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« Sur les façons d'écrire l'histoire »
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome I Texte n°48


« Sur les façons d'écrire l'histoire» (entretien avec R. Bellour), Les Lettres françaises, no 1187, 15-21 juin 1967, pp. 6-9.

Dits Ecrits Tome I Texte n°48

- Le double accueil, critique et public, enthousiaste et réticent, fait à votre livre incite à donner une suite à l'entretien dans lequel, ici même, il y a plus d'un an, vous exposiez la nature et le champ de vos recherches. Quelle vous paraît être la plus frappante des réactions suscitées par Les Mots et les Choses ?

- J'ai été frappé par le fait suivant : les historiens de métier y ont reconnu un livre d'histoire, et beaucoup d'autres, qui se font de l'histoire une idée ancienne et sans doute aujourd'hui bien démodée, ont crié à l'assassinat de l'histoire.

- Ne vous semble-t-il pas que la forme du livre - j'entends par là aussi bien l'absence de notes développées et de bibliographies, de références accumulées et avouées, habituelles à ce genre d'ouvrages, que le jeu de miroir constitué par Les Ménines - et votre style même ont pu contribuer à masquer sa nature ?

- Sans doute la présentation du livre n'y est-elle pas indifférente, mais je crois surtout que certains ignorent la très importante mutation du savoir historique en oeuvre depuis déjà plus de vingt ans. On sait que les livres de Dumézil, de Lévi-Strauss et de Lacan comptent parmi les livres majeurs de notre époque ; mais sait-on de même que, parmi les travaux qui assurent aujourd'hui dans le savoir une aventure nouvelle, il faut mettre les livres de Braudel, de Furet et de Denis Richet, de Le Roy Ladurie, les recherches de l'école historique de Cambridge, de l'école soviétique ?

- Vous vous situez donc délibérément en tant qu'historien. À quoi vous paraît due cette méconnaissance ?

- L'histoire, je crois, s'est trouvée être l'objet d'une curieuse sacralisation. Pour beaucoup d'intellectuels, le respect distant, non informé et traditionaliste envers l'histoire était la plus simple façon de mettre en accord leur conscience politique et leur activité de recherche ou d'écriture ; sous le signe de croix de l'histoire, tout discours devenait prière au dieu des justes causes. Il y a ensuite une raison plus technique. Il faut reconnaître en effet que, dans des domaines comme la linguistique, l'ethnologie, l'histoire des religions, la sociologie, les concepts, formés au XIXe siècle et qu'on peut dire d'ordre dialectique, ont été pour une bonne part abandonnés.

Or, aux yeux de certains, l'histoire en tant que discipline constituait le dernier refuge de l'ordre dialectique : en elle, on pouvait sauver le règne de la contradiction rationnelle... Ainsi s'est maintenue chez beaucoup d'intellectuels, pour ces deux raisons et contre toute vraisemblance, une conception de l'histoire organisée sur le modèle du récit comme grande suite d'événements pris dans une hiérarchie de déterminations : les individus sont saisis à l'intérieur de cette totalité qui les dépasse et se joue d'eux, mais dont ils sont peut-être en même temps les auteurs mal conscients. Au point que cette histoire, à la fois projet individuel et totalité, est pour certains devenue intouchable : ce serait attaquer la grande cause de la révolution que refuser pareille forme de dire historique.

- En quoi consiste exactement la nouveauté des travaux historiques que vous invoquez ?

- On peut ainsi les caractériser de façon un peu schématique :

1) Ces historiens se posent le très difficile problème de la périodisation. On s'est aperçu que la périodisation manifeste scandée par les révolutions politiques n'était pas toujours méthodologiquement la meilleure forme de découpe possible.

2) Chaque périodisation découpe dans l'histoire un certain niveau d'événements, et, inversement, chaque couche d'événements appelle sa propre périodisation. C'est là un ensemble de problèmes délicats, puisque, selon le niveau qu'on choisit, on devra délimiter des périodisations différentes, et que, selon la périodisation qu'on se donne, on atteindra des niveaux différents. On accède ainsi à la méthodologie complexe de la discontinuité.

3) La vieille opposition traditionnelle entre les sciences humaines et l'histoire (les premières étudiant le synchronique et le non-évolutif, la seconde analysant la dimension du grand changement incessant) disparaît : le changement peut être objet d'analyse en termes de structure, le discours historique est peuplé d'analyses empruntées à l'ethnologie et à la sociologie, aux sciences humaines.

4) On introduit dans l'analyse historique des types de rapport et des modes de liaison beaucoup plus nombreux que l'universelle relation de causalité par laquelle on avait voulu définir la méthode historique.
Ainsi, pour la première fois peut-être, a-t-on la possibilité d'analyser comme objet un ensemble de matériaux qui ont été déposés au cours des temps sous forme de signes, de traces, d'institutions, de pratiques, d'oeuvres, etc. De tous ces changements, on a deux manifestations essentielles :

- du côté des historiens, les travaux de Braudel, de l'école de Cambridge et de l'école russe, etc. ;

- la très remarquable critique et analyse de la notion d'histoire développée par Althusser au début de Lire « Le Capital» *.

