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« Foucault répond à Sartre »
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome I Texte n°55


«Foucault répond à Sartre» (entretien avec J.-P. Elkabbach), La Quinzaine littéraire, no 46, 1er-15 mars 1968, pp. 20-22.

Dits Ecrits Tome I Texte n°55

- Michel Foucault, on vous dit, peut-être contre votre gré, philosophe. Qu'est-ce pour vous que la philosophie ?

- Il y a eu la grande époque de la philosophie contemporaine, celle de Sartre, de Merleau-Ponty où un texte philosophique, un texte théorique devait finalement vous dire ce que c'était que la vie, la mort, la sexualité, si Dieu existait ou si Dieu n'existait pas, ce que c'était que la liberté, ce qu'il fallait faire dans la vie politique, comment se comporter avec autrui, etc. Cette sorte de philosophie-là, on a l'impression que maintenant elle ne peut plus avoir cours, que, si vous voulez, la philosophie s'est, sinon volatilisée, mais comme dispersée, qu'il y a un travail théorique qui se conjugue au pluriel en quelque sorte. La théorie, l'activité philosophique, elles se produisent dans différents domaines qui sont comme séparés les uns des autres. Il y a une activité théorique qui se produit dans le champ des mathématiques, une activité théorique qui se manifeste dans le domaine de la linguistique ou dans le domaine de l'histoire des religions ou dans le domaine de l'histoire tout court, etc. Et c'est là, finalement, dans cette espèce de pluralité du travail théorique, que s'accomplit une philosophie qui n'a pas encore trouvé son penseur unique et son discours unitaire.

– Quand y a-t-il eu cette sorte de rupture entre les deux moments ?

- C'est à peu près vers les années 1950-1955, à une époque d'ailleurs où, précisément, Sartre lui-même renonçait, je crois, à ce qu'on pourrait appeler la spéculation philosophique proprement dite et où finalement son activité, son activité philosophique, il l'investissait à l'intérieur d'un comportement qui était un comportement politique.

- Vous avez écrit, en conclusion de votre ouvrage Les Mots et les Choses, que l' homme n'est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain. L' homme est, dites-vous, une invention dont l'archéologie de notre pensée montre la date récente et peut-être la fin prochaine. C'est l'une des phrases qui a soulevé le plus de remous. Quelle est à votre avis la date de naissance de l' homme dans l'espace du savoir ?

- Le XIXe siècle a été le siècle dans lequel on a inventé un certain nombre de choses très importantes, que ce soit la microbiologie, par exemple, ou l'électromagnétisme, etc., c'est aussi le siècle dans lequel on a inventé les sciences humaines. Inventer les sciences humaines, c'était en apparence faire de l'homme l'objet d'un savoir possible. C'était constituer l'homme comme objet de la connaissance. Or, dans ce même XIXe siècle, on espérait, on rêvait le grand mythe eschatologique suivant : faire en sorte que cette connaissance de l'homme soit telle que l'homme puisse être par elle libéré de ses aliénations, libéré de toutes les déterminations dont il n'était pas maître, qu'il puisse, grâce à cette connaissance qu'il avait de lui-même, redevenir ou devenir pour la première fois maître et possesseur de lui-même. Autrement dit, on faisait de l'homme un objet de connaissance pour que l'homme puisse devenir sujet de sa propre liberté et de sa propre existence.

Or ce qui s'est passé, et c'est en cela qu'on peut dire que l'homme est né au XIXe siècle, ce qui s'est passé c'est que, à mesure que l'on déployait ces investigations sur l 'homme comme objet possible de savoir, bien qu'il se soit découvert quelque chose de très sérieux, c'est que ce fameux homme, cette nature humaine ou cette essence humaine ou ce propre de l'homme, on ne l'a jamais trouvé. Lorsqu'on a analysé par exemple les phénomènes de la folie ou de la névrose, ce qu'on a découvert, c'est un inconscient, un inconscient qui était tout traversé de pulsions, d'instincts, un inconscient qui fonctionnait selon des mécanismes et selon un espace topologique qui n'avaient rigoureusement rien à voir avec ce que l'on pouvait attendre de l'essence humaine, de la liberté ou de l'existence humaine, un inconscient qui fonctionnait, on l'a dit récemment, comme un langage. Et, par conséquent, l'homme se volatilisait à mesure même qu'on le traquait dans ses profondeurs. Plus on allait loin, moins on le trouvait. De la même façon pour le langage. Depuis le début du XIXe siècle, on avait interrogé les langues humaines pour essayer de retrouver quelques-unes des grandes constantes de l'esprit humain. On espérait que, en étudiant la vie des mots, l'évolution des grammaires, en comparant les langues les unes avec les autres, c'est en quelque sorte l'homme lui-même qui se révélerait, soit dans l'unité de son visage, soit dans ses profils différents. Or, à force de creuser le langage, qu'est-ce qu'on a trouvé ? On a trouvé des structures. On a trouvé des corrélations, on a trouvé le système qui est en quelque sorte quasi logique, et l'homme, dans sa liberté, dans son existence, là encore a disparu.

