"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google

« Philosophie et vérité »
Michel Foucault 
Dits Ecrits Tome I Texte n°31


«Philosophie et vérité» (entretien avec A. Badiou, G Canguilhem, D. Dreyfus, J. Hyppolite, P. Ricoeur), Dossiers Pédagogiques de la radio-télévision scolaire, 27 mars 1965, pp. 1-11. Voir la notice du no 30.

Dits Ecrits Tome I Texte n°31

Ces émissions ont été récemment rééditées en cassettes vidéo par le Centre national de documentation pédagogique et les éditions Nathan dans la collection «Le temps des philosophes», tandis qu'un numéro des Cahiers philosophiques (hors série, juin 1993) donne une transcription littérale de leur contenu, fort éloignée de la version ici publiée et qui, seule, avait été révisée par les auteurs.


PREMIÈRE PARTIE : (J. Hyppolite et G. Canguilhem)

J. Hyppolite : Il n'y a pas de contradiction entre la proposition : il n'y a pas d'erreur en philosophie et la proposition : il n'y a de vérité que scientifique. Peut-être autrefois pouvait-on parler de vérité en philosophie et de vérité dans les sciences, dans la mesure où les sciences existaient. Mais aujourd'hui, et c'est irréversible, il n'y a vraiment de vérités - au pluriel - que là où il y a science, là où la science les établit.

G. Canguilhem : D'ailleurs, il me semble que, en disant qu'il n'y a pas de vérité philosophique, je n'avais pas voulu dire :

- qu'un philosophe n'a jamais à se préoccuper de savoir s'il dit ou non la vérité ;

- que la philosophie serait étrangère à une recherche concernant la nature, ou le sens, ou l'essence de la vérité.

J. Hyppolite : Justement, il faut faire une différence entre la vérité et l'essence de la vérité. De même qu'on a dit que l'essence de la technique n'est pas technique, de même l'essence de la vérité n'est pas une vérité. C'est une problématique, mais une problématique authentique par rapport aux vérités specialisées des sciences actuelles.

G. Canguilhem : Le rapport de la philosophie à ces vérités que les sciences définissent progressivement est l'objet d'une méditation, d'une recherche dont on ne peut pas dire qu'elle est vraie ou fausse, dans le sens où on parle de vrai ou de faux dans les sciences.

J. Hyppolite : D'ailleurs, tu as dit, dans ton entretien avec Badiou, que les sciences ne concernaient pas un objet total qui s'appellerait nature, univers ou monde. Cet objet total est disloqué dans les sciences. Aujourd'hui, les vérités scientifiques sont essentiellement culturelles, elles n'ont plus rien de cosmologique. C'est ce que Bachelard a bien vu, quand il emploie le mot «cosmique» seulement pour la poésie, pour l'imaginaire, et jamais pour le rationnel. Mais il reste au philosophe un sens de la totalité que nous ne pouvons pas évacuer de notre vie.

G. Canguilhem : C'est la définition même de la philosophie.

J. Hyppolite : Il y a là une base, un terrain qui appartient à la philosophie, bien qu'on ne puisse pas y démêler des vérités ou une vérité. Et c'est l'exploration de ce terrain qui est maintenant en question, et le nom que nous allons lui donner... l'exploration de ce terrain à partir duquel les sciences se développent en rompant avec lui, et auquel il faut bien les ramener quand on veut évaluer la diversité des sciences par rapport à l'existence humaine.

G. Canguilhem : C'est là effectivement la tâche propre de la philosophie. Et cela veut dire que la philosophie doit confronter certains langages spéciaux, certains codes, avec ce qui reste foncièrement et fondamentalement naïf dans l'expérience vécue. La philosophie ne s'adresse spécialement à personne, mais universellement à tous. Et le rapport entre la pensée philosophique et la pensée des différentes disciplines scientifiques est un rapport concret et nullement abstrait ou spécial. Dans cette mesure - et c'est ce que j'ai voulu dire -, la valeur propre de vérité n'est pas celle qui convient à la philosophie. Et si l'on me demande ce que j'appelle «valeur philosophique», je répondrai que je ne vois pas d'autre nom à lui donner que, précisément, «valeur philosophique».

J. Hyppolite : Une explication scientifique n'enlève rien à l'expérience vécue des hommes : plus la science deviendra culturelle, moins elle sera cosmique et totale, plus il y aura besoin de philosophie pour rassembler les hommes. La philosophie sera d'autant plus indispensable que la science sera plus vraie, plus rigoureuse, plus technique, dans un domaine spécial...

G. Canguilhem : Moins les sciences ressemblent à la philosophie, plus, précisément, la nécessité intellectuelle de la philosophie apparaît.

