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«Linguistique et sciences sociales», Revue tunisienne de sciences sociales, 6e année, no 19, décembre 1969, pp. 248-255 ; discussion avec N. Bou Aroudj, naturaliste, A. El-Ayed, linguiste, E. Fantar, historien, S. Garmadi, linguiste, Naccache, économiste, M. Seklani, démographe, H. Skik, linguiste, F. Stambouli, sociologue, M. Zamiti, sociologue, A. Zghal, sociologue, pp. 272-287. (Conférence et débat organisés par la section de linguistique du Centre d'études et de recherches économique et sociales - C.E.R.E.S. - de l'université de Tunis, mars 1968.)
Dits Ecrits Tome I
Texte n°70
Le thème que je prendrai sera, en gros celui-ci : quels sont les problèmes que la linguistique sous sa forme moderne peut introduire dans la pensée en général, dans la philosophie si vous voulez, et, plus précisément, dans les sciences humaines ?
On trouve fréquemment exprimée la thèse suivante (ainsi chez Lévi-Strauss dans son Anthropologie structurale) : l'analyse du langage par Saussure et ses successeurs, c'est-à-dire la linguistique structurale, vient d'atteindre, au cours du XXe siècle, ce qu'on pourrait appeler un «seuil de scientificité». Ce seuil de scientificité est rendu manifeste, d'un côté, par les techniques de formalisation dont maintenant la linguistique est susceptible, d'un autre côté, par le rapport qu'elle entretient avec la théorie des communications, avec la théorie de l'information en général, troisièmement, par ses liens récents avec la biologie, la biochimie, la génétique, etc., et, enfin, par l'existence d'un domaine technique d'application dont les machines à traduire ne sont, après tout, qu'un des exemples. La linguistique aurait donc franchi un certain seuil, émergé des sciences humaines vers les sciences de la nature, du domaine de la connaissance interprétative à celui de la connaissance formelle. La linguistique serait ainsi passée du côté de la vraie science, c'est-à-dire de la science vraie ou encore de la science exacte.
Deuxième thèse que l'on rencontre fréquemment : à partir du moment où la linguistique aurait quitté sa vieille appartenance et son ancienne familiarité avec les sciences humaines, elle se serait trouvée par rapport à ces sciences humaines dans une position de modèle à suivre et à appliquer, et, du même coup, les sciences humaines, tout naturellement, chercheraient à rejoindre la linguistique dans cette nouvelle forme de scientificité qu'elle aurait enfin atteinte. Ainsi se serait instaurée une sorte de course-poursuite, la linguistique passant du côté des sciences exactes et toutes les sciences humaines essayant de rejoindre avec la linguistique le niveau normatif des sciences exactes. C'est ce qui arriverait notamment à la sociologie, à la mythologie en tant qu'analyse de mythes, à la critique littéraire, etc.
On peut critiquer ces thèses couramment admises. On peut faire remarquer que ce n'est pas d'aujourd'hui, loin de là, que les sciences sociales demandent à la science du langage quelque chose comme une forme ou un contenu de connaissance. Après tout, dès le XVIIIe siècle, les sciences sociales ont demandé appui à l'analyse du langage, et j'en prendrai seulement quelques exemples. Ouvrons simplement le Discours préliminaire de l’Encyclopédie de D'Alembert : il explique que, s'il fait un dictionnaire qui a la forme de l'analyse d'une langue, c'est dans la mesure où il veut dresser un monument qui pourra permettre aux générations futures de connaître ce qu'ont été les moeurs, les connaissances, les techniques du XVIIIe siècle. Autrement dit, c'est bien pour pouvoir donner une image, un profil, un tableau et un monument de la civilisation et de la société au XVIIIe siècle que l'Encyclopédie a été bâtie comme un dictionnaire de mots. On peut aussi citer le texte que Schlegel a écrit vers 1807 à propos de la langue et de la sagesse des Hindous et où il analyse à la fois la société, la religion, la philosophie et la pensée des Hindous à partir de la spécificité de leur langue. Il faut se rappeler aussi comment Dumézil, qui n'est pas linguiste mais philologue, est actuellement arrivé à reconstituer la structure sociale et religieuse de certaines sociétés indo-européennes à partir d'analyses philologiques. Ce n'est par conséquent pas de maintenant que date cette relation permanente des sciences sociales et de la science des langues. Ce n'est pas d'aujourd'hui que date le décalage épistémologique entre les sciences du langage et les autres sciences humaines. Je ne mets pas en question le fait que la linguistique transformationnelle ou la linguistique structurale ont atteint un haut niveau de scientificité, mais il me semble que, dès le XIXe siècle, les sciences du langage étaient parvenues à un degré d'exactitude et de démonstrativité plus élevé que toutes les autres sciences sociales ou humaines réunies. Dès le début du XIXe siècle, des gens comme Rask, Schlegel, Grimm ont établi un domaine cohérent de faits philologiques : les lignes générales, les méthodes d'analyse et beaucoup de résultats n'ont pas été remis en question tout au long du XIXe siècle.
Et ce n'est ni la sociologie d'Auguste Comte, quarante ans plus tard, ni celle de Durkheim, quatre-vingts ans plus tard, qui pourraient présenter des acquisitions comme les lois de l'évolution phonétique ou le système de parenté des langues indo-européennes. Autrement dit, que les sciences du langage soient d'un niveau de scientificité supérieure à celui des autres sciences humaines, c'est bien un phénomène qui date de près de deux siècles. C'est pourquoi je ne crois pas que l'on puisse dire tout simplement que les sciences du langage et les sciences de la société se rapprochent aujourd'hui, parce que la science du langage est passée pour la première fois à un régime supérieur et que les sciences sociales veulent rejoindre ce niveau. Il me semble que les choses sont un peu plus compliquées que cela.
Le fait nouveau serait plutôt que la linguistique vient de donner aux sciences sociales des possibilités épistémologiques différentes de celles qu'elle leur offrait jusque-là. C'est le fonctionnement réciproque de la linguistique et des sciences sociales qui permet d'analyser la situation actuelle bien plus que le niveau de scientificité intrinsèque de la linguistique. Nous nous trouvons donc placés devant un fait constant : le décalage épistémologique est ancien entre les sciences du langage et les autres sciences humaines. Mais le propre de la situation actuelle, c'est que ce décalage épistémologique prend une nouvelle forme. C'est d'une autre façon qu'aujourd'hui la linguistique peut servir de modèle aux autres sciences sociales.
