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« Par-delà le bien et le mal »
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II Texte n°98


«Par-delà le bien et le mal» (entretien avec les lycéens Alain, Frédéric. Jean-François, Jean-Pierre, Philippe, Serge, recueilli par M.-A. Burnier et P. Graine), Actuel, no 14, novembre 1971, pp. 42-47.

Dits Ecrits Tome II Texte n°98


M. Foucault : Quelle est la forme de répression la plus insupportable pour un lycéen d'aujourd'hui : l'autorité familiale, le quadrillage quotidien que la police exerce sur la vie de tout homme, l'organisation et la discipline des lycées, ou cette passivité que vous impose la presse, y compris peut-être un journal comme Actuel ?

Serge : La répression dans les lycées : elle est évidente parce qu'elle s'applique à un groupe qui s'efforce d'agir. Elle est plus violente, et on la ressent plus vivement.

Alain : Il ne faut pas oublier la rue, les fouilles du quartier Latin, les flics qui bloquent votre Solex avec leur voiture pour voir si vous n'auriez pas de la drogue. Cette présence continuelle : je ne peux pas m'asseoir par terre sans qu'un homme à képi me force à me lever. Cela dit, la répression dans l'enseignement, l'information orientée, c'est peut-être pis...

Serge : On doit distinguer : d'abord, l'action des parents, qui vous imposent le lycée comme une étape vers une situation professionnelle déterminée et qui s'efforcent d'écarter par avance ce qui pourrait nuire à cette situation; ensuite, l'Administration, qui interdit toute action libre et collective, même anodine; enfin, l'enseignement lui-même -mais là, c'est plus confus...

Jean-Pierre : Dans de nombreux cas, l'enseignement du professeur n'est pas immédiatement vécu comme répressif, même s'il l'est profondément.

M, Foucault : Bien sûr, le savoir transmis prend toujours une apparence positive. En réalité – et le mouvement de Mai l'a révélé avec force -, il fonctionne comme une double répression : à l'égard de ceux qui en sont exclus, à l'égard de ceux qui le reçoivent et auxquels il impose un modèle, des normes, une grille *.

Philippe : Selon vous, notre système d'enseignement, plutôt que de transmettre un véritable savoir, tendrait avant tout à distinguer les bons éléments des mauvais selon les critères du conformisme social...

M. Foucault : Le savoir lui-même, tel qu'il est présenté, implique déjà une conformité politique ** : en histoire, on vous demande de savoir un certain nombre de choses, et de ne pas savoir les autres ou plutôt un certain nombre de choses constituent le savoir dans son contenu et dans ses normes, Deux exemples. Le savoir officiel a toujours représenté le pouvoir politique comme l'enjeu d'une lutte à l'intérieur d'une classe sociale (querelles dynastiques dans l'aristocratie, conflits parlementaires dans la bourgeoisie); ou encore comme l'enjeu d'une lutte entre l'aristocratie et la bourgeoisie. Quant aux mouvements populaires, on les a présentés comme dus aux famines, à l'impôt, au chômage; jamais comme une lutte pour le pouvoir, comme si les masses pouvaient rêver de bien manger, mais certainement pas d'exercer le pouvoir. L'histoire des luttes pour le pouvoir, donc des conditions réelles de son exercice et de son maintien, reste presque entièrement immergée. Le savoir n'y touche pas : ça ne doit pas être su. Autre exemple * : au début du XIXe siècle, les ouvriers ont réalisé de très vastes enquêtes sur leur propre condition, Ce travail a fourni une grande part de la documentation de Marx; il a été l'un des fondements de la pratique politique et syndicale du prolétariat au XIXe siècle; il se maintient et se développe à travers les luttes, Or ce savoir n'est jamais apparu dans le savoir officiel. Dans cet exemple, ce ne sont plus les processus réels qui sont écartés du savoir; c'est un savoir qui est exclu du savoir, S'il émerge timidement aujourd'hui, c'est au deuxième degré, à travers l'étude de Marx, et son aspect le plus assimilable.