DEUXIÈME PARTIE : (M. Foucault et P. Ricoeur)

M. Foucault : Vous avez dit, dans votre émission, que la fin de la philosophie, le but qu'elle devait se proposer, c'était une sorte de clarification du langage et l'établissement d'une cohérence. Et vous avez parlé du polysémisme fondamental du langage. N'y a-t-il pas là une sorte d'opposition qui recouperait celle qu'on a cru apercevoir entre Hyppolite et Canguilhem, Hyppolite disant qu'il n'y a pas d'erreur en philosophie, et Canguilhem disant qu'il n'y a de vérité que scientifique ? Ne pourrait-on dire que la science serait alors du côté de la cohérence, et la philosophie, du côté de la polysémie ?

P. Ricoeur : Je pense que cette opposition doit être introduite et maintenue à l'intérieur du travail philosophique lui-même. La cohérence n'est pas un but, mais le moyen obligé, le passage imposé à la philosophie et qui la sépare entièrement de la poésie, de la littérature. Mais cette cohérence ne pourra jamais être qu'un idéal formel pour la philosophie, car la philosophie doit être considérée comme ce champ clos où s'affrontent la richesse du langage, qui porte le péril de l'équivoque, et la loi de cohérence, qui est la règle de communication ; comme ce lieu d'affrontement entre une tâche formelle de cohérence et l'effort pour recouvrer, à travers la multiplicité des sens, ce dont il est finalement question en philosophie, dire ce qui est.

M. Foucault : C'est-à-dire que le polysémantisme serait du côté soit de l'ontologie, soit des contenus culturels livrés et transmis par l'histoire, et la cohérence serait du côté de la forme même du discours.

P. Ricoeur : Oui ! Je parlais dans mon émission de communication, cette communication avec soi et avec autrui, c'est le plan formel du discours. Mais je ne pense pas qu'on puisse définir la philosophie par sa propre formalité. Il me semble que la philosophie nous ramène à la question beaucoup plus primitive, à la question en somme primordiale, à la question d'Aristote : «Qu'est-ce qui est ?»

M. Foucault : Mais alors, dites-moi, le polysémantisme est-il seulement une propriété formelle du langage ?

P. Ricoeur : La langue philosophique étant la langue des philosophes, la langue de sa propre histoire, elle ne peut laisser venir le sens même de son discours qu'à travers un débat constant avec les sens hérités.

Donc, un philosophe ne peut promouvoir une problématique nouvelle qu'en débat avec les problématiques anciennes, et cette situation même est une situation équivoque. Et c'est donc à travers cette situation équivoque qu'il doit, lui aussi, pourchasser la polysémie.

TROISIÈME PARTIE : (J. Hyppolite - G. Canguilhem - P. Ricœur M. Foucault - D. Dreyfus)

D. Dreyfus : Vous avez déjà parlé de la question entre vous, je suppose. À mon sens, il y a trois questions liées les unes aux autres dans le problème qui nous occupe aujourd'hui :

- la première question, le premier point, c'est la contradiction apparente - je dis bien «apparente» - entre la proposition d'Hyppolite : «Il n'y a pas d'erreur en philosophie» et la proposition de Canguilhem : «Il n'y a pas de vérité philosophique.» D'ailleurs, la proposition d'Hyppolite a été interprétée par certains : «Le philosophe ne se trompe jamais.» Je pense que ce n'est pas tout à fait cela qu'il a voulu dire ;

- la deuxième question, c'est l'élucidation de la conception de Canguilhem ;

- enfin, la troisième question, qui, à mes yeux, est sous-jacente à toutes les autres, qui en est le sens, c'est la question de la signification de l'entreprise philosophique. Que signifie «philosopher» ?

Ces trois points sont liés, et je crois qu'il faut les regarder ensemble.

J. Hyppolite : Pour ma part, je pense que la contradiction est, en effet, purement apparente. Ce qu'a dit Canguilhem m'a semblé complémentaire de ce que je disais.

G. Canguilhem : À mes yeux non plus il n'existe certainement aucun désaccord. De toute façon, je suis un peu surpris d'avoir été mal compris.

J'ai dit : «Il n'y a pas de vérité philosophique.»

Je n'ai pas voulu dire : «Il n'y a pas de vérité dans une philosophie.» Car un philosophe peut se tromper s'il commet des paralogismes.

J'ai simplement voulu dire ceci : le discours philosophique sur ce que les sciences entendent par «vérité» ne peut pas être dit à son tour vrai. Il n'y a pas de vérité de la vérité.

J. Hyppolite : Cela va plus loin. Je pense que nous pourrions dire que, de même que l'essence de la technique n'est pas technique, l'essence de la vérité n'est pas une vérité.

Alors que, pour Kant, par exemple, l'analytique transcendantale représentait un type de vérité, ce n'est même plus vrai pour nous aujourd 'hui.

Nous sommes dans une anthropologie, qui se dépasse, nous ne sommes jamais dans un transcendantal.

M. Foucault : Oui, mais même l'anthropologique sur lequel malheureusement nous réfléchissons trop souvent, c'est bien précisément un transcendantal qui se voudrait vrai au niveau naturel.

