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« Les déviations religieuses et le savoir médical »
 Michel Foucault
Dits Ecrits Tome I Texte n°52


«Les déviations religieuses et le savoir médical», in Le Goff (J.), éd., Hérésies et sociétés dans l'Europe préindustrielle. XIe-XVIIIe siècle, Paris, Mouton et É.H.É.S.S, 1968, pp. 19-29. (Colloque de Royaumont, 27-30 mai 1962)

Dits Ecrits Tome I Texte n°52

Il y a certainement dans chaque culture une série cohérente de gestes de partage, dont la prohibition de l'inceste, la délimitation de la folie et peut-être certaines exclusions religieuses ne sont que des cas particuliers. La fonction de ces gestes est, au sens strict du terme, ambiguë : au moment où ils marquent la limite, ils ouvrent l'espace d'une transgression toujours possible. Cet espace ainsi scandé et ouvert a sa configuration propre et ses lois : il forme pour chaque époque ce qu'on pourrait appeler le «système du transgressif». Il ne coïncide, à vrai dire, ni avec l'illégal ou le criminel, ni avec le révolutionnaire, ni avec le monstrueux ou l'anormal, ni avec l'addition de toutes ces formes déviantes ; mais chacun de ces termes le désigne au moins de biais, et permet de le révéler parfois en partie, lui qui est, pour tous et dans leur cohérence, condition de possibilité et d'apparition historique.

La conscience moderne tend à ordonner à la distinction du normal et du pathologique le pouvoir de délimiter l'irrégulier, le déviant, le déraisonnable, l'illicite, le criminel aussi. À tout ce qu'elle éprouve comme étranger, elle donne par là statut d'exclusion quand il faut juger, d'inclusion quand il s'agit d'expliquer. L'ensemble des dichotomies fondamentales qui, dans notre culture, distribuent des deux côtés de la limite les conformités et les déviations trouve là une justification et l'apparence d'un fondement. Ces prestiges pourtant ne doivent pas faire illusion : ils ont été instaurés à une date récente ; la possibilité même de tracer une ligne entre normal et pathologique n'a pas été formulée à une époque beaucoup plus ancienne, puisqu'il faut en reconnaître l'absolue nouveauté dans les textes de Bichat, au détour du XVIIIe et du XIXe siècle. Si étrange que cela puisse paraître, le monde occidental a connu, et pendant des millénaires, une médecine qui reposait sur une conscience de la maladie où normal et pathologique n'organisaient pas les catégories fondamentales.

Le débat de la conscience médicale avec certaines formes de déviation religieuse, au tournant du XVIe siècle, peut servir d'exemple. Nous nous limiterons ici à la croyance en une altération des pouvoirs physiques de l'homme sous l'effet d'une intervention démoniaque.

Notons d'abord qu'entre partisans et adversaires de cette multiplication, ce qui est en débat n'est pas tellement le châtiment. L'indulgence tant vantée de Molitor et de Wier est relative et bien partielle. Molitor disculpe les sorcières de toute action réelle, mais pour les condamner plus sûrement à la peine capitale, «puisque par leur apostasie et leur corruption, ces femmes ont complètement renié Dieu et se sont données au Diable» (Des sorcières et devineresses, 1489, p. 81) *. Sans doute, Wier s'indigne que le magistrat ne fasse pas assez confiance à la colère de Dieu et que «pour une tempête advenue sur les blés qui étaient encore en herbe [...] il ait arrêté plusieurs femmes folles et d'esprit débile», mais il condamne avec d'autant plus de rigueur les magiciens qui font pacte avec le Diable «en toute conscience, volonté et science» (Des illusions et impostures des diables, 1579, pp. 164, 362) **. Quant à Erastus, qui tient «que les sorcières ne peuvent nullement faire ces merveilles qu'on estime communément qu'elles font», il demande contre elles la peine capitale : «Je pense avoir montré suffisamment que les sorcières doivent être punies, non pas tant pour les choses qu'elles font ou qu'elles veulent faire ; que pour leur apostasie et révolte de l'obéissance de Dieu. Item pour l'alliance contractée avec le diable» (Dialogues touchant le pouvoir des sorcières, 1579) ***.

