N. Chomsky : Je ne vois pas comment. Ma présence au M.I.T. sert de façon marginale à aider, je ne sais pas dans quelle mesure, à développer l'activisme étudiant contre beaucoup des interventions du M.I.T. en tant qu'institution. Du moins je l'espère.

F. Eiders : Il y a une autre question ?

Intervenant dans la salle : Je voudrais revenir à la question de la centralisation. Vous avez dit que la technologie ne contredit pas la décentralisation. Mais la technologie est-elle capable de critiquer elle-même son influence ? Ne croyez-vous pas nécessaire de créer une organisation centrale qui critique l'influence de la technologie sur l'univers tout entier ? Et je ne vois pas comment cela pourrait s'incorporer dans une petite institution technologique.

N. Chomsky : Eh bien, je n'ai rien contre l'interaction des libres associations fédérées ; dans ce sens, la centralisation, l'interaction, la communication, la discussion, le débat peuvent trouver leur place, et la critique aussi, si vous le souhaitez. Je parle ici de la décentralisation du pouvoir.

Intervenant : Bien sûr, le pouvoir est nécessaire, par exemple pour interdire aux institutions technologiques d'accomplir un travail qui bénéficiera seulement à la corporation.

N. Chomsky : Oui, mon point de vue est le suivant : si nous devions choisir entre faire confiance à un pouvoir centralisé ou à de libres associations entre communautés libertaires pour prendre une décision juste, je ferais plutôt confiance à la seconde solution. Car je pense qu'elle peut servir à maximiser des instincts humains honnêtes, tandis qu'un système de pouvoir centralisé tendra de façon générale à maximiser l'un des pires instincts humains, l'instinct rapace, destructeur, qui vise à acquérir la puissance pour soi-même et à anéantir les autres. C'est une sorte d'instinct qui s'éveille et fonctionne dans certaines circonstances historiques, et je pense que nous souhaitons créer une société où il sera réprimé et remplacé par des instincts plus sains.

Intervenant : J'espère que vous avez raison.

F. Eiders : Mesdames et messieurs, je pense que le débat est clos.

Monsieur Chomsky, monsieur Foucault, je vous remercie infiniment, en mon nom propre et au nom du public, pour cette discussion approfondie de questions philosophiques, théoriques aussi bien que politiques.