Je voudrais maintenant énumérer un certain nombre de problèmes que la linguistique sous sa forme moderne pose aux sciences humaines. La linguistique structurale ne porte pas sur des collections empiriques d'atomes individualisables (racines, flexions grammaticales, mots), mais sur des ensembles systématiques de relations entre des éléments. Or ces relations ont ceci de remarquable : elles sont indépendantes en elles-mêmes, c'est-à-dire dans leur forme, des éléments sur lesquels elles portent ; dans cette mesure-là, elles sont généralisables, sans métaphore aucune, et peuvent éventuellement se transposer à toute autre chose qu'à des éléments qui seraient de nature linguistique.
Il se pourrait donc qu'on retrouve la même forme de relation non seulement entre des phonèmes, mais entre les éléments d'un récit ou encore entre des individus qui coexistent dans une même société. Parce que la forme de la relation n'est pas déterminée par la nature de l'élément sur lequel elle porte, cette généralisation possible de la relation nous met en présence de deux séries de questions importantes :
1) Jusqu'à quel point les relations de type linguistique peuvent-elles être appliquées à d'autres domaines et quels sont ces autres domaines auxquels elles peuvent être transposées ? Il faut essayer de voir si telle ou telle forme de relation peut se retrouver ailleurs, si l'on peut, par exemple, passer de l'analyse du niveau phonétique à l'analyse des récits, des mythes, des relations de parenté. Tout cela est un immense champ de défrichement empirique auquel tous les chercheurs dans le domaine des sciences humaines sont convoqués.
2) Quels sont les rapports qui existent entre ces relations que l'on peut découvrir dans le langage ou dans les sociétés en général et ce qu'on appelle les «relations logiques» ? Quel est le rapport qu'il peut y avoir entre ces relations et l'analyse logique ? Est-ce qu'on peut formaliser entièrement en termes de logique symbolique cet ensemble de relations ? Le problème qui surgit alors et qui est par une face philosophique et par une face purement empirique, c'est au fond celui de l'insertion de la logique au coeur même du réel. Ce problème est philosophiquement et épistémologiquement très important. Autrefois, la rationalisation de l'empirique se faisait surtout par et grâce à la découverte d'une certaine relation, la relation de causalité. On pensait que l'on avait rationalisé un domaine empirique lorsqu'on avait pu établir une relation de causalité entre un phénomène et un autre. Et voilà que maintenant, grâce à la linguistique, on découvre que la rationalisation d'un champ empirique ne consiste pas seulement à découvrir et à pouvoir assigner cette relation précise de causalité, mais à mettre au jour tout un champ de relations qui sont probablement du type des relations logiques. Or celles-ci ne connaissent pas la relation de causalité. Aussi s'est-on trouvé en présence d'un instrument formidable de rationalisation du réel, celui de l'analyse des relations, analyse qui est probablement formalisable, et s'est-on aperçu que cette rationalisation si féconde du réel ne passe plus par l'assignation du déterminisme et de la causalité. Je crois que ce problème de la présence d'une logique qui n'est pas la logique de la détermination causale est actuellement au coeur des débats philosophiques et théoriques. La reprise, la réactivation, la transformation des thèmes marxistes dans la pensée contemporaine tournent autour de cela : ainsi le retour à Marx ou les recherches sur Marx de type althussérien montrent que l'analyse marxiste n'est pas liée à une assignation de causalité ; elles essaient de libérer le marxisme d'une espèce de positivisme dans lequel certains voudraient l'enfermer et par conséquent de le détacher d'un causalisme primaire pour retrouver en lui quelque chose comme une logique du réel. Mais faut-il encore que cette logique ne soit pas la dialectique au sens hégélien du terme. On avait bien essayé d'affranchir Marx d'un positivisme élémentaire où on l'avait enfermé, par un retour aux textes, aux concepts d'aliénation, à la période hégélienne, bref, par tout un rapprochement avec la Phénoménologie de l'esprit. Or cette dialectique hégélienne n'a rien à voir avec toutes ces relations logiques que l'on est en train de découvrir empiriquement dans les sciences dont nous parlons. Ce qu'on essaie de retrouver en Marx, c'est quelque chose qui ne soit ni l'assignation déterministe de la causalité ni la logique de type hégélien, mais une analyse logique du réel.
Venons-en maintenant au problème de la communication. La philologie du XIXe siècle travaillait sur des langues déterminées ; la linguistique, à partir de Saussure, travaille sur la langue en général, comme les grammairiens des XVIIe et XVIIIe siècles. Mais la différence qu'il y a entre la linguistique structurale et la vieille analyse cartésienne de la langue et de la Grammaire générale, c'est que la linguistique saussurienne ne considère pas la langue comme une traduction de la pensée et de la représentation, elle la considère comme une forme de communication. Ainsi considérés, la langue et son fonctionnement supposent :
- des pôles émetteurs d'un côté et récepteurs de l'autre ; - des messages, c'est-à-dire des séries d'événements distincts ; - des codes ou règles de construction de ces messages qui permettent de les individualiser.
Du coup, l'analyse du langage, au lieu d'être rapportée à une théorie de la représentation ou à une analyse psychologique de la mentalité des sujets, se trouve maintenant mise de plain-pied avec toutes les autres analyses qui peuvent étudier les émetteurs et les récepteurs, le codage et le décodage, la structure des codes et le déroulement du message. La théorie de la langue se trouve donc liée à l'analyse de tous les phénomènes de l'information. Cela est important d'abord à cause de la possibilité de formaliser et de mathématiser très hautement les analyses linguistiques, ensuite du fait qu'on voit apparaître une nouvelle définition de ce qu'on pourrait appeler le collectif. Le collectif dans cette nouvelle perspective ne sera plus l'universalité de la pensée, c'est-à-dire une sorte de grand sujet qui serait une sorte de conscience sociale ou une personnalité de base, ou un «esprit du temps». Le collectif, maintenant, c'est un ensemble constitué par des pôles de communication, par des codes qui sont effectivement utilisés et par la fréquence et la structure des messages qui sont envoyés. Du coup, la linguistique se trouve entrer en connivence avec les analyses portant sur les codes et messages échangés entre les molécules qui constituent les noyaux des cellules vivantes. Les biologistes savent à peu près maintenant quel code et quelle forme de message impliquent les phénomènes de l'héridité qui sont inscrits dans le noyau des cellules génétiques. Vous voyez aussi que, du même coup, la linguistique se trouve liée aux sciences sociales sur un mode nouveau, dans la mesure où maintenant le social peut être défini ou décrit comme un ensemble de codes et d'informations qui caractérisent un groupe donné d'émetteurs et de récepteurs. Des phénomènes comme la mode, la tradition, l'influence, l'imitation, qui depuis Tarde apparaissaient comme des phénomènes à analyser en termes exclusivement psychosociologiques, peuvent être à présent lus à partir du modèle linguistique. Dans ce même ordre d'idées, il nous faut parler du problème de l'analyse historique. On a l'habitude de dire que la linguistique s'est détournée de la philologie en adoptant le point de vue de la synchronie et en abandonnant le vieux point de vue diachronique. La linguistique étudierait le présent et la simultanéité d'une langue, alors que la philologie étudierait les phénomènes linéaires de l'évolution d'un stade à un autre.
