"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
La maison des fous
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II texte n°146

«La casa della follia» («La maison des fous»), in Basaglia (F.) et Basaglia-Ongardo (F.), Crimini di pace, Turin, Einaudi, 1975, pp. 151-169. (Ce texte reprend en lui ajoutant des développements le résumé du cours de l'année 1974 du Collège de France ;  voir infra no 143.)

Dits Ecrits Tome II texte n°146

Au fond de la pratique scientifique, il y a un discours qui dit : «Tout n'est pas vrai ;  mais en tout point, et à tout moment, il y a une vérité à dire et à voir, une vérité qui sommeille peut-être mais qui n'attend que notre regard pour apparaître, notre main pour être dévoilée ;  à nous de trouver la bonne perspective, l'angle convenable, les instruments qu'il faut, car, de toute façon, elle est là et elle est là partout.» Mais nous trouvons aussi profondément ancrée dans notre civilisation cette idée à laquelle la science répugne, et la philosophie avec elle : que la vérité, comme l'éclair, ne nous attend pas partout où nous avons la patience de la guetter et l'habileté de la surprendre ;  mais qu'elle a des instants propices, des lieux privilégiés non pas seulement pour sortir de l'ombre, mais bel et bien pour se produire ;  s'il y a une géographie de la vérité, c'est celle des sièges où elle réside (et non pas simplement des lieux où on se place pour la mieux observer) ;  sa chronologie, c'est celle des conjonctions qui lui permettent d'arriver comme un événement (et non pas celle des moments dont il faut profiter pour l'apercevoir, comme entre deux nuages). On pourrait trouver dans notre histoire toute une «technologie» de cette vérité : repérage de ses emplacements, calendrier de ses occasions, savoir des rituels au milieu desquels elle se produit.

Exemple de cette géographie : Delphes, où la vérité parlait, ce qui étonnait les premiers philosophes grecs ;  les lieux de retraite dans le monachisme ancien ;  plus tard, la chaire du prédicant ou du magistère, l'assemblée des fidèles. Exemples de cette chronologie : celle qu'on trouve très élaborée dans la notion médicale de crise, et qui est restée si importante jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. La crise, telle qu'elle était conçue et mise en oeuvre, ce n'est pas exactement le moment où la nature profonde de la maladie remonte à la surface et se laisse voir ;  c'est le moment où le processus maladif, par sa propre énergie, se dégage de ses entraves, se libère de tout ce qui pouvait l'empêcher d'aboutir, et, en quelque sorte, se décide : se décide à être ceci plutôt que cela, décide de son avenir (favorable ou défavorable). Mouvement autonome, en un sens, mais auquel le médecin peut et doit participer : il doit réunir autour d'elle toutes les conjonctions qui lui sont favorables, la préparer donc, l'invoquer, la susciter ;  mais il doit aussi la saisir comme une occasion, y insérer son action thérapeutique et engager avec elle le combat au jour qui est le plus favorable.

Sans doute, la crise peut se dérouler sans le médecin, mais, si le médecin veut intervenir, ce doit être selon une stratégie qui s'ordonne à la crise comme moment de vérité, quitte à amener subrepticement ce moment à une date qui lui est favorable à lui, le thérapeute. Dans la pensée et la pratique médicale, la crise était à la fois moment fatal, effet d'un rituel et occasion stratégique.

Dans un ordre tout autre, l'épreuve judiciaire était aussi une manière de ménager la production de la vérité. L'ordalie qui soumettait l'accusé à une épreuve ou le duel qui confrontait accusé et accusateur (ou leurs représentants) n'étaient pas une manière fruste et irrationnelle de «détecter» la vérité et de savoir ce qui s'était réellement passé dans l'affaire en litige ;  c'était une manière de décider de quel côté Dieu plaçait actuellement le supplément de chance ou de force qui faisait le succès d'un des deux adversaires ;  ce succès, s'il était acquis régulièrement, indiquait au profit de qui devait se faire la liquidation du litige. Et la position du juge n'était pas celle de l'enquêteur cherchant à découvrir une vérité cachée, et à la restituer exactement ;  il avait à organiser sa production, à authentifier les formes rituelles dans lesquelles elle avait été suscitée. La vérité, c'était l'effet produit par la détermination rituelle du vainqueur.

On peut donc supposer dans notre civilisation, et courant au long des siècles, toute une technologie de la vérité, que la pratique scientifique et le discours philosophique ont peu à peu disqualifiée, recouverte et chassée. La vérité n'y est pas de l'ordre de ce qui est, mais de ce qui arrive : événement. Elle n'est pas constatée mais suscitée : production au lieu d'apophantique. Elle ne se donne pas par la médiation d'instruments, elle se provoque par des rituels ;  elle est attirée par des ruses, on la saisit selon des occasions : stratégie et non pas méthode. De cet événement ainsi produit à l'individu qui le guettait et qui en est frappé, le rapport n'est pas de l'objet au sujet de connaissance, c'est un rapport ambigu, réversible, belliqueux de maîtrise, de domination, de victoire : un rapport de pouvoir.

