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« Le retour de Pierre Rivière »
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome III Texte n°185

«Le retour de Pierre Rivière» (entretien avec G. Gauthier), La Revue du cinéma, n°312, décembre 1976, pp. 37-42. (Sur le film Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma Soeur et mon frère, de R. Allio, 1976.)

Dits Ecrits Tome III Texte n°185


-  Vous qui avez découvert Pierre Rivière, l'avez-vous reconnu dans le film de René Allio ?

-  Je dirai qu'il n'y avait pas à le reconnaître. Il est là, c'est tout... Ce qui m'avait intéressé dans les documents Rivière, c'était le fait que, justement, il était complètement tombé dans l'oubli très peu de temps après son affaire et malgré le relatif retentissement du crime. Bien que les grands médecins de l'époque se soient intéressés à son cas, il avait entièrement disparu de la jurisprudence médicale. Plus personne n'en avait parlé : il avait posé aux médecins de l'époque une énigme que n'avait pu résoudre aucun d'entre eux, et il se trouvait qu'on pouvait disposer de l'ensemble des pièces du procès et, mieux encore, du Mémoire de Rivière lui-même. Publier le livre était reposer la question Rivière, relancer Rivière après cent cinquante ans de psychiatrie, la découverte de la psychanalyse, la généralisation de la médecine pénale, de la criminologie, c'était dire aux gens de maintenant : le revoilà, qu'est-ce que vous avez à en dire ? Il me semble que le film d'Allio, c'est précisément cette question, mais posée avec plus d'urgence que ne pouvait le faire le livre, puisque, avec cet acteur extraordinaire, Claude Hébert, il avait retrouvé non pas Pierre Rivière, mais quelqu'un qui était le meilleur support possible pour relancer la question : qui est Pierre Rivière ?

-  Le cinéma historique, habituellement, a plutôt tendance à répondre qu'à poser des questions. Le spectateur n'attend-il pas qu'on lui dise plutôt : voilà le vrai Pierre Rivière ?

-  Je ne pense pas que le film se prétende vrai. Le film ne dit pas : voilà Pierre Rivière. Ce qui est fort historiquement, dans l'entreprise d'Allio, c'est qu'il ne s'est pas agi de reconstituer l'affaire Rivière. Il s'est agi, prenant les documents, prenant le mémoire, prenant ce qui a été dit effectivement par quelqu'un qui s'appelait Pierre Rivière, par sa famille, par des voisins, par des juges, de se demander comme on peut, à l'heure actuelle, replacer ces paroles, ces questions, ces gestes dans la bouche, dans le corps, dans le comportement de gens qui ne sont même pas des acteurs professionnels, des paysans du même endroit, qui sont isomorphes à ceux de l'affaire de 1836. Et puis, on relance la question, au plus près de l'endroit où elle avait été posée. L'important, c'est que les gens de la région du tournage aient participé à la fabrication du film, qu'ils aient pris position à l'égard des différents personnages, des différents épisodes, qu'ils aient joué cela, et qu'ils aient, par leur jeu, reposé la question.

-  A travers Les Camisards *, puis Pierre Rivière, est-ce qu'on pourrait décrire une manière de «faire de l'histoire»...

* Film de R. Allio, 1971.

- Si Allio fait vraiment de l'histoire ?

-  Est-ce que Allio fait de l'histoire ? Je ne crois pas. Faire de l'histoire, c'est une activité savante, nécessairement plus ou moins académique ou universitaire. En revanche, faire passer de l'histoire, ou avoir un rapport à l'histoire, ou intensifier des régions de notre mémoire ou de notre oubli, c'est ce que fait Allio, c'est ce que peut faire le cinéma. On pourrait essayer de voir comment les films d'Allio font passer de l'histoire, comment, par exemple, la voix de Jean Cavalier dans Les Camisards peut effectivement, à l'heure actuelle, être réactivée et, en employant exactement les mêmes mots, s'adresser directement aux gens de notre époque, après 1968. Allio ne fait pas voir ce qui s'est passé, il ne réactualise pas des événements, soit sur le mode imaginaire, soit sur le mode de la reconstitution scrupuleuse. Il y a un certain segment de notre histoire qui est ce qu'il est ; quand on le prend, quand on prélève les éléments, qu'on en fait un film, qu'on met les mots dans la bouche des personnages, qu'est-ce qui se produit ?