* Althusser (L.), Du,Capital» à la philosophie de Marx, in Althusser (L.), Macherey (P.), Rancière (J.), Lire «Le Capital», Paris, Maspero, t. l, 1965, pp.9-89.

- Vous marquez ainsi une parenté directe entre vos travaux et ceux d'Althusser ?

- Ayant été son élève et lui devant beaucoup, j'ai peut-être tendance à mettre sous son signe un effort qu'il pourrait récuser, si bien que je ne peux répondre en ce qui le concerne. Mais je dirais tout de même : ouvrez les livres d'Althusser.

Il reste cependant, entre Althusser et moi, une différence évidente : il emploie le mot de coupure épistémologique à propos de Marx, et j'affirme inversement que Marx ne représente pas une coupure épistémologique.

- Cet écart dont Marx est l'objet n'est-il pas précisément le signe le plus manifeste de ce qui a paru contestable dans vos analyses des mutations structurales du savoir au cours du XIXe siècle ?

- Ce que j'ai dit à propos de Marx concerne le domaine épistémologique précis de l'économie politique. Quelle que soit l'importance des modifications apportées aux analyses de Ricardo par Marx, je ne crois pas que ses analyses économiques échappent à l'espace épistémologique instauré par Ricardo. En revanche, on peut supposer que Marx a introduit dans la conscience historique et politique des hommes une coupure radicale et que la théorie marxiste de la société a bien inauguré un champ épistémologique entièrement nouveau.

Mon livre portait en sous-titre «Une archéologie des sciences humaines» : cela même en suppose une autre qui serait précisément l'analyse du savoir et de la conscience historique en Occident depuis le XVIe siècle. Et avant même d'avoir beaucoup avancé dans ce travail, il me semble que la grande coupure doive alors se situer au niveau de Marx. Nous voici ramenés à ce que je disais plus haut : la périodisation des domaines de la connaissance ne peut pas se faire de la même façon selon les niveaux auxquels on se place. On se trouve devant une sorte de superposition en brique et l'intéressant, l'étrange, le curieux, ce sera précisément de savoir comment et pourquoi la coupure épistémologique pour les sciences de la vie, de l'économie et du langage se situe au début du XIXe siècle, pour la théorie de l'histoire et de la politique, au milieu du XIXe siècle.

- Mais c'est alors rompre délibérément avec le privilège de l' histoire comme science harmonique de la totalité, telle que nous la livre la tradition marxiste,

- À mon sens, cette idée qui se trouve répandue ne se trouve pas réellement chez Marx. Mais je répondrai surtout que, dans ce domaine où l'on ne fait qu'aborder les principes possibles, il est encore bien tôt pour poser le problème des déterminations réciproques de ces couches. Il n'est pas du tout impossible qu'on puisse trouver des formes de déterminations telles que tous les niveaux s'accordent à marcher ensemble d'un pas de régiment sur le pont du devenir historique. Mais ce ne sont là qu'hypothèses.

- On remarque, dans les articles qui attaquent votre livre, ces mots : «figer l'histoire», qui reviennent à la façon d'un leitmotiv et semblent formuler l'accusation la plus fondamentale, propre à mettre en question tant votre découpage conceptuel que la technique narrative qu'il implique, en fait la possibilité même de formuler, comme vous entendez le faire, une logique de la mutation, Qu'en pensez-vous ?

- Dans ce qu'on appelle l'histoire des idées, on décrit en général le changement en se donnant deux facilités :

1) On utilise des concepts qui me paraissent un peu magiques, comme l'influence, la crise, la prise de conscience, l'intérêt porté à un problème, etc. Tous utilitaires, ils ne me paraissent pas opératoires.

2) Lorsqu'on rencontre une difficulté, on passe du niveau d'analyse qui est celui des énoncés eux-mêmes à un autre, qui lui est extérieur. Ainsi, devant un changement, une contradiction, une incohérence, on recourt à une explication par les conditions sociales, la mentalité, la vision du monde, etc.

J'ai voulu, par jeu méthodique, essayer de m'en passer et me suis par conséquent efforcé de décrire des énoncés, des groupes entiers d'énoncés, en faisant apparaître les relations d'implication, d'opposition, d'exclusion qui pouvaient les relier.

On m'a dit par exemple que j'avais admis ou inventé une coupure absolue entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle. En fait, quand on regarde les discours scientifiques de la fin du XVIIIe siècle, on constate un changement très rapide et à vrai dire fort énigmatique au regard le plus attentif. J'ai voulu décrire précisément ce changement, autrement dit établir l'ensemble des transformations nécessaires et suffisantes pour passer de la forme initiale du discours scientifique, celui du XVIIIe siècle, à sa forme finale, celui du XIXe siècle. L'ensemble des transformations que j'ai définies maintient un certain nombre d'éléments théoriques, déplace certains autres, en voit disparaître d'anciens et apparaître de nouveaux ; tout cela permet de définir la règle de passage dans les domaines que j'ai envisagés. C'est donc tout le contraire d'une discontinuité que j'ai voulu établir, puisque j'ai manifesté la forme même du passage d'un état à l'autre.