Bien sûr, cette technologie de la vérité-événement-rituel-épreuve semble avoir disparu depuis longtemps. Mais elle a été durable, noyau irréductible à la pensée scientifique. L'importance de l'alchimie, son entêtement à ne pas disparaître malgré tant d'échecs et de si indéfinies répétitions, le pouvoir de fascination qu'elle a exercé tiennent sans doute à ceci : elle a été l'une des formes les plus élaborées de ce type de savoir ;  elle ne cherchait pas tellement à connaître la vérité qu'à la produire selon une détermination des moments favorables (d'où sa parenté avec l'astrologie), en suivant des prescriptions, des règles de comportements et d'exercice (d'où ses liens avec la mystique) et en se proposant pour fin une victoire, une maîtrise, une souveraineté sur un secret plutôt que la découverte d'une inconnue. Le savoir alchimique n'est vide ou vain que si on l'interroge en termes de vérité représentée ;  il est plein si on le considère comme un ensemble de règles, de stratégies, de procédures, de calculs, d'agencements qui permettent d'obtenir rituellement la production de l'événement «vérité».

On pourrait faire aussi selon cette perspective une histoire de l'aveu, dans l'ordre de la pénitence, de la justice criminelle et de la psychiatrie. Un «bon sens» (qui, en fait, repose sur toute une conception de la vérité comme objet de connaissance) réinterprète et justifie la recherche de l'aveu en disant : si le sujet lui-même avoue son crime, ou sa faute, ou son désir fou, c'en est bien la meilleure preuve, le signe le plus certain, Mais, historiquement, bien avant de passer pour une preuve, l'aveu était la production d'une vérité à l'issue d'une épreuve et selon des formes canoniques : confession rituelle, supplice, question. Dans cette sorte d'aveu - tel qu'on le voit recherché dans les pratiques religieuses, puis judiciaires du Moyen Âge -, le problème n'était pas qu'il soit exact, et qu'il vienne s'intégrer comme élément supplémentaire aux autres présomptions, c'était tout simplement qu'il soit fait, et selon les règles. La séquence interrogatoire-aveu, qui est si importante dans la pratique médico-judiciaire moderne, oscille en fait entre un vieux rituel de la vérité-épreuve ordonné à l'événement qui se produit, et une épistémologie de la vérité-constat ordonnée à l'établissement des signes et des preuves.

Le passage de la vérité-épreuve à la vérité-constat est sans doute l'un des processus les plus importants dans l'histoire de la vérité. Encore le mot «passage» n'est-il pas le bon. Car il ne s'agit pas de deux formes étrangères l'une à l'autre qui s'opposeraient et dont l'une parviendrait à triompher de l'autre. La vérité-constat dans la forme de la connaissance n'est peut-être qu'un cas particulier de la vérité-épreuve dans la forme de l'événement. Événement qui se produit comme pouvant être en droit indéfiniment répétable partout et toujours ;  rituel de production qui prend corps dans une instrumentation et une méthode accessibles à tous et uniformément efficaces ;  issue qui désigne un objet permanent de connaissance et qui qualifie un sujet universel de connaissance. C'est cette production singulière de vérité qui, petit à petit, a recouvert les autres formes de production de la vérité ou, du moins, a fait valoir sa norme comme universelle.

L'histoire de ce recouvrement serait à peu près l'histoire même du savoir dans la société occidentale depuis le Moyen Âge : histoire non de la connaissance, mais de la manière dont la production de la vérité a pris la forme et s'est imposé la norme de la connaissance. On peut sans doute indiquer trois repères dans ce processus. D'abord, l'établissement et la généralisation de la procédure d'enquête dans la pratique politique et dans la pratique judiciaire (civile ou religieuse) : procédure dont l'issue se détermine par l'accord de plusieurs individus sur un fait, un événement, une coutume qui peuvent, dès lors, être considérés comme notoires, c'est-à-dire pouvant et devant être reconnus : faits connus parce que reconnaissables par tous. La forme juridico-politique de l'enquête est corrélative du développement de l'État et de la lente apparition aux XIIe et XIIIe siècles d'un nouveau type de pouvoir politique dans l'élément de la féodalité. L'épreuve était un type de pouvoir-savoir à caractère essentiellement rituel ;  l'enquête est un type de pouvoir-savoir essentiellement administratif. Et c'est ce modèle qui - à mesure que se développaient les structures de l'État - a imposé au savoir la forme de la connaissance : un sujet souverain ayant fonction d'universalité et un objet de connaissance qui doit être reconnaissable par tous comme étant déjà là. Le deuxième grand moment se situerait à l'époque où cette procédure juridico-politique a pu prendre corps dans une technologie permettant une enquête de nature. Cette technologie, c'était celle d'instruments non plus destinés à repérer le lieu de la vérité, à hâter et à faire mûrir son moment, mais à la saisir n'importe où et n'importe quand ;  des instruments ayant pour fonction de franchir la distance ou de lever l'obstacle qui nous sépare d'une vérité qui nous attend partout et nous a attendus de tout temps. Ce grand renversement technologique date sans doute du moment de la navigation, des grands voyages, de cette immense «inquisition» qui ne portait plus sur les hommes et leurs biens, mais sur la terre et ses richesses ;  elle date de la conquête de la mer plus encore que des terres. Du navire, élément indéfiniment mobile, le navigateur doit savoir en chaque point, à chaque instant où il se trouve ;  l'instrument doit être tel que nul instant ne sera privilégié et que toutes les préséances de lieu seront effacées. Le voyage a introduit l'universel dans la technologie de la vérité ;  il lui a imposé la norme du «n'importe quand», du «n'importe où» et, par conséquent, du «n'importe qui». La vérité n'a plus à être produite ;  il faudra bien qu'elle se présente et qu'elle se représente chaque fois qu'on la cherchera.