* Cet entretien a été republié in Actuel, C'est demain la veille, Paris, Éd, du Seuil, 1973, pp 21-43, avec quelques différences de retranscription signalées en note. On peut ainsi y lire, à cet endroit de l'entretien' «Bien sûr, le savoir transmis prend toujours une apparence positive, En réalité, il fonctionne selon tout un jeu de répression et d'exclusion – le mouvement de Mai en France a fait prendre conscience, avec force, de certains de ses aspects : exclusion de ceux qui n'ont pas droit au savoir, ou qui n'ont droit qu'à un certain type de savoir; imposition d'une certaine norme, d'une certaine grille de savoir qui se cache sous l'aspect désintéressé, universel, objectif de la connaissance; existence de ce qu'on pourrait appeler les circuits du savoir réservés «ceux qui se forment à l'intérieur d'un appareil d'administration ou de gouvernement, d'un appareil de production, et auxquels on ne peut pas avoir accès de l'extérieur.»

** Version 1973 «Le savoir académique, tel qu'il est distribué dans le système d'enseignement, implique évidemment une conformité politique...»

Jean-François : Dans ton lycée, par exemple, il y a un fort pourcentage d'élèves d'origine ouvrière ?

Alain : Un peu moins de 50 %.

Jean-François : On vous a parlé des syndicats en cours d'histoire ?

Alain : Pas dans ma classe.

Serge : Ni dans la mienne. Regardez l'organisation des études : dans les petites classes, on ne s'occupe que du passé, Il faut avoir seize ou dix-sept ans pour en arriver enfin aux mouvements et aux doctrines modernes, les seuls qui puissent être un peu subversifs. Même en troisième, les profs de français refusent absolument d'aborder les auteurs contemporains : jamais un mot sur les problèmes de la vie réelle. Quand on les effleure enfin, en première ou en terminale, les types sont déjà conditionnés par tout l'enseignement passé.

* Version 1973 : «Autre exemple, celui d'un savoir ouvrier, Il ya d'un côté tout un savoir technique des ouvriers qui a été l'objet d'une incessante extraction, translation, transformation de la part du patronat et par l'intermédiaire de ceux qui constituent' les cadres techniques' du système industriel : sous la division du travail, à travers elle et grâce à elle, tout un mécanisme d'appropriation du savoir, qui masque, confisque et disqualifie le savoir ouvrier (il faudrait analyser dans cette perspective les grandes écoles scientifiques ).

» Et puis, il y atout le savoir politique des ouvriers (connaissance de leur condition, mémoire de leurs luttes, expériences des stratégies). C'est ce savoir qui a été un instrument du combat de la classe ouvrière et qui s'est élaboré à travers ce combat. Dans le premier exemple que je citais, il s'agissait de processus réels qui étaient écartés du savoir académique, Dans le second, il s'agit d'un savoir, qui est soit désapproprié, soit exclu par le savoir académique,

»jean-François : Dans ton lycée...»

M. Foucault : C'est un principe de lecture -donc de choix et d'exclusion -pour ce qui se dit, se fait, se passe actuellement. «De tout ce qui arrive, tu ne comprendras, tu ne percevras que ce qui est rendu intelligible par ce qui a été prélevé soigneusement dans le passé; et qui, à vrai dire, n'a été prélevé que pour rendre inintelligible le reste.» Sous les espèces de ce qu'on a appelé tour à tour la vérité, l'homme, la culture, l'écriture, etc., il s'agit toujours de conjurer ce qui se produit : l'événement. Les fameuses continuités historiques ont pour fonction apparente d' expliquer; les éternels «retours» à Freud, à Marx ont pour fonction apparente de fonder; dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'exclure la rupture de l'événement. Pour dire les choses en gros, l'événement et le pouvoir, c'est ce qui est exclu du savoir tel qu'il est organisé dans notre société. Ce qui n'est pas étonnant : le pouvoir de classe (qui détermine ce savoir) doit apparaître inaccessible à l'événement; et l'événement dans ce qu'il a de périlleux doit être soumis et dissous dans la continuité d'un pouvoir de classe qui ne se nomme pas. En revanche, le prolétariat développe un savoir où il est question de la lutte pour le pouvoir, où il est question de la manière dont il faut susciter l'événement, y répondre, l'éviter, etc.; un savoir absolument inassimilable à l'autre puisqu'il est centré autour du pouvoir et de l'événement.

C'est pourquoi il ne faut pas se faire d'illusion sur la modernisation de l'enseignement, son ouverture sur le monde actuel : il s'agit de maintenir le vieux substrat traditionnel de l' «humanisme», puis de favoriser l'apprentissage rapide et efficace d'un certain nombre de techniques modernes jusqu'ici négligées. L'humanisme garantit le maintien de l'organisation sociale, la technique permet à cette société de se développer, mais dans sa propre ligne.