- Nietzsche annonçait la mort de Dieu. Vous, vous prévoyez semble-t-il - la mort de son meurtrier, l'homme. C'est un juste retour des choses. La disparition de l'homme n'était-elle pas contenue dans celle de Dieu ?

- Cette disparition de l'homme au moment même où on le cherchait à sa racine ne fait pas que les sciences humaines vont disparaître, je n'ai jamais dit cela, mais que les sciences humaines vont se déployer maintenant dans un horizon qui n'est plus fermé ou défini par cet humanisme. L'homme disparaît en philosophie, non pas comme objet de savoir mais comme sujet de liberté et d'existence. Or l'homme sujet, l'homme sujet de sa propre conscience et de sa propre liberté, c'est au fond une sorte d'image corrélative de Dieu. L'homme du XIXe siècle, c'est Dieu incarné dans l'humanité. Il y a eu une sorte de théologisation de l'homme, redescente de Dieu sur la terre, qui a fait que l'homme du XIXe siècle s'est en quelque sorte lui-même théologisé. Quand Feuerbach a dit : «Il faut récupérer sur la terre les trésors qui ont été dépensés aux cieux », il plaçait dans le coeur de l'homme des trésors que l'homme avait autrefois prêtés à Dieu. Et Nietzsche, c'est celui qui, en dénonçant la mort de Dieu, a dénoncé en même temps cet homme divinisé auquel le XIXe siècle n'avait pas cessé de rêver ; et quand Nietzsche annonce la venue du surhomme, ce qu'il annonce, ce n'est pas la venue d'un homme qui ressemblerait plus à un Dieu qu'à un homme, ce qu'il annonce, c'est la venue d'un homme qui n'aura plus aucun rapport avec ce Dieu dont il continue à porter l'image.

- C'est pour cela que, lorsque vous parlez de la fin de cette invention récente, vous dites «peut-être ».

- Bien sûr. De tout cela, je ne suis pas sûr, dans la mesure où ce qu'il s'agit de faire (parce qu'il s'agissait pour moi de faire), c'est en quelque sorte comme un diagnostic du présent.

Vous me demandiez tout à l'heure comment et en quoi la philosophie avait changé. Eh bien, peut-être on pourrait dire ceci. La philosophie de Hegel à Sartre a tout de même été essentiellement une entreprise de totalisation, sinon du monde, sinon du savoir, du moins de l'expérience humaine, et je dirai que peut-être s'il y a maintenant une activité philosophique autonome, s'il peut y avoir une philosophie qui ne soit pas simplement une sorte d'activité théorique intérieure aux mathématiques ou à la linguistique ou à l'ethnologie ou à l'économie politique, s'il y a une philosophie indépendante, libre de tous ces domaines, eh bien, on pourrait la définir de la manière suivante : une activité de diagnostic. Diagnostiquer le présent, dire ce que c'est que le présent, dire en quoi notre présent est différent et absolument différent de tout ce qui n'est pas lui, c'est-à-dire de notre passé. C'est peut-être à cela, à cette tâche-là qu'est assigné maintenant le philosophe.

- Comment définissez-vous aujourd'hui le structuralisme ? - Quand on interroge ceux qui sont classés sous la rubrique «structuralistes», si on interrogeait Lévi-Strauss, ou Lacan, ou Althusser, ou les linguistes, etc., ils vous répondraient qu'ils n'ont rien de commun les uns avec les autres, ou peu de chose de commun les uns avec les autres. Le structuralisme, c'est une catégorie qui existe pour les autres, pour ceux qui ne le sont pas. C'est de l'extérieur qu'on peut dire untel, untel et untel sont des structuralistes. C'est à Sartre qu'il faut demander ce que c'est que les structuralistes, puisqu'il considère que les structuralistes constituent un groupe cohérent (Lévi-Strauss, Althusser, Dumézil, Lacan et moi), un groupe qui constitue une espèce d'unité, mais cette unité, dites vous bien que, nous, nous ne la percevons pas.