J. Hyppolite : Mais qui ne peut pas l'être.

M. Foucault : Qui ne peut pas l'être : mais à partir du moment où on essaie de définir une essence de l'homme qui pourrait s'énoncer à partir d'elle-même et qui serait en même temps le fondement de toute connaissance possible et de toute limite possible de la connaissance, on est en plein paralogisme.

D. Dreyfus : Finalement, admettez-vous ou non qu'il y a une vérité du discours philosophique comme tel, c'est-à-dire qu'il puisse être dit vrai ou faux ? Ou qu'on puisse dire qu'un système philosophique est vrai ou faux ?

G, Canguilhem : Personnellement, je ne l'admets pas. Je ne vois pas quel est le critère auquel vous pourriez référer un système philosophique pour dire de lui qu'il est vrai ou faux.

M. Foucault : Moi non plus, je ne l'admets pas. Il y a une volonté de vérité...

D. Dreyfus : Si on vise la vérité, même si on ne l'atteint pas, c'est encore la norme de vérité qui est en question. Or, c'est bien de cela qu'il s'agit : la norme de vérité convient-elle à la philosophie ?

G. Canguilhem : Je n'admets pas que la norme de vérité convienne à la philosophie. C'est un autre type de valeur qui lui convient.

P. Ricoeur : Oui, mais n'est-ce pas parce que vous avez commencé par penser le problème de la vérité en termes de norme et de critère ? Je me demande, moi, si la question de la vérité n'est pas la dernière question qu'on puisse se poser, et non la question préalable. Ce n'est pas à partir d'un modèle épistémologique qu'on peut poser le problème de la vérité, mais à partir d'une autre question. Il me semble que la question fondamentale de la philosophie, c'est ce qui est. Alors, si la première question, c'est : «Qu'est-ce qui est ?», question d'Aristote, la théorie de la connaissance est seconde par rapport à la théorie de l'être, et la science elle-même est seconde par rapport à la connaissance. Si bien que ce que vous, vous appelez «valeur», est-ce que nous ne devons pas l'appeler «vérité», si nous définissons la vérité : le recouvrement le plus entier qui soit possible du discours et de ce qui est ?

Si vous accordez qu'il y a un problème de valeur pour la philosophie, le champ dans lequel vous intégrez la valeur scientifique et les autres valeurs, c'est un champ justement où vient se manifester ce que j'appelais tout à l'heure «vérité», à savoir le recouvrement de l'être par son discours.

Alors, vous n'avez jamais qu'une forme, je ne dirai pas déchue, car c'est une forme privilégiée, mais une forme dérivée de la vérité scientifique.

G. Canguilhem : Je pourrais répondre à votre question, d'une certaine manière, en la refusant, c'est-à-dire que je pourrais refuser votre définition de la vérité comme le recouvrement du discours et de ce qui est. Précisément, pour la science, ce qui est, c'est ce qu'elle définit progressivement comme étant le vrai, indépendamment de tout rapport à un être supposé comme terme de référence.

C'est dans la mesure où certaines philosophies ont conservé une sorte de définition réaliste de la vérité, par cette confrontation du discours et de l'Être, que l'on peut admettre que, partant de ce qu'aujourd'hui, dans la science, on entend par vérité, on peut en tirer pour la philosophie cette conclusion qu'elle peut, tout en restant fidèle à son projet fondamental, définir ou tout au moins entrevoir sa propre valeur, sa propre authenticité, sans revendiquer pour elle-même ce concept de vérité dont il est bien entendu qu'elle a à s'occuper dans la mesure où elle est le lieu où la vérité de la science se confronte avec d'autres valeurs telles que les valeurs esthétiques ou les valeurs éthiques.

J. Hyppolite : Canguilhem a dit qu'il n'y avait plus, pour la science, d'objet total, ni nature, ni cosmos, ni univers, et que, à l'heure actuelle, il n'y avait plus de science mais des sciences, c'est-à-dire des aspects extrêmement spécialisés et qui établissent techniquement leur vérité. Mais cette totalité, évacuée par les sciences, c'est en elle que nous sommes, que nous existons, que nous sommes pris.

P. Ricoeur : Mais ce rapport avec la totalité, c'est la question de la vérité. J'entends bien que, historiquement, les philosophies sont contemporaines de certaines formes de science et que, donc, des énoncés philosophiques sont, eux aussi, frappés de vieillissement, en tant qu'ils sont corrélatifs d'un état des sciences. Mais la question même, à savoir que je suis dans ce qui est et que j'éprouve à la fois ma situation, que j'y ai des projets, et que, dans ce rapport de situation à projet, je déploie une certaine lumière dans laquelle un discours est possible, c'est là la question de la vérité ; parce que si nous n'appelons pas cela vérité, mais valeur, le rapport entre les différentes valeurs en jeu dans notre existence va donc se trouver entièrement coupé de cette question de la totalité. Autrement dit, l'idée de totalité, c'est la façon dont je récupère rationnellement ce rapport de mon être à l'être.