En fait, il est vrai que le point de vue de la linguistique structurale est synchronique, mais le point de vue synchronique n'est pas ahistorique et, à plus forte raison, il n'est pas un point de vue antihistorique. Choisir la synchronie, ce n'est pas choisir le présent contre le passé et l'immobile contre l'évolutif. Le point de vue synchronique qui est lié à la linguistique structurale ne nie pas l'histoire pour un certain nombre de raisons :
1° Le successif n'est qu'une dimension de l'histoire ; après tout, la simultanéité de deux événements n'est pas moins un fait historique que leur succession. Il ne faut pas identifier l'histoire et le successif, comme on le fait naïvement. Il faut admettre que l'histoire est tout autant le simultané que le successif.
2° L'analyse synchronique que font les linguistes n'est pas du tout l'analyse de l'immobile et du statique, mais c'est en réalité celle des conditions du changement. En effet, la question posée est celle-ci : quelles sont les modifications que toute langue devrait subir pour qu'un seul des éléments soit changé ? Quelles sont les corrélations nécessaires et suffisantes de l'ensemble de la langue pour qu'une seule modification soit obtenue ? Autrement dit, le point de vue synchronique n'est pas une coupe statique qui nierait l'évolution, c'est au contraire l'analyse des conditions dans lesquelles une évolution peut se faire. Alors que la vieille analyse successive posait la question : un changement étant donné, qu'est-ce qui a pu le causer ?, l'analyse synchronique pose la question : pour qu'un changement puisse être obtenu, quels sont les autres changements qui doivent être également présents dans le champ de la contemporanéité ? Il s'agit bien, donc, d'une façon différente d'analyser le changement, et non point d'une manière de nier ce changement au profit de l'immobilité.
Si à partir d'une analyse comme celle-là l'assignation de causalité n'est plus présente comme thème directeur de l'analyse, on peut du moins faire remarquer que seule l'analyse synchronique permet de localiser quelque chose qui soit comme une assignation causale. Pour que la recherche de la causalité ne se perde pas dans un brouillard plus ou moins magique, il est nécessaire de définir d'abord quelles sont les conditions qui permettront le changement.
Cette analyse des conditions nécessaires et suffisantes pour qu'un changement local intervienne est également nécessaire et à peu près indispensable pour qu'on puisse transformer cette analyse en une intervention pratique et effective, car le problème qui est posé est de savoir ce qu'il me faudra changer, si je veux changer quelque chose dans le champ total des relations. Loin que l'analyse synchronique soit antihistorique, elle nous paraît beaucoup plus profondément historique, puisqu'elle intègre le présent et le passé, permet de définir le domaine précis où pourra se repérer une relation causale et permet enfin de passer à la pratique.
Tout cela est lié, je crois, au renouvellement des disciplines historiques. On a l'habitude de dire que les disciplines historiques sont maintenant en retard et qu'elles n'ont pas atteint le niveau épistémologique de disciplines telles que la linguistique. Or il me semble que dans toutes les disciplines qui étudient le changement un renouvellement important s'est produit récemment : on a introduit les notions de discontinu et de transformation. Des notions comme celle de l'analyse des conditions corrélatives du changement sont bien connues des historiens et des économistes. Le problème qui se pose donc aux spécialistes des sciences humaines est celui d'utiliser l'exemple de la linguistique, de l'histoire et de l'économie pour introduire à l'intérieur des sciences humaines et sociales l 'analyse enfin rigoureuse du changement et de la transformation. En tout' cas, il leur faut ne pas se détourner des analyses linguistiques comme si elles étaient des analyses incompatibles avec une perspective historique.
La linguistique a permis enfin d'analyser non seulement le langage, mais les discours, c'est-à-dire qu'elle a permis d'étudier ce qu'on peut faire avec le langage. Ainsi l'analyse des oeuvres littéraires, des mythes, des récits populaires, des contes de fées, des textes historico-religieux, etc. On peut maintenant faire toutes ces analyses là en tenant compte de ce qui a été obtenu dans la description même du langage. Le postulat qui n'est pas admis définitivement, mais qui est toujours à réviser est alors celui-ci : puisque les oeuvres littéraires, les mythes, les récits populaires, etc., sont faits avec du langage, puisque c'est bien la langue qui sert de matériau à tout cela, ne peut-on pas retrouver, dans toutes ces oeuvres, des structures qui sont similaires, analogues, ou, en tout cas, qui soient descriptibles à partir des structures que l'on a pu trouver dans le matériau lui-même, c'est-à-dire dans le langage ?
Pour résumer tout cela, je dirai que la linguistique s'articule actuellement sur les sciences humaines et sociales par une structure épistémologique qui lui est propre, mais qui lui permet de faire apparaître le caractère des relations logiques au coeur même du réel, de faire apparaître le caractère sinon universel du moins extraordinairement étendu des phénomènes de communication qui vont de la microbiologie jusqu'à la sociologie, de faire apparaître les conditions du changement grâce auxquelles on peut analyser les phénomènes historiques, et, enfin, d'entreprendre au moins l'analyse de ce qu'on pourrait appeler les productions discursives.
DISCUSSION
S. Garmadi : M. Foucault a souligné le fait que la synchronie ne s'oppose nullement à la diachronie. J'ai essayé moi-même, dans mon exposé, de montrer comment les méthodes d'analyse structurale synchronique ont profité aux études linguistiques de type diachronique. L'explication diachronique des faits linguistiques a cessé en effet d'être l'étude d'éléments isolés se transformant en d'autres éléments isolés pour devenir l'étude d'ensembles en corrélation synchronique et de leur transformation en d'autres ensembles en corrélation synchronique et ce à chaque point de cette transformation.
Mais je voudrais poser une question à M. Foucault relative à la définition de la synchronie. M. Foucault dit que la synchronie est l'explication des conditions du changement. Autrement dit, pour avoir un changement, pour qu'un élément change, qu'est-ce qu'il faut que j'aie comme relations synchroniques dans un état donné de la langue ?