-  Il y a, dans les deux films historiques d'Allio, au moins deux niveaux de référence : celui, littéraire, des manuscrits, et celui, visuel, de la tradition picturale réaliste. Est-ce que cette double référence contribue à mieux faire passer de l'histoire ?

-  Les deux niveaux se contrarieraient s'il voulait faire une reconstitution. Ça ne se contrarie pas dans la mesure où il convoque, d'une part, et où il fait passer, d'autre part, ces éléments qui constituent notre histoire, et où il y a, en effet, la peinture, c'est-à-dire le système de représentation de la paysannerie tel qu'on peut le trouver chez Millet, un certain regard complètement extérieur, qui saisit d'en haut les paysans, ne leur ôte certainement pas leur intensité mais les fige d'une certaine manière. Il y a ce regard-là, à peu près contemporain de l'affaire Rivière ; il y a la manière dont, à l'époque, des gens comme les médecins, les juges mordent sur ce monde paysan avec son grouillement, ses souffrances. Tout cela doit s'emboîter, s'occulter en partie, laisser apparaître des éléments, pour que la même question reste posée. Il y a, dans les films d'Allio, un côté éternel présent plutôt que répétition historique. C'est l'éternel présent de ce qui est le plus fugitif, c'est-à-dire du quotidien. Il y a tout le problème du quotidien chez Allio où, depuis la dramaturgie brechtienne jusqu'à ce qu'il essaie de faire maintenant et qui est très loin de Brecht, il y a tout de même un élément commun : qu'est-ce que c'est que cette signification forte, dramatique du quotidien, et quel est son mode de présence, permanente, sous la fuite indéfinie de ces micro-événements qui ne méritent même pas d'être racontés et qui tombent quasi hors de toute mémoire ? Mais il y a bien un certain niveau où ça s'inscrit, et il n'y a pas finalement un événement quelconque qui s'est passé au fond de nos campagnes qui, d'une certaine manière, ne s'inscrive encore dans le corps des habitants des villes du XXe siècle. Il y a un petit élément de paysannerie, un petit drame du champ et de la forêt, de l'étable, qui est inscrit quelque part, qui a marqué d'une certaine façon nos corps, et qui les marque encore de façon infinitésimale.

-  Pensez-vous qu'un personnage aussi exceptionnel que Pierre Rivière a permis de mettre en évidence les forces sous-jacentes de l’histoire, celle que Brecht appelle les «forces obscures ?»

-  En un sens, Pierre Rivière est arrivé à court-circuiter et à piéger tous les appareils dans lesquels on a essayé de le prendre. Plutôt, il y a eu double piège : d'un côté, il est arrivé à échapper à tout puisque, finalement, ni la justice ni la médecine ne savaient quoi en faire, et son mémoire, qui avait tout prévu, échappe à toutes les catégorisations et à tous les pièges possibles, et quand on lui demande pourquoi il a tué son petit frère, il répond : «pour devenir si détestable aux yeux de tout le monde, et de mon père en particulier, que mon père ne pourra pas être malheureux lorsque je serai condamné à mort» ; de l'autre ce formidable piège qu'il avait tendu à tout le monde, et qui empêchait qu'on le resaisisse de l'extérieur, a amené sa condamnation, et finalement sa mort, malgré le fait qu'il a été gracié. C'est devant un projet aussi merveilleusement lucide, et c'est surtout devant un texte aussi admirable que certains médecins, les jurés à coup sûr, les juges ont dit : «Ce ne peut pas être un fou, on ne peut pas ne pas le condamner tellement il est merveilleusement lucide, fort, intelligent.» Il a échappé à tous les pièges en piégeant tous les pièges, et lui-même a été piégé. Là, le film d'Allio, par le jeu qu'il établit entre le texte, le mémoire cette voix off - et ce qu'on voit, restitue fort bien ce double piège. D'une part, c'est une espèce de voix qui enveloppe tout le reste, donc tout le film est intérieur à la voix de Rivière, et Rivière n'est pas seulement présent dans le film, il l'enveloppe comme une espèce de pellicule, il hante les frontières extérieures du film ; d'autre part, en faisant intervenir des voix documentaires de journalistes, de juges, de médecins, il restitue le mouvement par lequel Rivière a tout de même été piégé par le discours qu'on tenait sur son propre discours.