QUATRIÈME PARTIE : (J. Hyppolite - G. Canguilhem - P. Ricoeur - A. Badiou - D. Dreyfus)

G. Canguilhem : Il me semble que je n'ai pas dit autre chose à Badiou, quand j'ai dit que la totalité, ce n'était pas du côté de la nature, ou du cosmos, ou du monde que nous la trouvions, mais que c'était précisément l'affaire propre de la philosophie, que les valeurs doivent être confrontées les unes aux autres à l'intérieur même d'une totalité qui ne peut être que présumée. Mais du moment qu'elle ne peut être que présumée et que vous ne pouvez pas, selon moi, lui donner la signification de l'Être au sens aristotélicien, alors il me semble que la tâche propre du philosophe ne relève pas spécifiquement de ce mode de jugement auquel conviennent expressément les valeurs de vrai et de faux.

D. Dreyfus : Que penser alors d'une entreprise comme celle de Descartes ? N'est-il pas question de viser la vérité dans, par exemple, la préface des Principes ?

G. Canguilhem : Oui, mais il se trouve quand même que la préface des Principes, c'est la préface d'un traité de physique et de cosmologie. C'est-à-dire que, pour Descartes, nous nous trouvons en présence d'une philosophie traditionnelle pour laquelle le problème pratique, le problème concret se trouve lié étroitement au problème de la détermination du vrai. Lorsque vous enlevez de la physique, lorsque vous enlevez de la philosophie de Descartes cela précisément qui, aujourd'hui, ne peut plus être dit vrai, qu'est-ce qui vous reste dans la philosophie de Descartes dont vous puissiez précisément dire que c'est une proposition philosophique qui, elle, est vraie ou fausse ?

J. Hyppolite : Serions-nous d'accord pour dire : il n'est plus possible, aujourd'hui, d'avoir une pensée philosophique qui ressemble à l'ontologie ancienne, c'est-à-dire à une théorie préalable de l'Être ; que, donc, il n'y a plus de théologie : qu'il n'y a plus de catégories objectives préexistantes à la science, substituables à une pensée révolutionnaire active ?

G. Canguilhem : Il n'y a pas d'ontologie, il n'y a pas de théologie, il n'y a pas de catégorie objective préexistante à la science... Et parmi mes auditeurs qui ont pu être surpris par ma formule concernant la non-vérité philosophique, il y a précisément ceux pour qui la philosophie est à la rigueur un substitut de la théologie ou ceux qui pensent qu'ils ont désormais le moyen de transformer la philosophie en science.

P. Ricoeur : Mais les catégories objectives dont vous parlez sont déjà une forme dégradée de leur propre question. C'est cette question qu'il faut retrouver. Et s'il y a une question, comment appellerez-vous le rapport que nous avons avec cette question, si ce n'est par un rapport de vérité ? Sinon, vous allez faire du rassemblement des valeurs et de leur confrontation simplement une grandeur culturelle !

Or les cultures font apparaître précisément certaines combinaisons de valeurs et elles sont le milieu historique de la confrontation des valeurs. Mais ce dont il est question, lorsque nous disons avec Descartes - le Descartes du Cogito - «Je pense donc je suis», la question qui est impliquée dans la question «je suis» n'est pas liée à l'histoire d'une culture. Elle est d'une autre dimension.

G. Canguilhem : Elle est peut-être d'une autre dimension. Mais quand vous demandez : ce rapport de la question «que suis-je» à l'Être, ne puis-je appeler cela «vérité» ?, je répondrai que je ne peux pas appeler «vérité» une question. Je pourrais à la rigueur appeler «vérité» une réponse. La question de la vérité est peut-être une question philosophique. Mais une philosophie, dans la mesure où elle se propose comme une réponse à cette question, ne peut pas être classée par rapport à une autre philosophie, donnant une réponse différente, selon le critère du vrai et du faux. Autrement dit, je ne peux pas dire que la philosophie de Kant est vraie, que celle de Nietzsche est fausse. Il y a des philosophies ridicules, des philosophies étroites. Je ne connais pas de philosophie fausse et, par conséquent, je n'en connais pas de vraie.

P. Ricoeur : Mais si nous nous intéressons à la philosophie, c'est parce que chacune a un rapport interne entre ses questions et ses réponses. En dessinant le champ fini de sa vérité propre, elle nous intéresse parce que nous avons la conviction ou l'espoir qu'à travers ces oeuvres finies de l'esprit humain se produit la rencontre avec le même Être. Sans quoi, nous serions schizophrènes. Mais nous n'avons pas en même temps le moyen de montrer qu'il s'agit de la même chose.

C'est pourquoi tout ce que nous pouvons dire, c'est que nous espérons être dans la vérité. Mais nous ne pouvons pas assimiler la vérité à un système philosophique produit par l'histoire de la culture.