- Je me demande si l'équivoque ne vient pas de la difficulté à penser côte à côte les termes de changement et de passage d'une part, de tableau et de description de l'autre.

- Il y a tout de même plus de cinquante ans qu'on s'est aperçu que les tâches de la description étaient essentielles dans les domaines comme ceux de l'histoire, de l'ethnologie et de la langue. Après tout, le langage mathématique depuis Galilée et Newton ne fonctionne pas comme une explication de la nature, mais comme une description de processus. Je ne vois pas pourquoi on pourrait contester à des disciplines non formalisées comme l'histoire d'entreprendre elles aussi les tâches premières de la description.

- Comment concevez-vous l'orientation méthodique de ces tâches premières ?

- 1° On doit pouvoir, si ce que j'ai dit est vrai, rendre compte et analyser exactement selon les mêmes schémas, en apportant quelques transformations supplémentaires, des textes dont je n'ai pas parlé.

2° On peut très bien reprendre les textes dont j'ai parlé, et ce matériau lui-même que j'ai traité, dans une description qui aurait une autre périodisation et se situerait à un autre niveau. Quand on fera par exemple l'archéologie du savoir historique, il est évident qu'il faudra utiliser à nouveau les textes sur le langage et qu'il faudra les mettre en rapport avec les techniques de l'exégèse, de la critique des sources, avec tout le savoir concernant l'écriture sainte et la tradition historique ; leur description sera alors différente. Mais ces descriptions, si elles sont exactes, devraient être telles qu'on puisse définir les transformations qui permettent de passer de l'une à l'autre.

En un sens, la description est donc infinie, en un autre, elle est fermée, dans la mesure où elle tend à établir le modèle théorique susceptible de rendre compte des relations qui existent entre les discours étudiés.

- II semblerait que ce soit précisément ce double caractère de la description qui soit de nature à susciter la réticence ou la déroute, puisque l' histoire ainsi se trouve à la fois directement centrée sur l'infini de ses archives, donc sur le non-sens propre à tout infini, et maîtrisée dans des modèles dont le caractère formel accuse dans sa logique même le non sens propre à toute clôture de caractère interne et circulaire. Et l'effet est d'autant plus fort que votre livre observe une distance absolue envers ce qu'on pourrait appeler l'« histoire vivante », celle où la pratique, quels que soient le niveau théorique où on la sollicite et les modèles où on puisse enclore sa diversité inlassable, retourne le non-sens dans une sorte de familiarité, dans le monde « naturel» des actions et des institutions. Comment entendez-vous cette coupure sur laquelle s'établissent Les Mots et les Choses ?

- En voulant jouer le jeu d'une description rigoureuse des énoncés eux-mêmes, il m'est apparu que le domaine des énoncés obéissait bien à des lois formelles, qu'on pouvait par exemple trouver un seul modèle théorique pour des domaines épistémologiques différents et qu'on pouvait en ce sens, conclure à une autonomie des discours. Mais il n'y a d'intérêt à décrire cette couche autonome des discours que dans la mesure où on peut la mettre en rapport avec d'autres couches, de pratiques, d'institutions, de rapports sociaux, politiques, etc. C'est ce rapport qui m'a toujours hanté et j'ai voulu précisément, dans Histoire de la folie et Naissance de la clinique, définir les rapports entre ces domaines différents. J'ai pris par exemple le domaine épistémologique de la médecine et celui des institutions de répression, d 'hospitalisation, de secours aux chômeurs, de contrôle administratif sur la santé publique, etc. Mais je me suis aperçu que les choses étaient plus compliquées que je ne l'avais cru dans ces deux premiers ouvrages, que les domaines discursifs n'obéissaient pas toujours à des structures qui leur étaient communes avec leurs domaines pratiques et institutionnels associés, qu'ils obéissaient par contre à des structures communes à d'autres domaines épistémologiques, qu'il y avait comme un isomorphisme des discours entre eux à une époque donnée. De sorte qu'on se trouve devant deux axes de description perpendiculaires : celui des modèles théoriques communs à plusieurs discours, celui des rapports entre le domaine discursif et le domaine non discursif. Dans Les Mots et les Choses, j'ai parcouru l'axe horizontal, dans Histoire de la folie et Naissance de la clinique, la dimension verticale de la figure.

Pour le premier, qu'on entreprenne de me démontrer, textes à l'appui, qu'une telle cohérence théorique entre les discours n'existe pas, et une vraie discussion pourra commencer. Quant à minimiser le domaine de la pratique, mes livres précédents sont là pour montrer que j'en suis loin et je vais, pour leur rapport, m'en référer à un illustre exemple. Lorsque Dumézil démontre que la religion romaine est dans un rapport d'isomorphisme avec les légendes scandinaves ou celtiques ou tel rite iranien, il ne veut pas dire que la religion romaine n'a pas sa place à l'intérieur de l'histoire romaine, que l'histoire de Rome n'existe pas, mais qu'on ne pourra décrire l'histoire de la religion romaine, ses rapports avec les institutions, les classes sociales, les conditions économiques, qu'en tenant compte de sa morphologie interne. De la même façon, démontrer que les discours scientifiques d'une époque relèvent d'un modèle théorique commun ne veut pas dire qu'ils échappent à l'histoire et flottent en l'air comme désincarnés et solitaires, mais qu'on ne pourra faire l'histoire, l'analyse du fonctionnement, du rôle de ce savoir, des conditions qui lui sont faites, de la manière dont il s'enracine dans la société, sans tenir compte de la force et de la consistance de ces isomorphismes.

