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«Jean Hyppolite. 1907-1968», Revue de métaphysique el de morale, 74e année, no 2, avril-juin 1969, pp. 131-136. (Reprise de l'hommage à J. Hyppolite rendu à l'Ecole normale supérieure, 19 janvier 1969.)
Dits Ecrits Tome I
Texte n°67
Ceux qui étaient en khâgne au lendemain de la guerre se souviennent des cours de M. Hyppolite sur la Phénoménologie de l'esprit : dans cette voix qui ne cessait de se reprendre comme si elle méditait à l'intérieur de son propre mouvement, nous ne percevions pas seulement la voix d'un professeur ; nous entendions quelque chose de la voix de Hegel, et peut-être encore la voix de la philosophie elle-même. Je ne pense pas qu'on ait pu oublier la force de cette présence, ni la proximité que patiemment il invoquait.
Que le souvenir de cette découverte m'autorise à parler au nom de ceux qui l'ont partagée avec moi et en ont fait à coup sûr un meilleur usage.
Historien de la philosophie, ce n'est pas ainsi qu'il se définissait lui-même. Plus volontiers, plus exactement, il parlait d'une histoire de la pensée philosophique. Dans cette différence se logeaient sans doute la singularité et l'ampleur de son entreprise.
Pensée philosophique : M. Hyppolite entendait par là ce qui dans tout système - aussi achevé qu'il paraisse - le déborde, l'excède, et le met dans un rapport à la fois d'échange et de défaut avec la philosophie elle-même ; la pensée philosophique, ce n'était pas, pour lui, l'intuition première d'un système, son intimité informulée ; c'était son inachèvement, la dette qu'il ne parvient jamais à acquitter, le blanc qu'aucune de ses propositions ne pourra jamais couvrir ; ce par quoi, aussi loin qu'il se poursuive, il demeure en reste par rapport à la philosophie. Par pensée philosophique, il entendait aussi ce moment si difficile à saisir, recouvert dès son apparition, où le discours philosophique se décide, s'arrache à son mutisme, et prend distance par rapport à ce qui dès lors va apparaître comme la non-philosophie : la pensée philosophique est alors moins la détermination obscure et préalable d'un système, que le partage soudain et sans cesse recommencé par lequel il s'établit. Par pensée philosophique, je crois que M. Hyppolite entendait enfin cette torsion et ce redoublement, cette issue et cette ressaisie de soi-même, par lesquels le discours philosophique dit ce qu'il est, prononce sa justification, et, se décalant par rapport à sa forme immédiate, manifeste ce qui peut le fonder et fixer ses propres limites.
Ainsi conçue, la pensée philosophique maintient le discours du philosophe dans l'instance d'une vibration indéfinie, et le fait résonner au-delà de toute mort ; elle garantit l'excès de la philosophie par rapport à n'importe quelle philosophie : lumière qui veillait déjà avant même tout discours, lame qui luit encore une fois qu'il est entré en sommeil.
En prenant pour thème la pensée philosophique, M. Hyppolite voulait dire sans doute que la philosophie n'est jamais actualisée ni présente dans aucun discours ni aucun texte ; qu'à vrai dire la philosophie n'existe pas ; qu'elle creuse plutôt de sa perpétuelle absence toutes les philosophies, qu'elle inscrit en elles le manque où sans cesse elles se poursuivent, se continuent, disparaissent, se succèdent, et demeurent pour l'historien dans un suspens où il lui faut les reprendre.
Qu'est-ce donc alors que faire l'analyse de la pensée philosophique ?
M. Hyppolite ne voulait pas décrire le mouvement de ces idées - scientifiques, politiques, morales - qui peu à peu et en ordre dispersé ont pénétré la philosophie, s'y sont installées, et y ont pris une systématicité nouvelle. Il voulait décrire la manière dont toutes les philosophies reprennent en soi un immédiat qu'elles ont déjà cessé d'être ; la manière dont elles visent un absolu qu'elles ne rejoignent jamais ; la manière dont elles fixent les limites qu'elles transgressent toujours. Il s'agissait de faire jouer les philosophies dans cette ombre et cette lumière, où leur distance à la philosophie se manifeste et s'esquive.