A. Badiou : Je voudrais ramener la question sur un terrain peut-être plus élémentaire et plus positif en même temps. Vous avez vous-même montré que la science ne découvre pas la vérité ou ne révèle pas une réalité qui lui serait antérieure, mais qu'elle institue ou constitue à la fois le problème de la vérité et les procédures effectives par quoi, partiellement, ce problème peut recevoir une série de réponses ordonnées. Vous accepteriez donc sans doute de dire que la science n'est pas ce à travers quoi l'homme découvre le vrai, mais qu'elle est historiquement la forme de culture qui institue, sur un terrain valable, le problème du vrai. Si donc vous admettez ainsi que l'homme est, en somme, historiquement producteur de la vérité, sous la forme scientifique, alors, comme pour toute production, se pose le problème de la fin ou du telos du produire. Je serais alors d'accord pour dire que la philosophie n'est pas comme telle une production de vérités, mais qu'elle s'interroge sur la fin ou sur la destination de cet événement producteur particulier qui a surgi dans son histoire.

G. Canguilhem : J'ai d'autant moins de peine à vous accorder ce que vous demandez qu'il me semble que nous l'avions dit au cours de notre entretien. Je crois avoir dit, autant que je me souvienne, que la question de la possibilité de la science n'était pas une question scientifique. Le pourquoi des mathématiques n'était pas une question de mathématicien. La science constitue la vérité sans finalité, sans finalité de la vérité. L'interrogation sur la finalité de la vérité, c'est-à-dire ce qu'on peut en faire, par exemple, dans une pratique, cela est précisément philosophique. Mais il me semble que toute la philosophie moderne, surtout depuis Kant, est caractérisée par ceci, que la connaissance de la vérité n'est pas suffisante pour résoudre la question philosophique totale.

J. Hyppolite : Canguilhem m'accordera sûrement que les sciences parlent un langage techniquement proche d'un langage univoque, et seules constituent des vérités au sens strict du terme. Ce langage, qui a un certain code, qui est institué à partir de certaines conventions expresses, est lui-même lié à un langage naturel. Partons alors de ce langage naturel, qui était sans doute spontanément ontologique avant la philosophie, qui ne peut plus l'être aujourd'hui, mais qui n'en reste pas moins langage naturel. Ce langage naturel est à lui-même son propre code, tandis que tous les autres sont codés par rapport à ce langage. Il reste donc un certain lieu où se rencontrent tous les problèmes techniques de vérité qui sont découverts par les sciences de plus en plus culturelles et spécialisées, lieu dont on part et lieu où on revient. Si j'osais, je dirais que la vraie philosophie, aujourd'hui, est obligée d'être une certaine vulgarisation, dans le meilleur sens du terme. J'entends par là qu'elle est obligée de retraduire ce qui ne se traduira jamais de proche en proche, parce que, même dans les intersections des sciences, ce sont encore des sciences spéciales.

De sorte qu'on a mal compris la pensée de Canguilhem, si on a cru qu'il voulait parler d'une vérité du scientisme, genre l' «avenir de la science». Mais il a, finalement, voulu dire tout le contraire. Il y a des vérités scientifiques et il y a un lieu où germe l'essence de la vérité, l'existence dans son projet total. Mais quelque chose d'irréversible est advenu à la philosophie : on ne peut plus refaire une ontologie, comme Aristote, ou comme Descartes. Il y a quelque chose depuis Kant qui fait que la pensée philosophique est à la fois la plus indispensable et qu'elle ne peut plus revenir à certaines positions.

P. Ricoeur : Et en même temps, je puis parfaitement comprendre de quoi il était question dans les philosophies passées, par conséquent ce que ces philosophes cherchaient, et si l'on peut dire, reprenant votre langage, le lieu d'où elles partaient, le lieu où elles vont, et qui n'est plus un lieu qui nous soit interdit ou fermé.

C'est pourquoi l'histoire de la philosophie n'est pas l'histoire de la science. Vous disiez qu'il n'y a pas d'erreur en philosophie, mais on pourrait dire aussi qu'il n'y a pas de problème, de question qui soient abolis ou périmés, alors que, dans l'histoire des sciences, l'histoire des techniques, il y a vraiment quelque chose qui est définitivement perdu.

Il me semble que non seulement nous pouvons en somme reconnaître dans les philosophes du passé une problématique qui n'est pas périmée, qui n'est pas dépassée, mais que nous pouvons, même sans avoir recours à la norme de vérité, évaluer en somme la portée ou la grandeur ou la force d'un système de philosophie, au sens où vous disiez tout à l'heure qu'il y a des philosophies ridicules, des philosophies étroites, et par conséquent, au sens où l'histoire de la philosophie est originellement sélective et que tout le monde distingue les grands philosophes, les moments importants de cette histoire et les moments secondaires.

A, Badiou : Est-ce que vous accepteriez de dire qu'une philosophie, c'est, en somme, un centre de totalisation de l'expérience d'une époque ? Étant entendu que l'ambiguïté des rapports avec la science naît peut-être de ce que cette totalisation s'efforce de s'opérer dans le cadre d'un code ou d'un langage qui, pour une part, importe ses critères de rigueur, voire de cohérence, de la science.