- Cette objectivité que vous accordez aux modèles théoriques en vue d'une analyse extensive de l'histoire comme science et, pour la constitution de ces modèles, à la logique descriptive en tant que telle oblige à s'interroger sur le point de départ de cette description, son foyer en quelque sorte, ce qui revient, dans le cas d'un livre aussi personnel que le vôtre, à essayer de comprendre le rapport de l'auteur et de son texte, quelle place au juste il peut, veut et doit y occuper.

- Je ne peux répondre à cela qu'en m'enfonçant dans le livre lui-même. Si le style d'analyse que j'ai essayé d'y formuler est recevable, on devrait pouvoir définir le modèle théorique auquel appartient non seulement mon livre mais ceux qui appartiennent à la même configuration de savoir. Sans doute est-ce celle qui nous permet aujourd'hui de traiter de l'histoire comme ensemble d'énoncés effectivement articulés, de la langue comme objet de description et ensemble de relations par rapport au discours, aux énoncés qui font l'objet de l'interprétation. C'est notre époque et elle seule qui rend possible l'apparition de cet ensemble de textes qui traitent de la grammaire, de l'histoire naturelle ou de l'économie politique comme autant d'objets.

Si bien que l'auteur, en cela, et en cela seulement, est constitutif de ce dont il parle. Mon livre est une pure et simple fiction : c'est un roman, mais ce n'est pas moi qui l'ai inventé, c'est le rapport de notre époque et de sa configuration épistémologique à toute cette masse d'énoncés. Si bien que le sujet est en effet présent dans la totalité du livre, mais il est le « on » anonyme qui parle aujourd'hui dans tout ce qui se dit.

- Comment entendez-vous le statut de ce «on» anonyme ? - Peut-être est-on en train de se défaire peu à peu, mais non sans mal, de la grande méfiance allégorique. J'entends par là l'idée simple qui consiste, devant un texte, à ne se demander rien d'autre que ce que ce texte dit véritablement au-dessous de ce qu'il dit réellement. Sans doute est-ce là l'héritage d'une ancienne tradition exégétique : devant toute chose dite, nous soupçonnons qu'autre chose se dit. La version laïque de cette méfiance allégorique a eu pour effet d'assigner à tout commentateur de retrouver partout la pensée véritable de l'auteur, ce qu'il avait dit sans le dire, voulu dire sans y parvenir, voulu cacher et pourtant laissé apparaître. On s'aperçoit qu'il y a aujourd'hui bien d'autres possibilités de traiter le langage. Ainsi la critique contemporaine - et c'est ce qui la distingue de ce qui s'est fait tout récemment encore - est-elle en train de formuler sur les textes divers qu'elle étudie, ses textes-objets, une sorte de combinatoire nouvelle. Au lieu d'en reconstituer le secret immanent, elle se saisit du texte comme d'un ensemble d'éléments (mots, métaphores, formes littéraires, ensemble de récits) entre lesquels on peut faire apparaître des rapports absolument nouveaux dans la mesure où ils n'ont pas été maîtrisés par le projet de l'écrivain et ne sont rendus possibles que par l'oeuvre elle-même en tant que telle. Les relations formelles qu'on découvre ainsi n'ont été présentes dans l'esprit de personne, elles ne constituent pas le contenu latent des énoncés, leur secret indiscret ; elles sont une construction, mais une construction exacte sitôt que les relations ainsi décrites peuvent être assignées réellement aux matériaux traités. Nous avons appris à mettre les paroles des hommes dans des rapports encore informulés, dits par nous pour la première fois, et pourtant objectivement exacts.

Ainsi la critique contemporaine est-elle en train d'abandonner le grand mythe de l'intériorité : Intimior intimio ejus. Elle se trouve déboîtée totalement par rapport aux vieux thèmes de l'emboîtement, du coffret au trésor, qu'il convient d'aller chercher au fond de l'armoire de l'oeuvre. Se plaçant à l'extérieur d'un texte, elle lui constitue une extériorité nouvelle, écrivant des textes de textes.

- II me semble que dans sa fécondité même et ses apports multiples, la critique littéraire moderne, par exemple, se trouve, dans la description que vous en donnez, marquer en un sens une curieuse régression par rapport à celui en qui elle a trouvé l'essentiel de ses exigences : je veux dire Blanchot. Car si Blanchot, sous le nom de «littérature» a effectivement conquis à l'espace de la pensée moderne une extériorité impérieuse du texte, il ne se donne en rien cette facilité qui tend à esquiver la violence de l'oeuvre comme lieu d'un nom et d'une biographie dont le secret, précisément, est d'être traversée diversement par la force irréductible et abstraite de la littérature dont Blanchot retrace en chaque cas l'itinéraire rigoureux sans se préoccuper, comme le veut une critique plus savante, de la décrire en tant que telle dans la logique de ses formes.