* Molitor (U.), De laniis et phitoniciis mulieribus Tractatus, Cologne, C. de Zyrickzee, 1489 (Des sorcières et des devineresses, trad. E. Nourry, Paris, Bibliothèque magique des XVe et XVIe siècles, t. l, 1926, p. 81).

** Wier (J.), De praestigiis daemonum et incantationibus ac veneficiis, Bâle, J. Oporinum, 1564 (Cinq Livres de l'imposture et tromperie des diables, des enchantements et sorcelleries, trad. J. Grévin, 2e éd., Paris, J. Du Puys, 1579, livre III, chap. XVI).

*** Erastus (T. L.), Deux Dialogues touchant le pouvoir des sorcières et la punition qu'elles méritent, Francfort, 1579. Réédité in Wier (J.), Histoires, Disputes et Discours des illusions et impostures des diables, des magiciens infâmes, sorcières et empoisonneurs, éd. D. Bourneville, Paris, Bibliothèque diabolique, 1885, premier dialogue, p. 426.

Ce problème de l'indulgence est second. L'essentiel, c'est que ni Molitor, à la fin du XVe siècle, ni Wier ou Erastus, au XVIe siècle, ne donnent congé au démoniaque. Le débat avec Sprenger, Scribonius ou Bodin ne conteste pas l'existence du démon ni sa présence parmi les hommes ; mais il s'interroge sur ses modes de manifestation, sur la manière dont son action se transmet et se cache sous les apparences. Non pas conflit entre la nature et le surnaturel, mais débat difficile sur le mode de vérité de l'illusion.

Voici quelques points de repère.

1) Mauvais ange, mais ange avant toute chose, Satan est resté esprit même lorsqu'il a acquis un corps. C'est avec les esprits qu'il peut communiquer le plus aisément ; car ceux-ci sont libres, alors que les choses de la terre sont soumises aux lois que Dieu leur a prescrites. Si donc il agit sur les corps, ce ne peut être sans une permission spéciale de Dieu, et une sorte de miracle. S'il agit sur les âmes, c'est à la suite de cette permission générale que Dieu lui a donnée après la chute ; c'est la conséquence universelle du péché. Erastus définit ainsi les possibilités d'action du diable : il a peu de pouvoir sur les choses et sur les corps, moins encore que l'homme à qui Dieu a confié le soin du monde ; mais beaucoup sur les esprits qu'il veut tromper et séduire, et qui sont maintenant le domaine propre de ses maléfices, à moins que Dieu, par une grâce spéciale, ne consente à l'écarter des coeurs et des esprits.

2) Et parmi eux, Satan choisira, par prédilection et facilité, les plus fragiles, celles en qui la volonté et la piété sont les moins fortes. Les femmes d'abord : «Le Diable, ennemi fin, rusé et cauteleux, induit volontiers le sexe féminin, lequel est inconstant à raison de sa complexion, de légère croyance, malicieux, impatient, mélancolique pour ne pas pouvoir commander à ses affections, et principalement les vieilles débiles, stupides et d'esprit chancelant» (Wier, p. 300) *. Les mélancoliques, également, qui «pour peu de perte ou autre chose, s'attristent légèrement, comme dit Chrisostome en ces mots : tous ceux que le Diable trompe, il les trompe par fâcherie ou tristesse» (p. 298) **. Enfin, les insensés : «Et tout comme par les humeurs et fumées, l'usage de la raison est intéressé ès ivrognes, ès frénétiques, ainsi le Diable qui est un esprit peut aisément, par la permission de Dieu, les émouvoir, les accommoder à ses illusions et corrompre la raison» (p. 313) ***. Ainsi, le diable, sans rien bouleverser de cet ordre naturel sur quoi il a peu de pouvoir, sait profiter des défaillances et des défauts que cet ordre peut provoquer dans les âmes, pour s'emparer d'elles.

* Wier (J.), Cinq Livres..., op. cit., livre III, chap. VII, p. 300.