Dès lors, nous aurions à la fois une définition du projet philosophique, et nous pourrions, je crois, reconnaître la valeur et la signification de ce projet indépendamment de la notion de vérité, au sens strict. Nous disposerions, d'autre part, d'une sorte de norme à l'égard de ce projet, d'une finalité au regard de quoi ce projet prendrait son sens et sa dignité, et, en même temps, nous pourrions peut-être rendre compte des ambiguïtés, des difficultés qui localement se sont produites dans la confrontation entre science et philosophie, dans la mesure où jadis, à diverses époques et peut-être maintenant, la philosophie a pu croire que cette totalisation générale d'expérience d'une époque dans laquelle elle était engagée pourrait se formuler dans un langage analogiquement rigoureux, par rapport au modèle ou paradigme que la science lui fournissait.

Prenons le cas de Descartes, par exemple, avec le concept médiateur de méthode ; il me semble que, dans ce cas, nous réserverions à la philosophie l'originalité constitutive du projet philosophique, nous expliquerions qu'il est d'une certaine manière contemporain du projet scientifique et, en même temps, nous pourrions rendre compte, ce qui me semble fondamental, du concept de grande philosophie, car si nous retirons la norme de vérité, encore faut-il en réintroduire une autre qui nous permette l'évaluation des discours philosophiques.

P. Ricoeur : Oui. En même temps, il ne faut pas laisser retomber ces philosophies à de simples grandeurs culturelles qui seraient des points de concentration historiques sous peine de perdre ce qui était en question dans ces philosophies et du même coup de chasser de l'histoire de la philosophie le sens de la continuité des questions philosophiques, et par conséquent de l'espace dans lequel ces questions sont promues, et d'en arriver simplement à une sorte d'histoire culturelle de la philosophie, au lieu d'une histoire philosophique de la philosophie.

Il faut que l'histoire de la philosophie soit une activité non pas d'historien, mais de philosophe. Il faut que, d'une certaine façon, la reconnaissance d'une question archaïque par un homme d'aujourd'hui se fasse dans un certain espace de rencontre, qui est ce que, peut-être, l'on pourrait appeler justement la vérité de l'être, ou vérité de l'existence.

Et cette reconnaissance est à deux dimensions : d'une part, c'est notre capacité d'entrer dans le dialogue de tous les philosophes et de chacun avec tous - ce qui est justement l'histoire de la philosophie - et, d'autre part, ce que Badiou appelait tout à l'heure le rapport de totalisation avec une époque.

Être dans le discours continu des grands philosophes, être dans la compréhension des questions de mon temps, c'est peut-être là qu'est à la fois l'historicité et la pérennité de la philosophie.

J. Hyppolite : Il me semble qu'il y a deux questions dans ce que disait Badiou, et dont le rapport fait difficulté ; dire qu'une philosophie est un centre de totalisation d'une époque (et c'est bien au fond ainsi que je la conçois pour ma part) et dire aussi qu'elle est un dialogue avec toutes les philosophies, ce sont deux choses assez différentes ; car il se pourrait qu'il y eût dans notre histoire des points de nouveauté essentiels sur le moment, ce qui ne fait pas disparaître le dialogue avec les philosophes du passé. Il se pourrait qu'avant la naissance de la philosophie il y ait eu une certaine façon de poser le problème de la philosophie et de l'Être, et il se pourrait qu'il y ait eu une époque où la science est apparue presque se suffisant à elle-même et une époque où il ne peut même plus y avoir de Newton et peut-être plus d'Einstein, et où la philosophie est obligée encore de se poser d'une autre façon, sans rompre le dialogue avec le passé ; mais cette nouveauté, pour penser une époque, est aussi quelque chose d'essentiel.

A. Badiou : Oui, je suis d'accord, mais il me semble que si la philosophie, au sein même de son projet, doit se médier par sa propre histoire, c'est qu'elle trouve dans cette histoire les instruments qui ont été progressivement forgés, et qui sont ceux de la catégorie de totalité.

Autrement dit, il me semble que c'est la catégorie de totalité comme telle qui fonde la continuité du discours philosophique.

C'est sur l'identité transhistorique de chacune des philosophies historiques que s'appuie le dialogue que nous engageons avec elle.

P. Ricoeur : Oui, moi je suis très sensible à ce qu'Hyppolite disait de la nouveauté ; mais nous nous trompons aussi bien souvent sur la nouveauté ; combien d'époques ont cru qu'elles étaient vraiment en rupture avec ce qui les avait précédées ; or, souvent, c'est même dans un retour à l'archaïsme qu'est la compréhension de la nouveauté, sans quoi nous retomberions dans ce temps de progrès qui n'est certainement pas le temps de la philosophie.

J. Hyppolite : Vous avez raison ; mais ce que je voulais éviter, c'est une conception des problèmes philosophiques tirée d'une philosophia perennis à laquelle je ne crois pas. Je crois au dialogue des philosophes, je crois à la médiation des philosophes, et je crois beaucoup plus à la pensée philosophique que je ne crois à une histoire indépendante de problèmes philosophiques à travers les philosophes.