- Il est vrai que c'est Blanchot qui a rendu possible tout discours sur la littérature. Tout d'abord, parce que c'est bien lui qui a montré le premier que les oeuvres se relient les unes aux autres par cette face extérieure de leur langage où paraît la « littérature ». La littérature est ainsi ce qui constitue le dehors de toute oeuvre, ce qui ravine tout langage écrit et laisse sur tout texte la marque vide d'une griffe. Elle n'est pas un mode de langage, mais un creux qui parcourt comme un grand mouvement tous les langages littéraires. En faisant apparaître cette instance de la littérature comme « lieu commun », espace vide où viennent se loger les oeuvres, je crois qu'il a assigné à la critique contemporaine ce qui doit être son objet, ce qui rend possible son travail à la fois d'exactitude et d'invention.

On peut affirmer d'autre part que Blanchot l'a rendue possible en instituant entre l'auteur et l'oeuvre un mode de rapport qui était demeuré insoupçonné. On sait maintenant que l'oeuvre n'appartient pas à un projet de son auteur, ni même à celui de son existence, qu'elle entretient avec lui des rapports de négation, de destruction, qu'elle est pour lui le ruissellement du dehors éternel, et que pourtant existe entre eux cette fonction primordiale du nom. C'est par le nom que dans une oeuvre se marque une modalité irréductible au murmure anonyme de tous autres langages. Il est certain que la critique contemporaine n'a pas encore interrogé vraiment cette exigence du nom que Blanchot lui a proposée. Il faudra bien qu'elle s'en préoccupe puisque le nom marque pour l'oeuvre ses rapports d'opposition, de différence avec les autres oeuvres, et qu'il caractérise absolument le mode d'être de l'oeuvre littéraire dans une culture et des institutions comme les nôtres. Après tout, il y a maintenant des siècles, six ou sept, que l'anonymat, sauf cas exceptionnel, a entièrement disparu du langage littéraire et de son fonctionnement.

- C'est pour cela, je pense, que la leçon de Blanchot trouve, auprès des critiques techniques envers lesquelles il garde, quant à lui, une distance égale, un plus juste écho dans une interprétation de type psychanalytique, qui se tient par définition dans un espace du sujet, que dans une interprétation de type linguistique, où affleure souvent un risque d'abstraction mécaniste.

Ce qui précisément est important, problématique, dans certaines recherches de type scientifique comme la vôtre, c'est un certain rapport de familiarité un peu nouveau qu'elles paraissent entretenir avec les oeuvres plus explicitement «subjectives» de la littérature.

- Il serait très intéressant de savoir en quoi consiste l'individualité désignable, «nommable» d'une oeuvre scientifique ; celles d'Abel ou de Lagrange, par exemple, sont marquées par des caractères d'écriture qui les individualisent aussi sûrement qu'un tableau de Titien ou qu'une page de Chateaubriand. De même, les écritures philosophiques ou les écritures descriptives comme celles de Linné et de Buffon. Elles sont prises pourtant dans le réseau de toutes celles qui parlent de la « même chose», qui leur sont contemporaines et leur succèdent : ce réseau qui les enveloppe dessine ces grandes figures sans état civil qu'on appelle les « mathématiques », l'«histoire», la «biologie».

Le problème de la singularité ou du rapport entre le nom et le réseau est un problème ancien, mais il existait autrefois des sortes de canaux, des voies balisées qui séparaient les unes des autres les oeuvres littéraires, les oeuvres physiques ou mathématiques, les oeuvres historiques ; chacune évoluait à son niveau propre et, en quelque sorte, dans la part de territoire qui lui était assignée, malgré tout un ensemble de recoupements, d'emprunts, de ressemblances. On constate aujourd'hui que tout ce découpage, ce cloisonnement est en train de s'effacer ou de se reconstituer sur un tout autre mode. Ainsi, les rapports entre la linguistique et les oeuvres littéraires, entre la musique et les mathématiques, le discours des historiens et celui des économistes ne sont plus simplement de l'ordre de l'emprunt, de l'imitation ou de l'analogie involontaire, ni même de l'isomorphisme structural ; ces oeuvres, ces démarches se forment les unes par rapport aux autres, existent les unes pour les autres. Il y a une littérature de la linguistique, et non pas une influence des grammairiens sur la grammaire et le vocabulaire des romanciers. De la même façon, les mathématiques ne sont pas applicables à la construction du langage musical, comme à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, elles constituent actuellement l'univers formel de l'oeuvre musicale elle-même. De telle sorte qu'on assiste à un effacement général et vertigineux de la vieille distribution des langages.

On dit volontiers que rien d'autre aujourd'hui ne nous intéresse que le langage et qu'il est devenu l'objet universel. Il ne faut pas s'y tromper : cette souveraineté est la souveraineté provisoire équivoque, précaire, d'une peuplade en migration. Certes, nous nous intéressons au langage ; pourtant, ce n'est pas qu'enfin nous soyons entrés en sa possession, mais bien plutôt qu'il nous échappe plus qu'il ne nous a échappé jamais. Ses frontières s'effondrent, et son calme univers entre en fusion ; et si nous sommes submergés, ce n'est pas tant par sa rigueur intemporelle que par le mouvement actuel de sa vague.