- Alors, comment définissez-vous votre travail ?

- Mon travail à moi ? Vous savez, c'est un travail qui est très limité. C'est ceci, très schématiquement : essayer de retrouver dans l'histoire de la science, des connaissances et du savoir humain quelque chose qui en serait comme l'inconscient. Si vous voulez, l'hypothèse de travail est en gros celle-ci : l'histoire de la science, l'histoire des connaissances, n'obéit pas simplement à la loi générale du progrès de la raison, ce n'est pas la conscience humaine, ce n'est pas la raison humaine qui est en quelque sorte détentrice des lois de son histoire. Il y a au-dessous de ce que la science connaît d'elle-même quelque chose qu'elle ne connaît pas ; et son histoire, son devenir, ses épisodes, ses accidents obéissent à un certain nombre de lois et de déterminations. Ces lois et ces déterminations, c'est celles-là que j'ai essayé de mettre au jour. J'ai essayé de dégager un domaine autonome qui serait celui de l'inconscient du savoir, qui aurait ses propres règles, comme l'inconscient de l'individu humain a lui aussi ses règles et ses déterminations.

- Vous venez de faire allusion à Sartre. Vous aviez salué les efforts magnifiques, disiez-vous, de Jean-Paul Sartre, efforts d'un homme du XIXe siècle pour penser le XXe siècle. C'était même, disiez-vous toujours, le dernier marxiste. Depuis, Sartre vous a répondu. Il reproche aux structuralistes de constituer une idéologie nouvelle, le dernier barrage en quelque sorte que la bourgeoisie puisse encore dresser contre Marx. Qu'en pensez-vous ?

- Je vous répondrai deux choses. Premièrement, Sartre est un homme qui a une oeuvre trop importante à accomplir, oeuvre littéraire, philosophique, politique, pour qu'il ait eu le temps de lire mon livre. Il ne l'a pas lu. Par conséquent, ce qu'il en dit ne peut pas me paraître très pertinent. Deuxièmement, je vais vous faire un aveu. J'ai été au Parti communiste autrefois, oh! pour quelques mois, ou un peu plus que quelques mois, et je sais qu'à ce moment-là Sartre était défini par nous comme le dernier rempart de l'impérialisme bourgeois, la dernière pierre de l'édifice par lequel, etc., bon, cette phrase, je la retrouve avec un étonnement amusé, quinze ans après, sous la plume de Sartre. Disons que nous avons tourné autour du même axe, lui et moi.

- Vous n'y trouvez aucune originalité.

- Non, c'est une phrase qui traîne depuis vingt ans et il l'utilise, c'est son droit. Il rend la monnaie d'une pièce que nous lui avions jadis passée.

- Sartre vous reproche, et d'autres philosophes aussi, de négliger et de mépriser l'histoire, c'est vrai ?

- Ce reproche ne m'a jamais été fait par aucun historien. Il y a une sorte de mythe de l'histoire pour philosophes. Vous savez, les philosophes sont, en général, fort ignorants de toutes les disciplines qui ne sont pas les leurs. Il y a une mathématique pour philosophes, il y a une biologie pour philosophes, eh bien, il y a aussi une histoire pour philosophes. L'histoire pour philosophes, c'est une espèce de grande et vaste continuité où viennent s'enchevêtrer la liberté des individus et les déterminations économiques ou sociales. Quand on touche à quelques-uns de ces grands thèmes, continuité, exercice effectif de la liberté humaine, articulation de la liberté individuelle sur les déterminations sociales, quand on touche à l'un de ces trois mythes, aussitôt les braves gens se mettent à crier au viol ou à l'assassinat de l'histoire. En fait, il y a beau temps que des gens aussi importants que Marc Bloch, Lucien Febvre, les historiens anglais, etc., ont mis fin à ce mythe de l'histoire. Ils pratiquent l'histoire sur un tout autre mode, si bien que le mythe philosophique de l'histoire, ce mythe philosophique que l'on m'accuse d'avoir tué, eh bien, je suis ravi si je l'ai tué. C'est précisément cela que je voulais tuer, non pas du tout l'histoire en général. On ne tue pas l'histoire, mais tuer l'histoire pour philosophes, ça oui, je veux absolument la tuer.