Or, pour les linguistes, une description synchronique d'un état de langue donné n'est pas tant la description des conditions de possibilité du changement que la description des conditions de fonctionnement d'un état de langue à un moment donné de son développement. C'est dont bien plutôt l'étude diachronique qui, en linguistique, s'occupe de définir les conditions du changement, en cherchant à savoir comment, à partir d'un élément qui change, toute la structure de la langue change et en essayant d'établir les répercussions qu'entraîne un élément qui change sur tous les autres éléments de la structure linguistique, aussi bien ceux qui lui sont comparables que ceux qui ne le sont pas.
M. Foucault : Vous voulez dire ceci : ce que les linguistes analysent, c'est le fait qu'un changement s'étant produit il entraîne dans la langue un certain nombre d'autres changements. Or je ne crois pas que ce soit exactement cela que les linguistes font. Les linguistes disent : soit un état A de la langue, état caractérisé par un certain nombre de traits. Soit maintenant un état B dans lequel on constate qu'il y a eu tel changement et qu'en particulier l'élément a' a été transformé en a". À ce moment-là, les linguistes constatent que ce changement est toujours corrélatif des autres changements (b' en b", c' en c", etc.).
L'analyse structurale ne consiste donc pas à dire : le changement a' en a" a entraîné la série des changements b' en b", c' en c", mais : on ne peut pas trouver le changement en a', en a" sans qu'il y ait également le changement b' en b", c' en c", etc.
H. Skik : Je voudrais dire tout d'abord que la linguistique structurale n'exclut nullement la diachronie. En France, le premier grand travail de linguistique structurale et de phonologie reste un ouvrage de diachronie et non pas de synchronie : il s'agit du travail du maître actuel de la phonologie française, M. André Martinet, travail qui s'intitule Économie des changements phonétiques et qui reprend toute l'histoire des changements phonétiques qui avaient été étudiés au XIXe siècle sous l'angle de la philologie et de la grammaire historique.
Donc, de ce point de vue, la linguistique est de plain-pied dans l'histoire.
Pour répondre à M. Garmadi, je dirai que la description synchronique de la langue qu'on parle à un moment donné ne permet pas seulement de définir les conditions des changements phonétiques, mais elle permet aussi de voir les changements qui sont en train ou sont susceptibles - de se produire.
Cela peut paraître paradoxal puisque, en principe, qui dit analyse des changements dit en même temps analyse d'un point de départ et d'un point d'arrivée, ce qui ne semble pas être le propre de la synchronie.
Pour comprendre cela, il faut faire appel à deux notions très importantes en linguistique structurale :
1) La notion de neutralisation. Dans le français parisien, on distingue deux e : le é fermé (dans l'article «les») et le è ouvert (dans «lait») ; on dira que é et è s'opposent.
Mais l'analyse de la langue nous montre que cette opposition ne se réalise que dans une seule position : à la syllabe finale.
Dans toutes les autres positions, le locuteur n'a pas le choix entre é et è : il doit obligatoirement utiliser l'un ou l'autre (é dans une syllabe ouverte terminée par une voyelle : été ; è dans une syllabe fermée terminée par une consonne : cette).
On dira que l'opposition é - è se neutralise, dans le français des Parisiens, ailleurs qu'à la finale.
On est en droit de penser qu'une opposition qui tend à se neutraliser dans la plupart des positions est une opposition assez fragile et donc menacée de disparaître à plus ou moins longue échéance.
2) La notion de rendement fonctionnel. Mais pour apprécier d'une manière plus précise la solidité d'une opposition et ses chances de maintien, la linguistique fait appel à une autre notion très importante, mais dont malheureusement l'utilisation n'est pas encore très courante, car on n'est pas arrivé à la rendre réellement opératoire : la notion de rendement fonctionnel d'une opposition.
Cela consiste à analyser le rendement d'une opposition dans la langue, c'est-à-dire le nombre de fois où on a besoin de cette opposition pour distinguer des mots et se faire comprendre.
Par exemple, si on prend en français l'opposition «an - on», on n'a aucun mal à accumuler les mots qui ne se distinguent que par un de ces deux sons (bon et banc, blond et blanc, son et sang...).
Par contre, nous pourrions difficilement trouver plus de trois ou quatre paires ne se distinguant que par l'opposition «in - un» (brin, brun, Ain, un...).
On dira que le rendement fonctionnel de l'opposition «an - on» est très fort, alors que celui de l'opposition «in - un» est très faible.
Se fondant sur de telles constatations (essentiellement, et non exclusivement, car les choses sont en réalité plus complexes), on pourra dire que cette opposition est très fragile et qu'elle risque d'être éliminée, vu son peu d'utilité (et effectivement, on constate qu'en France la plupart des gens ne font plus cette distinction «in-un» et disent «inélève» et non plus «unélève»).
Ces exemples avaient pour but de démontrer ceci : que même la description synchronique, en définissant la structure de la langue en question, en montrant, si l'on veut, les points faibles, peut être une description dynamique et ouverte sur l'histoire passée et à venir de cette langue.
F. Stambouli : Je suis un peu gêné de prendre la parole dans une assemblée de linguistes, mais il faut jouer le jeu, et puisque le thème de notre entretien est «Linguistique et sciences sociales», je vais tenter de faire quelques remarques en tant que sociologue.
J'ai été extrêmement intéressé par les remarques du professeur Foucault, surtout celles qui sont relatives à la position du structuralisme à l'égard de l'histoire. Le structuralisme, vient-on de nous dire, cette fois avec système et vigueur, loin de s'opposer au changement, c'est-à-dire à l'histoire, n'est qu'une modalité de l'analyse du changement, une modalité d'analyse qui le «précipite» en quelque sorte et permet d'en rendre compte.
Cela dit, la question que je me pose est relative au degré d'utilité opératoire du concept de structure, mais cette fois non plus en linguistique mais en sociologie. Autant l'approche structurale s'est révélée hautement positive en linguistique et en ethnologie, car l'objet de ces deux sciences est relativement autonome vis-à-vis du sujet et à l'égard de la praxis consciente des individus et des groupes, autant en sociologie, science de la société actuelle et de son avenir, l'approche structurale ne va pas de soi et se heurte à de nombreuses difficultés.
S'il est vrai que l'approche structurale se réfère à la dimension inconsciente des phénomènes pour dessiner la logique qui leur est sous-jacente et s'il est vrai qu'elle peut aussi privilégier ce niveau avec succès en linguistique et en ethnologie, elle ne peut plus le faire aussi aisément en sociologie ainsi qu'en histoire. En effet, si les faits sociaux sont susceptibles d'un traitement scientifique, ils ne peuvent l'être totalement, car ils restent entachés d'une part d'indétermination que la problématique structuraliste ne semble pas encore avoir réduite.
