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« Préface » in Jackson (B.), Leurs prisons. Autobiographies de prisonniers américains,
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II Texte n°144


Préface, in Jackson (B.), Leurs prisons. Autobiographies de prisonniers américains, Paris, Plon, 1975, pp. I-VI.

Dits Ecrits Tome II Texte n°144

Le livre que voici est fait d'entretiens avec des détenus, que Bruce Jackson a enregistrés dans plusieurs prisons du Texas. Ou plutôt, il est fait de longs monologues, relancés de temps en temps par des questions à peine perceptibles. Ce grand déferlement d'histoires, de souvenirs, de fables, de détails infimes et d'énormités, de défis, de rage, d'éclats de rire a de quoi nous étonner, nous qui sommes habitués en fait de crimes à la pudeur des aveux difficilement concédés, en fait de prison à l'interdiction de voir et d'entendre. L'Amérique, sans doute, le Texas, peut-être ?

Nous autres, Européens, nous vivons dans la continuité de notre histoire. L'Amérique, elle, vit perpétuellement la naissance et la mort de la loi. Nos catégories sont celles de la victoire et de la défaite. Les siennes sont celles de la violence et de la légalité. Notre personnage imaginairement surchargé, c'est le chef de guerre ou le soldat. Le sien, c'est le shérif.

Mais alors qu'au pays du western on voyait, sur fond de violence et d'appropriation sauvage, se recomposer par la grâce du «justicier» la loi morale et l'ordre tout court, entre Dallas et Houston, au pays de Bonnie et Clyde, la loi se corrompt, se dissout, pourrit, crève ; et de son cadavre ensoleillé naît en plein vacarme l'essaim des crimes, grands et petits, mais tous volubiles.

*

Nous sommes peut-être plus texans que nous ne croyons. Là-bas, disait Claude Mauriac, la politique, la police et le milieu ne font qu'un. Le point de son ironie retenue portait très certainement sur ce «là-bas».

Ce que montre bien Leurs prisons, c'est que les murs de la prison doivent leur formidable pouvoir moins à leur imperméabilité matérielle qu'aux fils innombrables, aux mille canaux, aux fibres infinies et entrecroisées qui les traversent. La force de la prison, c'est l'incessante capillarité qui l'alimente et la vide ; elle fonctionne grâce à tout un système de vannes grandes et petites qui s'ouvrent et se ferment, aspirent, recrachent, déversent, reversent, avalent, évacuent. Elle est placée dans un fouillis d'embranchements, de boucles, de voies de retour, de sentiers qui entrent et sortent. Il ne faut pas voir en elle la hautaine forteresse qui se referme sur les grands seigneurs de la révolte ou sur une sous-humanité maudite, mais la maison passoire, la maison de passe, l'inévitable motel. À l'échelle du continent, du Texas en Californie ou à Chicago, les mêmes se retrouvent et retrouvent ceux qu'ils ont connus, à Chicago, en Californie et au Texas. Eux, ou leurs traces, ou leurs souvenirs, ou leurs amis, ou leurs ennemis. On pense à ces photos de nuit où les phares qui se sont succédé à toute vitesse laissent un réseau de traits blancs et immobiles. Sur tous les États-Unis, cette toile d'araignée. Quatre grandes autoroutes pour conduire à la prison: la drogue, la prostitution, le jeu, les chèques. Délinquance de rupture ? Non pas. Mais dérivation plus ou moins rapide à partir du toléré, du demi-légal, du partiellement illicite ; branchement sur un trafic accepté, protégé, intégré à toutes les activités «honnêtes», et dont les prisonniers sont à la fois la main-d'oeuvre fiévreuse, les sous-traitants rusés et aveugles, les plus faciles victimes. On dit aisément - soit pour les psychiatriser, soit pour les héroïser - qu'ils sont des «marginaux». Mais les marges où ils circulent ne sont pas marquées par les frontières de l'exclusion ; elles sont les espaces discrets et assourdis qui permettent au profil le plus honorable de s'étendre, à la loi la plus austère de s'appliquer. Ce qu'un certain lyrisme appelle les «marges» de la société, et qu'on imagine comme un «dehors», ce sont les écarts internes, les petites distances interstitielles qui permettent le fonctionnement. Les mille récits des interlocuteurs de Jackson sont, sur ce point encore, éloquents, même lorsqu'il s'agit du braquage, c'est-à-dire d'une pratique de délinquance qui représente un degré de rupture bien supérieur au train-train quotidien de la prostitution, ou de l'escroquerie, ou du jeu. Lisez l'histoire du gangster qui, tôt le matin, avait été faire un supermarché encore presque vide ; les premières clientes le prennent pour le caissier, il leur rend la monnaie et fait faire un reçu au directeur bâillonné. Ou du caissier, à qui on prend l'argent mais pas les chèques, qui remercie les voleurs et leur demande, tant qu'à faire, que ce soient eux qui reviennent la prochaine fois.