** Ibid., livre III, chap. v, p. 298.

*** Ibid., livre III, chap. XIII, p. 313.

Il est passé d'un ordre du monde auquel il est soumis aux désordres d'une âme qu'à son tour il soumet. Le Malleus de Sprenger ne disait rien d'autre quand il expliquait que le démon profitait de ce que le «cerveau était la partie la plus humide du corps» et de l'influence de «la lune qui y excite des humeurs» (p. 40) *.

3) Pouvoir désarmé contre la nature, mais tout-puissant contre les âmes, le démon agira surtout par la tromperie : rien ne sera changé à l'ordre des choses extérieures ; mais tout sera bouleversé dans leur apparence, dans les images qui sont transmises à l'âme. Puisque l'homme a le pouvoir, comme l'expliquait déjà Sprenger, de ressusciter par sa propre volonté les images de choses qui n'existent plus, le démon, à plus forte raison, détient un pouvoir semblable : n'est-ce pas lui, quand la volonté de l'homme est endormie, qui commande aux rêves (p. 50) ** ? Le démon est le maître des songes, la grande puissance trompeuse ; et, comme il n'a pas le pouvoir de suspendre les lois de la nature, il donne seulement aux hommes, par songes et images, la fausse certitude qu'il détient cette puissance : «Il est faux que les sorcières parcourent des milliers de stades dans le silence de la nuit pour se rendre au sabbat ; elles sont le jouet des songes ou de quelque illusion puissante... que le Diable a imprimés dans leur cerveau» (Molitor) ***. L'action démoniaque ne prendra pas place dans le monde lui-même, mais entre le monde et l'homme, le long de cette surface qui est celle de la «phantaisie» et des sens, là où la nature se transforme en image. C'est cette opération précisément qu'il bouleverse, n'altérant en rien la vérité de la nature, mais brouillant toutes ses apparences : «Il sait... montrer des diverses figures : façonner artificiellement des idoles inutiles, troubler la vue, éblouir les yeux, bailler les choses fausses pour les vraies, et empêcher par une singulière dextérité que l'on ne s'en aperçoive ; cacher celles qui sont vraies, à cette fin qu'elles n'apparaissent mettre en avant les choses qui véritablement ne sont point, et toutefois les faire paraître...

* Institoris (H. K.) et Sprenger (J.), Malleus Maleficarum, Strasbourg, Jean Prüss, 1486 (Le Marteau des sorcières, trad. A. Danet, Paris, Plon, coll. «Civilisations et mentalités», 1973, Question V, p. 194).

** Ibid., Question III, p. 165.

*** Molitor (U.), op. cit., p. 80.

Il a accoutumé aussi de gâter la phantaisie des hommes par les moqueries de plusieurs fantômes, de troubler ceux qui veillent, d'étonner par songes ceux qui dorment, d'égarer du droit chemin ceux qui voyagent, se moquer de ceux qui faillent et des autres aussi! de les épouvanter, de brouiller et mêler plusieurs choses par les inexplicables labyrinthes d'opinion» (Wier, pp. 55-56) *.