- Quels sont les penseurs, les savants et les philosophes qui ont influencé, marqué votre formation intellectuelle ?

- J'appartiens à une génération de gens pour qui l'horizon de la réflexion était défini par Husserl d'une façon générale, plus précisément Sartre, plus précisément encore Merleau-Ponty. Et il est évident que vers les années cinquante cinquante-cinq, pour des raisons qui sont très difficiles sans doute à démêler et qui sont d'ordre politique, idéologique et scientifique également, il est évident que cet horizon a pour nous comme basculé. Il s'est brusquement effacé, et on s'est trouvé devant une sorte de grand espace vide à l'intérieur duquel les démarches sont devenues beaucoup moins ambitieuses, beaucoup plus limitées, beaucoup plus régionales. Il est évident que la linguistique à la manière de Jakobson, une histoire des religions ou des mythologies à la manière de Dumézil nous ont été des appuis très précieux.

- Comment pourrait-on définir votre attitude à l'égard de l'action et de la politique ?

- La gauche française a vécu sur le mythe d'une ignorance sacrée. Ce qui change, c'est l'idée qu'une pensée politique ne peut être politiquement correcte que si elle est scientifiquement rigoureuse. Et, dans cette mesure, je pense que tout l'effort qui est fait actuellement dans un groupe d'intellectuels communistes pour réévaluer les concepts de Marx, enfin pour les reprendre à la racine, pour les analyser, pour définir l'usage que l'on peut et qu'on doit en faire, il me semble que tout cet effort est un effort à la fois politique et scientifique. Et l'idée que c'est se détourner de la politique que de se vouer, comme nous le faisons maintenant, à des activités proprement théoriques et spéculatives, je crois que cette idée est complètement fausse. Ce n'est pas parce que nous nous détournons de la politique que nous nous occupons de problèmes théoriques si étroits et si méticuleux, c'est parce qu'on se rend compte maintenant que toute forme d'action politique ne peut que s'articuler de la manière la plus étroite sur une réflexion théorique rigoureuse.

- Une philosophie comme l'existentialisme encourageait d'une certaine façon à l'engagement ou à l'action, On vous reproche d'avoir l' attitude contraire.

- Eh bien ça, c'est un reproche. Il est normal qu'ils le fassent. Encore une fois, la différence n'est pas en ceci que nous aurions maintenant séparé le politique du théorique, c'est au contraire dans la mesure où nous rapprochons au plus près le théorique et le politique que nous refusons ces politiques de la docte ignorance qui étaient celles, je crois, de ce qu'on appelait l'engagement.

- Est-ce la raison d'un langage ou d'un vocabulaire qui sépare actuellement les philosophes et les savants du grand public, des hommes avec lesquels ils vivent, leurs contemporains ?

- Il me semble, au contraire, qu'actuellement plus que jamais les instances de diffusion du savoir sont nombreuses et efficaces. Le savoir aux XIVe et XVe siècles, par exemple, se définissait dans un espace social qui était circulaire et forcé. Le savoir, c'était le secret, et l'authenticité du savoir était à la fois garantie et protégée par le fait que ce savoir ne circulait pas ou ne circulait qu'entre un nombre bien défini d'individus, et dès que le savoir était divulgué, il cessait d'être savoir et par conséquent il cessait d'être vrai.

Nous sommes actuellement à un degré très développé d'une mutation qui a commencé aux XVIIe et XVIIIe siècles, lorsque finalement le savoir est devenu une sorte de chose publique. Savoir, c'était voir évidemment ce que tout individu placé dans les mêmes conditions pourrait voir et constater. Dans cette mesure-là, la structure du savoir est devenue publique. Tout le monde a le savoir. Simplement, ce n'est pas toujours le même, ni au même degré de formation ni au même degré de précision, etc., mais il n'y a pas les ignorants d'un côté et les savants de l'autre. Ce qui se passe en un point du savoir est maintenant toujours répercuté et très rapidement dans un autre point du savoir. Et dans cette mesure-là, je crois que jamais le savoir n'a été plus spécialisé, et jamais, pourtant, le savoir n'a plus vite communiqué avec lui-même.