Jean-François : Quelle est votre critique de l'humanisme ? Et par quelles valeurs le remplacer dans un autre système de transmission du savoir ?

M. Foucault : J'entends par humanisme l'ensemble des discours par lesquels on a dit à l'homme occidental : «Quand bien même tu n'exerces pas le pouvoir, tu peux tout de même être souverain. Bien mieux : plus tu renonceras à exercer le pouvoir et mieux tu seras soumis à celui qui t'est imposé, plus tu seras souverain.» L'humanisme, c'est ce qui a inventé tour à tour ces souverainetés assujetties que sont l'âme (souveraine sur le corps, soumise à Dieu), la conscience (souveraine dans l'ordre du jugement; soumise à l'ordre de la vérité), l'individu (souverain titulaire de ses droits, soumis aux lois de la nature ou aux règles de la société), la liberté fondamentale (intérieurement souveraine, extérieurement consentante et accordée à son destin). Bref, l'humanisme est tout ce par quoi en Occident on a barré le désir du pouvoir -interdit de vouloir le pouvoir, exclu la possibilité de le prendre. Au coeur de l'humanisme, la théorie du sujet (avec le double sens du mot). C'est pourquoi l'Occident rejette avec tant d'acharnement tout ce qui peut faire sauter ce verrou. Et ce verrou peut être attaqué de deux manières. Soit par un «désassujettissement» de la volonté du pouvoir (c'est-à-dire par la lutte politique prise comme lutte de classe), soit par une entreprise de destruction du sujet comme pseudo-souverain (c'est-à-dire par l'attaque culturelle : suppression des tabous, des limitations et des partages sexuels; pratique de l' existence communautaire; désinhibition à l'égard de la drogue; rupture de tous les interdits et de toutes les fermetures par quoi se reconstitue et se reconduit l'individualité normative). Je pense là à toutes les expériences que notre civilisation a rejetées ou n'a admises que dans l'élément de la littérature.

Jean-François : Depuis la Renaissance ?

M. Foucault : Depuis le droit romain, cette armature de notre civilisation qui est déjà une définition de l'individualité comme souveraineté soumise. Le système de propriété privée implique une telle conception : le propriétaire est seul maître de son bien, il en use et en abuse tout en se pliant à l'ensemble des lois qui fondent sa propriété. Le système romain structurait l'État et fondait la propriété. Il soumettait la volonté de pouvoir en fixant un droit souverain de propriété qui ne pouvait être exercé que par ceux qui détenaient le pouvoir. En ce chassé-croisé, l'humanisme s'est institutionnalisé.

Jean-Pierre : La société constitue un tout agencé. Elle est par nature répressive, puisqu'elle cherche à se reproduire et à persévérer dans son être. Comment lutter : a-t-on affaire à un organisme global, indissociable, que régit une loi générale de conservation et d'évolution, ou à un ensemble plus différencié dans lequel une classe aurait intérêt à maintenir l'ordre des choses et une autre à le renverser ? Pour moi, la réponse n'est pas évidente : je ne souscris pas à la première hypothèse, mais la seconde me paraît trop simpliste. Il y a effectivement une interdépendance du corps social qui se perpétue lui-même.

M. Foucault : Le mouvement de Mai apporte une première réponse : les individus soumis à l'enseignement, sur lesquels pesaient les formes les plus contraignantes du conservatisme et de la répétition, ont mené un combat révolutionnaire. En ce sens, la crise de pensée ouverte en mai est extraordinairement profonde. Elle laisse la société dans une perplexité et un embarras dont elle est loin de sortir.

Jean-Pierre : L'enseignement n'est pas le seul véhicule de l'humanisme et de la répression sociale, loin de là : il y a bien d'autres mécanismes, plus essentiels, avant l'école ou en dehors d'elle.

M. Foucault : Je suis bien d'accord. Agir à l'intérieur ou à l'extérieur de l'Université : c'est un dilemme pour un homme comme moi qui a longtemps enseigné. Doit-on considérer que l'Université s'est effondrée en mai, que la question est réglée, et passer à autre chose comme le font actuellement des groupes avec lesquels je travaille : lutte contre la répression dans le système des prisons, des hôpitaux psychiatriques, de la justice, de la police ? Ou n'est-ce qu'un moyen pour fuir une évidence qui me gêne encore, à savoir que la structure universitaire se maintient et qu'il faut continuer à militer sur ce terrain ?