Le problème que n'a cessé de traiter M. Hyppolite, peut-être était-ce celui-ci : quelle est donc cette limitation propre au discours philosophique et qui le laisse, ou plutôt le fait apparaître comme parole de la philosophie elle-même ? En un mot : qu'est-ce que la finitude philosophique ?
Et s'il est vrai que, depuis Kant, le discours philosophique est plutôt le discours de la finitude que celui de l'absolu, peut-être pourrait-on dire que l'oeuvre de M. Hyppolite - le point de son originalité et de sa décision - a été de redoubler la question ; à ce discours philosophique qui parlait de la finitude de l'homme, des bornes de la connaissance ou des déterminations de la liberté, il a demandé compte de la finitude qui lui est propre. Question philosophique posée aux limites de la philosophie.
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Conséquence naturelle de cette question plus que choix premier : faire l'analyse historique des oeuvres - de leur commencement et de leur recommencement perpétuel, de leur fin toujours inachevée. L'histoire n'est-elle pas le lieu privilégié où peut apparaître la finitude philosophique ?
Mais l'histoire ne consistait pas pour M. Hyppolite à rechercher les singularités ou les déterminations qui avaient pu marquer la naissance d'une oeuvre ; elle ne consistait pas non plus à montrer comment un tel monument portait témoignage pour l'époque qui l'avait vu naître, pour les hommes qui l'avaient conçu ou les civilisations qui lui avaient imposé leurs valeurs. Plus précisément encore, parler d'une oeuvre philosophique ce n'était pas pour lui décrire un objet, le cerner, l'enfermer dans ses contours, mais plutôt l'ouvrir, repérer ses ruptures, ses décalages, ses blancs, l'établir dans son irruption et son suspens, le déployer dans ce manque ou ce non-dit à travers lequel parle la philosophie elle-même. De là, sa position d'historien non pas hors, mais dans l'espace de la philosophie dont il parlait et l'effacement systématique de sa propre subjectivité.
M. Hyppolite aimait à citer le mot de Hegel sur la modestie du philosophe qui perd toute singularité. Tous ceux qui ont entendu M. Hyppolite se souviennent de la modestie grave de sa parole ; tous ceux qui l'ont lu connaissent bien cette écriture ample que ne déchire jamais l'indiscrétion d'une première personne. Modestie qui n'était point neutralité ni acharnement contre soi, mais qui lui permettait de faire retentir dans ce qu'il disait l'ampleur multipliée d'une voix qui n'était pas la sienne ; et dans ses textes qui se déployaient continûment de la citation au commentaire et de la référence à l'analyse, sans presque qu'il fût besoin de guillemets, la philosophie continuait à s'écrire. Prose de la pensée, plus sourde, plus insistante que tout ce que les hommes singulièrement ont pu penser.
À plusieurs reprises, M. Hyppolite est revenu sur ce point de la philosophie bergsonienne qu'est l'analyse de la mémoire. Je me trompe peut-être en supposant qu'il y voyait plus qu'une vérité, un modèle pour l'histoire de la pensée : c'est que, pour lui, le présent de la pensée n'était pas séparé ontologiquement de son passé, et l'attention de l'historien ne devait former que la pointe aiguë, actuelle et libre, d'un passé qui n'avait rien perdu de son être. Et tout comme il arrive au présent selon Bergson de ressaisir son ombre par une sorte de torsion sur soi-même, l'historien, pour M. Hyppolite - cet historien qu'il était lui-même -, marque le point d'inflexion à partir duquel la philosophie peut et doit ressaisir l'ombre qui la découpe à chaque instant, mais la lie cependant à son invincible continuité.
C'est de l'intérieur de la philosophie que M. Hyppolite interrogeait les différentes philosophies. Et il les interrogeait dans leur rapport toujours esquivé, mais jamais défait, à la philosophie. Il voulait les saisir en ce point où elles commencent, et en cet autre point où elles s'achèvent et se délimitent comme un système cohérent. Il voulait ressaisir dans une oeuvre le rapport jamais tout à fait établi, jamais tout à fait maîtrisé entre une expérience et une rigueur, un immédiat et une forme, la tension entre le jour à peine sensible d'un commencement et l'exactitude d'une architecture.