Patrons, caissiers, assureurs, policiers, braqueurs, chacun joue son rôle et suit son trajet selon un circuit bien balisé. Et qui est parfaitement toléré - là est l'important - non pas par les «gens» ou l’«opinion» (dont on s'ingénue au contraire à faire croître la peur), mais par ceux qui détiennent et l'argent et le pouvoir.

La loi et l'ordre - américains ou européens - ont leurs franges, qui ne sont pas des régions rétives ou mal contrôlées qu'ils chercheraient à arracher aux adversaires ; elles sont pour eux les conditions de leur exercice réel. Pour rendre collectivement acceptable ce rapport de pouvoir qu'est la loi, il faut que soit entretenu avec soin, et organisé comme un danger permanent, l'illégalisme de la délinquance. L'amour de la loi, ou du moins la docilité générale, s'achète au prix de ces complicités finalement peu coûteuses. Le théâtre police-délinquance, qui occupe une si large place dans tout ce qui se lit et se voit depuis le XIXe siècle, est l'un des compléments et des contrepoids indispensables du suffrage universel. Pour que la loi puisse valoir aisément dans sa violence secrète, pour que l'ordre puisse imposer ses contraintes, il faut qu'il y ait, non pas aux frontières extérieures, mais au centre même du système, et comme une espèce de jeu pour tous ses rouages, ces zones de «danger» qui sont silencieusement tolérées, puis brusquement magnifiées par la presse, la littérature policière, le cinéma. Et il importe peu, finalement, que le criminel y soit présenté comme un héros de la révolte pure, ou comme un monstre humain à peine sorti des forêts, pourvu qu'il fasse peur.

*

Or c'est là où la formidable ironie, l'allégresse noir et rouge des récits recueillis par Bruce Jackson prennent leur sens.

Une tradition qui s'était formée au XIXe siècle et dont toutes les traces ne sont pas encore effacées en Europe organisait sur deux registres le discours que la délinquance tenait sur elle-même. D'une part, nous autres délinquants, nous sommes les produits de la société: produits, puisque dans sa cruauté elle nous a exploités, rejetés, exclus, contraints malgré nous à la violence et poussés à la guerre ; produits aussi puisque nous lui ressemblons: notre violence, c'est la sienne, et s'il y a en nous une part de méchanceté et de folie, c'est celle qu'elle y a déposée de ses propres mains. Nous sommes pour elle des descendants qui lui ressemblent trop pour qu'elle ne nous haïsse pas. Mais si le délinquant est un «produit», la délinquance elle-même, dans son geste, est représentée comme une révolte: la vraie guerre sociale - le vol opposé à cet autre vol qu'est la propriété, le meurtre retourné contre cette mort lente ou rapide des massacres de guerre ou à cette usine d'exploitations que la société impose aux individus. En somme, le délinquant-victime et la délinquance-rupture.