Jean-François : Personnellement, je ne pense pas que l'Université ait été vraiment démolie. Je crois que les maoïstes ont commis une erreur en sortant du champ universitaire, qui aurait pu constituer une base solide, pour chercher dans les usines une implantation difficile et relativement artificielle. L'Université craquait : on aurait pu approfondir la faille et provoquer une rupture irrémédiable dans le système de transmission du savoir. L'école, l'Université restent des secteurs déterminants. Tout n'est pas joué à l'âge de cinq ans, même si on a un père alcoolique et une mère qui repasse dans la chambre à coucher.

Jean-Pierre : La révolte universitaire s'est très vite heurtée à un problème, toujours le même : nous -c'est-à-dire les révolutionnaires ou ceux qui n'avaient pas grand-chose à foutre dans l'enseignement -, nous étions bloqués par des gens qui voulaient travailler et apprendre un métier. Que fallait-il faire ? Chercher les voies d'un nouvel enseignement, méthodes et contenu ?

Jean-François : Ce qui aurait, en fin de compte, amélioré le rendement des structures existantes et formé des gens pour le système.

Philippe : Absolument pas. On peut apprendre un savoir différent de manière différente sans retomber dans le système. Si on abandonne l'Université après l'avoir un peu secouée, on laisse en place une organisation qui continuera à fonctionner et à se reproduire par force d'inertie tant qu'on ne proposera rien d'assez concret pour emporter l'adhésion de ceux qui en sont les victimes.

M. Foucault : L'Université représentait l'appareil institutionnel à travers lequel la société assurait sa reproduction tranquillement et à moindres frais. Le désordre dans l'institution universitaire, sa mise à mort -apparente ou réelle, peu importe -n'ont pas atteint la volonté de conservation, d'identité, de répétition de la société. Vous demandiez ce qu'il faudrait faire pour rompre le cycle de reproduction sociale du système. Il ne serait pas suffisant de supprimer ou de bouleverser l'Université : c'est donc aux autres répressions qu'il faut aussi s'attaquer.

Jean-Pierre : À l'inverse de Philippe, je ne crois pas beaucoup à un enseignement «différent». Il m'intéresserait, en revanche, que l'Université inverse sa fonction sous la pression des révolutionnaires, qu'elle contribue alors à déconditionner, à détruire les valeurs et le savoir acquis. Il y a d'ailleurs un nombre croissant de profs pour s'y employer.

Frédéric : Si elles vont jusqu'au bout, les expériences de ce genre restent très rares. Je ne connais guère que Sénik *, lorsqu'il était professeur de philo à Bergson en 1969, qui ait réellement fait exploser le statut même de l'enseignant et du savoir. Il a été rapidement isolé et exclu. L'institution universitaire possède encore des mécanismes de défense vigoureux. Elle reste capable d'intégrer beaucoup de choses et d'éliminer les corps étrangers inassimilables.

Vous parlez tous comme si l'Université française d'avant Mai 1968 avait été adaptée à une société industrielle comme la nôtre. À mon avis, elle n'était pas tellement rentable, pas tellement fonctionnelle, trop archaïque. Mai a effectivement brisé les vieux cadres institutionnels de l'enseignement supérieur : le bilan est-il si négatif pour la classe dirigeante ? Celle-ci a pu reconstruire un système beaucoup plus fonctionnel. Elle a su préserver les grandes écoles, pièce maîtresse de la sélection technocratique. Elle a pu créer un centre comme Dauphine, la première business school à l'américaine qu'on ait installée en France. Enfin, depuis trois ans, elle parque la contestation à Vincennes et dans certains départements de Nanterre, poches universitaires sans prise sur le système et sans débouchés : une nasse dans laquelle les petits poissons gauchistes se sont pris. L'Université élimine ses structures archaïques, elle s'adapte réellement aux besoins du néocapitalisme; c'est maintenant qu'il faudrait revenir sur le terrain.

M. Foucault : Mort de l'Université : je prenais le mot dans son sens le plus superficiel. Mai 1968 a tué l'enseignement supérieur né au XIXe siècle, ce curieux ensemble d'institutions qui transformait une petite fraction de la jeunesse en élite sociale. Restent les grands mécanismes secrets par lesquels une société transmet son savoir et se transmet elle-même sous le visage du savoir : ils sont toujours là, journaux, télé, écoles techniques, et les lycées plus encore que l'Université.