G. Canguilhem : Je suis d'accord avec la définition qu'a donnée Badiou de la fonction philosophique, comme la totalisation de l'expérience d'une époque. Pourtant, cela ne va pas sans difficultés. S'il est bien vrai qu'il n'y a pas de progrès philosophique, et s'il est vrai aussi que la philosophie est la totalisation de l'expérience d'une époque, dans la mesure où cette expérience contient des modes tels que la science ou l'art ou la technique qui, du moins pour la science et pour la technique, sont des activités qui disqualifient ou déprécient leur propre passé, et dont c'est même la fonction essentielle, l'intégration à un moment donné d'une mathématique comme celle de Hilbert, d'une physique comme celle d'Einstein, d'une peinture comme celle de Picasso, l'intégration de ces modes d'expérience, précisément parce que certains de ces modes comportent le progrès, ne peut jamais s'opérer de la même manière, même si l'intention de totalisation reste identique ; et, par conséquent, il n'y a pas d 'homogénéité philosophique, c'est-à-dire d'homogénéité de ces tentatives d'intégration, sous le rapport de leur procédure, de leur style et de leurs conclusions.

Dès lors, on ne peut pas les confronter les unes aux autres sous un certain rapport qui puisse être dit de plus ou moins, du point de vue de la vérité.

Les philosophies se distingueront par conséquent les unes des autres, non pas parce que les unes sont plus vraies que les autres, mais parce qu'il y a des philosophies qui sont grandes et d'autres qui ne le sont pas.

D. Dreyfus : À quoi les reconnaissez-vous ? Autrement dit, quel est le critère de cette grandeur ou de cette étroitesse ?

G. Canguilhem : Je ne pense pas qu'il y ait à proprement parler un critère. Il y a des signes, des indices auxquels on reconnaît une grande philosophie et une philosophie petite ou étroite, comme je l'ai dit tout à l'heure. S'il est vrai que la philosophie doit être la vulgarisation, en un sens non vulgaire, comme le disait Hyppolite, de tous ces codes différents qui sont adoptés par les sciences en voie de constitution, par toutes les activités de type culturel d'une époque donnée, il me semble qu'il y a un côté fondamentalement naïf, je dirais même populaire, de la philosophie que l'on tend souvent à négliger ; et peut-être qu'une grande philosophie c'est une philosophie qui a laissé dans le langage populaire un adjectif : les stoïciens ont donné stoïcien, Descartes a donné cartésien, Kant a donné kantien et l'impératif catégorique ; autrement dit, il y a des philosophies qui ont bien totalisé l'expérience d'une époque, qui ont réussi à se diffuser dans ce qui n'est pas la philosophie, dans les modes de culture (lesquels, à leur tour, seront à totaliser par une autre philosophie) et qui ont eu en ce sens un impact direct sur tout ce qu'on peut appeler notre existence de tous les jours, notre existence quotidienne.

J. Hyppolite : De telle sorte qu'une grande philosophie est une philosophie qui est capable de se traduire d'une certaine façon dans la langue commune de tous.

Simplement, il faut aussi distinguer totalisation de somme, nous sommes tous d'accord, et une totalisation, pour avoir un point d'impact, est souvent une totalisation partielle, et presque partiale, de telle sorte que le caractère aigu du génie philosophique, car c'est bien quelque chose qui touche au génie, est d'entrer en contact avec son époque, non pas par le travail des épigones, mais par un contact profond avec ce que l'époque est en train de balbutier.

P, Ricoeur : Je résisterais seulement sur un point. Je ne voudrais pas réduire à un critère d'influence sociale ce qui est aussi le rapport de chaque totalité partielle avec ce que nous appelions tout à l'heure cet espace de rencontre des philosophies, où il est question de la vérité, où peut-être la vérité reste sa propre question. Cette présomption de vérité c'est peut-être ce que le sentiment populaire ressent parfaitement dans une grande philosophie.

G. Canguilhem : Je ne dis pas le contraire, et c'est pourquoi je préfère vous accorder le mot que vous venez de reprendre et dont je me suis servi, c'est-à-dire populaire, plutôt que social. Je n'ai pas voulu parler d'un critère social, mais populaire, qui, pour moi, est le signe d'une certaine authenticité.

P. Ricoeur : Pour ma part, je ne voudrais pas séparer authenticité de vérité.

G. Canguilhem : Eh bien, il me semble justement que toute ma défense consisterait à dire que je ne vois pas pourquoi employer le même mot et le même concept en deux sens différents.

D. Dreyfus : Mais, vous Alain Badiou, qui êtes professeur, quand vous définissez une philosophie comme un centre de totalisation de l'expérience d'une époque, est-ce que cela vous permet d'enseigner la philosophie ? Qu'enseignez-vous sous ce nom ?