M. Hyppolite confrontait volontiers sa propre entreprise à deux des grandes oeuvres qui lui étaient contemporaines et qu'il a saluées l'une et l'autre dans sa leçon inaugurale au Collège de France *. Celle de Merleau-Ponty, recherche de l'articulation originaire du sens et de l'existence ; et celle de M. Guéroult, analyse axiomatique des cohérences et des structures philosophiques.
* Hyppolite (J.), «Leçon inaugurale au Collège de France» (19 décembre 1963), repris in Figures de la pensée philosophique, Paris, P.U.F., coll. «Épiméthée», 1971, t. II, pp. 1003-1028.
Entre ces deux repères, l'oeuvre de M. Hyppolite a toujours été, depuis le début, de nommer et de faire apparaître - dans un discours à la fois philosophique et historique - le point où le tragique de la vie prend sens dans un Logos, où la genèse d'une pensée devient structure d'un système, où l'existence elle-même se trouve articulée dans une Logique. Entre une phénoménologie de l'expérience prédiscursive à la manière de Merleau-Ponty - et une épistémologie des systèmes philosophiques - comme elle apparaît chez M. Guéroult -, l'oeuvre de M. Hyppolite peut se lire aussi bien comme une phénoménologie de la rigueur philosophique, ou comme une épistémologie de l'existence philosophiquement réfléchie.
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Quel rapport la philosophie a-t-elle à ce qui n'est pas elle, et sans quoi pourtant elle ne pourrait pas être ? Pour répondre à cette question, M. Hyppolite refusait deux attitudes familières : l'une qui considère que la philosophie a à réfléchir sur des objets extérieurs que ce soit la science ou la vie quotidienne, la religion ou le droit, le désir ou la mort ; l'autre qui considère que la philosophie doit interroger toutes ces naïvetés diverses, découvrir les significations qui y sont cachées, inquiéter leur positivité muette et leur demander compte de ce qui peut les fonder. Pour lui, la philosophie n'est ni réflexive ni fondatrice par rapport à ce qui n'est pas elle ; mais elle doit ressaisir à la fois l'intériorité qui fait qu'elle habite déjà silencieusement tout ce qui n'est pas elle (elle est déjà là dans l'activité du mathématicien comme dans l'innocence de la belle âme) et l'extériorité qui fait qu'elle n'est jamais impliquée nécessairement par une science ou une pratique. C'est ce rapport d'intériorité et d'extériorité, de voisinage et de distance que la philosophie doit reprendre en soi.
À partir de là, on peut comprendre, je crois, certains traits caractéristiques de l'oeuvre de M. Hyppolite.
Je pense d'abord à son rapport à Hegel. C'est que pour lui Hegel marquait le moment où le discours philosophique a posé lui-même, et à l'intérieur de soi, le problème de son commencement et de sa fin : le moment où la pensée philosophique se donne pour labeur inépuisable de dire le champ total de la non-philosophie, et entreprend de parvenir, en toute souveraineté, à énoncer sa propre fin. Hegel, c'était, pour M. Hyppolite, le moment où la philosophie occidentale reprend la tâche de dire l'être dans une logique, projette de découvrir les significations de l'existence dans une phénoménologie, et tente de se réfléchir elle-même comme achèvement et terme de la philosophie. La philosophie hégélienne marquait de cette manière le moment où la philosophie est devenue, à l'intérieur de son propre discours, titulaire du problème de son commencement et de son achèvement : le moment où, se portant en quelque sorte à l'extrême de ses propres limites, elle est devenue la question de l'immédiat et de l'absolu - de cet immédiat dont elle ne s'affranchit pas, bien qu'elle le médiatise, et de l'absolu qu'elle ne peut effectuer qu'au prix de sa propre disparition. Avec Hegel, la philosophie qui, depuis Descartes au moins, était dans un rapport ineffaçable, à la non-philosophie, est devenue non seulement conscience de ce rapport, mais discours effectif de ce rapport : mise en oeuvre sérieuse du jeu de la philosophie et de la non-philosophie. Alors que d'autres voyaient dans la pensée hégélienne le repli sur soi de la philosophie, et le moment où elle passe au récit de sa propre histoire, M. Hyppolite y reconnaissait le moment où elle traverse ses propres limites pour devenir philosophie de la non-philosophie, ou peut-être non-philosophie de la philosophie elle-même.