Tout se passe comme si le structuralisme éprouvait des difficultés dès qu'il opère sur le présent. Par contre, dès qu'il opère sur ce qui s'est déposé et donc relativement disjoint des individus et des collectifs qui vivent les faits sociaux, historiques ou autres, l'analyse structurale est concluante. On le voit avec Lévi-Strauss en ethnologie, où, cette fois, l'on opère avec succès sur des sociétés que l'on a qualifiées de «froides» et qui sont disparues ; l'on opère sur ce qu'il en reste, notamment les mythes. On le voit aussi avec l'«archéologie du savoir» de Foucault qui, pour analyser et rendre compte de la pensée occidentale, le fait à partir de trois moments de son histoire passée, à savoir : la Renaissance, la période classique et la période moderne, en se gardant bien, pour le moment du moins, de se prononcer nettement sur la période contemporaine. Cette difficulté que le structuralisme éprouve à rendre compte du présent constitue, à notre avis, ses limites en sociologie.
En conclusion, le structuralisme en tant que méthode de connaissance scientifique reste limité en ses applications et partiel dans son traitement de l'homme en tant qu'être social. Histoire, individu et liberté, notions de durée, de rupture, de changement, nouvelles versions de l'homme et nouvelles configurations des formations socio-économiques, autant de questions qui restent posées pour le structuralisme et auxquelles il ne semble pas encore avoir apporté des réponses satisfaisantes.
M. Seklani : Je suis content d'entendre des linguistes affirmer encore une fois que la linguistique, quels que soient son champ d'investigation et ses méthodes, n'est pas la philologie et n'est pas non plus l'analyse littéraire. Il ne suffit pas de posséder des langues pour se croire linguiste. Par ses préoccupations, ses problèmes, ses méthodes et son contenu, c'est une science sociale par excellence, du moins au stade où elle se trouve actuellement. Ce qui contribue, du moins je l'espère, à lever certaines équivoques. Je voudrais toutefois contribuer à ce débat par quelques précisions sur les relations entre linguistique et certaines sciences sociales, comme la sociologie et la démographie.
À l'occasion de ces entretiens auxquels on nous convie, que nous espérons revoir aussi fréquemment que possible dans l'avenir, nous pourrons parler de deux grands thèmes : nous pourrons nous demander si la linguistique a atteint un degré de scientificité supérieur à celui des autres sciences sociales à telle enseigne qu'elle puisse leur proposer sa méthodologie et ses concepts, puisque c'est aujourd'hui la linguistique qui expose ses propres méthodes à travers le structuralisme. La linguistique et les sciences sociales peuvent-elles s'enrichir mutuellement du point de vue de leurs méthodes respectives ?
L'histoire de la pensée scientifique montre toutefois que lorsqu'une discipline s'engageait, même partiellement, dans la voie scientifique, elle parvenait tôt ou tard à s'y engager entièrement.
Les modèles linguistiques qui essaient de préciser les formes d'échanges de signes ou de communications possibles entre individus (le langage), entre éléments de machines (systèmes analogiques, traductions automatiques) ou entre autres entités recourent à la théorie de l'information et sont dominés par l'emploi de notions empruntées à la thermodynamique, c'est dire que les notions de mesures quantitatives (entropie...) introduites engagent de plus en plus cette discipline dans la voie scientifique et par là augmentent son degré de scientificité.
La linguistique statistique où l'on aboutit à des lois semblables à celles que l'on trouve en biologie ou en écologie (loi de Zipf) révélerait peut-être cette identité des structures internes des formes, qui est due probablement à la nature des choses dont la classification indique déjà l'existence possible de «fonctions» propres à ce qui se communique par des signes et des symboles. La biologie et la psychologie ont de ce point de vue un terrain de convergence avec la linguistique.
Il ne fait pas de doute que la linguistique générale et davantage la linguistique transformationnelle, comme on vient de nous l'exposer, cherchent à établir des lois et utilisent la méthode déductive et expérimentale à la base de toutes leurs démarches. Mais il ne semble pas qu'elles soient parvenues à soumettre toutes leurs investigations à ces méthodes scientifiques empruntées aux sciences exactes, bien que les aspects mathématiques de la linguistique se développent actuellement à une allure vertigineuse. Le degré de scientificité supérieur auquel est parvenue la linguistique proviendrait peut-être de cette orientation ?
À la deuxième question, je répondrai par l'affirmative pour deux raisons. Tout d'abord, parce que les sciences sociales sont parvenues actuellement à des niveaux différents de leur développement ; les mieux servies par les circonstances, ou par le hasard, peuvent probablement fournir aux autres un assortiment d'outils plus ou moins variés, susceptibles de les aider à se développer, et à mieux dominer leurs données de base. Ensuite, je crois que la plupart des sciences sociales procèdent de la même démarche scientifique. À l'étape actuelle de leur développement que certains qualifient de préhistorique comparativement aux sciences de la nature, elles s'efforcent d'expliquer et d'interpréter les phénomènes sociaux, du reste très complexes, sans établir nécessairement des relations causales. Dans cette étape, elles ont besoin de s'affirmer et de se réclamer de l'esprit scientifique qui, malheureusement, n'est pas toujours assuré.
Elles sont alors à la recherche d'outils d'analyse, c'est-à-dire de méthodologies propres à les faire émerger, puisque la plupart de leurs explications dépendent de la méthodologie suivie, car n'oublions pas qu'elles viennent, pour la plupart, de naître difficilement des disciplines littéraires, philosophiques et historiques. En effet, quel est l'âge de la sociologie, fille de la philologie ou de la grammaire, devant l'astronomie ou encore celui de la démographie devant l'arithmétique et la médecine ? Mais je crois également que les sciences qui peuvent échanger des concepts et des méthodes, je dis bien méthodes et non informations, parmi les sciences sociales, sont celles qui se présentent comme sciences des lois. Or, toutes les sciences sociales ne se définissent pas comme telles.
Ce que la linguistique structurale proposerait d'après ce qu'on vient de nous dire très succinctement, c'est qu'il y aurait une convergence entre les analyses linguistiques et les analyses sociologiques. De la même manière qu'on pourrait opposer, par exemple, langue à parole en linguistique, on pourrait opposer collectif à individu ou certains de leurs caractères respectifs en sociologie. Il est possible que les concepts de l'une puissent servir d'outils d'analyse pour les autres, après probablement une certaine adaptation.