- Comment vous situez-vous personnellement dans cette mutation qui entraîne dans une sorte d'aventure romanesque les oeuvres les plus exigeantes du savoir ?

- À la différence de ceux qu'on appelle les structuralistes, je ne suis pas tellement intéressé par les possibilités formelles offertes par un système comme la langue. Personnellement, je suis plutôt hanté par l'existence des discours, par le fait que des paroles ont eu lieu : ces événements ont fonctionné par rapport à leur situation originelle, ils ont laissé des traces derrière eux, ils subsistent et exercent, dans cette subsistance même à l'intérieur de l'histoire, un certain nombre de fonctions manifestes ou secrètes.

- Vous cédez ainsi à la passion propre de l'historien qui veut répondre à la rumeur infinie des archives.

- Oui, car mon objet n'est pas le langage mais l'archive, c'est-à-dire l'existence accumulée des discours. L'archéologie, telle que je l'entends, n'est parente ni de la géologie (comme analyse des sous-sols) ni de la généalogie (comme description des commencements et des suites), c'est l'analyse du discours dans sa modalité d'archive.

Un cauchemar me poursuit depuis mon enfance : j'ai sous les yeux un texte que je ne peux pas lire, ou dont seule une infime partie m'est déchiffrable ; je fais semblant de le lire, je sais que je l'invente ; puis le texte soudain se brouille entièrement, je ne peux plus rien lire ni même inventer, ma gorge se serre et je me réveille.

Je n'ignore pas tout ce qu'il peut y avoir de personnel dans cette obsession du langage qui existe partout et nous échappe dans sa survivance même. Il survit en détournant de nous ses regards, le visage incliné vers une nuit dont nous ne savons rien.

Comment justifier ces discours sur des discours que j'entreprends ? Quel statut leur donner ? On commence, du côté des logiciens surtout, des élèves de Russell et de Wittgenstein, à s'apercevoir que le langage ne saurait être analysé dans ses propriétés formelles qu'à la condition de tenir compte de son fonctionnement concret. La langue est bien un ensemble de structures, mais les discours sont des unités de fonctionnement, et l'analyse du langage en sa totalité ne peut manquer de faire face à cette exigence essentielle. Dans cette mesure, ce que je fais se place dans l'anonymat général de toutes les recherches qui actuellement tournent autour du langage, c'est-à-dire non seulement de la langue qui permet de dire, mais des discours qui ont été dits.

- Qu'entendez-vous plus précisément par cette idée d'anonymat ? - Je me demande si on ne retrouve pas actuellement sous la forme du rapport du nom à l'anonymat une certaine transposition du vieux problème classique de l'individu et de la vérité, ou de l'individu et de la beauté. Comment se fait-il qu'un individu né à un moment donné, ayant telle histoire et tel visage, puisse découvrir, et lui seul et le premier, telle vérité, peut-être même la vérité ? C'est la question à laquelle répondent les Méditations de Descartes * : comment ai-je pu, moi, découvrir la vérité ? Et, bien des années plus tard, on la retrouve dans le thème romantique du génie : comment un individu logé dans un pli de l'histoire peut-il découvrir des formes de beauté dans lesquelles s'exprime toute la vérité d'une époque ou d'une civilisation ? Le problème aujourd'hui ne se pose plus dans ces termes : nous ne sommes plus dans la vérité, mais dans la cohérence des discours, plus dans la beauté, mais dans de complexes rapports de formes. Il s'agit maintenant de savoir comment un individu, un nom peut être le support d'un élément ou groupe d'éléments qui, venant s'intégrer dans la cohérence des discours ou le réseau indéfini des formes, vient effacer ou au moins rendre vide et inutile ce nom, cette individualité dont il porte pourtant jusqu'à un certain point, pendant un certain temps et pour certains regards, la marque. Nous avons à conquérir l'anonymat, à nous justifier de l'énorme présomption à devenir un jour enfin anonymes, un peu comme les classiques avaient à se justifier de l'énorme présomption d'avoir trouvé la vérité, et d'y attacher leur nom. Le problème était autrefois pour celui qui écrivait de s'arracher à l'anonymat de tous, c'est de nos jours d'arriver à effacer son propre nom et de venir loger sa voix dans ce grand murmure anonyme des discours qui se tiennent.

* Descartes (R.), Meditationes de prima philosophia, Paris, Soly, 1641 (Méditations touchant la Première Philosophie, dans lesquelles l'existence de Dieu et la distinction réelle entre l'âme et le corps de l'homme sont démontrées, in Oeuvres et Lettres, éd. André Bridoux, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1953, pp.253-547).

