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Prisons et asiles dans le mécanisme du pouvoir
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II Texte n°136

«Carceri e manicomi nel congegno del potere» («Prisons et asiles dans le mécanisme du pouvoir» ; entretien avec M. D'Eramo ; trad. A Ghizzardi), Avanti, 78e année, no 53, 3 mars 1974, pp. 26-27.

Dits Ecrits Tome II Texte n°136


- Vos livres analysent la naissance historique de concepts comme la folie, le symptôme, la crise, la discipline *. Mais vous commencez toujours vos analyses à la fin du Moyen Âge, sans jamais parler de l'Antiquité, même s'il semblerait que la Grèce antique soit importante pour construire ce que vous appelez une «archéologie du savoir». Évitez-vous le sujet à dessein ?

* La société punitive Michel Foucault 1973, cours que Foucault prononce au Collège de France en 1973 (entre le 3 janvier et le 28 mars 1973)

- Il y a quelques années, il y avait une habitude «à la Heidegger» dirais-je : tout philosophe qui faisait une histoire de la pensée ou d'une branche du savoir devait partir au moins de la Grèce archaïque et surtout ne jamais aller au-delà. Platon ne pouvait être que la décadence à partir de laquelle tout commençait à se cristalliser. Ce type d'histoire en forme de cristallisation métaphysique établie une fois pour toutes avec Platon, repris ici, en France, par Derrida, me semble désolant. Désolant, parce qu'après la Grèce il s'est passé une foule de choses amusantes et intéressantes au point que l'une de mes cibles polémiques est de vouloir édifier une archéologie rapprochée. Il y a moins d'un ou deux siècles, il s'est produit une quantité de phénomènes qui ont lié nos structures sociales, notre économie, notre façon de penser avec une force au moins semblable à ce qu'il a pu se produire dans les premières cités grecques. Il est vrai que j'évite de parler de la Grèce parce que je ne veux pas tomber dans le piège de l'archaïsme hellénique, dans lequel nous ont enfermés si longtemps les historiens de la pensée. Nous avons une histoire, nous avons une ethnologie, nous avons une archéologie que nous pouvons faire pratiquement au présent.

- Ce qui intéresse dans vos livres, c'est bien sûr la folie, la médecine clinique thérapeutique, mais aussi et surtout la philosophie sous-jacente à ces phénomènes, On a comme l'impression que vous évitez d'exprimer directement votre philosophie. Il semble que vous vouliez que le rapport entre votre philosophie et le lecteur ne soit pas immédiat, mais passe par un objet particulier comme justement la folie, les idées scientifiques. Pourquoi ce besoin de placer la philosophie sous d'autres objets comme les prisonniers, les fous ?

- Il n'y a pas de discours philosophique sans objet. Voyez : soit les philosophes prennent comme objet l'expérience, la leur, les données immédiates de la conscience, le vécu, etc. - et ce sont des objets précis -, soit ils choisissent comme sujet de réflexion quelque chose comme l'être, l'espace, le temps, c'est-à-dire des objets fabriqués, de toute façon soigneusement conservés par la tradition philosophique scolaire, universitaire. L'être, le temps, l'expérience sont des objets devenus si usés, quotidiens, familiers, c'est-à-dire transparents, que nous finissons par ne plus les considérer comme des objets. Si on me dit : «La philosophie parle en général», je réponds que quand un philosophe affirme qu'il ne parle de rien en particulier, mais de l'expérience en général, il parle en réalité de quelque chose de très particulier, c'est-à-dire de l'expérience historiquement définie qui est la sienne, mais qu'il a transformée et qu'il a fait valoir comme une expérience générale. Discuter de l'être signifie parler à l'intérieur d'une tradition historique fermée telle qu'est la vision de l'enseignement philosophique à partir du XVe siècle. Ces objets m'ennuient. On peut philosopher sur mille objets merveilleux, splendides, amusants, peu connus : les fous, la police, les pauvres. Pourquoi ne pas philosopher sur cela ?