4) L'intervention du démon est donc bien localisée. Ce qui ne réduit point sa complexité, ni sa merveilleuse puissance. Car elle ne peut se faire sans tout un système de complicité et de correspondances. De toutes les facultés de l'âme, l'imagination est la plus matérielle, ou plutôt c'est en elle que s'opère à chaque instant le passage du corps à l'âme et de l'âme au corps. Et s'il est vrai, sans doute, que, sous la poussée de toute une évolution religieuse, les penseurs du XVIe siècle spiritualisent de plus en plus le pouvoir du Démon, ils ne lui donnent que des pouvoirs plus entiers sur la machinerie intérieure du corps. Tout ce qui est aux limites de l'âme, juste en deçà de l'image, du fantasme et du rêve, c'est-à-dire les sens, les nerfs, les humeurs, devient par droit de voisinage domaine privilégié du démon : «Ce malin esprit a davantage accoutumé... d'émouvoir des humeurs d'iceux [les corps], de troubler la source des nerfs qui est au cerveau» (Wier, p. 58) **. Satan sait mobiliser toutes les solidarités du corps : quand il ébranle les nerfs tout près du cerveau, il lui faut exciter en même temps les organes des sens pour que le fantasme soit pris pour la réalité elle-même ; et le corps sera pris dans cette grande duperie, qui fait apparaître le diable à l'esprit rassoté des sorcières. Mais ce mécanisme lui-même compliqué n'est pas encore suffisant. Ce que voit la sorcière, il faut que les autres à leur tour le voient. Dans l'esprit des spectateurs, les mêmes fantasmes doivent naître. Ainsi, l'opération démoniaque, qui s'était étendue de l'imagination aux nerfs et de là aux organes des sens, se propage, gagne le corps des autres, leurs sens, leur cerveau et leur imagination, formant une végétation touffue qui, pour exclure le monde extérieur, n'en est pas moins réelle. (C'est par cet ensemble d'artifices coordonnés que «ce malin esprit sait faire sortir cauteleusement du corps d'une possédée et au regard de tous» des cheveux entremêlés, du sable, des clous de fer, des os, des étoupes, «ce qu'il fait après avoir ébloui la vue» ***.)

 * Wier (J.), op. cit., livre I, chap. XII.

** Ibid., p. 58.

*** Ibid., p. 57.

5) Ce pouvoir, limité à l'espace de l'imagination, se trouve par là même redoublé en profondeur. Il peut tromper ainsi non seulement ses victimes ou complices, mais ceux-là même dont la piété devrait résister le mieux à ses tentations : ceux qui pourchassent les sorciers parce qu'ils ont été réellement au sabbat, ou qu'ils se sont transformés en loup ; mais ce n'est que prestige, et, d'un coup, le diable trompe et les esprits faibles et les croyants dont la foi solide ne saurait être circonvenue directement. Croire à la réalité de tous ces pouvoirs physiques, c'est encore une manière de se soumettre à Satan : ceux qui affirment, pour condamner, le transport réel au sabbat, ceux-là sont «les principaux esclaves de leur maître Belzébuth qui se glorifie d'avoir été bien servi surtout sous le manteau de l'Église» (Wier, pp. 255-256) *. Mais, inversement, nier les modifications physiques parce que les opérations qui les constituent sont imaginaires, c'est être à son tour victime des prestiges de Satan : en ne s'adressant qu'à des imaginations déjà agitées, en procédant par fantasmes et par songes, Satan savait bien qu'on le redouterait moins et qu'on finirait par ne plus croire à sa puissance ; ainsi, désarmé, on devient sa victime, le comble de l'illusion étant de croire que ses pouvoirs physiques ne sont qu'illusion. Selon Scribonius, c'est le cas de Wier lui-même, quand il «proclame que les sorcières imaginent simplement qu'elles ont commis des crimes mais qu'en réalité elles n'ont rien fait... Je parle franchement : avec Bodin, je crois que Wier qui a défendu en toutes circonstances les sorcières et les empoisonneurs, est lui-même un sorcier et un mélangeur de poisons. Ah, si seulement un homme comme lui n'était jamais né ou du moins n'avait jamais écrit un mot! Alors que lui et ses livres offrent aux gens tant d'occasion de pécher et de s'enfoncer dans le royaume de Satan» **. De toute façon, cet empire triomphe, et on ne sort pas du démoniaque ; on le confirme si on le pourchasse afin de le condamner ; on lui porte secours si on lui dénie des pouvoirs physiques. Satan est toujours là au point précisément d'où on vient de le chasser ; la place qu'il laisse vide est encore la marque de sa victoire.

Dans cet ordre des pouvoirs physiques qui n'est plus désormais qu'un univers de fantasmes, Satan est devenu le perpétuel absent. Mais c'est dans cette absence même que s'assure et se démontre sa présence ; moins il est assignable dans sa présence transcendante, en un point précis du monde et de la nature, plus ses opérations s'universalisent, plus elles gagnent en invisible subtilité, se glissant entre toute vérité et chaque apparence. Il s'établit une sorte d'argumentation «ontologique» : discours qui ne va pas en droit chemin de l'idée à l'existence, mais de l'image (fantasme présent à l'esprit ébloui) jusqu'à l'absence (puisqu'il ne s'agit que d'une fantaisie), puis à celui qui a creusé le vide, et qui est la figure pleine de sa propre absence.