Serge : Dans les lycées, l'organisation répressive n'a pas été atteinte. L'enseignement est malade. Mais il n'y a qu'une minorité pour s'en rendre compte et le refuser.

* Jeune professeur de philosophie exclu de son lycée pour avoir refusé la visite de l'inspecteur général dans sa classe.

Alain : Et dans notre lycée, la minorité politisée d'il y a deux ou trois ans a disparu aujourd'hui.

jean-François : Les cheveux longs, ça veut encore dire quelque chose ?

Alain : Plus rien du tout. Les minets aussi se sont laissé pousser les cheveux.

Jean- François : Et la drogue ?

Serge : Ce n'est pas un phénomène en soi. Pour les lycéens qui en prennent, cela représente un abandon total de l'idée de carrière. Les lycéens politisés continuent leurs études, ceux qui se droguent sortent complètement.

M. Foucault : La lutte antidrogue est un prétexte pour renforcer la répression sociale : quadrillages policiers, mais aussi exaltation de l'homme normal, rationnel, conscient et adapté. On retrouve cette image de marque à tous les niveaux. Regardez France-Soir d'aujourd'hui qui titre : 53 % des Français favorables à la peine de mort, alors qu'il n'y en avait que 38 % un mois plus tôt.

jean-François : C'est peut-être aussi à cause de la révolte dans la prison de Clairvaux ?

M. Foucault : Évidemment. On entretient la terreur du criminel, on brandit la menace du monstrueux pour renforcer cette idéologie du bien et du mal, du permis et du défendu que l'enseignement d'aujourd'hui n'ose pas transmettre avec autant d'assurance qu'autrefois. Ce que le prof de philo n'ose plus dire dans son vocabulaire entortillé, le journaliste le proclame sans complexe. Vous me direz : ça a toujours été comme ça, les journalistes et les professeurs ont toujours été faits pour dire la même chose. Mais, aujourd'hui, les journalistes sont poussés, invités, contraints à le dire d'autant plus fort et avec d'autant plus d'insistance que les professeurs ne peuvent plus le dire. Je vais vous raconter une histoire. Clairvaux a entraîné une semaine de vengeance dans les prisons. Ici ou là, les gardiens ont cassé la gueule aux détenus, en particulier à Fleury-Mérogis, la prison des jeunes. La mère d'un détenu est venue nous voir. J'ai été avec elle à R.T.L. pour essayer de faire diffuser son témoignage. Un journaliste nous a reçus et nous a dit : «Vous savez ça ne m'étonne pas, parce que les gardiens sont à peu près aussi dégénérés que les détenus.» Un professeur qui parlerait ainsi dans un lycée provoquerait une petite émeute et prendrait une gifle.

Philippe : Effectivement, un prof ne parlerait pas comme ça : est-ce parce qu'il ne peut plus le faire, ou parce qu'il le dirait autrement, ce qui est son rôle ? À votre avis, comment lutter contre cette idéologie et contre les mécanismes de répression, au-delà des pétitions et des actions réformistes ?

M. Foucault : Je pense que les actions ponctuelles et locales peuvent aller assez loin. Regardez l'action du G.I.P. durant l'année écoulée. Ses interventions ne se proposaient pas comme but ultime que les visites aux prisonniers puissent durer trente minutes ou qu'il y ait des chasses d'eau dans les cellules. Mais d'arriver à ce que le partage social et moral entre innocents et coupables soit lui-même mis en question. Et pour que ça ne reste pas une proposition philosophique ou un souhait humaniste, il faut qu'il soit mis en question réellement au niveau des gestes, des pratiques et à propos de situations bien déterminées. Sur le système pénitentiaire, l'humaniste dirait ceci : «Les coupables sont coupables, les innocents innocents. Il n'en reste pas moins qu'un condamné est un homme comme les autres et que la société doit respecter ce qu'il y a d'humain en lui : par conséquent, chasses d'eau!» Notre action, au contraire, ne cherche pas l'âme ou l'homme derrière le condamné, mais à effacer cette frontière profonde entre l'innocence et la culpabilité. C'est la question que posait Genet à propos de la mort du juge de Soledad ou de cet avion détourné par les Palestiniens en Jordanie; les journaux pleuraient sur le juge et sur ces malheureux touristes séquestrés en plein désert sans raison apparente; Genet, lui, disait : «Un juge serait-il innocent, et une dame américaine qui a assez d'argent pour faire du tourisme de cette manière-là ?»