Je citerai par exemple ces concepts communs à la linguistique et à la démographie, sans savoir laquelle de ces deux disciplines les a prêtés à l'autre : la synchronie et la diachronie. La démographie les utilise souvent dans ces analyses et les «dénomme observations transversales et longitudinales». Les générations peuvent être étudiées à travers les événements dont elles sont le siège le long d'une période (diachroniquement) ou à un moment précis de leur vie (synchroniquement)... Ces comparaisons seront sans doute plus fructueuses si on pouvait les pousser davantage. Le concept d'analyse des structures des populations, essentiel en démographie, trouverait-il un jour un champ d'application en sociologie et en linguistique ?
D'une façon générale, la démographie statistique a mis au point un ensemble de méthodes susceptibles d'être utilisées avantageusement pour la plupart des autres sciences sociales telles que l'économie, la sociologie, la géographie et peut-être même la linguistique. Qu'on me permette d'emprunter le point de vue suivant à Lévi-Strauss :
«Du point de vue de l'absolue généralité et de l'immanence à tous les autres aspects de la vie sociale, l'objet de la démographie, qui est le nombre, se situe au même niveau que la langue. Pour cette raison peut-être, la démographie et la linguistique sont les deux sciences de l 'homme qui ont réussi à aller le plus loin dans le sens de la rigueur et de l'universalité.»
Mais ce qui fausse toutes ces allures scientifiques de toutes les sciences sociales, ou du moins les perturbe, c'est qu'elles procèdent toutes d'un contenu ambigu immanent à l'homme : sa nature et son comportement.
Et c'est là que je partage un peu ce que dit M. Stambouli, quand il parle de la sociologie. C'est que, jusque-là, on arrive avec plus ou moins de bonheur à analyser ce qui relève de la nature de l'homme du moins dans tout ce qu'elle a d'invariable, mais lorsqu'on arrive à l'analyse de son comportement, les méthodes et les concepts de toutes ces sciences sociales demeurent incertaines et parfois inapplicables. Je ne pense pas que le structuralisme, mis à l'épreuve, réussisse mieux que les autres à relever le défi.
Fantar : Le professeur Foucault a insisté sur la différence entre les relations trouvées par les linguistes dans le langage et les relations que les savants cherchent à trouver dans d'autres disciplines. Il a insisté en particulier sur la négation de la notion de causalité dans les recherches linguistiques structurales. Il nous dit, par exemple, que nous avons un état linguistique qui se compose de différents éléments a, b, c. Quand un changement affecte a qui devient a', automatiquement b devient b' et c devient c'. Mais pour qu'un changement affecte a qui devient a', il faut bien que quelque chose arrive. Aussi, il me semble qu'on ne peut pas nier totalement la causalité. En fait il y a toujours quelque chose qui agit, mais, au lieu d'agir sur un seul élément, il agit sur un ensemble d'éléments entre lesquels il y a des rapports organiques.
Quand on parle de linguistique, on se réfère à l'information, au codage. Je me demande si les linguistiques sont arrivés à trouver un système qui permette de déchiffrer les langues restées jusqu'ici indéchiffrables, comme l'étrusque. Jusqu'à présent, pour déchiffrer une langue, les linguistiques sont obligés d'avoir des traductions. S'ils ne trouvent pas d'inscriptions bilingues, ils ne peuvent pas déchiffrer une langue. On en est donc toujours au stade de Champollion. Une langue est toujours déchiffrée d'après une autre langue, le phénicien à partir du bilingue de Malte, le cunéiforme à partir du bilingue de Persépolis, etc.
A. El-Ayed : Je voudrais d'abord rappeler une phrase lancée par le professeur De Voto au cours du Xe Congrès international des linguistes de Bucarest. Cherchant à mettre un terme au fameux conflit diachronie-synchronie, le professeur De Voto a usé de l'image suivante : la diachronie serait un fleuve qui traverse un lac, le lac de la synchronie.
Cela dit, je voudrais revenir à la sémiologie, dénommée encore «sémiotique». Cette jeune science des signes annoncée par Saussure se détache de plus en plus et semble devoir avoir des champs d'application immenses. C'est ainsi qu'un savant américain, M. Sebeok, a pu parler, lors du même congrès, d'une zoosémiotique, d'une pansémiotique, prévoyant même la possibilité d'une communication extraterrestre.
Les communications humaine et animale constituent autant de manifestations d'un véritable code de la vie. C'est pourquoi la linguistique moderne, avec ses différentes branches, avec en particulier ses interférences avec la sémiotique et la génétique, semble être devenue la science par définition, poussant des tentacules qui intéressent toutes les autres disciplines appelées sciences de l'homme.
A. Zghal : Je voudrais exposer une ou deux possibilités de collaboration entre sociologues et linguistes.
En étudiant les coopératives agricoles, je me suis rendu compte de l'existence, chez les paysans, d'une langue très particulière qui n'existe pas dans les villes, ni chez l'élite administrative ni chez le reste de la population citadine.
Je ne suis pas linguiste, mais je pense que, pour étudier jusqu'à quel point l'idéologie et le message de l'élite administrative ont atteint la population paysanne, il faudrait que les linguistes examinent cette langue particulière, créée récemment au niveau régional et utilisée graduellement par les paysans. Une collaboration à ce sujet entre linguistes et sociologues permettrait à ces derniers de savoir jusqu'à quel point les projets imaginés par les services administratifs ont pu être véhiculés par cette langue, quelle est la proportion des paysans atteints par le message, et quels sont enfin les pourcentages respectifs des mots retenus ou refusés par les paysans. Je citerai un seul exemple à ce sujet : la notion d'amortissement. Le paysan reçoit cette notion sous la forme arabe de [[...]] (naqs muctabar), littéralement : «diminution considérée», et il me semble qu'il ne la comprend pas, puisqu'un tracteur par exemple est encore neuf et qu'on défalque quand même 10 % de sa valeur.
Le deuxième thème que je voudrais proposer à la collaboration entre sociologues et linguistes, c'est l'organisation du système de parenté dans la société bédouine.
