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« Foucault étudie la raison d'État »
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome III Texte n°272

«Foucault Examines Reason in Service of State Power» («Foucault étudie la raison d'État» ; entretien avec M. Dillon ; trad. F. Durand-Bogaert), Campus Report, 12e année, no 6,24 octobre 1979, pp. 5-6. (Une version modifiée de cet entretien a été publiée dans The Threepenny Review ; voir infra no 280.)

Dits Ecrits Tome III Texte n°272

- En France, votre travail est connu d'un vaste public, il fait partie de la culture populaire. Ici, votre réputation n'excède pas les cercles universitaires - c'est, semble-t-il, le destin de la plupart des critiques intellectuels aux États-Unis. Comment expliquez-vous cette différence ?

- Depuis 1964, l'université française subit une crise profonde une crise à la fois politique et culturelle. Deux mouvements se sont dessinés : un mouvement animé par les étudiants pour se débarrasser du cadre de la vie strictement universitaire, qui s'identifiait aussi à d'autres mouvements, tels que le mouvement féministe ou le mouvement en faveur des droits des homosexuels. Le second mouvement s'est produit parmi les enseignants hors de l'Université. Il y a eu, parmi eux, une tentative pour exprimer leurs idées dans d'autres lieux -écrire des livres, parler à la radio ou à la télévision. En outre, les journaux français ont toujours manifesté un intérêt plus grand pour ce genre de débat d'idées que les journaux américains.

- Vous avez parlé, dans vos conférences, de la nécessité, pour l'individu, de se réaliser. Aux États-Unis, on voit naturellement se développer, depuis un certain temps, un large mouvement en faveur de l'accomplissement de soi ; c'est un mouvement apolitique, proche des groupes de rencontre ou de groupes comme E.S.T. *, ou d'autres. Y a-t-il une différence entre l'of accomplissement de soi» tel qu'on l'entend ici et ce que cette notion recouvre pour vous ?

* Ehrard Sensitivity Training, psychothérapie de groupe en vogue aux États-Unis.

- En France aussi, il existe un mouvement similaire, qui a la même intensité. J'ai, pour ma part, une approche différente de la subjectivité. Je considère que, depuis les années soixante, la subjectivité, l'identité et l'individualité constituent un problème politique majeur. Il est dangereux, selon moi, de considérer l'identité et la subjectivité comme des composantes profondes et naturelles, qui ne sont pas déterminées par des facteurs politiques et sociaux. Nous devons nous libérer du type de subjectivité dont traitent les psychanalystes, à savoir la subjectivité psychologique. Nous sommes prisonniers de certaines conceptions de nous-mêmes et de notre conduite. Nous devons libérer notre subjectivité, notre rapport à nous-mêmes.

- Vous avez dit quelque chose, dans votre conférence, à propos de la tyrannie de l'État moderne dans son rapport à la guerre et au bien-être social,

- Oui, si nous pensons à la manière dont l'État moderne a commencé à s'intéresser à l'individu - à se préoccuper de sa vie -, l'histoire fait apparaître un paradoxe. C'est au moment même où l'État commençait à pratiquer ses plus grands massacres qu'il s'est mis à se préoccuper de la santé physique et mentale des individus. Le premier grand livre consacré au thème de la santé publique, en France, a été écrit en 1784, cinq ans avant la Révolution et dix ans avant les guerres napoléoniennes. Ce jeu entre la vie et la mort est l'un des principaux paradoxes de l'État moderne.

- La situation est-elle différente dans d'autres sociétés, dans les pays socialistes ou communistes, par exemple ?

- Elle n'est pas très différente, de ce point de vue, en Union soviétique ou en Chine. Le contrôle exercé sur la vie individuelle en Union soviétique est très fort. Rien apparemment, dans la vie de l'individu, ne laisse le gouvernement indifférent. Les Soviétiques ont massacré seize millions de gens pour édifier le socialisme. Le massacre des masses et le contrôle individuel sont deux caractéristiques profondes de toutes les sociétés modernes.

- Il Y a certains critiques, aux États-Unis, qui se préoccupent aussi du problème de la manipulation des individus par l'État et par d'autres institutions. Je pense à Thomas Szasz, par exemple. Quels liens voyez-vous entre votre travail et le leur ?