Philippe : Cela signifie-t-il que vous cherchez avant tout à modifier la conscience des gens et que vous négligez pour l'instant la lutte contre les institutions politiques et économiques ?

M. Foucault : Vous m'avez mal compris. S'il s'agissait simplement de toucher la conscience des gens, il suffirait de publier des journaux et des livres, de séduire un producteur de radio ou de télé. Nous voulons attaquer l'institution jusqu'au point où elle culmine et s'incarne dans une idéologie simple et fondamentale comme les notions de bien, de mal, d'innocence, de culpabilité. Nous voulons changer cette idéologie vécue à travers l'épaisse couche institutionnelle dans laquelle elle s'est investie, cristallisée, reproduite. Pour simplifier, l'humanisme consiste à vouloir changer le système idéologique sans toucher à l'institution; le réformiste, à changer l'institution sans toucher le système idéologique. L'action révolutionnaire se définit au contraire comme un ébranlement simultané de la conscience et de l'institution; ce qui suppose qu'on s'attaque aux rapports de pouvoir dont elles sont l'instrument, l'armature, l'armure. Croyez-vous qu'on pourra enseigner la philo de la même façon, et son code moral, si le système pénal s'effondre ?

Jean-Pierre : Et inversement, pourrait-on mettre les gens en prison de la même façon si l'enseignement était bouleversé ? Il est important de ne pas s'en tenir à un seul secteur, où l'action risque finalement de s'enliser dans le réformisme. Mais passer de l'enseignement aux prisons, des prisons aux asiles psychiatriques... C'est d'ailleurs bien votre intention ?

M. Foucault : On a effectivement commencé à intervenir dans les asiles psychiatriques. Avec des méthodes semblables à celles qui sont utilisées pour les prisons : une sorte d'enquête combat réalisée, au moins en partie, par ceux-mêmes sur qui porte l'enquête. Le rôle répressif de l'asile psychiatrique est connu : on y boucle les gens et on les livre à une thérapeutique -chimique ou psychologique -sur laquelle ils n'ont aucune prise, ou à une non-thérapeutique qui est la camisole de force. Mais la psychiatrie pousse des ramifications bien plus loin, qu'on retrouve chez les assistantes sociales, les orienteurs professionnels, les psychologues scolaires, chez les médecins qui font de la psychiatrie de secteur -toute cette psychiatrie de la vie quotidienne qui constitue une sorte de tiers ordre de la répression et de la police. Cette infiltration s'étend dans nos sociétés, sans compter l'influence des psychiatres de presse qui répandent leurs conseils. La psychopathologie de la vie quotidienne révèle peut-être l'inconscient du désir, la psychiatrisation de la vie quotidienne, si on l'examinait de près, révélerait peut-être l'invisible du pouvoir.

Jean-François : À quel niveau comptez-vous agir ? Vous allez vous en prendre aux assistantes sociales ?

M. Foucault : Non,., Nous voudrions travailler avec des lycéens, des étudiants, des gens de l'éducation surveillée, tous individus qui ont été soumis à la répression psychologique ou psychiatrique dans le choix de leurs études, leurs rapports avec leur famille, la sexualité ou la drogue, Comment ont-ils été répartis, encadrés, triés, exclus au nom de la psychiatrie et de l'homme normal, c'est-à-dire au fond, au nom de l'humanisme ?

Jean-François : L'antipsychiatrie, le travail à l'intérieur de l'asile avec les psychiatres, ça ne vous intéresse pas ?

M. Foucault : C'est une tâche que les psychiatres sont seuls à pouvoir remplir dans la mesure où l'entrée de l'asile n'est pas libre. On doit cependant faire attention : le mouvement de l'antipsychiatrie, qui s'oppose à la notion d'asile, ne doit pas conduire à exporter la psychiatrie au-dehors en multipliant les interventions dans la vie quotidienne.