Dans le livre que voici, c'est un discours tout inverse qui est tenu. Ce que disent, sans cesse, les prisonniers de Bruce Jackson, c'est que la délinquance elle-même, dans ses circuits et ses procédures, dans ses escroqueries, ses vols, et ses meurtres, fonctionne au total pour le plus grand profit et le meilleur rendement du système ; que tous les braquages sont tolérés, la prostitution et les jeux sont aménagés, qu'il y a partout des ouvertures pour la drogue et pour l'escroquerie, que tout est possible et même dessiné en pointillé ; que la police y a toujours part. Mais, finalement, ce qui fait le délinquant (le délinquant obstiné et multirécidiviste auquel s'est adressé Jackson), c'est moins le pathétique d'une situation commune avec tant d'autres qu'une sorte de singulière force dans l'ironie. C'est qu'il en rajoute, qu'il en fait plus, qu'il ne peut pas s'arrêter, joueur plutôt que jouet. S'il y a une subversion dans tout cela, ce n'est pas dans la forme même d'une délinquance qui serait révolte, mais dans l'intensité d'un acharnement, dans une série de répétitions, dans une course frénétique qui finit par faire sauter les portes les mieux ouvertes, les canaux les plus larges. Et du coup apparaît la chose scandaleuse, l'intolérable vérité qu'il faut étouffer en faisant disparaître définitivement le coupable: c'est que tout avait été aménagé, du haut en bas du système, pour que fonctionnent les illégalismes et que les délinquances les plus profitables se multiplient. Ce n'est pas en se retournant contre la loi établie, c'est en tirant indéfiniment sur les illégalismes aménagés que les détenus texans interrogés par Jackson font scandale, politiquement. Et cet effet politique ne peut être dissocié du rire énorme qui traverse tous ces récits. Pas d'aveu, jamais un cri d'innocence, ni la moindre justification. Mais l'accumulation, le festin, l'orgie de délits, la surcharge, la fiction sans doute, l'overdose des faits et de la «geste» que racontent inlassablement ces Pantagruels de la criminalité. C'est la délinquance enragée, Margot la Folle, riant aux éclats et traînant, accrochés à ses oripeaux de travesti, à son attirail de braqueur, à sa mitrailleuse de gangster, les shérifs, les policiers, les lieutenants, les maires et les sénateurs - tout le personnel au front bas du law and order. Comptez combien de hold-up ont pu faire Bob et Ray, combien de fois la Grosse Sal s'est fait coffrer, combien de combines Websler a mises sur pied, combien de fois Bebop a été faire sa provision d'héroïne, combien de pigeons Slim a plumés avec ses dés, combien de fois Maxwell s'est fait baiser.

*

La forme traditionnelle du scandale en France et sans doute en Europe, c'était l'innocent condamné, et c'était tout l'appareil de justice fonctionnant pour imposer et maintenir cette condamnation. Aux États-Unis, c'est l'exagération de la culpabilité du coupable, ce formidable entassement de tout ce qu'il a pu commettre, les larges avenues qui se sont ouvertes devant lui, les tolérances dont il a bénéficié, et finalement la complicité de tout l'appareil non pas dans sa condamnation, mais dans sa criminalité même. D'un côté, Jean Valjean ou Monte-Cristo. De l'autre, Al Capone, Bonnie et Clyde ou la Mafia. Le type du scandale «européen» - disons plutôt du scandale ancien, celui du XIXe siècle -, c'était l'affaire Dreyfus, où tout l'appareil d'État, jusqu'au plus haut niveau, est compromis dans la persécution de celui qui n'était pas coupable. Le type du scandale «américain», c'est le Watergate où d'un délit mineur on remonte de proche en proche au réseau des illégalismes permanents selon lesquels fonctionne l'appareil du pouvoir. Le scandale, dans ce cas, n'était pas que le pouvoir ait voulu couvrir un crime qui lui était utile, il n'était même pas que l'homme le plus puissant du monde ait été un délinquant de droit commun assez vulgaire, mais que son pouvoir se soit exercé et n'ait pu s'exercer quotidiennement que par la délinquance la plus ordinaire. Finie cette criminalité individuelle et totale des rois shakespeariens qui les entourait d'une aura monstrueuse et d'une certaine façon les sacralisait. On est, depuis longtemps, à l'âge où le fonctionnement du pouvoir et la gestion des illégalismes ont partie liée.

Écoutez ces voix criardes, intarissables, féroces, ironiques que Bruce Jackson a enregistrées. Elles ne chantent pas l'hymne des maudits en révolte. Elles font «chanter», au nom de tous les tours qu'ils se sont joués les uns aux autres, la loi et l'ordre, et le pouvoir qui fonctionne à travers eux.