- Les problèmes dont je traite dans mes livres ne sont pas des problèmes nouveaux. Je ne les ai pas inventés. Une chose m'a frappé dans les comptes rendus qui ont été faits de mes livres aux États-Unis, en particulier dans ce qu'on a écrit sur le livre que j'ai consacré aux prisons. On a dit que j'essayais de faire la même chose qu'Erving Goffman dans son ouvrage sur les asiles * - la même chose, mais en moins bien. Je ne suis pas un chercheur en sciences sociales. Je ne cherche pas à faire la même chose que Goffman. Lui s'intéresse au fonctionnement d'un certain type d'institution : l'institution totale - l'asile, l'école, la prison.

* Goffman (E.), Asylums, New York, Double-day, 1961 (Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Éd. de Minuit, 1968).

Pour ma part, j'essaie de montrer et d'analyser le rapport qui existe entre un ensemble de techniques de pouvoir et des formes : des formes politiques comme l'État et des formes sociales. Le problème auquel s'attache Goffman est celui de l'institution elle-même. Le mien est la rationalisation de la gestion de l'individu. Mon travail n'a pas pour but une histoire des institutions ou une histoire des idées, mais l'histoire de la rationalité telle qu'elle opère dans les institutions et dans la conduite des gens.

La rationalité est ce qui programme et oriente l'ensemble de la conduite humaine. Il y a une logique tant dans les institutions que dans la conduite des individus et dans les rapports politiques. Il y a une rationalité même dans les formes les plus violentes. Le plus dangereux, dans la violence, est sa rationalité. Bien sûr, la violence est en elle-même terrible. Mais la violence trouve son ancrage le plus profond et tire sa permanence de la forme de rationalité que nous utilisons. On a prétendu que, si nous vivions dans un monde de raison, nous pourrions nous débarrasser de la violence. C'est tout à fait faux. Entre la violence et la rationalité, il n'y a pas d'incompatibilité. Mon problème n'est pas de faire le procès de la raison, mais de déterminer la nature de cette rationalité qui est si compatible avec la violence. Ce n'est pas la raison en général que je combats. Je ne pourrais pas combattre la raison.

- Vous dites que vous n'êtes pas un scientifique. Certains prétendent que vous êtes un artiste. Mais j'étais présent lorsqu'un étudiant est venu vous voir avec un exemplaire de Surveiller et Punir et vous a demandé de le lui dédicacer. Vous avez répondu : «Non, seuls les artistes doivent signer leurs oeuvres. Et je ne suis pas un artiste.»

- Un artiste ? Lorsque j'étais adolescent, je n'ai jamais pensé à devenir écrivain. Quand un livre est une oeuvre d'art, c'est quelque chose d'important. Quelqu'un comme moi doit toujours faire quelque chose, changer ne serait-ce qu'une petite parcelle de la réalité -écrire un livre sur la folie, transformer la part la plus infime de notre réalité, modifier les idées des gens.

Je ne suis pas un artiste et je ne suis pas un scientifique. Je suis quelqu'un qui essaie de traiter la réalité à travers ces choses qui sont toujours - ou du moins, souvent - éloignées de la réalité.

- Vous avez, je crois, travaillé et enseigné en Suède, en Pologne, en Allemagne et en Tunisie. Avoir travaillé dans ces pays a-t-il eu sur vous une grande influence ?

- À cause de mes intérêts théoriques, le temps que j'ai passé en Suède, en Pologne et en Allemagne -dans ces pays dont les sociétés, tout en étant proches de la mienne, sont un peu différentes -a été très important. Ces sociétés me sont apparues, parfois, comme une exagération ou une exacerbation de la mienne. Entre 1955 et 1960, la Suède était, sur le plan du bien-être social et politique, très en avance sur la France. Et un certain nombre de tendances qui, en France, n'étaient pas perceptibles me sont apparues là-bas -tendances auxquelles les Suédois eux-mêmes restaient aveugles. J'avais un pied dix ans en arrière et l'autre dix ans en avant.