-  Il y a l'une de vos formules qu'Allio aime citer à propos de son film, c'est : «Le grain minuscule de l'histoire». Avec une telle vedette, est-ce que, à retardement, le grain n'a pas cessé d'être minuscule ?

-  C'est Blow-Up * si vous voulez, une sorte de phénomène d'éclatement qui se produit dans toutes les entreprises de ce genre comme dans la vie quotidienne. Quand vous ouvrez votre journal, vous lisez par exemple qu'un homme a tué sa femme à la suite d'une dispute : c'est tout simplement la vie quotidienne qui, à un moment donné, à la suite d'un accident, d'une déviation, d'un petit excès, est devenue quelque chose d'énorme, qui va disparaître aussitôt comme un ballon en baudruche. C'est ça, l'affaire Rivière, et c'est bien ça, ce que le film montre : une vie quotidienne, une dispute autour d'un champ, de meubles, de hardes.

* Film de M. Antonioni, 1967 (Foucault et Antonioni avaient discuté de leurs méthodes de travail respectives).

C'est ça, l'inconscient de l'histoire, ce n'est pas une espèce de grande force, de pulsion de vie, de mort. Notre inconscient historique est fait de ces millions, de ces milliards de petits événements qui, petit à petit, comme des gouttes de pluie, ravinent notre corps, notre manière de penser, et puis le hasard fait que l'un de ces micro-événements a laissé des traces, et peut devenir une espèce de monument, un livre, un film.

-  Seulement le hasard ?

-  Le hasard entendu comme une espèce de truc aléatoire qui fait que, parmi tant de documents, ceux-là sont conservés, parmi tant de crimes, quelques-uns sont arrivés jusqu'à la conscience des gens, parmi tant de gestes, de disputes, de rages, de haines, l'un se termine par un crime. Finalement, il y a un écheveau de raisons si compliquées qu'au total c'est bien un phénomène aléatoire qui fait que de cette famille Rivière, avec ses conflits quotidiens, soit sorti, cent cinquante ans après, un film que verront des dizaines et des dizaines de milliers de gens. C'est un aléa qui me fascine beaucoup.

-  On croit pourtant volontiers qu'il y a une certaine intelligence de l'histoire, qu'elle ne sélectionne pas au hasard.