J'ai été personnellement frappé de constater, chez les populations semi-nomades de Tunisie et dans l'ensemble du Maghreb, l'importance de la règle du mariage avec la fille de l'oncle paternel ainsi que la solidité de l'attachement au groupe ethnique et familial et de constater en même temps l'absence de mots précis exprimant une telle réalité. Les mots de [[...]] (qabïla), [[...]] (ca’ila) ou [[...] (cars) sont très imprécis et expriment des choses très variées. Autant la structure du système de parenté est contraignante, autant les mots existants sont imprécis. Il y a une véritable contradiction entre la force de la soumission à la structure du système de parenté et la faiblesse des mots exprimant les groupements agnatiques. Le mot [[...] = qabïla) exprime des choses «variées que les Français traduisent selon une structure hiérarchisée, par confédération, tribu, fraction, sous-fraction»... Mais ce n'est là qu'une logique féodale, tandis que l'organisation tribale est une organisation segmentaire contraignante. Je crois que l'apport des linguistes, sur ce point, peut aider les sociologues à comprendre les rapports entre le langage et l'organisation tribale. Là aussi je voudrais citer un exemple : on sait qu'il y a des tribus qui étaient très importantes aux XVe et XVIe siècles et dont les dénominations ont disparu. La population existe toujours, mais les noms sont partis. Quelle est l'histoire de ces noms ? Certains ont disparu, d'autres sont nés et pourtant la population est restée la même et l'organisation du système de parenté est toujours aussi contraignante.
Naccache : Je voudrais dire d'abord mon inquiétude devant la conception de la sociologie, telle que l'a définie M. Stambouli. Je ne vois pas très bien ce que peut être une science dans laquelle on pense que l'action de l'individu est fondamentale. Je ne vois pas très bien comment une telle approche peut être scientifique. Il me semble que, à tout prendre, l'action de l'individu sur la langue est beaucoup plus contraignante que son action sur le milieu social. Je crois que, s'agissant de sociologie et de linguistique, la causalité doit être cherchée ailleurs qu'au sein de ces deux disciplines.
En réalité, ce qui est déterminant en sociologie comme en linguistique, me semble-t-il, ce sont les conditions économiques, donc des conditions extra-sociologiques et extra-linguistiques. M. Zghal vient justement de nous parler d'un changement linguistique qui s'est opéré au sein des coopératives agricoles sous l'influence évidente du changement des conditions économiques.
L'histoire récente de la Tunisie montre qu'il y a trois registres linguistiques, quatre avec la langue des coopératives, cinq avec celle d'autres secteurs économiques, etc. Ces différents registres sont liés à certaines classes sociales. Ce ne sont pas les mêmes classes sociales qui parlent le français, l'arabe classique ou l'arabe dialectal, et ceux des Tunisiens qui utilisent ces trois langues n'emploient pas n'importe laquelle d'entre elles avec n'importe qui. La transformation de la langue ne provient donc pas de sa propre dynamique et de sa structure propre, mais bien de l'influence des conditions extérieures, économiques et sociales. Je crois que le sujet de notre prochain débat multidisciplinaire pourrait être de cerner de plus près ces relations mutuelles, ces interdépendances entre linguistique, ethnologie, sociologie, d'une part, et économie, d'autre part.
N. Bou Aroudj : Il me semble que M. Foucault a insisté sur les analogies qui existent entre la démarche structurale en linguistique et les méthodes d'analyse structurale d'autres sciences, et notamment la science de l'information. Mais je crois qu'on a omis de parler d'un sujet important, qui se trouve au centre des problèmes de la linguistique et de l'information, à savoir l'étude du cerveau humain, c'est-à-dire des centres du langage.
Le deuxième point sur lequel je voudrais avoir l'opinion des linguistes, c'est la possibilité qu'a le langage humain de se communiquer aux animaux. Il me semble que certains animaux peuvent répondre de façon intelligente à certains langages. Je me demande alors si les linguistes ont mené des travaux concernant cet aspect de la question et surtout concernant, en biologie-psychologie, le domaine des réflexes conditionnés.
M. Foucault : Je voudrais répondre à quelques-unes des questions qui m'ont été posées. Je vais d'abord vous confier quelque chose qui semble ne pas être encore connu à Paris, c'est que je ne suis pas structuraliste. Sauf dans quelques pages que je regrette, je n'ai jamais employé le mot de structure. Quand je parle de structuralisme, j'en parle comme d'un objet épistémologique qui m'est contemporain. Cela dit, il y a une méthode qui m'intéresse en linguistique, celle que M. Maamouri vous a exposée tout à l'heure et qui a été baptisée du nom de «grammaire générative ou transformationnelle». C'est un peu cette méthode que j'essaie d'introduire dans l'histoire des idées, des sciences et de la pensée en général.
M. Stambouli disait tout à l'heure que la notion de structure n'est pas directement utilisable en sociologie. Là-dessus je suis entièrement d'accord avec lui et je ne pense pas qu'il y ait un seul linguiste ou structuraliste qui vous dirait qu'elle est utilisable de plain-pied. Je crois que le problème qui se pose est celui-ci : étant donné tout de même l'extraordinaire apport de concepts, de méthodes et de formes d'analyse que la linguistique et un certain nombre d'autres disciplines connexes comme la sémiologie ont livré récemment, il me semble que l'analyse de certains phénomènes sociaux pourrait sans doute être facilitée et enrichie par la transformation même de ces méthodes d'analyse. Je pense que le sociologue pourrait enrichir jusqu'à la linguistique elle-même, à condition qu'il se débarrasse de son attitude de refus total ou d'acceptation en bloc et qu'il se pose la question : qu'est-ce qu'il faut que je change dans les concepts, méthodes et formes d'analyse de la linguistique pour que ces dernières soient utilisables par moi dans tel ou tel domaine ?
Quant à M. Fantar, il a soulevé deux problèmes : la causalité et la traduction.
En ce qui concerne la causalité, je ne vois pas en quoi son avis diffère de ce que j'ai exposé jusqu'ici, c'est-à-dire le fait que l'analyse structurale essaie de définir le champ à l'intérieur duquel des relations causales pourront être assignées. Lorsqu'on dit : il n'y a pas de changement a' en a" sans un changement b' en b", c' en c", etc., on n'assigne certes pas la causalité, mais à tout individu qui voudra trouver la cause des phénomènes, on assigne comme condition de rendre compte de tout cela. Autrement dit, ce que définit le structuralisme, c'est le champ d'effectuation d'une explication causale.
M. Zamiti : M. Foucault vient de soulever le problème de l'application à la sociologie des méthodes utilisées par la linguistique structurale. Cette démarche ne serait légitime que dans la mesure où d'authentiques découvertes pourraient découler d'hypothèses inexactes, processus dont l'histoire de la connaissance offre de multiples exemples.
La difficulté fondamentale de la transposition méthodologique mise en cause se ramène au fait suivant : si la langue est un produit de la vie sociale, bien que le discours détermine, dans une certaine mesure, le champ du réel, ce qui incite Lévi-Strauss à rechercher «une origine symbolique à la société», les sujets de l'existence collective sont à la fois produits et producteurs de celle-ci.
