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« Les matins gris de la tolérance »
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II Texte n°201


«Les matins gris de la tolérance», Le Monde, no 9998, 23 mars 1977, p. 24. (Sur le film de P.P. Pasolini Comizi d'amore, produit en 1963, sorti en 1965 en Italie,)

Dits Ecrits Tome II Texte n°201

D'où viennent les enfants ? De la cigogne, d'une fleur, du Bon Dieu, de l'oncle de Calabre. Mais regardez plutôt le visage de ces gamins : ils ne font rien pour donner l'impression qu'ils croient ce qu'ils disent. Avec des sourires, des silences, un ton lointain, des regards qui filent à droite et à gauche, les réponses à ces questions d'adulte ont une docilité perfide ; elles affirment le droit de garder pour soi ce qu'on aime à chuchoter. La cigogne, c'est une manière de se moquer des grands, de leur rendre la monnaie de leur fausse pièce ; c'est le signe ironique, impatient que la question n'ira pas plus loin, que les adultes sont des indiscrets, qu'ils n'entreront pas dans la ronde, et que le «reste», l'enfant continuera à se le raconter à lui-même.

Ainsi commence le film de Pasolini.

Enquête sur la sexualité est une bien étrange traduction pour Comizi d'amore : comices, réunion ou peut-être forum d'amour. C'est le jeu millénaire du «banquet», mais à ciel ouvert sur les plages et les ponts, au coin des tues, avec des enfants qui jouent à la balle, des garçons qui traînent, des baigneuses qui s'ennuient, des prostituées en grappe sur un boulevard, ou des ouvriers après l'usine. Très loin du confessionnal, très loin aussi d'une enquête où, sous garantie de discrétion, on interroge les choses les plus secrètes, ce sont des Propos de rue sur l'amour. Après tout, la rue, c'est la forme la plus spontanée de la convivialité méditerranéenne.

Au groupe qui déambule ou lézarde, Pasolini, comme en passant, tend son micro : il pose à la cantonade une question sur l' «amour», sur ce domaine indécis où se croisent le sexe, le couple, le plaisir, la famille, les fiançailles avec leurs coutumes, la prostitution et ses tarifs. Quelqu'un se décide, répond en hésitant un peu, se rassure, parle pour les autres ; ils se rapprochent, approuvent ou grognent, bras sur les épaules, visage contre visage ; les rires, la tendresse, un peu de fièvre circulent vite entre ces corps qui s'entassent ou se frôlent. Et qui parlent d'eux-mêmes avec d'autant plus de retenue et de distance que leur contact est plus vif et chaud : les adultes se juxtaposent et discourent, les jeunes parlent bref et s'enlacent. Pasolini interviewer s'estompe : Pasolini cinéaste regarde de toutes ses oreilles.

Le document est inappréciable quand on s'intéresse plus à ces choses qui se disent qu'au mystère qui ne se dit pas. Après le règne si long de ce qu'on appelle (bien hâtivement) la morale chrétienne, on pouvait s'attendre, dans cette Italie des premières années soixante, à quelque bouillonnement du sexuel. Pas du tout. Obstinément, les réponses sont données en termes de droit : pour ou contre le divorce, pour ou contre la prééminence du mari, pour ou contre l'obligation de virginité pour les filles, pour ou contre la condamnation des homosexuels. Comme si la société italienne de cette époque, entre les secrets de la pénitence et les prescriptions de la loi, n'avait pas encore trouvé de voix pour cette confidence publique du sexe que nos médias aujourd'hui diffusent.

«Ils n'en parlent pas ? C'est qu'ils en ont peur», explique Musatti, psychanalyste banal, que Pasolini interroge de temps en temps, ainsi que Moravia, sur l'enquête en train de se faire. Mais Pasolini, manifestement, n'en croit rien. Ce qui traverse tout le film, ce n'est pas, je crois, la hantise du sexe, mais une sorte d'appréhension historique, d'hésitation prémonitoire et confuse devant un nouveau régime qui naît alors en Italie, celui de la tolérance. Et c'est là que se marquent les coupures, dans cette foule qui s'accorde pourtant à parler du droit quand on l'interroge sur l'amour. Coupures entre hommes et femmes, paysans et citadins, riches et pauvres ? Oui, bien sûr, mais surtout entre les jeunes et les autres. Ceux-ci craignent un régime qui va bouleverser tous les ajustements douloureux et subtils qui avaient assuré l'écosystème du sexe (avec l'interdiction du divorce qui retient, de façon inégale, l'homme et la femme, avec la maison close qui sert de figure complémentaire à la famille, avec le prix de la virginité et le coût du mariage). Les jeunes abordent ce changement d'une façon bien différente ; non pas avec des cris de joie, mais avec un mélange de gravité et de méfiance, car ils le savent lié à des transformations économiques qui risquent fort de reconduire les inégalités de l'âge, de la fortune et du statut. Au fond, les matins gris de la tolérance n'enchantent personne, et nul n'y pressent la fête du sexe. Avec résignation ou fureur, les vieux s'inquiètent : qu'en sera-t-il du droit ? Et les «jeunes», avec obstination, répondent : qu'en sera-t-il des droits, de nos droits ?

Ce film, vieux de quinze ans, peut servir de repère. Un an après Mamma Roma, Pasolini poursuit ce qui va devenir, dans ses films, la grande saga des jeunes. De ces jeunes dans lesquels il ne voyait pas du tout des adolescents pour psychologues, mais la forme actuelle d'une «jeunesse» que nos sociétés, depuis le Moyen Âge, depuis Rome et la Grèce, n'ont jamais pu intégrer, qu'elles ont redoutée ou rejetée, qu'elles ne sont jamais parvenues à soumettre, sauf à la faire tuer de temps en temps à la guerre.

Et puis, 1963, c'était l'époque où l'Italie venait d'entrer bruyamment dans ce mouvement d'expansion-consommation-tolérance dont Pasolini devait faire un bilan, dix ans après, dans les Écrits corsaires. La violence du livre répond à l'inquiétude du film.

1963, c'était aussi l'époque où commençait un peu partout en Europe et aux États-Unis cette remise en question des formes multiples du pouvoir dont les sages nous disent qu'elle est «à la mode». Eh bien! soit ; la «mode» risque de se porter encore quelque temps, comme ces jours-ci à Bologne.