-  On peut bien sûr analyser pourquoi, à un certain moment, on s'est intéressé à ce genre de crimes, pourquoi les problèmes folie et criminalité sont devenus des questions insistantes dans notre culture, pourquoi un drame paysan s'impose à nous. Cette part de hasard donne tout de même une intensité esthétique à ces événements. Des problèmes comme celui-là, à l'époque, il yen a eu plusieurs milliers. pourquoi celui-là a-t-il donné lieu à un assassinat, pourquoi cet assassinat a eu tant de retentissement à l'époque, pourquoi ensuite il a été oublié, totalement oublié, pourquoi un individu comme moi, aimant la poussière, un jour, est tombé sur ce texte ? Et ça, je peux vous le dire, vous dire comment je suis tombé sur ce texte. J'ai fait relever systématiquement toutes les expertises médico-légales portant sur des faits criminels, pour la première moitié du XIXe siècle. Je croyais trouver quelques dizaines de documents, je suis tombé sur des centaines. Accablé devant cette pile de documents, j'ai tout simplement pris le plus gros. Et puis... je ne suis pas tombé sur un certificat médical, je suis tombé sur ce langage extraordinaire qui n'était pas celui d'un médecin. J'ai lu ça dans la soirée, bien sûr, et j'ai été stupéfait. Peut-être que si ça n'avait pas été moi, ça aurait été un autre, puisqu'on commence à s'intéresser à ce genre d'histoires, mais vous voyez bien, tout de même, qu'il y a eu toute une série de merveilleux hasards. L'histoire n'aurait pas eu un tel retentissement, à coup sûr, si l'un des médecins de l'endroit, qui s'appelait Vastel, n'avait pas eu des relations d'élève à maître, avec les grands psychiatres de Paris. Il a fallu vraiment une série de petits machins comme ça. Il y a bien, en gros, une intelligibilité, mais le cheminement du fait même de Pierre Rivière, de sa mère, de son père jusqu'à nous est fait d'un certain nombre de hasards qui donnent beaucoup d'intensité au retour de Rivière.

-  Allio oppose souvent la petite histoire à la grande histoire, c'est-à-dire la vie quotidienne aux événements d'exception. Mais en s'intéressant à la petite histoire, on a bien l'impression qu'on en fait de la grande. Finalement, Pierre Rivière aujourd'hui compte plus que beaucoup de ses contemporains de 1836, autrefois illustres.

-  Bien sûr. C'est là l'une des choses intéressantes qui se passent actuellement : l'un des livres d'histoire qui a eu le plus de succès ces derniers mois, c'est le livre de Le Roy Ladurie sur Montaillou *, dont les personnages sont maintenant présents dans l'historiographie française avec presque autant d'intensité que Mirabeau ou La Fayette. Désormais, on s'intéresse au quotidien. Il y a fort longtemps d'ailleurs que les historiens s'intéressent au quotidien, à l'histoire de la sensibilité, des sentiments, à l'histoire d'une civilisation matérielle qui touche à l'organisation de la vie de tous les jours, mais en termes relativement généraux. Depuis quelques années, on fait resurgir de ce quotidien un peu général - l'habitat, les rapports parents-enfants - des monographies des gens les plus anonymes. Un individu devient une sorte de personnage historique. Ça, c'est nouveau, et le film d'Allio tombe tout à fait dans le courant.

* Le Roy Ladurie (E.), Montaillou, village occitan : de 1294 à 1324, Paris, Gallimard, 1975.

-  On a souvent dit d'Allio qu'il s'intéressait à des personnages en train de changer, et c'est assez clair en ce qui concerne Pierre Rivière. Est-ce qu'on distingue aussi, dans le film, des indices de changement historique, une époque en train de se transformer ?

-  Ce qui se passait à l'époque de Rivière, dans la paysannerie qui avait été encadrée par les vieilles formes très désuètes de la féodalité, c'était l'apparition, après 1789 et après l'Empire, d'un nouveau système de droit. C'était le Code civil entrant à la campagne, avec un rapport très nouveau à la propriété, aux instances judiciaires à la loi, un rapport à la fois embarrassé -les textes n'étaient pas bien connus - et très intense et très avide, puisque c'était après tout la fortune, la richesse, la propriété, les conditions élémentaires de vie qui étaient en question dans tous ces débats. Un problème de droit, donc. Quand on se rappelle que toutes les tragédies classiques sont des tragédies du droit (les tragédies grecques sont toujours des histoires de droit), on peut dire qu'on voit là, au ras d'une histoire campagnarde, archi mesquine, en son début au moins, un rapport qui a l'intensité même du tragique : le rapport de la loi aux hommes.

-  Est-ce que c'est aussi une époque où se mettaient en place ces rapports d'encadrement et de surveillance que vous avez décrits ailleurs ?