A. Badiou : On n'enseigne pas en tout cas une philosophie au sens de totalisation de l'expérience d'une époque : cela serait redonner un enseignement dogmatique qui procéderait effectivement à cette totalisation. Ce serait quelque chose comme le cours de Hegel ou un cours de philosophie scolastique ; par conséquent, au sens très rigoureux du terme, dans un enseignement élémentaire de la philosophie en tout cas, on ne philosophe pas. Alors que fait-on ? Eh bien, je crois que l'on apprend aux élèves la possibilité de la philosophie, c'est-à-dire que, par une série de détours, par l'examen des doctrines et des textes, par l'examen des concepts, par le parcours des problèmes, on leur montre qu'est possible un langage à travers quoi cette totalisation s'opérerait. Et je définirais volontiers l'enseignement de la philosophie comme l'enseignement de la possibilité de la philosophie, ou la révélation de la possibilité de la philosophie, sinon, il n'y aurait d'autre recours qu'enseigner une philosophie, ce dont précisément notre enseignement entend se garder.

D. Dreyfus : Et du point de vue de l'enseignement, est-ce qu'il vous serait possible de tirer des conclusions sur le débat qui nous a occupés ? Je veux dire, sur la question de la vérité ou de la non-vérité philosophique ?

A. Badiou : C'est une question difficile, car vous n'êtes pas d'accord, et je ne crois pas qu'il faille dissimuler ce désaccord ; mais, en somme, vous me conviez à dégager, si l'on peut dire, la vérité de ce désaccord sur la vérité, et je crains que mon point de vue ne soit à tout moment une totalisation excessive et récusée par chacun de ceux dont je vais tenter d'inscrire le désaccord dans un champ unique.

Vous êtes en désaccord, mais il semble que l'espace de votre désaccord est limité par deux accords qui sont malgré tout essentiels.

D'abord, vous admettez tous que la science est l'un des lieux de la vérité, autrement dit, qu'il est pleinement pourvu de sens de parler de la vérité scientifique ou des vérités scientifiques, et, d'autre part, vous admettez tous aussi que la question de l'essence de la vérité est une question proprement philosophique qui, comme telle, ne tombe pas dans le champ de l'activité scientifique. Le désaccord commence donc entre ces deux accords, au moment où l'on s'interroge sur ce qui règle, ce qui norme la question de l'essence de la vérité.

Or l'argument essentiel de Canguilhem contre l'idée de vérité philosophique est que ce n'est pas la vérité qui norme la question de l'essence de la vérité. À quoi Hyppolite, Ricoeur et peut-être moi-même serions tentés de répondre qu'une vérité qui est dans l'ignorance de sa propre essence ne peut être dite vraie qu'en un sens affaibli ou secondaire et qu'on peut parler d'une vérité philosophique au moins en ce sens que la vérité philosophique se dévoile ou se découvre comme le projet d'instituer le fondement de la vérité. La question est de savoir, bien entendu, comment la philosophie va poser la question même, et là nous retrouvons un certain nombre d'accords : d'abord, vous avez tous été d'accord pour dire que la question de l'essence de la vérité ou la question de la vérité ou la question de l'existence ou de ce que doit être l'existence pour soutenir quelque chose comme la vérité est bien, d'une certaine manière, contemporaine de la science, et nous avons tous dit : il n'y a pas, à vrai dire, de philosophie antérieure à la science et c'est la science qui institue l'espèce de problème où la philosophie vient ensuite s'inscrire.

La philosophie consiste alors à se demander, selon un point de vue qui est celui de la totalisation, ce que doit être l'homme ou quels rapports l'homme doit entretenir avec l'Être pour que l'homme soit celui pour qui il y a vérité. En somme, la philosophie s'interroge non pas peut-être sur les vérités mais sur le télos de la vérité, au regard de l'existence humaine. Cette définition, pour les uns, suppose que la philosophie même relève d'une sorte de connivence fondamentale, fondatrice, avec la norme qu'elle entend interroger, et qu'elle se tient en somme dans la lumière de cette norme ; et, pour les autres, cette question suppose au contraire que la philosophie, interrogeant le lieu de la vérité, sort de ce lieu et doit inventer ses propres normes.

Je dirais donc que, comme toujours en philosophie, le désaccord surgit malgré tout à l'intérieur d'une définition et d'une question qui permet que nous nous comprenions les uns les autres ; je veux dire par là, et peut-être est-ce l'ironie de votre position, Canguilhem, que la prétention à la vérité du discours de votre interlocuteur est par vous reconnue, même si le contenu de votre propre discours consiste à affirmer que la valeur de vérité n'a pas ici cours.

Et, par conséquent, je dirais que, si le statut de la vérité contrôlable, effectuée, précise, demeure l'objet de notre désaccord, il y a comme à l 'horizon du dialogue une visée du vrai, ou une ouverture au vrai, qui est peut-être ce à partir de quoi nous avons posé nos questions, compris nos questions et aussi, par conséquent, formulé nos réponses.