* Wier (J.), ibid., livre II, chap. XVII, p. 255.

** Scribonius (W. A.), De sagarum natura et potestate. Contra Joannen Ewichium, Francfort, Pauli Egenolphi, 1588. Liber primus : De sagis, pp. 97-98.

Quand on prend l'image de Satan non pour Satan mais pour une illusion, alors Satan montre par cette incroyance abusive qu'il existe ; et quand on prend l'image de Satan, non pour une illusion, mais pour Satan, alors Satan montre par cette croyance vaine que, derechef, il existe.

Congé n'est pas donné au démoniaque ; il est rapproché au contraire, et infiniment : fiché à l'articulation de l'âme et du corps, là où naît l'imagination. Paradoxalement, les médecins du XVIe siècle n'ont libéré de la présence du démoniaque que les choses inanimées ; ils l'ont placée, au plus court, dans les voisinages immédiats de l'âme, à sa surface de contact avec le corps. Wier, comme Molitor et Erastus, ni plus ni moins que leurs adversaires, en inscrivant les pouvoirs physiques au titre de l'imagination, a enraciné le démoniaque dans le corps. Ce qui, beaucoup plus tard, permettra bien une réduction en style naturaliste ; mais ne la commande absolument pas au XVIe siècle, à une époque où l'imaginaire n'est pas l'inexistant, ni le corps la nature.

Troisième conséquence : situé en ce point, le démoniaque commande tous les accès à la vérité ; son pouvoir s'identifie à la possibilité même de l'erreur ; il couvre en tout cas la même surface, et c'est là qu'il prend ses dimensions propres. On est soumis au démon dans l'exacte mesure où on peut être soumis à l'erreur. Mais quand on échappe à l'erreur, on n'échappe pas encore à Satan, puisque découvrant et dénonçant ce fantasme, on ne sait point si on triomphe de Satan en révélant la vérité dérisoire de l'erreur qu'il a imposée, ou si on est encore mystifié par lui qui veut faire croire qu'il n'est pas fantasme. Au centre de ces pouvoirs physiques maintenant contestés, il y a une expérience du démoniaque, qui est la grande équivoque de l'apparence et de la vérité, de l'être et du non-être, et que Wier, avec ses contemporains, désignait comme l' «éblouissement» de l'esprit.

On peut donc dire qu'il y eut une «médicalisation» de cette expérience parareligieuse. Mais cette médicalisation :

- n'a pas valeur réductrice, puisqu'elle est une démonstration a fortiori et inévitable d'existence ;

- n'a pas le sens d'une explication naturaliste, puisqu'il s'agit d'une analyse opératoire assez complexe de l'intervention démoniaque ;

- n'est pas un renvoi à la psychologie, puisqu'il s'agit des supports corporels de la «fantaisie» ;

- ne fixe pas les limites innocentes du pathologique, puisqu'il s'agit de l'appartenance confuse, mais essentielle, de la faute et de l'erreur.

Le développement du savoir médical au XVIe siècle n'est pas lié au remplacement du surnaturel par le pathologique, mais à l'apparition des pouvoirs transgressifs du corps et de l'imagination. Des médecins comme Molitor ou Wier n'ont pu naturaliser le démoniaque sous la forme de la maladie ; ils ont fait du démon le subtil médecin capable de ployer le corps à ses ruses et de lui imposer la fausse image de ses pouvoirs. On en aura la preuve au XVIIe siècle, quand on fera subir, dans l'internement, le même type d'exclusion aux visionnaires, aux fanatiques, aux insensés, à tous ceux qui imaginent et se trompent.