J'ai vécu en Pologne pendant une année. D'un point de vue psychologique et culturel, il existe un lien profond entre la Pologne et la France, mais les Polonais vivent dans un système socialiste. La contradiction m'est apparue très clairement.

Les choses, cependant, auraient été différentes si j'étais allé en Union soviétique. Là-bas, sous l'effet d'un système politique qui se maintient depuis plus de cinquante ans, la conduite des gens est bien davantage modelée par le gouvernement.

- Lorsque vous dites que la conduite des gens est modelée, doit-on comprendre que c'est là un phénomène inévitable ou croyez-vous qu'il y a quelque chose, chez les êtres humains, qui résiste à ce modelage ?

- Dans les sociétés humaines, il n'y a pas de pouvoir politique sans domination. Mais personne ne veut être commandé -même si les exemples sont nombreux de situations dans lesquelles les gens acceptent la domination. Si nous examinons, d'un point de vue historique, la plupart des sociétés que nous connaissons, nous constatons que la structure politique est instable. Je ne parle pas des sociétés non historiques -des sociétés primitives. Leur histoire ne ressemble en rien à la nôtre. Mais toutes les sociétés qui appartiennent à notre tradition ont connu l'instabilité et la révolution.

- Votre thèse concernant le pouvoir pastoral se fonde sur l'idée, développée dans l'Ancien Testament, d'un Dieu qui surveille et protège un peuple qui obéit. Mais que faites-vous de l'époque où les Israélites n'obéissaient pas ?

- Le fait que le troupeau ne suive pas le berger est assez normal. Le problème est de savoir comment les gens vivent leur rapport à Dieu. Dans l'Ancien Testament, le rapport des juifs à Dieu se traduit par la métaphore du Dieu-berger. Dans la cité grecque, le rapport des individus à la divinité ressemble plutôt au rapport qui existe entre le capitaine d'un navire et ses passagers.

- C'est un phénomène très bizarre -et ce que je vous dis va peut-être vous surprendre -, mais il me semble que, même si bon nombre de vos hypothèses paraissent contradictoires, il y a quelque chose de très convaincant dans votre démarche et dans vos convictions.

- Je ne suis tout bonnement pas historien. Et je ne suis pas romancier. Je pratique une sorte de fiction historique. D'une certaine manière, je sais très bien que ce que je dis n'est pas vrai. Un historien pourrait très bien dire de ce que j'ai écrit : «Ce n'est pas la vérité.» Pour dire les choses autrement : j'ai beaucoup écrit sur la folie, au début des années soixante -j'ai fait une histoire de la naissance de la psychiatrie. Je sais très bien que ce que j'ai fait est, d'un point de vue historique, partial, exagéré. Peut-être que j'ai ignoré certains éléments qui me contrediraient. Mais mon livre a eu un effet sur la manière dont les gens perçoivent la folie. Et, donc, mon livre et la thèse que j'y développe ont une vérité dans la réalité d'aujourd'hui.

J'essaie de provoquer une interférence entre notre réalité et ce que nous savons de notre histoire passée. Si je réussis, cette interférence produira de réels effets sur notre histoire présente. Mon espoir est que mes livres prennent leur vérité une fois écrits - et non avant.

Comme je ne m'exprime pas très bien en anglais, le genre de propos que je tiens ici va faire dire aux gens : «Vous voyez, il ment.» Mais permettez-moi de formuler cette idée autrement. J'ai écrit un livre sur les prisons. J'ai essayé de mettre en évidence certaines tendances dans l'histoire des prisons. «Une seule tendance», pourrait-on me reprocher. «Alors ce que vous dites n'est pas tout à fait vrai.»

Mais il y a deux ans, en France, il y a eu de l'agitation dans plusieurs prisons, les détenus se sont révoltés. Dans deux de ces prisons, les prisonniers lisaient mon livre. Depuis leur cellule, certains détenus criaient le texte de mon livre à leurs camarades. Je sais que ce que je vais dire est prétentieux, mais c'est une preuve de vérité -de vérité politique, tangible, une vérité qui a commencé une fois le livre écrit.

J'espère que la vérité de mes livres est dans l'avenir.