Apercevant les multiples relations de complémentarité, d'opposition, d'implications mutuelles tramées entre les différents aspects matériels et idéologiques des unités collectives réelles, ethnologues et sociologues ont adopté les concepts de totalité et de système : à l'image du langage, toute culture est systématique ou tend à la systématisation. Désormais, la tentation est forte, pour le sociologue : assuré de cette homologie générale, il espère faire accomplir un bond en avant à sa discipline en utilisant les méthodes plus rigoureuses des linguistes. Cependant, il se heurte chaque fois à la même limite, car les faits qui ressortissent à son domaine ne se situent pas au même niveau d'empiricité que les matériaux bien plus élaborés avec lesquels son confrère a coutume de travailler. Dès qu'il tente d'enserrer la réalité sociale mouvante dans les schémas et les modèles d'interprétation empruntés au linguiste, des facteurs constamment imprévisibles interviennent pour déranger son échafaudage.
Prenons un exemple. Institutionnalisée en Grande-Bretagne après la Première Guerre mondiale, la formation professionnelle se développe dans ce pays au cours des années trente. En France, elle remonte à 1939, lorsque Dautry, ministre de l'Armement, décida de disposer rapidement d'ouvriers indispensables aux usines pour la conduite de la guerre. En tant que mode urgent de transmission d'un savoir technique, cette formation fait partie de l'ensemble des rapports institutionnels que les individus ont organisés entre eux en fonction de leur adaptation particulière à la situation et au milieu. Dans l'Europe occidentale du XXe siècle, formation professionnelle et industrialisation ont été deux aspects complémentaires d'une même réalité, d'un même discours. Par contre, l'introduction massive de la formation professionnelle en Tunisie par un décret promulgué le 12 janvier 1956, alors que l'industrialisation demeure balbutiante, a créé des problèmes ardus d'emploi et donc une disjonction, au niveau de la société globale, tout aussi grave que le scandale sémantique provoqué par l'introduction, dans une langue déterminée, d'un terme qui lui serait étranger. L'analogie peut être poussée assez loin, puisque, dans les deux cas, celui de la langue et celui de la société, l'analyse est susceptible d'être menée en termes d'adoption ou de rejet d'un code exogène introduit dans un système récepteur concordant ou discordant.
Cependant, bien vite, la divergence s'annonce, car, si l'injection d'un élément linguistique dans un système autre s'épuise dans le non-sens et le rejet radical, la formation reçue par un sujet est l'un des facteurs susceptibles de lui permettre de contribuer à la création d'un emploi et donc de rétablir la cohérence initialement perdue. L'ambivalence du sujet déjoue toute tentative de l'assimiler au langage. Plusieurs débats, devenus désormais classiques, tels celui qui oppose malthusiens et populationnistes, ne sont rendus possibles que grâce à des interprétations antinomiques et unilatérales de l'une ou l'autre seulement des deux dimensions indissociables de ce drame dialectique originel de la liberté humaine. Dans cet ordre d'idées, Sauvy se plaît souvent à rappeler ce proverbe extrême oriental : «On peut faire vivre durant un jour un homme en lui donnant un poisson, mais on peut le faire vivre toujours en lui apprenant à pêcher.»
C'est la raison pour laquelle on peut s'interroger, avec envie mais sans espoir, sur l'éventuelle extension à la sociologie des méthodes prestigieuses de l'analyse linguistique de type structural.
S. Garmadi : Je voudrais revenir à l'intervention de M. Stambouli afin d'essayer de cerner de plus près ce qui me paraît constituer un fond commun à la problématique de nos deux disciplines, la sociologie et la linguistique. Ce qu'a dit M. Stambouli pourrait laisser croire que l'écart est grand entre ces deux sciences sociales. La sociologie serait l'étude de phénomènes humains, présents et en devenir, en tant que liés au sujet émetteur. Et comme la linguistique structurale tend de plus en plus à dissocier l'étude du discours et de la parole humaine de celle du sujet, de ses intentions, des conditions sociologiques dans lesquelles il vit, etc., on pourrait croire qu'il y a là une espèce d'antagonisme profond entre les méthodes d'analyse en linguistique et en sociologie. En fait, cela me paraît être secondaire comparé à ce qui me semble lier profondément la méthodologie de ces deux disciplines.
Il me semble en effet que ce qui est premier en sociologie, c'est l'étude des tensions. J'ai l'impression que, quand les sociologues parlent, ils le font surtout de ce en quoi tel ou tel collectif social résiste à quelque chose. Autrement dit, la sociologie contemporaine semble privilégier un domaine, celui de l'étude de l'écart entre la norme et le comportement réel des gens, que cette norme soit actuelle ou qu'elle puise sa force et sa réalité dans le passé.
Eh bien, c'est exactement ce que font les linguistes modernes. La linguistique, en dissociant la langue de la parole concrète, le paradigme du syntagme, c'est-à-dire, en dissociant la norme du comportement linguistique réel des locuteurs, reprend donc exactement la même démarche. Un Tunisien qui dit «donne-moi la parapluie» fait une faute de genre pour le grammairien. Mais pour Ie linguiste, cette «faute» est significative et il lui accordera toute son attention. Pour lui, le locuteur tunisien en question est en tension, car pour former son syntagme (donne-moi la parapluie) il dispose de deux normes, de deux codes, le code français qui veut «le parapluie» et le code arabe qui suggère «la parapluie» (l'équivalent arabe «shaba = [[...]]étant féminin). Dans le cas présent, c'est donc le code arabe (l'ancestral diraient les sociologues) qui l'a emporté. Les sociologues, en étudiant par exemple le dregré d'acceptation ou de refus de nouvelles normes, telles les pratiques anticonceptionnelles, par une société à normes anciennes opposées, suivent par conséquent le même cheminement méthodologique que les linguistes. Pour finir sur ce point, je dirai que, dans ces domaines de la tension, de la distorsion entre le formel, c'est-à-dire la norme, et le réel, c'est-à-dire le comportement, de l'écart entre les conduites sociales et linguistiques anciennes et modernes, une collaboration très fructueuse peut et doit s'instaurer entre sociologues et linguistiques tunisiens. Et je conclurai en remerciant M. Zghal pour les deux thèmes de collaboration sociolinguistique qu'il nous a proposés et qui nous permettront de nous pencher sur de nouvelles formes linguistiques effectivement utilisées par la population tunisienne, et en souhaitant que le C.E.R.E.S. prenne l'habitude d'organiser, une fois par an par exemple, de tels débats interdisciplinaires, dont l'intérêt ne fait aucun doute.
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