Frédéric : La situation dans les prisons est en apparence plus mauvaise, puisqu'il n'y a pas de rapports autres que le conflit entre les victimes et les agents de la répression : on ne trouve pas de matons «progressistes» à gagner au mouvement. Dans l'asile au contraire, la lutte n'est pas prise en charge par les victimes mais par les psychiatres : les agents de la répression luttent contre la répression, Est-ce réellement un avantage ?

M. Foucault : Je n'en suis pas sûr, À la différence des révoltes de prisonniers, le refus de l'hôpital psychiatrique par le malade aura sans doute beaucoup de mal à s'affirmer comme un refus collectif et politique, Le problème est de savoir si des malades soumis à la ségrégation de l'asile peuvent se dresser contre l'institution et finalement dénoncer le partage même qui les a désignés et exclus comme malades mentaux. Le psychiatre Basaglia a tenté en Italie des expériences de ce genre : il réunissait des malades, des médecins et le personnel hospitalier. Il ne s'agissait pas de refaire un socio-drame durant lequel chacun aurait sorti ses fantasmes et rejoué la scène primitive, mais bien de poser cette question : les victimes de l'asile entameront-elles une lutte politique contre la structure sociale qui les dénonce comme fous ? Les expériences de Basaglia ont été brutalement interdites,

Frédéric : La distinction du normal et du pathologique est encore plus forte que celle du coupable et de l'innocent.

M. Foucault : Chacune renforce l'autre, Lorsqu'un jugement ne peut plus s'énoncer en termes de bien et de mal, on l'exprime en termes de normal et d'anormal, Et lorsqu'il s'agit de justifier cette dernière distinction, on en revient à des considérations sur ce qui est bon ou nocif pour l'individu. Ce sont là des expressions d'un dualisme constitutif de la conscience occidentale,

Plus généralement, cela signifie que le système ne se combat pas en détail : nous devons être présents sur tous les fronts, Université, prisons, psychiatrie, non pas en même temps -nos forces ne sont pas suffisantes -, mais tour à tour. On cogne, on tape contre les obstacles les plus solides; le système se fendille ailleurs, on insiste, on croit avoir gagné et l'institution se reconstitue plus loin, on y revient. C'est une longue lutte, répétitive, incohérente en apparence : le système en cause lui donne son unité, et le pouvoir qui s'exerce à travers lui. Alain : Question banale, qu'on ne pourra éternellement esquiver :
que mettre à la place ?

M. Foucault : Je pense qu'imaginer un autre système, cela fait actuellement encore partie du système. C'est peut-être ce qui s'est passé dans l'histoire de l'Union soviétique : les institutions en apparence nouvelles ont été en fait conçues à partir d'éléments empruntés au système précédent. Reconstitution d'une Armée rouge calquée sur le modèle tsariste, retour au réalisme artistique, à une morale familiale traditionnelle : l'Union soviétique est retombée dans des normes inspirées de la société bourgeoise du XIXe siècle, par utopisme plus, peut-être, que par souci des réalités.

Frédéric : Vous n'avez pas entièrement raison. Le marxisme s'était au contraire défini comme un socialisme scientifique par opposition au socialisme utopique. Il avait refusé de parler sur la société future. La société soviétique a été emportée par les problèmes concrets, la guerre civile. Il fallait gagner la guerre, faire tourner les usines : on eut recours aux seuls modèles disponibles et immédiatement efficaces, la hiérarchie militaire, le système Taylor. Si l'Union soviétique a ainsi progressivement assimilé les normes du monde bourgeois, c'est probablement parce qu'elle n'en avait pas d'autres. L'utopie n'est pas en cause, mais son absence. L'utopie a peut-être un rôle moteur à jouer.

Jean-François : Le mouvement actuel aurait besoin d'une utopie et d'une réflexion théorique qui dépasseraient le champ des expériences vécues, parcellaires et réprimées.

M. Foucault : Et si on disait le contraire : qu'il faut renoncer à la théorie et au discours général ? Ce besoin de théorie fait encore partie de ce système dont on ne veut plus.

Jean-François : Vous croyez que le simple fait d'avoir recours à la théorie relève encore de la dynamique du savoir bourgeois ?

M. Foucault : Oui, peut-être. J'opposerai en revanche l'expérience à l'utopie. La société future s'esquisse peut-être à travers des expériences comme la drogue, le sexe, la vie communautaire, une autre conscience, un autre type d'individualité... Si le socialisme scientifique s'est dégagé des utopies au XIXe siècle, la socialisation réelle se dégagera peut-être au XXe siècle des expériences.