Mais ce thème qui a hanté ses études sur Hegel les débordait largement et portait plus loin son intérêt. Le rapport entre philosophie et non-philosophie, il le voyait effectué chez Marx - à la fois accomplissement et renversement, selon lui, de la philosophie hégélienne, critique de toute philosophie, dans son idéalisme, assignation au monde de devenir philosophie, et à la philosophie de devenir monde. Ille reconnaissait aussi et de plus en plus, au cours des années dernières, dans le rapport à la science. Il retrouvait ainsi ses préoccupations de jeunesse et le diplôme qu'il avait rédigé sur la méthode mathématique et le cheminement philosophique de Descartes. Il s'approchait aussi des travaux de deux hommes qu'il liait dans la même admiration et dans une fidélité sans partage, ceux qui sont pour nous les deux grands philosophes de la rationalité physique et de la rationalité biologique.
Tels sont alors devenus les champs de sa réflexion : Fichte, d'un côté, et la possibilité de tenir sur la science un discours philosophique qui fût entièrement rigoureux et démonstratif * ; et, d'un autre côté, cette théorie de l'information qui permet de découvrir, dans l'épaisseur des processus naturels et des échanges du vivant, la structure du message **.
* Hyppolite (J.), «L'idée fichtéenne de la doctrine de la science et le projet husserlien» (1959), op. cit., t. l, pp. 21-31.
** «Information et communication» (1967), op. cit., t. II, pp. 928-971.
Avec Fichte, il posait le problème de savoir si on peut tenir un discours scientifique sur la science, et si, à partir d'une pensée purement formelle, on peut rejoindre le contenu effectif du savoir. Et inversement, la théorie de l'information lui posait le problème suivant : quel statut faut-il donner, dans des sciences comme la biologie ou la génétique, à ces textes qui n'ont été prononcés par personne ni écrits par aucune main ?
Autour de ces questions, bien des thèmes s'organisaient, bien des recherches s'ouvraient : à propos de Freud *, analyse de l'effet, dans le désir, de l'instance formelle de la dénégation ; à propos de Mallarmé **, réflexion sur le jeu, dans une oeuvre, du nécessaire et de l'improbable ; à propos de Lapoujade ***, analyse du mode selon lequel la peinture peut se peindre dans la forme nue et originaire de ses éléments.
Il n'y a pas à s'y tromper : tous les problèmes qui sont les nôtres - à nous ses élèves du temps passé ou ses élèves d'hier -, tous ces problèmes, c'est lui qui les a établis pour nous ; c'est lui qui les a scandés dans cette parole qui était forte, grave, sans cesser d'être familière ; c'est lui qui les a formulés dans ce texte, Logique et Existence ****, qui est un des grands livres de notre temps. Au lendemain de la guerre, il nous apprenait à penser les rapports de la violence et du discours ; il nous apprenait hier à penser les rapports de la logique et de l'existence ; à l'instant encore, il nous a proposé de penser les rapports entre le contenu du savoir et la nécessité formelle. Il nous a appris finalement que la pensée philosophique est une pratique incessante ; qu'elle est une certaine façon de mettre en oeuvre la non-philosophie, mais en demeurant toujours au plus près d'elle, là où elle se noue à l'existence. Avec lui, il nous faut rappeler sans cesse que «si la théorie est grise, il est vert, l'arbre d'or de la vie».
* «Commentaire parlé sur la Verneinung de Freud» (intervention au séminaire de technique freudienne du 10 février 1954, tenu par Jacques Lacan à la clinique de la faculté de l'hôpital Sainte-Anne et consacré aux écrits techniques de Freud pour l'année 1953-1954), op. cit., t. l, pp. 385-396.
** «Le Coup de dés de Stéphane Mallarmé et le message» (1958), op. cit., t. II, pp. 877-884.
*** «Préface aux. Mécanismes de la fascination. de Lapoujade» (Paris, Éd. du Seuil, 1955), op. cit., t. II, pp. 831-836.
**** Hyppolite (J.), Logique et Existence. Essai sur la Logique de Hegel, Paris, P.U.F., coll. «Épiméthée», 1953.
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