-  Oui, certainement. Mais, dans l'affaire Rivière, on ne peut le sentir directement. Ces systèmes de surveillance qui étaient assurés par la police, la justice, la médecine, etc. - et qui sont en même temps des systèmes d'analyse, de compréhension, de mise en intelligibilité des gens et de leurs comportements -, n'ont pas encore pénétré, loin de là, dans les campagnes, et il est très difficile d'analyser. Il est très intéressant, dans le film, de voir comment le juge d'instruction pose les questions, et comment les gens répondent, tantôt complètement à côté, tantôt en ne faisant que répéter la question du juge d'instruction, ne sachant pas jouer le rôle qu'on apprendra ensuite à jouer, qui est de porter sur le criminel un certain nombre de jugements psychologiquement armés.

-  Avec le vagabondage de Rivière, est-ce que nous ne changeons pas de registre ?

-  Ce qui me plaît bien, dans la construction du film, c'est que l'errance est rejetée à la fin, après la condamnation. Il y a une fausse fin du film, et quand Rivière est condamné, le film repart sur cette errance qui a précédé l'arrestation. Le film introduit là une dimension qui fait que Rivière n'est pas pris dans le piège médico-judiciaire qui est arrivé à le condamner ; il part, il fuit, il échappe à tout ça, et il devient ce personnage flottant, hors justice, hors crime, hors société qui est là, à la fois galopant et suspendu. Il y a là comme une apparence d'erreur de construction qui, en fait, permet à Rivière de jaillir hors de l'histoire, hors de la réalité.

- Malgré sa réputation de concret, le cinéma ne réussit-il pas mieux l'errance onirique que l'évocation historique ?

-  On ne peut pas poser au cinéma la question du savoir, il serait tout à fait partie perdante. On peut lui poser d'autres questions. Le cinéma permet d'avoir un rapport à l'histoire, d'instaurer un mode de présence de l'histoire, d'effet de l'histoire très différents de ce qu'on peut avoir par l'écrit. Prenez l'exemple du film de Moatti Le Pain noir *. S'il a eu ce succès et cette importance, c'est dans la mesure où il avait rapport, beaucoup plus qu'un roman, à une histoire qui était d'ailleurs un peu dans la mémoire de tout le monde, c'est-à-dire la vie de la grand-mère. Nos grand-mères ont vécu de cette histoire, et elle fait partie non pas de ce que nous savons, mais de notre corps, de notre manière d'agir, de faire, de penser, de rêver, et, brusquement, ces petits cailloux énigmatiques qui étaient en nous se sont désensablés.

* 1974.

On a retrouvé dans une petite ville de Normandie -c'était après la parution du livre, je n'ai donc pas pu l'y faire figurer -une vieille dame de quatre-vingt-cinq ans qui était née au village même où le crime avait été commis, et qui se souvenait que, lorsqu'elle était enfant, on la menaçait de Pierre Rivière. Là, on a eu une sorte de continuité directe, et elle en avait réellement entendu parler. Pour les autres, c'est d'une autre sorte de mémoire qu'il s'agit, mais elle existe.

-  Pierre Rivière, c'est tout de même un film qui s'appuie sur un livre, ou plutôt qui a fait le détour par un livre pour aller aux sources ?

-  Ce qui me frappe, au contraire, c'est que le film, bien sûr, a utilisé les documents du livre -mais les documents étaient faits pour ça -, mais ce n'est pas pour autant le film du livre, c'est tout autre chose. Nous voulions, dans le livre, reposer la question de Rivière, en rassemblant tout ce qui avait été dit sur Rivière, à l'époque et après. La chanson, par exemple, a existé après : en général, quand un crime venait d'être commis, les imprimeurs de feuilles volantes rééditaient en toute hâte des histoires correspondant à un autre crime. Ces chansons, au début, étaient chantées, mais, au XIXe siècle, ce n'était plus qu'une forme un peu vide, et aussi une justification pour la publication de ces feuilles volantes qui étaient mal vues du gouvernement parce qu'on y glissait aussi des textes politiques. On se rattrapait donc en glissant une petite chanson morale à la fin, un peu comme dans les journaux à scandale. En compilant tout cela, c'est tout de même un livre d'érudition que nous avons fait, et c'est un livre que nous adressions aux psychiatres, aux psychanalystes, à tous ceux qui s'intéressent à ces problèmes, mais, en France au moins, il n'y en a pas un qui a relevé l'espèce de défi que constituait l'affaire de Pierre Rivière. Cela a été bouche cousue, ce qui prouve au moins la conscience qu'ils ont de leurs limites. En revanche, il y a eu une explosion au niveau théâtre, cinéma.