D'un bout à l'autre de l'évolution dont nous venons de marquer quelques étapes, les termes de la dichotomie n'ont pas changé : les mêmes éléments sont acceptés et les mêmes refusés (translation dans l'espace, naissance de monstres, opérations à distance, découvertes d'objets dans le corps). Ce qui a été modifié, c'est le rapport de l'exclu à l'inclus, du reconnu au rejeté : il est maintenant établi au niveau des possibilités de déviation du corps, ou plutôt dans ces marges de jeu qui entourent l'exercice de l'âme et du corps. Le lieu réel de la transgression est devenu le fantasme et toutes les formes de l'irréel. Le corps avec ses folies marque, à cette époque, et pour longtemps encore (la nôtre en est témoin), le point d'éclatement de la transgression.

DISCUSSION

J. Le Goff : La communication de M. Foucault nous invite à voir les parentés et les différences qui ont existé, subjectivement et objectivement, entre sorcellerie et hérésie. Elle nous apporte aussi cette notion du transgressif, d'une grande fécondité. Replacer l'hérésie et les attitudes à l'égard de l'hérésie dans ces systèmes d'exclusion et de partage, c'est donner à l'hérésie des dimensions profondes et solides. Il est très intéressant de noter les rapports qu'on a pu chercher à établir entre hérésie et folie : très tôt dans les textes du Moyen Âge, l'hérétique est souvent indiqué comme un fou, l'hérésie est une insania. Plus qu'un argument polémique, il y a là la reconnaissance d'un de ces mécanismes dont on vient de nous parler. De même, l'allusion à certaines pratiques sexuelles, à des «aberrations», n'est pas seulement un argument -sans doute de mauvaise foi -, mais la reconnaissance de gestes et d'attitudes qui marquent profondément la position de l'hérétique dans un système social et dans un système de pensée : il y a, je crois, entre immoralité et hérésie un lien profond. L'allusion faite par M. Foucault à la facilité avec laquelle, selon les orthodoxes, certains groupes pouvaient être les proies du démon nous invite à nous rappeler notamment le rôle des femmes dans l'hérésie, et je regrette l'absence du professeur Ernst Werner qui s'est récemment intéressé à ces problèmes. Je voudrais enfin parler de la nature extrêmement curieuse de l'action de Satan sur les hérétiques, selon les conceptions décrites par M. Foucault. Je me demande s'il n'y a pas eu là une mutation à la fin du Moyen Âge. Dans les hérésies médiévales, Satan est lié au monde mauvais, créé par le Dieu mauvais, à la condamnation générale de la matière, et on ne voit pas comment, dans ce système, il pourrait agir de manière «spirituelle».

G. Scholem : Les relations entre sorcellerie et hérésie sont un facteur de trouble dans l'histoire de l'Église médiévale. Pendant très longtemps, la sorcellerie n'a pas été une hérésie ; d'abord actes criminels aux yeux de la loi, sorcellerie et magie ont été définies comme hérésies par les plus hautes autorités de l'Église au XIIIe siècle. Je réconcilie mal ces phénomènes avec les remarques du père Chenu sur la signification de l'hérésie : rien n'avait au fond changé dans ces phénomènes, tenus hors du cercle de l'hérésie, phénomènes sociaux bien définis. Et, tout d'un coup, c'est pour des raisons historiques et pas seulement théologiques, et peut-être pas du tout théologiques, une hérésie, qui prend des dimensions formidables, le plus important des phénomènes sociaux qu'à ma connaissance l'Église ait persécutés et l'un des phénomènes majeurs du bas Moyen Âge.

O. Lutaud : À une époque tardive, où apparaissent pourtant des tendances à la rationalisation, à la fin du XVIIe siècle, on assiste à une assimilation systématique de l 'hérésie et de la sorcellerie ; les choses se sont pratiquement passées comme dans l' histoire romancée des sorcières de Salem, et, par exemple, systématiquement l'expression de «frange de dément» -lunatic fringe – est employée par tous les adversaires du puritanisme, en gros, de gauche. On critiquera encore au XVIIe siècle notamment en Angleterre, et en France à propos des camisards, l'«enthousiasme» qui, au début du XVIIIe siècle, est encore, selon la tradition de la Renaissance, la possession divine dans le style platonicien et qui est devenu à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle une folie dangereuse, à tendance radicale politique. Cette possession du démon, qui remplacerait la possession de la divinité, montre le lien entre le corps et l'esprit. Il me semble que cette association entre esprit démoniaque et esprit sacré a des sources dans les textes bibliques néo-testamentaires eux-mêmes : est-ce que le christianisme dans ses sources orthodoxes n'a pas favorisé une interprétation de l'hérésie comme une rivalité entre l'Esprit saint de la divinité en général, représentée sociologiquement par l'Église, et tous les hérétiques en puissance qui eux-mêmes arguaient d'un esprit ?