Jean-François : Et l'expérience de Mai 1968, bien sûr, l'expérience d'un pouvoir. Mais elle supposait déjà un discours utopique : Mai, c'était l'occupation d'un espace par un discours...

Philippe : ...Discours qui restait insuffisant. La réflexion gauchiste antérieure ne correspondait que superficiellement aux aspirations qui se libéraient. Le mouvement serait peut-être allé beaucoup plus loin s'il avait été porté par une réflexion qui lui eût donné ses perspectives. M. Foucault :Je n'en suis pas persuadé. Mais Jean-François a raison de parler de l'expérience d'un pouvoir. Il est capital que des dizaines de milliers de gens aient exercé un pouvoir qui n'avait pas pris la forme de l'organisation hiérarchique. Seulement le pouvoir étant par définition ce que la classe au pouvoir abandonne le moins facilement et tient à récupérer en premier lieu, l'expérience n'a pu se maintenir pour cette fois au-delà de quelques semaines.

Philippe : Si je comprends bien, vous pensez également qu'il est inutile ou prématuré de recréer des circuits parallèles, comme les universités libres aux États-Unis, qui doublent les institutions auxquelles on s'attaque.

M. Foucault : Si vous voulez qu'à la place même de l'institution officielle une autre institution puisse remplir les mêmes fonctions, mieux et autrement, vous êtes déjà repris par la structure dominante.

Jean-François : Je n'arrive pas à croire que le mouvement doive en rester à l'étape actuelle, à cette idéologie de l'underground très vague, très déliée, qui se refuse d'endosser le moindre travail social et le moindre service commun à partir du moment où ils dépassent l'entourage immédiat. Elle reste incapable d'assumer l'ensemble de la société, ou même de concevoir la société comme un ensemble.

M. Foucault : Vous vous demandez si une société globale pourrait fonctionner à partir d'expériences si divergentes et dispersées, sans discours, Je crois au contraire que c'est l'idée même d'un «ensemble de la société» qui relève de l'utopie. Cette idée a pris naissance dans le monde occidental, dans cette ligne historique bien particulière qui a abouti au capitalisme. Parler d'un ensemble de la société en dehors de la seule forme que nous lui connaissons, c'est rêver à partir des éléments de la veille. On croit facilement que demander à des expériences, des actions, des stratégies, des projets de tenir compte de l' «ensemble de la société», c'est leur demander le minimum. Le minimum requis pour exister. Je pense au contraire que c'est leur demander le maximum; que c'est leur imposer même une condition impossible : car l' «ensemble de la société» fonctionne précisément de manière et pour qu'ils ne puissent ni avoir lieu, ni réussir, ni se perpétuer. L' «ensemble de la société» est ce dont il ne faut pas tenir compte, si ce n'est comme de l'objectif à détruire. Ensuite, il faut bien espérer qu'il n'y aura plus rien qui ressemble à l'ensemble de la société.

Frédéric : Le modèle social de l'Occident s'est universalisé comme un ensemble de la société incarné par l'État : non parce qu'il était le meilleur, seulement parce qu'il était doué d'une puissance matérielle et d'une efficacité supérieure. Le problème, c'est que jusqu'à présent toutes les révoltes victorieuses contre ce système n'ont pu aboutir qu'en recourant à des types d'organisations comparables, partisanes ou étatiques, qui s'opposaient terme à terme aux structures dominantes et permettaient ainsi de poser la question centrale du pouvoir. Le léninisme n'est pas seul en cause, mais aussi le maoïsme : organisation et armée populaires contre organisation et armée bourgeoises, dictature et État prolétarien.., Ces instruments conçus pour la prise du pouvoir sont censés disparaître après une étape transitoire, Il n'en est rien, comme l'a montré l'expérience bolchevique; et la révolution culturelle chinoise ne les a pas totalement dissous. Conditions de la victoire, ils gardent une dynamique propre qui se retourne aussitôt contre les spontanéités qu'ils contribuent à libérer, Il y a là une contradiction qui est peut-être la contradiction fondamentale de l'action révolutionnaire,

M. Foucault : Ce qui me frappe dans votre raisonnement, c'est qu'il se tient dans la forme du jusqu'à présent, Or une entreprise révolutionnaire est précisément dirigée non seulement contre le présent, mais contre la loi du jusqu'à présent.