-  Vous avez fait une communication au monde savant, le véritable destinataire a été le monde artistique. On peut se demander pourquoi ?

-  Cette espèce de grande coupure qu'il y avait entre le savoir et l'art est quand même en train de disparaître. On a beaucoup parlé d'une disqualification du savoir ; je dirais que c'est tout le contraire, une requalification du savoir. On disqualifiait simplement certaines formes sclérosées et ennuyeuses de savoir, car il y a actuellement une véritable avidité de savoir. Je ne suis donc pas étonné qu'un livre d'érudition se soit mis à circuler de cette manière, car il y a beaucoup de questions qui sont posées aux détenteurs institutionnels de savoir, et auxquelles ils ne peuvent pas répondre alors qu'elles concernent et touchent nombre de gens. La manière dont les gens actuellement ont un rapport général, disons, à la folie est extrêmement importante, même pour les discours dits savants. Derrière le savoir psychiatrique sur la maladie mentale tel qu'il avait été constitué depuis 1830, il y avait, le supportant et l'alimentant perpétuellement, une espèce de perception de la folie. Depuis une quinzaine d'années, ce rapport à la folie a changé chez les gens avant même de changer chez un certain nombre de psychiatres, et cela pour des raisons où la science intervient peu, Il est certain que le discours savant sur la folie ne pourra plus être le même maintenant, et, dans cette mesure-là, même si aucun psychiatre ne reprend jamais l'affaire Rivière, le fait qu'elle ait été reçue avec une telle intensité amènera les médecins à en tenir compte. À coup sûr, ils en tiennent déjà compte, même sans le savoir, en présence de quelqu'un qui a commis un crime. L'énigme Rivière n'est certainement pas perdue, mais le fait qu'elle reste énigme n'est pas vain, ni sans effets.

-  Est-ce que vous éprouvez, chaque fois que Rivière reprend vie, au théâtre ou au cinéma, une certaine inquiétude ?

-  Nous nous sommes donné comme règle, les gens qui ont travaillé sur le dossier comme moi-même, que ce texte ne nous appartenait pas, que le travail que nous avions fait était tout à la fois notre plaisir et une sorte de devoir obscur, mais que nous n'avions pas à intervenir sur l'utilisation des documents. Quand Allio est venu m'en parler, j'ai été positivement content, car il m'a semblé que, parmi les gens qui posaient le problème de l'histoire et du cinéma, Allio, avec Les Camisards, avait tout de même fait l'une des meilleures choses de ces dernières années. Maintenant que le film est fini, je suis embarrassé pour en parler, parce que je ne crois pas que je puisse bien le voir ; j'ai beau faire, je le vois tout de même à travers le livre, à travers les documents, j'ai donc une perception complètement faussée. D'autre part, j'ai été témoin du travail d'élaboration du film, et c'était la première fois que je voyais un film d'aussi près, si bien que ça a été pour moi une véritable initiation. Je vois maintenant le film-résultat à travers, et cette fabrication, et ce livre, et ma perception est un peu fiévreuse, non pas que je doute de la qualité du film, mais je voudrais intensément me mettre, ne serait-ce que quelques minutes, dans la peau de quelqu'un qui n'aurait pas lu le livre, qui ne saurait rien de l'histoire, et qui entendrait brusquement ces voix étranges, ces acteurs qui n'en sont pas...