A. Abel : Je voudrais demander à M. Foucault quel rôle exact joue l'accusation de possession à côté de celle d'hérésie dans les textes sur la sorcellerie. Nous la retrouvons habituellement, dans des textes relatifs à des hérétiques, d'abord à propos du manichéisme ; puis cela devient un topic, et donne naissance à une image globale de l'hérétique, celle du pécheur aux moeurs exécrables (anomalies sexuelles, communautés de femmes, etc.) ; quant à la doctrine de l'action du diable sur les esprits, c'est au XIIe siècle que nous la voyons, me semble-t-il, se définir en Occident, en fonction d'une doctrine émanationniste. Il y a plus tard tout un chapitre, je crois, sur cette question dans Duns Scot ; et elle est universellement répandue, notamment en Orient. On la trouve aussi chez Thomas d'Aquin.

R. Mandrou : Il me semble tout à fait légitime de lier hérésie et sorcellerie : on retrouve cet amalgame dans les procédures pour sorcellerie au XVIe siècle que j'étudie, et il me semble que, dans certaines régions au moins, il y a eu des relais : dans la Franche-Comté du début du XVIIe siècle, on note cet amalgame ; la lutte contre l 'hérésie s'y est arrêtée pour des raisons politiques (l'édit de Nantes a fait tache d'huile) ; cette lutte reprend sous la forme de poursuites pour sorcellerie. À propos de la pratique médicale, je crois comme vous que la médicalisation du XVe et du XVIe siècle a travaillé dans le sens de la poursuite de la sorcellerie : le médecin est appelé pour constater que des plaies, des piqûres ne font pas souffrir celui qui est présumé sorcier. Mais, pour vous, la distinction du normal et du pathologique ne s'impose qu'à la fin de XVIIIe ; il me semble que, dès le début du XVIIe siècle, des médecins ont contribué largement à un changement, ont cherché des formules nouvelles : le médecin d' Henri IV, Dulaurens, examinant en 1599 la possédée Marthe Brossier, le médecin qui intervient dans le cas d'Urbain Grandier donnent des conclusions nouvelles, différentes des conclusions classiques des médecins que vous avez décrites et qui sont effectivement valables pour tout le XVIe siècle.

E. Delaruelle : Dans le dossier rassemblé par Gerson sur Jeanne d'Arc, alors que tout le procès témoigne de cette confusion entre sorcellerie et hérésie, et de cette surenchère des juges qui interprètent comme manifestations de sorcellerie tout ce qui est à la décharge de la prévenue, on voit au contraire Gerson conclure quant à lui que Jeanne est innocente et qu'il n'y a dans son cas que des manifestations de «normalité» *. Il y a opposition des conclusions et de la méthode. Il y aurait peut-être lieu à une enquête sur le monde des théologiens ; peut-être après tout Gerson est-il une exception ?

J. Séguy : On n'a pas évoqué le cas où l'hérétique passe, par le seul fait de sa foi hérétique, pour un soigneur et un médecin. Bayle (article «Anabaptiste» de son Dictionnaire) ** raconte qu'en Hollande on disait qu'en devenant anabaptiste quelqu'un devenait aussitôt capable de lire. Au XVIIIe siècle, les anabaptistes français passent également pour des médecins de valeur, non pour des rebouteux. Au début du XIXe siècle, l'un d'eux, sans formation universitaire, obtiendra, dans les Vosges, le droit à l'exercice de la médecine. Mais il y a une ambiguïté dans ces pouvoirs médicaux : quand leur genre de vie se désintégrera, au milieu du XIXe siècle, on les considérera comme des contre-sorciers, et certains prendront en haine l'anabaptisme qui les met au ban de la société et deviendront réellement des sorciers.