- Ne vous semble-t-il pas que c'est là, sitôt que le mouvement est poussé à l'extrême, entrer dans le double jeu réciproque de l'affirmation et de l'effacement, de la parole et du silence, dont Blanchot fait l'essence de l'acte littéraire, lorsqu'il assigne à l’oeuvre la fonction élue d'un riche séjour de silence face à l'insupportable immensité parlante Jans laquelle, pourtant, elle ne serait pas ? Quand Lévi-Strauss dit de Le Cru et le Cuit : « Ainsi ce livre sur les mythes est-il, à sa façon, un mythe», il a en vue l'impersonnalité souveraine du mythe, et pourtant peu de livres, de ce fait même, sont aussi personnels que ses Mythologiques *. Vous êtes, de façon bien différente, dans un cas de nature semblable par rapport à l'histoire.

* Lévi-Strauss (C.), Mythologiques, t. 1 : Le Cru et le Cuit, Paris, Plon, 1964.

- Ce qui donne à des livres comme ceux-ci, qui n'ont d'autre prétention que d'être anonymes, tant de marques de singularité et d'individualité, ce ne sont pas les signes privilégiés d'un style, ni la marque d'une interprétation singulière ou individuelle, c'est la rage du coup de gomme par lequel on efface méticuleusement tout ce qui pourrait renvoyer à une individualité écrite. Entre les écrivains et les écrivants, il y a les effaceurs.

Le Bourbaki **, c'est au fond le modèle. Notre rêve à tous serait de faire chacun dans notre domaine quelque chose comme ce Bourbaki où les mathématiques s'élaborent sous l'anonymat d'un nom de fantaisie. Peut-être la différence irréductible entre les recherches mathématiques et nos activités est-elle que les coups de gomme destinés à viser l'anonymat marquent plus sûrement la signature d'un nom que les porte-plume ostentatoires. Et encore pourrait-on dire que Bourbaki a son style et sa façon bien à lui d'être anonyme.

** Nicolas Bourbaki, pseudonyme collectif pris par un groupe de mathématiciens français (Henri Cartan, Claude Chevalley, Jean Dieudonné, Charles Ehresmann, André Weyl, etc.) qui ont entrepris la refonte des mathématiques sur des bases axiomatiques rigoureuses.

- Cela, comme votre référence au rapport classique de l'individu, invite à penser que la position de l'auteur dans ce type de recherches apparaît en fait comme un redoublement de celle, en tout temps ambiguë, du philosophe, entre la science et la littérature. Quel vous semble en ce sens être le statut moderne de la philosophie ?

- Il me semble que la philosophie aujourd'hui n'existe plus, non pas en ceci qu'elle aurait disparu, mais qu'elle s'est disséminée dans une grande quantité d'activités diverses : ainsi, les activités de l'axiomaticien, du linguiste, de l'ethnologue, de l'historien, du révolutionnaire, de l'homme politique peuvent être des formes d'activité philosophique. Était philosophique au XIXe siècle la réflexion qui s'interrogeait sur les conditions de possibilité des objets, est philosophie, aujourd'hui, toute activité qui fait apparaître un objet nouveau pour la connaissance ou la pratique - que cette activité relève des mathématiques, de la linguistique, de l'ethnologie ou de l'histoire.

- Cependant, dans le dernier chapitre des Mots et les Choses, où vous traitez des sciences humaines aujourd'hui, vous accordez à l' histoire un privilège sur toutes les autres disciplines. Serait-ce ainsi une façon nouvelle de retrouver ce pouvoir de législation synthétique qui a fait jusque-là le privilège propre de la pensée philosophique, et que Heidegger reconnaissait déjà non plus comme celui de la philosophie traditionnelle, mais comme «histoire de la philosophie» ?

- En effet, l'histoire détient par rapport à mon enquête une position privilégiée. C'est que dans notre culture, au moins depuis plusieurs siècles, les discours s'enchaînent sur le mode de l'histoire : nous recevons les choses qui ont été dites comme venant d'un passé où elles se sont succédé, opposées, influencées, remplacées, engendrées et accumulées. Les cultures «sans histoire» ne sont pas celles, évidemment, où il n 'y aurait ni événement, ni évolution, ni révolution, mais où les discours ne s'additionnent pas sur le mode de l'histoire ; ils se juxtaposent ; ils se remplacent ; ils s'oublient ; ils se transforment. En revanche, dans une culture comme la nôtre, tout discours apparaît sur fond de disparition de tout événement.

C'est pourquoi en étudiant un ensemble de discours théoriques concernant le langage, l'économie, les êtres vivants, je n'ai pas voulu établir les possibilités ou les impossibilités a priori de telles connaissances. J'ai voulu faire un travail d'historien en montrant le fonctionnement simultané de ces discours et les transformations qui rendaient compte de leurs changements visibles.

Mais l'histoire en cela n'a pas pour autant à jouer le rôle d'une philosophie des philosophies, à se prévaloir d'être le langage des langages, comme le voulait au XIXe siècle un historicisme qui tendait à faire passer au compte de l'histoire le pouvoir législateur et critique de la philosophie. Si l'histoire possède un privilège, ce serait plutôt dans la mesure où elle jouerait le rôle d'une ethnologie interne de notre culture et de notre rationalité, et incarnerait par conséquent la possibilité même de toute ethnologie.