Enfin, troisième moment, dans les dernières années du XVIIIe siècle, lorsque, dans l'élément de la vérité constatée par des instruments à fonction universelle, la chimie et l'électricité ont permis de produire des phénomènes. Cette production de phénomènes dans l'expérimentation est au plus loin de la production de vérité dans l'épreuve : car ils sont répétables, ils peuvent et doivent être constatés, contrôlés, mesurés. L'expérimentation n'est rien d'autre qu'une enquête sur des faits artificiellement provoqués ;  produire des phénomènes dans un appareillage de laboratoire, ce n'est pas susciter rituellement l’événement de la vérité ;  c'est une manière de constater une vérité à travers une technique dont les entrées sont universelles. Désormais, la production de vérité a pris la forme de la production de phénomènes constatables pour tout sujet de connaissance.

On le voit, cette grande transformation des procédures de savoir accompagne les mutations essentielles des sociétés occidentales : émergence d'un pouvoir politique qui a la forme de l'État ;  extension des relations marchandes à l'échelle du globe ;  mise en place des grandes techniques de production. Mais on le voit aussi : il ne s'agit pas dans ces modifications du savoir d'un sujet de connaissance qui serait affecté par les transformations de l'infrastructure ;  mais bien de formes de pouvoir-et-de-savoir, de pouvoir-savoir qui fonctionnent et prennent effet au niveau de l’«infrastructure» et qui donnent lieu au rapport de connaissance (sujet-objet) comme norme du savoir. Mais comme norme dont il ne faut pas oublier qu'elle est historiquement singulière.

*

On peut bien comprendre dans ces conditions qu'elle * ne s'applique pas sans problème à tout ce qui résiste, ou leurs limites ou leurs incertitudes dans le champ de la connaissance ;  elle met en question la connaissance, la forme de la connaissance, la norme «sujet-objet» ;  elle interroge les rapports entre les structures économiques et politiques de notre société et la connaissance (non pas dans ses contenus vrais ou faux, mais dans ses fonctions de pouvoir-savoir). Crise par conséquent historico-politique.

* «Elle» renvoie certainement à «cette grande transformation des procédures de savoir» (paragraphe précédent, première ligne).

Soit, d'abord, l'exemple de la médecine ;  avec l'espace qui lui est connexe, à savoir l'hôpital. Bien tard encore l'hôpital est resté un lieu ambigu : de constatation pour une vérité cachée et d'épreuve pour une vérité à produire.

Instrument d'observation, l'hôpital devait être le lieu où toutes les maladies pouvaient être classées les unes par rapport aux autres, comparées, distinguées, regroupées en familles ;  chacune pouvait être observée dans ses caractères spécifiques, suivie dans son évolution, repérée dans ce qu'elle pouvait avoir d'essentiel ou d'accidentel.

L'hôpital : jardin botanique du mal, vivant herbier de malades. En lui s'ouvrait un espace d'observation facile et limpide ;  la vérité permanente des maladies ne pouvait plus s'y cacher.

Mais, d'un autre côté, l'hôpital était censé avoir une action directe sur la maladie : non seulement lui permettre de révéler sa vérité aux yeux du médecin, mais de la produire. L'hôpital, lieu d'éclosion de la vraie maladie. On supposait, en effet, que le malade laissé à l'état libre - dans son «milieu», dans sa famille, dans son entourage, avec son régime, ses habitudes, ses préjugés, ses illusions - ne pouvait être affecté que d'une maladie complexe, brouillée, enchevêtrée, une sorte de maladie contre nature qui était à la fois le mélange de plusieurs maladies et l'empêchement pour la vraie maladie de se produire dans l'authenticité de sa nature. Le rôle de l'hôpital était donc, en écartant cette végétation parasite, ces formes aberrantes, non seulement de laisser voir la maladie telle qu'elle est, mais de la produire enfin dans sa vérité jusque-là enclose et entravée. Sa propre nature, ses caractères essentiels, son développement spécifique allaient pouvoir enfin, par l'effet de l'hospitalisation, devenir réalité.

[...] *

* La suite du texte est la reprise du résumé de cours du Collège de France de 1974, à partir du quatrième paragraphe : «L'hôpital du XVIIIe siècle...». Voir infra no 143.