-Pourquoi, en France, le problème politique semble-t-il se concentrer sur le corps * ?

* Allusion aux écrits de Roland Barthes et de Tony Duvert.

- Je n'aspire pas à l'originalité. Quand j'ai écrit l'Histoire de la folie, j'étais tellement ignorant que je ne savais pas que l'antipsychiatrie existait déjà en Grande-Bretagne, et je me suis ainsi retrouvé rétrospectivement à l'intérieur d'un courant. À présent et depuis quelque temps, je m'intéresse au système pénal et, de façon plus générale, aux systèmes disciplinaires occidentaux. À la fin, je me suis aperçu que le pouvoir politique ne s'exerce pas exclusivement sur l'idéologie, comme on a l'habitude de le dire dans un marxisme un peu simple. Le pouvoir politique, avant même d'agir sur l'idéologie, sur la conscience des personnes, s'exerce de façon beaucoup plus physique sur leur corps. La manière dont on leur impose des gestes, des attitudes, des usages, des répartitions dans l'espace, des modalités de logement, cette distribution physique, spatiale des gens appartient, me semble-t-il, à une technologie politique du corps. J'étais heureux, parce que ce sujet me semblait à la fois intéressant et peu connu. Mais, par la suite, je me suis aperçu que, à leur manière, d'autres avaient un peu la même idée. Ce n'est cependant pas seulement un thème français. En Californie, on va dans la même direction : à la thérapie de groupe et au discours conscient-inconscient on substitue d'autres thérapies de groupe, dont le fondement est le corps et dont le but est de supprimer ou de modifier non pas tant la répression qui pèse sur l'inconscient que les formes de pouvoir, les liens qui agissent sur le corps lui-même.

- Vos livres ne s'adressent pas aux spécialistes dans un domaine déjà déterminé : ils nécessitent une connaissance à la fois historique, philosophique, scientifique, médicale, littéraire dans laquelle aucun médecin ou encore aucun philosophe ne se sentira à son aise. D'une certaine façon, vos livres se créent un public aux frontières de tous ces domaines, un public à part, «à la Foucault». Aussi, à qui vous adressez-vous ?

- Comme tous ceux qui écrivent, je suis un malade du langage. Ma maladie personnelle, c'est que je ne sais pas me servir du langage pour communiquer. De plus, je n'ai ni le talent ni le génie nécessaires pour fabriquer des oeuvres d'art avec ce que j'écris. Alors je fabrique - j'allais dire des machines, mais ce serait trop à la Deleuze - des instruments, des ustensiles, des armes. Je voudrais que mes livres soient une sorte de tool-box dans lequel les autres puissent aller fouiller pour y trouver un outil avec lequel ils pourraient faire ce que bon leur semble, dans leur domaine. L' Histoire de la folie, je l'ai écrite un peu à l'aveuglette, dans une sorte de lyrisme dû à des expériences personnelles. Je suis attaché à ce livre, bien sûr, parce que je l'ai écrit, mais aussi parce qu'il a servi de tool-box à des personnes différentes les unes des autres, comme les psychiatres de l'antipsychiatrie britannique, comme Szasz aux États-Unis, comme les sociologues en France : ils l'ont fouillé, ont trouvé un chapitre, une forme d'analyse, quelque chose qui leur a servi ultérieurement.

Les Mots et les Choses, au fond, est un livre qui est beaucoup lu, mais peu compris. Il s'adressait aux historiens des sciences et aux scientifiques, c'était un livre pour deux mille personnes. Il a été lu par beaucoup plus de gens, tant pis. Mais, à certains scientifiques, comme Jacob, le biologiste prix Nobel, il a servi. Jacob a écrit La Logique du vivant * ; il y avait des chapitres sur l 'histoire de la biologie, sur le fonctionnement du discours biologique, sur la pratique biologique, et il m'a dit qu'il s'est servi de mon livre. Le petit volume que je voudrais écrire sur les systèmes disciplinaires, j'aimerais qu'il puisse servir à un éducateur, à un gardien, à un magistrat, à un objecteur de conscience. Je n'écris pas pour un public, j'écris pour des utilisateurs, non pas pour des lecteurs.