- J'aimerais, après ce long détour, en revenir au livre, et vous demander la raison de cet écart que l'on ressent dans votre position quand on passe de l'analyse des XVIIe et XVIIIe siècles à celle des XIXe et XXe siècles, écart qui a fait l'objet de certaines des plus vives réserves formulées envers votre travail.

- Quelque chose, en effet, semble changer avec le XIXe siècle dans la distribution du livre. Même chose dans Histoire de la folie, on a supposé que je voulais attaquer la psychiatrie moderne, et dans Les Mots et les Choses, que je polémiquais avec la pensée du XIXe siècle. En fait, il y a bien une différence dans les deux analyses. Je peux, en effet, définir l'âge classique dans sa configuration propre par la double différence qui l'oppose au XVIe siècle, d'une part, au XIXe, de l'autre. En revanche, je ne peux définir l'âge moderne dans sa singularité qu'en l'opposant au XVIIe siècle, d'une part, et à nous, d'autre part ; il faut donc, pour pouvoir opérer sans cesse le partage, faire surgir sous chacune de nos phrases la différence qui nous en sépare. De cet âge moderne qui commence vers 1790-1810 et va jusque vers 1950, il s'agit de se déprendre alors qu'il ne s'agit, pour l'âge classique, que de le décrire.

Le caractère apparemment polémique tient ainsi au fait qu'il s'agit de creuser toute la masse du discours accumulé sous nos propres pieds. On peut découvrir d'un mouvement doux les vieilles configurations latentes ; mais aussitôt qu'il s'agit de déterminer le système de discours sur lequel nous vivons encore, au moment où nous sommes obligés de mettre en question les paroles qui résonnent encore à nos oreilles, qui se confondent avec ceux que nous essayons de tenir, alors, l'archéologue, comme le philosophe nietzschéen, est contraint d'opérer à coups de marteau.

- Le statut unique et passionné que vous accordez à Nietzsche n'est-il pas précisément le signe le plus manifeste de cet écart irrémédiable ?

- Si j'avais à recommencer ce livre achevé il y a deux ans, j'essaierais de ne pas donner à Nietzsche ce statut ambigu, absolument privilégié, méta-historique, que j'ai eu la faiblesse de lui donner. Elle est due au fait, sans doute, que mon archéologie doit plus à la généalogie nietzschéenne qu'au structuralisme proprement dit.

- Mais comment, en ce cas, rendre Nietzsche à l'archéologie sans risque d'être faux envers l'un comme envers l'autre ? Il semble qu'il y ait dans le fait même une contradiction insurmontable. Je la verrais, dans votre livre, sous la forme figurée d'un conflit de principe entre Nietzsche et Les Ménines. Car, sans recourir à des jeux faciles sur votre prédilection pour les métaphores de l'espace, il est clair que le tableau s'y avère le lieu privilégié, comme il l'est, en un sens, de tout structuralisme : c'est en cela, je pense, que vous comparez l'anonymat présent avec celui du XVIIe siècle, au nom d'une idée de la lecture qui puisse disposer l'histoire en un tableau aussi bien que dans le texte de Borges sur l'encyclopédie chinoise où votre livre a «son lieu de naissance ». C'est pourquoi le XIXe siècle, où l'histoire s'invente sous forme d'un écart entre les signes et l'homme, est l'objet du débat, et notre époque l'espoir d'une résolution nouvelle par une tentative de réintégrer le sujet historique dans l'espace du tableau, en un nouvel anonymat.

Nietzsche n'est-il pas précisément le lieu où tous les signes convergent dans la dimension irréductible d'un sujet, anonyme à force d'être soi, anonyme à force d'incorporer la totalité des voix sous la forme du discours fragmentaire,. et n'est-il pas en cela la forme extrême et exemplaire de la pensée et de toute expression comme autobiographie sans reste, qui toujours fait défaut dans l'espace du tableau comme elle fait défaut dans le temps de l'histoire, où elle est et n'est pas, car on ne peut la dire que dans le sens de sa propre folie, et non par le recours à une loi extérieure ? Ainsi, le fait que Nietzsche, et avec lui une certaine vérité de la littérature, échappe, peut-on dire, à votre livre qui lui doit et lui apporte tant, ce fait ne témoigne-t-il pas d'une impossibilité de traiter tous les discours à un même niveau ? et cela même, sous la forme de votre présence dans le livre, n'est-il pas à la mesure exacte de l'impossible anonymat dont vous rêvez, qui, à être total, ne peut aujourd'hui signifier qu'un monde sans parole écrite ou, jusqu'à la folie, la littéralité circulaire de Nietzsche ?

- À cette question, il m'est difficile de répondre ; car c'est d'elle, au fond, que venaient toutes vos questions, tout notre dialogue par conséquent ; c'est elle qui supporte l'intérêt passionné, un peu distant, que vous portez à ce qui se passe, autour de vous, dans les générations qui vous précèdent ; de cette question vient votre envie d'écrire et de questionner. Ici donc commence l'interview de R. Bellour par M. Foucault, interview qui dure depuis plusieurs années et dont Les Lettres françaises publieront peut-être, un jour, un fragment.