G. Le Bras : M.le chanoine Delaruelle a-t-il trouvé un rapport entre les accusations portées contre Jean XXII et les médecins, par exemple, dans l'histoire des amulettes ? Et dans le procès des templiers ?

E. Delaruelle : Je n'ai pas étudié cette question d'assez près. Il faudrait voir aussi les lignes très significatives de Huizinga sur le sens du mot «mélancolie» dans Le Déclin du Moyen Âge ***.

R. Manselli : Les hérésies populaires (cathares, vaudois) ont rarement des rapports avec le monde de la sorcellerie. Les témoignages ne présentent, à ma connaissance, qu'un seul cas d'hérétiques de type dualiste, à qui on attribue des pouvoirs magiques, c'est le groupe hérétique dit «du Périgord» : ils se libèrent de leurs liens, ils apprennent l'Ecriture sainte d'un seul coup. Mais, au temps de Jean XXII, au contraire, affleure ce monde magique : Jean XXII, qui n'était pas un pape courageux, avait grande peur de la magie et que les gibelins puissent le tuer par l'habituel rite de la piqûre de la figure de cire. Il écrit sans cesse aux inquisiteurs d'enquêter sur les sorcières et les mages. Mais, quand il combat les spirituels et les béguins dans le sud de la France, il ne les inculpe jamais de magie et de sorcellerie : celles-ci sont caractéristiques des gibelins italiens et des fraticelli des Marches et de l'Ombrie. C'est probablement à ce moment historique, au début du XIVe siècle, que le rapport s'est noué entre hérésie et magie : et j'ai le soupçon que c'est précisément Jean XXII qui a noué ce rapport.

* Gerson (J. C. de), Au sujet du triomphe admirable d'une certaine Pucelle, qui a passé de la garde des brebis à la tête des armées du roi de France en guerre contre les Anglais 1429 ; éd. Dom J.B. Monnoyeur, Paris, Champion, 1910.

** Bayle (P.), article «Anabaptistes», Dictionnaire historique et critique, Rotterdam, R. Leers, 1697, 3e éd., t. l, 1765, pp. 233-237.

*** Huizinga (J.), Herbst des Mittelalters, Munich, Drei Masken Verlag, 1924 (Le Déclin du Mayen Âge, trad. J. Bastin, Paris, Payot, 1932).

M. Foucault : Mais il y a quelques rapports entre les cathares et la magie.

R. Manselli : Les témoignages sont très précis : un inquisiteur de l'Italie du Nord déclare que ce sont de fausses accusations : et, d'ailleurs, il faut distinguer le culte du diable, qui est un fait religieux, et une fin en soi, et la sorcellerie, qui est un moyen diabolique pour dominer la nature (de même que le culte du chat, avec tous ses rites), en mettant à son service les esprits diaboliques.

M. Foucault : Nous sommes tous d'accord sur l'hérétisation progressive de la sorcellerie au XVIe et au XVIIe siècle, en tout cas l 'hérétique et le sorcier sont traités de la même façon. Et je serai d'accord avec M. le chanoine Delaruelle sur l'antériorité de l'utilisation de certains concepts de nature par la théologie sur leur utilisation par la médecine : à la fin du XVIIe siècle, c'est l'Église elle-même qui convoque les médecins à propos des jansénistes et des protestants des Cévennes. Fléchier demande à des médecins de venir témoigner qu'il s'agit uniquement de phénomènes pathologiques, de visions, d'hallucinations ; la conscience religieuse a été plus «progressiste» que la conscience médicale dans cette série de phénomènes. Je crois enfin avec le professeur Abel qu'il y a une appartenance de la folie à un certain nombre de phénomènes d'irrédentisme religieux et qu'il s'agirait de faire une étude structurale de l'ensemble, une étude synchronique, car le système est évidemment différent à chaque époque.