* Paris, Gallimard, 1970.

- Vos livres ont toujours un caractère politique sans jamais traiter de la politique ; quels sont vos rapports avec la politique ?

- On m'a souvent dit : «Tiens, c'est étrange ; avant, vous ne vous occupiez jamais de politique et, maintenant, vous vous en occupez.»

- N'est-ce pas vrai ?

- Si, c'est vrai.

- L'Histoire de la folie est politique ?

- Oui, mais maintenant. C'est-à-dire que, quand l'Histoire de la folie a été publiée en France, en 1961-1962, il n'y a pas eu une seule revue ou un seul groupe possédant des intérêts politiques qui en ait parlé. Vous voyez bien. Dans aucune revue marxiste, dans aucun journal de gauche, rien. Les seuls qui en aient parlé ont été Barthes et Blanchot, très importants tous deux, bien sûr, mais plus en littérature qu'en politique. Quand j'ai écrit un texte sur la formation de la médecine clinique, un livre politique selon moi, personne n'en a parlé, vraiment personne. En contrepartie, quand, dans Les Mots et les Choses, j'ai dit que Marx avait pris chez Ricardo ses concepts économiques, alors... Que s'est-il produit ? La frontière politique a changé son tracé, et, maintenant, des sujets comme la psychiatrie, l'internement, la médicalisation d'une population sont devenus des problèmes politiques. Après ce qui s'est passé lors des dix dernières années, les groupes politiques ont été obligés d'intégrer ces domaines à leur action, et ainsi nous nous sommes rejoints, eux et moi, non pas parce que j'avais changé - je ne m'en vante point, je voudrais changer -, mais parce que, dans ce cas, je peux dire avec fierté que c'est la politique qui est venue vers moi ou plutôt qui a colonisé ces domaines qui étaient déjà quasi politiques, mais n'étaient pas reconnus comme tels.

- Vous êtes l'un des écrivains français les plus «radicaux». Pourtant, vous aussi, comme la majeure partie des écrivains de gauche, parlez un langage incompréhensible pour le peuple. L'Histoire de la folie exige une concentration, une connaissance de codes, une disponibilité qui ne peuvent se rencontrer chez un ouvrier qui a huit heures de travail derrière lui. Les écrivains qui soutiennent le peuple n'en sont-ils pas les plus éloignés ?

- L'essentiel n'est pas tant - pour l'action politique de l'écrivain - d'être compris de tous que d'être compris de ceux dont on parle. Je veux dire que si l' Histoire de la folie peut être lue par les psychiatres, par les psychologues, par les infirmiers, par les malades mentaux et si, pour eux, ce livre signifie quelque chose et les touche, alors l'essentiel est atteint. Si les ouvriers ne le comprennent pas, ce n'est pas grave. Ça le serait si le livre parlait de la condition ouvrière en France.

- Les écrivains de gauche s'en prennent volontiers à la petite bourgeoisie, cible semblable à celle des aristocrates. Vu que le mépris est le même et la cible commune, il semble que ces écrivains soient des aristocrates qui se donnent bonne conscience par une garantie populaire. En revanche, vous vous en prenez rarement à la petite bourgeoisie. Est-ce voulu ?

- Oui. Vous avez raison. Cette attitude des intellectuels, je la rattacherais à la tradition baudelairienne : c'est le dandysme inhérent à tout intellectuel. Quelque chose de parfaitement odieux. Il est plus facile de s'en prendre à la petite bourgeoisie dans ses formes d'existence et dans ses idées qu'à des ennemis plus importants et plus sérieux.